Europe : l’immense victoire du 29 mai 2005

Les conséquences de la victoire

En disant “non”, le 29 mai 2005, au référendum sur le projet de Constitution européenne, le peuple français a remporté une immense victoire qui lui rend le droit d’espérer dans son destin. Quand nous disons, un an après l’événement, que la victoire a été immense, ce n’est pas tellement pour souligner l’écart entre les 55 % de “non” et les 45 % de “oui”, encore que le fait n’ait pas été négligeable. C’est, avant tout, en nous référant à ses conséquences.

Premièrement, la Constitution européenne est morte. Le “non” des Français était suffisant pour nous en débarrasser à tout jamais, puisque cette Constitution, qui était aussi un traité, devait être ratifiée par les vingt-cinq Etats membres de l’Union européenne pour entrer en vigueur. A cet égard, il est inadmissible que Jacques Chirac et son ministre délégué aux affaires européennes, Catherine Colonna, se soient crus autorisés à affirmer : “La France appelle à la poursuite du processus de ratification.” La France ? Quelle France ? De quel droit M. Chirac a-t-il appelé les autres Etats européens à contredire le sien, à désavouer son propre peuple, à tenter d’isoler la France dans le concert des nations européennes ? Il n’ignorait pas, du reste, que le consentement des vingt-quatre autres pays à la Constitution européenne ne pourrait pas surmonter le veto de la France.

Mais, heureusement, Jacques Chirac, que les Français n’avaient pas écouté, ne l’a pas été davantage à l’étranger. Après l’Angleterre, la Suède et la Pologne ont décidé de renvoyer aux calendes turques le référendum qu’elles avaient prévu… Quant aux Néerlandais, qui ont voté trois jours après les Français, ils ont eu à cœur de faire encore mieux que nous, avec 62 % de “non” à leur référendum. Les dirigeants européens savent tous désormais pertinemment que “leur” Constitution est morte. Peu importe que certains d’entre eux, comme Angela Merkel, ne veuillent pas l’avouer et s’obstinent à tenir un discours surréaliste sur la Constitution : ils ne sont pas crédibles.

Deuxièmement, la Turquie n’entrera jamais dans l’Union européenne. Chacun sait, en effet, que la question turque a joué un rôle considérable dans le vote des Français et des Néerlandais. Les dirigeants européens voulaient imposer la candidature de la Turquie pour répondre aux sollicitations pressantes des Américains, mais les peuples d’Europe – en France et aux Pays-Bas – ont refusé d’ouvrir la porte à ce pays asiatique et musulman. L’Europe restera donc un “club chrétien”, n’en déplaise aux avocats d’un laïcisme sectaire et aux islamolâtres de tout poil ! Car on ne voit pas comment le gouvernement français ou le gouvernement néerlandais, pour ne citer que ces deux-là, pourrait avoir l’imprudence d’approuver l’adhésion de la Turquie, à l’issue des négociations. Certes, les négociations “d’adhésion” ont commencé, ainsi qu’en avaient décidé les dirigeants européens en octobre 2004, en même temps qu’ils signaient le projet de Constitution, en y associant la Turquie. Mais il est clair que ces pourparlers n’aboutiront pas à ce qui était prévu à l’origine, c’est-à-dire à l’adhésion de la Turquie.

Jacques Chirac, partisan inconditionnel de la cause de la Turquie, aura vainement essayé de dissocier cette question, dont il pressentait les conséquences désastreuses pour son référendum, de celle de la Constitution européenne. Il a donc utilisé un subterfuge, qui se retourne aujourd’hui contre lui, en faisant ajouter à la Constitution française un article 88-5 ainsi rédigé : “Tout projet de loi autorisant la ratification d’un traité relatif à l’adhésion d’un Etat à l’Union européenne et aux Communautés européennes est soumis au référendum par le Président de la République.” (La loi constitutionnelle n° 2005-204 du 1er mars 2005 a précisé que cet article 88-5 n’était pas applicable “aux adhésions faisant suite à une conférence intergouvernementale dont la convocation a été décidée par le Conseil européen avant le 1er juillet 2004”, c’est-à-dire à la Bulgarie et à la Roumanie, mais il le serait, en revanche, dans le cas de la Turquie.)

Si le “oui” l’avait emporté par malheur, au référendum sur la Constitution européenne, ce verrou n’aurait pas tenu bien longtemps. Parmi d’autres scénarios possibles, on aurait pu imaginer que le Conseil européen décide, dans un grand élan unitaire, de demander aux Etats membres de se conformer à une procédure uniforme. Et l’on aurait alors vu le Parlement français, sans trop de scrupules, défaire ce qu’il avait fait, en annulant l’amendement constitutionnel de 2005 qui obligeait à passer par le référendum. Mais un tel scénario n’est plus envisageable, après la victoire du “non”. La candidature de la Turquie est bel et bien verrouillée : le peuple français s’opposerait, le cas échéant, n’en doutons pas, à son adhésion, si l’on avait l’outrecuidance de la lui proposer, ce qui très probablement n’aura jamais lieu.

La Turquie avait déjà signé, en tant qu’observateur, l’Acte final de la Conférence qui avait approuvé la Constitution européenne. Elle avait un pied dans la porte… Mais le peuple français l’a repoussée à l’extérieur de l’Europe, en lui fermant la porte au nez, dans un superbe geste de souveraineté !

Troisièmement, le “non” du 29 mai 2005 signe la fin de l’Europe supranationale voulue par Jean Monnet. Les partisans du “oui” ne voulaient pas dire la vérité aux Français ; ils ne voulaient pas leur avouer que cette “Constitution”, justement dénommée, était l’acte fondateur d’un super-Etat européen, qui aurait confisqué la souveraineté des nations. La victoire du “non” au référendum a apporté une conclusion définitive, à laquelle les européistes étaient loin de s’attendre, à la guerre de cinquante ans qui a mis aux prises deux conceptions de l’Europe : d’une part, l’Europe fédérale et supranationale de Jean Monnet, qui voulait faire des “Etats-Unis d’Europe”, à l’image des Etats-Unis d’Amérique, et dont Valéry Giscard d’Estaing est le digne héritier ; d’autre part, l’Europe des nations, respectueuse de la souveraineté des Etats nationaux, celle que voulait naguère le général de Gaulle, et que veulent aujourd’hui Nicolas Dupont-Aignan, Philippe de Villiers ou Jean-Marie Le Pen. Nous savons désormais que l’Europe de Jean Monnet ne se réalisera jamais.

Un commentateur perspicace a intitulé son article : “Le crépuscule du parti européen” (Patrick Jarreau, in Le Monde, 17 juin 2005). Il aurait dû écrire : “La défaite du parti européiste”. L’Europe de Jean Monnet est morte et, avec elle, la “méthode Monnet”, que nous avons appelée, pour notre part, la technique du voleur chinois : celui-ci éloigne peu à peu l’objet qu’il convoite (ici, la souveraineté) des yeux de son légitime propriétaire, avant de le dérober finalement. Cette conséquence du référendum est sans doute la plus considérable. C’est elle qui fait du 29 mai 2005 une date historique, qui marque l’achèvement d’un cycle, et le début d’une nouvelle ère de l’histoire européenne.

Imaginer l’avenir de l’Europe

Pour imaginer l’avenir de l’Europe et préciser les contours de cette “Europe des nations” que nous appelions de nos vœux, nous étions nombreux à penser à une possible “confédération européenne”, sans trop employer cette expression, qui prêtait à confusion : tout le monde ne connaît pas, en effet, le distinguo subtil, mais capital, entre la “fédération”, dont les Etats membres ont perdu leur souveraineté, et la “confédération”, où ils l’ont, au contraire, conservée. Du reste, la confédération est une formule instable, il faut bien l’avouer. Les confédérations qui n’éclatent pas ont tendance à se transformer en fédérations, comme la soi-disant “confédération helvétique”. Il nous paraît aujourd’hui beaucoup plus judicieux, non seulement de renoncer à la détestable perspective d’une Europe fédérale, mais encore d’élaborer un projet européen qui lui tourne définitivement le dos, et de refuser même, par voie de conséquence, d’entrer dans la voie dangereuse et équivoque de la confédération.

De quelle union de l’Europe avons-nous besoin, en réalité ? Nous avons besoin, d’une part, d’une Europe économique, c’est-à-dire d’un Marché commun, ou Marché unique, dont l’organisation pourrait être très légère. Et, d’autre part, d’une Europe politique, c’est-à-dire d’une instance de concertation, comme l’O.N.U., mais à l’échelle de l’Europe, doublée d’une alliance militaire purement européenne, dont les Etats-Unis d’Amérique seraient écartés. Cette Europe politique pourrait prendre le nom d’une organisation créée en 1954, mais qui a végété depuis lors : l’Union de l’Europe occidentale (U.E.O.). Il y aurait une Assemblée générale des Etats membres de l’union politique européenne, ainsi qu’un “Conseil de sécurité européen”, où ne figureraient que les quatre ou cinq pays les plus importants : la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, plus l’Angleterre, si cette dernière ne préférait pas choisir le “grand large”… Dans l’orbite de cette nouvelle U.E.O., tous les pays membres seraient invités à signer un traité instituant une alliance militaire européenne, qui aurait pour vocation d’émanciper le vieux continent de la tutelle des Etats-Unis d’Amérique : ceux-ci seraient priés de rapatrier leurs G.I.’s.

Séparer l’économique du politique

Alors que l’Union européenne était conçue jusqu’à présent comme une institution unique, destinée à étendre son emprise sur tous les domaines de l’activité publique, il faudrait découpler délibérément ses missions et en faire éclater la structure, en séparant l’économique, d’un côté, du “politique” – autrement dit, du diplomatique et du militaire -, de l’autre. La “Communauté économique européenne” et l’“Union de l’Europe occidentale”, ainsi constituées, n’auraient, du reste, ni l’une ni l’autre, de compétences en matière de justice, de sécurité ou d’immigration, ce qui n’interdirait évidemment pas aux gouvernements nationaux de coopérer en la matière.

Puisque le super-Etat européen était décidément une très mauvaise idée, il vaut mieux abandonner toute vision unitaire de l’union de l’Europe.

Il faut donc souhaiter que se poursuive et que s’accentue le “détricotage” des institutions bruxelloises qui s’est amorcé après le référendum français du 29 mai 2005. Les européistes nous disaient que l’Europe était comme une bicyclette : il fallait qu’elle continuât à avancer pour garder son équilibre. Ils n’avaient pas entièrement tort. Cette Europe-là, leur Europe, est en voie de démantèlement, de désagrégation progressive, et nous ne pouvons que nous en féliciter ! Militons pour que la Communauté économique européenne revienne à ses origines, débarrassons-la de ses oripeaux politiques qui l’ont transformée en un monstre dérisoire, devenu la bête noire des peuples : il s’agit plutôt de défaire des politiques inutiles que de construire quelque chose de nouveau. Et proposons, dans un autre cadre, une union diplomatique et militaire fondée sur des principes très différents, dont la mission serait d’assurer l’indépendance et la sécurité de l’Europe, en l’affranchissant enfin d’une hégémonie humiliante qui s’est imposée beaucoup trop longtemps.