Le socialisme et le péché originel

Suivi de Economie, morale et religion : remarques sur deux instructions du cardinal Ratzinger

Par Henry de Lesquen

La doctrine du péché originel fait voir dans l’homme un être responsable. Pour les socialistes, au contraire, l’homme est naturellement bon. En l’exonérant de toute culpabilité, les socialistes lui retirent du même coup toute responsabilité, soit pour le bien, soit pour le mal, donc lui dénient sa liberté…

Texte d’une conférence prononcée devant les Catholiques pour les libertés économiques le 23 juin 1988, suivi d’une étude de 1986 sur deux Instructions du cardinal Ratzinger.

1989, ISBN 2-908046-16-4
38p.,

Sommaire

Introduction
1- Le socialisme, expression d’une révolte métaphysique
2 – Le socialisme, aboutissement d’une longue série d’hérésies

Annexe :
Économie, morale et religion – Remarques sur deux Instructions du cardinal Ratzinger

Introduction
  M. Michel de Poncins m’a confié une mission apparemment bien difficile en me demandant de traiter à la fois du socialisme et du péché originel. Chacun de ces sujets est vaste. Heureusement, ils s’éclairent l’un l’autre : le dogme du péché originel, tel que les théologiens et le Magistère l’ont précisé, fait voir dans l’homme un être responsable. C’est lui qui est l’auteur du mal, de tout le mal qui se trouve dans le monde. Au contraire, dans la pensée socialiste, héritière des hérésies millénaristes, ce n’est pas dans l’homme, mais à l’extérieur de lui, dans les institutions de la société, qui auraient un vice de construction, qu’il faut chercher la cause du mal. Je m’appuierai pour cette discussion sur les travaux du Club de l’Horloge : notamment La Politique du vivant et L’Occident sans complexes, et surtout Socialisme et religion.

  Tout d’abord, pour tenter de saisir l’essence du socialisme, j’avancerai qu’il est l’expression d’une révolte métaphysique, une réponse inappropriée au problème du mal, donc bien plus qu’une simple théorie politique. Puis je replacerai le socialisme dans une perspective historique, en montrant qu’il est l’héritier d’une longue série d’hérésies chrétiennes. Dans chacune de ces deux parties – la première, plus philosophique et théologique, la seconde, plus historique et politique -, nous verrons que le péché originel est la question cruciale qui fait le départ entre le socialisme et le christianisme authentique.


Le socialisme, expression d’une révolte métaphysique
  1) Le socialisme proprement dit apparaît au XIXe siècle, lorsque le messianisme révolutionnaire des intellectuels rencontre « le cri de douleur des masses déracinées » (Durkheim). Ce n’est pas que le capitalisme ait appauvri les masses, contrairement à ce qu’une certaine légende noire entretenue par la littérature du XIXe siècle (Dickens) a plus ou moins accrédité. En fait, le développement économique a amélioré peu à peu la situation des travailleurs manuels et a permis un énorme accroissement de la population dans l’ensemble de l’Europe. En un sens, il est vrai qu’à cause du capitalisme il y a eu d’abord plus de pauvres ; auparavant, ceux-ci n’auraient tout simplement pas vécu. Outre cet effet démographique, la main-d’œuvre ouvrière requise par la grande industrie était concentrée dans les villes, où elle avait perdu ses attaches paysannes et où elle éprouvait un sentiment intense de déréliction. Cela en faisait une masse de manœuvre idéale pour que l’utopie égalitaire, qui roulait de siècle en siècle, en provoquant des explosions sporadiques, revêtît enfin une force politique jusqu’alors inconnue. Le socialisme n’est donc pas à proprement parler ce « cri de révolte » dont parle Durkheim. Il est la forme élaborée que les auteurs socialistes lui ont donnée, ou plutôt il est le mode de récupération par lequel des intellectuels révolutionnaires ont capté les forces sociales nées des conditions historiques.

  M. Jules Monnerot, qui a étudié la genèse de la pensée de Marx dans son excellent Sociologie de la révolution, dit que celui-ci avait conçu l’essentiel de son système messianique avant d’avoir découvert que le prolétariat était la « classe-messie » destinée à régénérer le monde. Ainsi, l’idéologie socialiste n’est pas née des circonstances, elle a su les exploiter. Avant de devenir le « cri de révolte des masses », elle a été le discours de haine des élites, des élites dévoyées qui rejetaient en bloc la société constituée et, au-delà de cette société, le monde lui-même et celui qui l’a fait : Dieu, le Créateur. C’est ce que révèlent les études de M. Michel Leroy et de M. Fernand Lafargue publiées dans Socialisme et religion (cf. pages 32 à 37 et 148-149). J’en extrais une série de citations blasphématoires des « grands auteurs » du socialisme (Proudhon, Marx, Blanqui…) :

On connaît les invectives fameuses de Proudhon contre Dieu : « Dieu, c’est le mal » ou encore « Vive l’enfer ! A bas Dieu ! » Il entonnera même un hymne à Satan, identifié à la liberté. Aux yeux de Proudhon, en effet, Dieu existe, mais c’est l’ennemi de l’homme, c’est « un être essentiellement anticivilisateur, antilibéral, antihumain ».Proudhon, dont Bakounine disait qu’il adorait Satan, manifeste une agressivité inouïe contre Dieu. « Nous atteignons à la connaissance malgré lui, nous nous procurons le bien-être malgré lui, nous arrivons à la société malgré lui encore. Chaque pas en avant est une victoire où nous l’emportons sur le divin (…). Dieu est stupidité et pauvreté, Dieu est mauvais. Partout où l’humanité s’incline devant un autel, esclave des rois et des prêtres, elle sera condamnée (…). Dieu est essentiellement anticivilisé, antilibéral, antihumain. » – « S’il est un être qui avant nous et plus que nous, ait mérité l’enfer, il faut bien que je le nomme : c’est Dieu… Père éternel, Jupiter ou Jéhovah, nous avons appris à te connaître : tu es, tu fus, tu seras à jamais le jaloux d’Adam, le tyran de Prométhée (…). Ton nom, si longtemps le dernier mot du savant, la sanction du juge, la force du prince, l’espoir du pauvre, le refuge du coupable repentant, eh bien ! ce nom incommunicable, désormais voué au mépris et à l’anathème, sera sifflé parmi les hommes. Car Dieu, c’est sottise et lâcheté ; Dieu, c’est hypocrisie et mensonge ; Dieu, c’est tyrannie et misère ; Dieu, c’est le mal. »Ces blasphèmes ne sont pas seulement l’expression d’un ressentiment passionné. Ils s’intègrent dans le système philosophique de Proudhon. L’antithéisme est un des termes de la dialectique proudhonienne. En effet, Dieu représente l’empire de la nécessité ; l’homme, au contraire, est liberté et raison. L’idée de Dieu est le fondement de tout ce qui s’oppose à l’épanouissement de l’homme. « La guerre à Dieu, c’est la guerre à tout ce qui gêne la liberté et la raison, à toute puissance occulte, à toute fiction politique, industrielle, sociale, gouvernementale. »Comme Proudhon, Blanqui juge malfaisante l’idée même de Dieu : « Dieu ! mot misérable et fatal, source de tous les malheurs et de tous les crimes. » Comme Proudhon, Blanqui interpelle Dieu, pour montrer que l’existence du Mal est incompatible avec l’idée d’un Dieu tout-puissant : « Ne parle pas tant de justice et de pitié, architecte barbare qui fondes sur les ruines et bâtis sur les ossements. Ton chantier n’est qu’un charnier, la mort ton seul outil. Les êtres sortis de tes mains naissent uniquement pour souffrir. S’entre-détruire est la loi de leur existence (…). Tous les fléaux dévastateurs, c’est toi qui les déchaînes sur le genre humain. »

Dans le système de Marx, la religion n’est que l’intériorisation de l’aliénation, en même temps que la théorisation de cette expérience, sous des formes irrationnelles. En outre, la religion offre, selon lui, un bonheur illusoire : « La religion, écrit-il, est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » – « Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel ! Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. » – « La religion, dit Marx, n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même. » Cette critique de la religion est au fondement même de la pensée de Marx, de son propre aveu : « La critique de la religion est la condition de toute critique. » On peut même postuler que tout le système marxiste n’est que la dérivation d’un antichristianisme fondamental. Ses textes de jeunesse en témoignent, dominés par la figure emblématique de Prométhée.Dans un drame romantique qu’il a composé avant l’âge de vingt ans, intitulé Oulanem (qui est l’anagramme d’Emmanuel), on trouve de violentes invectives contre un « Dieu sans entrailles » qui jette le malheur sur le monde. Propos qui se rapprochent du mythe prométhéen, lorsqu’il montre Oulanem, avec les hommes « enchaîné au dur rocher de l’existence ». Propos qui évoquent aussi la figure romantique de Satan, lorsqu’Oulanem proclame son intention d’entraîner avec lui le monde dans le néant : »S’il y a quelque chose capable de détruire,
Je m’y jetterai à corps perdu,
Quitte à mener le monde à la ruine.
Oui, ce monde qui fait écran entre moi et l’abîme,
Je le fracasserai en mille morceaux
A force de malédiction. »

Et, dans un autre poème de jeunesse, Marx écrit : « Je veux me venger de celui qui règne au-dessus de nous. »Dans sa thèse, écrite à l’âge de vingt ans, c’est le même refus passionnel de Dieu : « L’impie, ce n’est pas celui qui méprise les dieux de la foule, mais celui qui adhère à l’idée que la foule se fait des dieux. La philosophie ne s’en cache pas. Elle fait sienne la profession de foi de Prométhée : en un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux ! (…) Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs. »Ses premiers compagnons voient en Marx le champion de l’athéisme. Ainsi Moses Hess, qui convertit Marx au socialisme, loue « le docteur Marx, mon idole, qui donnera le coup de pied fatal à la religion et à la politique du moyen-âge ». Ou encore George Jung : « Marx va sûrement chasser Dieu de son ciel et il fera lui-même son procès. » On peut dire, avec Maurice Clavel, que le projet marxiste est d’essence luciférienne : « La suppression de Dieu est bien la cause finale de ce prodigieux système et qui l’éclaire. Le communisme (…) n’est pas seulement un prétexte et un appât pour les masses, mais le moyen, le vecteur et le détour nécessaire de son projet fondamental. »
L’antichristianisme de Marx revêt des formes extrêmes, y compris dans les textes de la maturité. C’est ainsi qu’en 1847 il reprend à son compte la fable des crimes rituels imputés aux premiers chrétiens. « Daumer, expose-t-il, apporte la preuve que les chrétiens ont réellement égorgé des êtres humains ; et qu’ils utilisaient leur chair et leur sang pour pratiquer la communion. »Pendant tout le XIXe siècle, la révolte contre Dieu n’a cessé de gronder. C’est ainsi que Bakounine, avec qui Marx a créé la première Internationale, affirme : « Satan est le premier libre penseur et sauveur de ce monde. Il libère Adam et imprime sur son front le sceau de l’humanité et de la liberté en le faisant désobéir. » Quant au communard Flourens, il déclarait en 1871 : « Notre ennemi, c’est Dieu. La haine de Dieu est le commencement de la sagesse. »

  Ainsi, en résumé, les socialistes, comme certains écrivains romantiques, font l’éloge de Satan ou celui de Prométhée, et prennent fait et cause pour eux dans leur révolte contre Dieu, ou contre les dieux. Ils accusent Dieu, dans leurs blasphèmes, d’être l’auteur du mal et veulent que l’homme soit innocent de ce mal qu’il subirait à cause du Créateur.

  Comme les hérétiques des premiers siècles, ils sont obsédés par la question : unde malum ? (d’où vient le mal ?) et pensent avoir trouvé à la fois l’explication et le remède. Si, comme nous le croyons, le mal est enraciné dans la nature humaine à cause du péché originel, si l’homme est responsable, non seulement du mal dont il est immédiatement l’auteur, mais aussi, mystérieusement, de celui qu’il subit comme une peine, alors il est vain d’attendre le paradis en ce monde. Si, au contraire, l’homme est une victime innocente d’un Dieu mauvais ou, mutatis mutandis, d’une Société perverse, qui fait figure de divinité dans un monde désacralisé, alors il est permis d’espérer « changer la vie » en changeant la société.


  2) L’idéologie socialiste témoigne d’un sentiment de l’existence qui s’est manifesté à bien des époques dans divers courants religieux ou philosophiques et qu’on trouvait peut-être à l’état pur chez les nihilistes russes étudiés par M. Alain Besançon dans son essai sur le « léninisme ». Le militant révolutionnaire se voit « jeté » dans un monde intrinsèquement mauvais, alors qu’il se croit lui-même, en quelque sorte, « venu d’ailleurs », pur de toute compromission avec ce mal qui l’entoure. Cette attitude fondamentale était jadis celle de la gnose, elle était encore naguère celle de la philosophie existentialiste (ce qui éclaire au passage les affinités de Jean-Paul Sartre avec le communisme ou celles de Martin Heidegger avec le national-socialisme – ce dernier étant lui-même une branche du socialisme, comme nous l’avons montré dans Socialisme et fascisme : une même famille ?). Le refus du monde peut conduire à des comportements d’évasion dans la mystique ou dans l’ascétisme. Il peut conduire aussi à un anarchisme immoral. Si Dieu est l’auteur du monde, il est aussi celui de la morale, et il est tentant de rejeter, avec le mal, la morale, qui vient du même auteur. Ce nihilisme pervers aboutit à une véritable inversion des valeurs. Les hommes « affranchis » prétendent se situer « par delà le bien et le mal ». Certains ne se contentent pas de dire qu’il est indifférent de faire le bien et le mal, mais estiment qu’il est nécessaire, pour affirmer sa liberté, de pratiquer ce que la morale réprouve : qu’il est bien de faire le mal. Et l’on comprend mieux, quand on pense à cette source où le socialisme s’abreuve, que les « intellectuels de gauche » aient si souvent pris le parti de criminels endurcis, présentés comme des héros qui défiaient une société inique : Goldmann, Mesrine, Knobelspiess, pour ne citer que ceux-là.

  3) Cependant, l’idéologie socialiste apporte une réponse particulière à ce problème existentiel. Son interprétation est moins profonde que celle de la gnose, moins exigeante que celle des nihilistes, elle est, il faut bien le dire, plutôt rudimentaire : mais cette simplicité même la rendait propre à s’infuser dans les masses. On peut dire que le socialisme est matérialiste et athée : il n’imagine rien au-delà du monde et la révolte contre Dieu a tôt mené à la « mort de Dieu ». En fait, il faudrait plutôt le considérer comme un animisme, une religion primitive qui prête aux choses un projet. Quoi qu’il en soit, après avoir réduit l’être à la matière (première réduction), l’idéologie socialiste prête à l’Humanité, considérée comme un être collectif, un pouvoir illimité sur la nature, soit pour le bien, soit pour le mal. Ainsi, le problème métaphysique du mal se réduit à un problème sociologique ; le monde, en tant que catégorie englobante extérieure à l’individu, fait place à la société et la philosophie devient praxis : action politique qu’inspire une vision du « sens de l’histoire » (c’est la seconde réduction).

  Nous pouvons déjà, ici, comprendre le lien qui s’établit avec la négation du péché originel. Dans une conception véritablement chrétienne, en effet, la pauvreté ne saurait se confondre avec l’injustice ; on ne peut pas considérer que les pauvres soient nécessairement les victimes d’une injustice actuelle. Lorsque Adam a été chassé du paradis originel, il lui a été imparti de gagner sa vie « à la sueur de son front ». Alors que l’abondance régnait au paradis terrestre, l’homme a été désormais confronté au problème économique par excellence, celui de la rareté des ressources. Autrement dit, l’économie n’est une discipline autonome dans les sociétés humaines qu’en raison du péché originel, qui a mis fin à l’abondance illimitée. Puisque j’ai l’honneur de parler devant les « catholiques pour les libertés économiques », je ne crois pas inutile d’insister sur ce point. En principe, les socialistes rêvent d’une société où l’économie aurait disparu en tant que catégorie, puisque les besoins seraient indéfiniment satisfaits.

  Dans les débuts de la Révolution de 1917, les bolcheviks ont cru qu’ils pouvaient abolir la monnaie, le crédit, etc.. La planification, d’après eux, se ramenait à des problèmes d’ordre technique. Il leur a fallu rapidement déchanter, mais les idéologues les plus convaincus ont longtemps opposé une résistance obstinée à des notions comme l’intérêt ou le profit, qui leur paraissaient, non sans raison, une forme de retour au capitalisme. En France même, pendant les quelques mois qui ont suivi la victoire des socialistes en 1981, quand ceux-ci parlaient encore de « rompre avec le capitalisme », ministres et hauts fonctionnaires invoquaient la « logique des besoins » contre les arguments budgétaires.


  C’est ainsi que de la révolte contre Dieu on passe, plus prosaïquement, à la contestation du capitalisme, puisque celui-ci implique l’acceptation des lois que Dieu a mis dans la nature ou, plus précisément, des lois que l’homme a choisi de subir en refusant la justice divine à l’occasion du péché d’Adam. Or, le capitalisme, comme système, ou le libéralisme, comme doctrine, suppose l’application des principes de l’économie politique. Le socialisme, lui, est utopique, parce qu’il refuse le monde tel qu’il est.

  On pourrait poursuivre cette analyse. Je me contenterai de deux remarques.

  A) Une remarque de vocabulaire, anodine en apparence, touche en réalité au fond des choses. Le B.A.-BA de l’idéologie est de jouer sur les diverses acceptions qu’ont les mots : on établit une proposition en prenant un mot-clé dans un certain sens, puis on l’étend subrepticement aux autres sens du mot et des mots apparentés. Ainsi du mot « exploitation ». L’économie capitaliste, comme à vrai dire toute économie, repose sur l’exploitation des ressources en tout genre : les terres et les bêtes, les constructions et les équipements, mais aussi évidemment les hommes, qui fournissent leur travail. En ce sens, il est parfaitement exact de parler d’une « exploitation de l’homme par l’homme », sans aucune connotation morale : cela ne signifie pas que le salaire, tel qu’il est, ne soit pas une juste rétribution du travail. Mais si l’on prend le mot « exploitation » dans le sens de spoliation, alors la formule reste à démontrer : pour un libéral, il n’y a d’injustice dans le montant du salaire, comme dans tout autre type de rémunération contractuelle, que si le salaire, prix du travail, n’est pas conforme aux conditions du marché – ce qui peut arriver dans plusieurs cas, notamment si l’employeur abuse de l’ignorance de l’employé, mais aussi, en sens inverse, si les employés se liguent pour obtenir des salaires supérieurs à ceux versés dans les autres entreprises.


  Dans cette optique, la justice humaine ne peut garantir aucun résultat déterminé à l’avance. Elle réside seulement dans l’application objective de règles préétablies, comme l’a montré le Pr. Hayek : ce sont ces règles qui assurent à chaque individu la liberté de disposer des ressources dont il a la propriété, en fonction de son information et de ses objectifs particuliers. L’économie est alors considérée comme un domaine distinct de la morale, qui n’est pas, pour autant, sans rapport avec elle. Le capitalisme met chaque individu devant ses responsabilités, au regard de la justice divine, dans l’exercice de la charité. Si, au contraire, sous couvert de « justice sociale », on confie à l’État la mission de « redistribuer » les revenus, on fait un amalgame de la morale et de l’économie qui les détruit l’une et l’autre : il y a moins de charité et moins de richesse dans une société où l’État cherche à établir la prétendue justice sociale. C’est alors qu’on renie la charité, sous prétexte de solidarité : mais celle-ci n’a que le masque de la vertu, car il ne peut pas plus y avoir de « vertu sociale », qu’il n’y a de « péché social ». En prêtant à la société, qui est une chose, des qualités et des défauts comme aux hommes, on succombe aux facilités de la pensée animiste.

  B) Une deuxième remarque porterait sur la valeur-travail, théorie qui, chez Marx, est censée expliquer l' »exploitation » : l’ouvrier fournirait par son travail plus de « valeur » qu’il n’en recevrait par son salaire, la différence représentant la fameuse « plus-value ». C’est une conception magique de la valeur des choses ; selon Marx, celle-ci ne résulterait pas de l’offre et de la demande, mais de ce fluide imaginaire : le « travail social moyen », qui s’incorporerait mystérieusement dans les marchandises au moment de leur fabrication. Vous savez que Marx a emprunté la théorie de la valeur-travail aux auteurs classiques anglo-saxons et qu’elle remonte à Adam Smith, à travers Ricardo. Or, dans La Richesse des nations, Smith ne l’établit que pour une société primitive, encore à l’état de nature, et ne paraît pas considérer qu’elle soit applicable aux sociétés civilisées, relativement développées, sorties depuis bien longtemps de ce mythique état de nature. S’il faut à un chasseur deux fois plus de temps pour prendre un castor que pour prendre un daim, alors un castor vaudra deux daims… Ainsi, ramenée à son principe, la théorie de la valeur-travail chez Marx, donc celle de la plus-value et de l’exploitation, traduit un écart par rapport à cette norme idéale que nous trouvons avant la chute, dans l’état de nature. Le taux d’exploitation est en quelque sorte une mesure de la chute…

  Plus tard, Engels pourra appuyer le schéma marxiste sur la théorie du communisme primitif, lorsqu’il aura connaissance des travaux de l’ethnographe américain Morgan. Marx ne le pouvait pas encore, puisqu’il était attentif à donner à ses conceptions une caution scientifique : la notion de « socialisme scientifique », qu’il opposait artificiellement à un socialisme utopique, comme si le socialisme n’était pas toujours à la fois utopique et pseudo-scientifique, a été pour lui un atout « capital » dans la concurrence avec les autres écoles socialistes, si nombreuses et diverses au XIXe siècle. Cependant, la valeur-travail, une fois décryptée, révèle déjà la nostalgie du paradis perdu, inséparable, chez tous les auteurs socialistes, de l’espoir d’un paradis retrouvé ici-bas.

  4) La conception que les socialistes ont de l’histoire repose sur un schéma ternaire de l’âge d’or, de la « chute » et de la « rédemption », que l’on doit rapprocher de la vision chrétienne authentique, pour en faire ressortir les différences radicales tout en comprenant les ressemblances extérieures.

  a) L’âge d’or est un mythe universel, que l’on a trouvé pratiquement dans toutes les sociétés, comme l’a montré Mircea Eliade. L’homme était alors parfaitement heureux, parce que tous ses besoins étaient satisfaits. Les penseurs socialistes, comme Rousseau avant eux, en restent à ce point de vue matérialiste. Mais, pour un chrétien, le paradis terrestre est avant tout une réalité spirituelle : l’homme y vivait librement en harmonie avec la justice divine.


  b) Même différence dans l’interprétation de la chute, qui nous a conduit dans un monde de souffrance. Pour les socialistes, l’homme subit cette catastrophe sans en être vraiment responsable, même si, de quelque manière, ce sont ses actes qui, involontairement, l’ont provoquée. Ce serait, en effet, l’invention très humaine de la propriété privée qui serait la cause première de la « déshumanisation de l’homme », de son aliénation dans une société contraire à sa vraie nature. Selon Rousseau (Discours sur l’origine… de l’inégalité parmi les hommes), « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile », donc le vrai responsable de la corruption de l’homme, qui, dans l’état de nature, demeurait parfaitement bon.

  Au contraire, pour un chrétien, la chute est la conséquence d’un acte libre et volontaire, celui du premier homme, qui a consommé la rupture de cette harmonie parfaite que Dieu avait établi entre lui et son Créateur. De plus, et c’est là le point essentiel, le péché originel n’est pas seulement celui d’Adam, tous les hommes y ont mystérieusement pris leur part. « Tous ont péché en Adam », dit l’apôtre (Rom., V, 12). (Selon La Bible de Jérusalem, le sens de ce passage est controversé. Il est possible que S. Paul ait seulement voulu dire : « moyennant quoi, tous ont péché » – à la suite d’Adam -. Dans ce cas, ce ne serait qu’au cours de son « développement » que le dogme aurait reçu toute la précision nécessaire.) On peut être troublé de cette responsabilité qui nous incombe pour des actes commis avant notre naissance. « Comment l’aurai-je fait, si je n’étais pas né ? », dit le fabuliste. Et pourtant, comme l’ont bien vu les théologiens, mais aussi un philosophe non chrétien comme Schopenhauer, le péché originel de l’homme est une vérité profonde qu’il faut accepter comme une clé de notre nature. C’est le point crucial où s’établit notre conception de l’homme et de son destin. Si Dieu est bon, comme nous le croyons, c’est donc que l’homme est responsable, non seulement du mal dont il est l’auteur, mais aussi, indirectement, de celui qu’il subit comme une peine ; c’est donc qu’il faut nous avouer coupable non seulement du péché actuel, celui que nous commettons durant notre vie, mais aussi de celui qui nous incombe du simple fait que nous existons, avec la nature dont nous sommes dotés depuis la faute du premier homme. Le péché originel est ainsi un « péché de nature », commun à tous les hommes.

  La doctrine du péché originel répond à un problème fondamental : « D’où vient le mal, puisque Dieu est bon ? » Il faut qu’il vienne de l’homme et que celui-ci, réputé innocent, dès lors qu’il n’a pas commis d’actes mauvais, soit cependant, d’une certaine manière, coupable des actes qu’il aurait pu commettre en d’autres circonstances. Autrement dit, c’est parce que l’homme est porté au péché, du fait de sa nature, qu’il peut, dans sa vie, subir des souffrances en raison non seulement de ses péchés réels, mais aussi de ses péchés virtuels, sans qu’il puisse se plaindre de la justice divine. Comme le veut cette remarque profonde de Schopenhauer, « la responsabilité morale de l’homme porte à vrai dire d’abord et ostensiblement sur ce qu’il fait, mais au fond, sur ce qu’il est ».


  c) Les socialistes, comme les chrétiens, attendent d’être délivrés du mal. Mais ils se font une conception étroitement matérialiste de la rédemption. Pour eux, le salut n’est pas une aventure personnelle et spirituelle qui se conclut dans un au-delà-du-monde, à laquelle chacun est mystérieusement appelé par la grâce. C’est un événement matériel et collectif. La Révolution ou, dans une version adoucie, le Progrès, donneront naissance à un monde radieux où l’homme vivra dans l’abondance, débarrassé de tout souci matériel. Ce sera la fin de l’histoire, ramenée à ses origines.

  5) Cette analyse du schéma ternaire de l’utopie égalitaire des socialistes a montré que leur conception de l’homme et de la société était antagoniste de celle du christianisme authentique et de celle qui a toujours dominé en Occident, même en dehors du christianisme, avec l’humanisme laïque. Car on ne fait pas un beau cadeau à l’homme en le proclamant innocent. En l’exonérant de toute culpabilité, les socialistes lui retirent du même coup toute responsabilité, soit pour le bien, soit pour le mal, donc lui dénient sa liberté, qui fait pourtant à nos yeux toute sa dignité. Les socialistes, comme leur nom le signale d’ailleurs, font de la société l’instance suprême, et réduisent à rien le rôle de l’individu : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, dit Marx, c’est au contraire leur être social qui détermine leur conscience. » Le socialisme est le contraire de l’humanisme. Pour lui, ce n’est pas l’homme qui fait la société, c’est la société qui fait l’homme.


Le socialisme, aboutissement d’une longue série d’hérésies


  1) Le socialisme ne peut pas être compris en dehors de ses rapports avec le christianisme, autrement que comme une hérésie chrétienne. Selon l’expression d’un sociologue allemand, Spranger, reprise par Jules Monnerot et Raymond Aron, le socialisme est une « religion séculière ». Je préciserai : c’est un « christianisme séculier ». Il ouvre des perspectives purement immanentes et terrestres, alors qu’une religion digne de ce nom aspire à la transcendance de l’au-delà.


  Le socialisme est une contrefaçon de la religion chrétienne, un détournement des valeurs évangéliques au profit d’un dessein qui les nie. Il a converti la foi en idéologie, en « gnose », l’espérance en utopie, la charité en solidarité, qui sert d’alibi à la haine sociale et à la lutte des classes. Les relations entre le socialisme et le christianisme sont aussi étroites qu’ambiguës, car l’un dérive de l’autre par changement de plan. D’une part, la négation de la transcendance et du surnaturel montre suffisamment que le socialisme tourne le dos à l’Evangile, mais, d’autre part, la transposition des idées et valeurs chrétiennes est telle que l’on peut aisément s’y laisser tromper, dès lors que les socialistes, plutôt que de s’avouer ouvertement antichrétiens, préfèrent la politique de la « main tendue » ou, pis encore, veulent se faire passer pour les meilleurs des chrétiens. C’est ainsi qu’ils ont inventé une prétendue « théologie de la libération », dans laquelle le cardinal Ratzinger avait fort justement dénoncé, en 1984, une « subversion du sens de la vérité ».

  2) Pour bien comprendre la nature du socialisme, cette religion séculière, il faut le replacer dans la longue série des hérésies chrétiennes. Ce sont les auteurs socialistes eux-mêmes qui nous invitent les premiers à nous interroger sur les antécédents du socialisme et à les découvrir dans cette agitation sectaire et fanatique que l’Europe a connue depuis le XIe siècle jusqu’à l’orée des temps modernes, avec ces mouvements révolutionnaires d’inspiration religieuse que les historiens qualifient d’un terme emprunté à la théologie : le millénarisme. Henri de Saint-Simon, dans son dernier livre, justement intitulé : Le nouveau Christianisme, prétendait résumer dans la nouvelle religion qu’il entendait fonder l’essentiel des aspirations des hérésies médiévales. Et Frédéric Engels, dans La Guerre des paysans d’Allemagne, faisait de l’hérésiarque mystique Thomas Müntzer, l’idole des anabaptistes, exécuté en 1524, le modèle du héros prolétarien.

Le millénarisme est d’abord un terme de théologie. C’est la conception de ceux qui font de l’Apocalypse une interprétation littérale et non allégorique. En effet, le chapitre XX du livre écrit par l’apôtre Jean dit notamment ceci (nous citons d’après La Bible de Jérusalem) : « Puis je vis un Ange descendu du ciel (…). Il maîtrisa le Dragon, l’antique serpent – c’est le Diable, Satan – et l’enchaîna pour mille années. Il le jeta dans l’Abîme (…) afin qu’il cessât de fourvoyer les nations jusqu’à l’achèvement des mille années. Après quoi il doit être relâché pour un peu de temps. Puis je vis (…) les âmes de ceux qui furent décapités pour le témoignage de Jésus et la Parole de Dieu, et tous ceux qui refusèrent d’adorer la Bête et son image (…) ; ils reprirent vie et régnèrent avec le Christ mille années. »Dans les premiers siècles de l’Eglise, les chrétiens étaient nombreux à voir dans ce passage difficile une prophétie à prendre au pied de la lettre et ils s’attendaient, par conséquent, à ce que le royaume de Dieu soit d’abord réalisé sur terre, pendant une période de mille années, avec les martyrs ressuscités, avant que ne se produise pour tous les hommes la résurrection de la chair et le Jugement dernier, à la fin des temps. Dans cette perspective, le salut se trouvait en quelque sorte dédoublé, il devait avoir lieu à la fois sur terre et dans les cieux, pour les meilleurs des hommes.
Saint Jérôme et, après lui, Saint Augustin dans La Cité de Dieu, se sont attachés en revanche à dégager la signification mystique de ces symboles déconcertants. Le millénaire désigne toute l’histoire du monde, depuis la résurrection du Sauveur jusqu’à son glorieux Avènement. Le règne de mille ans ne s’étend pas à toute l’humanité ; il ne vient que pour les chrétiens sauvés par la grâce de Dieu, et se confond avec la vie de l’Eglise. Car « mon royaume n’est pas de ce monde », a dit Jésus (Jean, XVIII, 36). Le concile d’Ephèse, en 431, adopte cette interprétation et condamne le millénarisme. Dans cette acception précise, et purement théologique, le millénarisme a ensuite presque disparu et ne subsiste plus que dans quelques sectes protestantes, comme les quakers et les adventistes.

  Mais les historiens et les ethnologues parlent de millénarisme pour qualifier de très nombreux mouvements, à la fois politiques et religieux, qui veulent réaliser le royaume de Dieu ici-bas. Si, en effet, le salut devait être dédoublé, et s’il fallait croire qu’il serait d’abord atteint sur la terre, au moins par quelques élus, le risque était alors grand de fixer son attention toujours davantage sur cette première forme de salut, plus concrète, en oubliant l’autre, trop lointaine, en sorte que pour finir le salut se trouvait sécularisé. Déjà, en 156 ap. J.-C., Montanus de Phrygie se prétendait possédé par l’Esprit de Vérité et entraînait avec lui une foule de misérables, à qui il annonçait la Parousie prochaine. Extatiques, visionnaires, illuminés, ces hommes étaient prêts au martyre et s’infligeaient en attendant les plus sévères sacrifices. Ils affirmaient que prêtres et sacrements étaient inutiles et que l’Eglise n’existait pas ailleurs que dans le cœur des hommes. Ce rejet des institutions, des hiérarchies et des disciplines, ce refus du dogme au nom de la morale, ce rêve d’une société homogène, resteront au centre des conceptions millénaristes.

L’historien anglais Norman Cohn explique que le millénarisme est une religion de salut, mais d’un salut bien particulier, qui est tout à la fois collectif, terrestre, imminent, total et miraculeux:
1. Le salut n’est pas individuel, mais collectif.
2. Il est terrestre, car il sera réalisé dans ce monde.
3. Il est imminent et non pas lointain.
4. Il est total, car le nouveau régime sera une société parfaite.
5. Enfin, il est miraculeux, car il sera accompli par des forces que la volonté humaine ne peut infléchir.

  Les millénaristes croient que le royaume de Dieu sera réalisé sur terre et, dans cette attente ardente, sont prêts à tout bouleverser pour en hâter l’avènement. Ils se réclament de l’Eglise primitive et du mode de vie apostolique, tels que les décrivent les Actes des apôtres, et ils s’opposent à l’Eglise catholique, qu’ils accusent d’infidélité au christianisme authentique. Ce trait les rapproche, jusqu’à un certain point, des divers mouvements de réforme qui, à l’intérieur de l’Eglise ou en dehors d’elle, ont plaidé pour un retour aux sources de la vie chrétienne. Mais que l’on ne s’y trompe pas ; les mouvements millénaristes sont révolutionnaires et rejettent les réformes comme une duperie. Ils les dénoncent comme une subterfuge visant à sauver l’ordre ancien. C’est ainsi que Thomas Müntzer a vu dans Martin Luther « la Bête de l’Apocalypse » et « la Prostituée de Babylone ». (Luther a répliqué par son pamphlet « contre les bandes de paysans pillards et assassins ».)


  Au-delà de l’Eglise, les millénaristes mettent en accusation tout l’ordre social, comme intrinsèquement inique. Ils entendent faire table rase des institutions pour établir le nouveau règne. Alors, tous les biens seront en commun : suppression de la propriété. Les femmes également seront en commun : suppression de la famille. Les hommes seront tous égaux dans leurs rapports avec Dieu et il n’y aura plus de prêtres ni de sacrements : suppression de la religion organisée dans un culte.

  Evidemment, une telle transformation ne peut avoir lieu sans violence. Celle-ci ne fait pas peur aux sectaires, qui rêvent au contraire de régénérer l’humanité dans un bain de sang. Th. Müntzer, un des plus féroces, insiste sur ce point : « Ne laissez point vivre les méchants (…). Il faut utiliser l’épée pour les exterminer. »

Le millénarisme est un avatar de l’utopie égalitaire, qui semble s’être constituée très tôt en Iran, peut-être à l’occasion de la prédication zoroastrienne, et qui s’est ensuite répandue au Proche-Orient, puis en Europe, à travers un réseau compliqué d’influences enchevêtrées, avant de se couler dans une coquille chrétienne.L’utopie égalitaire est, dans le fond, une doctrine primitive ; elle prétend apporter une satisfaction uniquement matérielle à des aspirations anciennes de l’humanité, qui s’exprimaient dans le mythe de l’âge d’or ou de la « perfection des commencements » (Mircea Eliade), et dans le mythe eschatologique du retour à l’âge d’or, après une catastrophe finale, lié à une conception cyclique du temps (« l’éternel retour »).Autant qu’on puisse en juger, la construction de l’utopie égalitaire à partir de ces éléments traditionnels que sont le mythe de l’âge d’or et celui de la catastrophe eschatologique s’est opérée au travers de la gnose et c’est celle-ci qui a périodiquement réactivé l’utopie égalitaire. »Gnose » (gnôsis) signifie connaissance. Les Pères de l’Eglise distinguaient la vraie gnose de la fausse. Mais c’est ensuite à la seconde que le terme a été exclusivement appliqué. La gnose s’oppose à la foi (pistis), qui est une adhésion volontaire à une vérité révélée. Si la foi est pleinement conforme à la raison, celle-ci ne peut en épuiser le contenu. Au contraire, la gnose prétend fournir une explication totale de l’univers, à laquelle l’entendement ne peut nullement se soustraire, dès lors qu’il y a accédé.La tradition subit la mutation gnostique lorsqu’elle se laisse absorber par une philosophie totalitaire. Cependant, la gnose n’aboutit pas nécessairement au millénarisme. Pour que la gnose opte pour la révolution et sorte du cercle des initiés afin de s’infuser dans les masses, il faut qu’elle ait rencontré l’histoire. Le millénarisme n’a pu apparaître en Inde, parce que cette culture ignorait l’histoire. Mais, au Proche-Orient et en Europe, on a appris de longue date à regarder les événements comme un enchaînement causal irréversible, théoriquement déchiffrable. Lorsque la transcendance de l’éternel retour est supplantée par l’immanence du devenir historique, le temps est mûr pour la gnose révolutionnaire de l’utopie égalitaire.

  Après Saint Augustin, l’Eglise réussit peu à peu à vaincre les hérésies et à faire rentrer dans son giron ceux qui l’avaient quittée. Il faut dire qu’une partie de la chrétienté est submergée par l’islam et que le reste mesure le danger que fait courir la division. L’hérésie se réveille au XIe siècle en Europe occidentale. Jusqu’au XVIe siècle, et même au XVIIe siècle, on peut dresser la longue liste de ces sectes millénaristes, égalitaires et révolutionnaires, qui tentent par vagues successives de renverser l’ordre ancien : patarins, fraticelles, frères apostoliques en Italie, pastoureaux et encapuchonnés en France, taborites en Bohème, anabaptistes en Allemagne, alumbrados en Espagne, niveleurs, diggers, ranters en Angleterre, flagellants, bégards ou béguines un peu partout.

Igor Chafarévitch accorde aussi aux cathares une large place dans Le Phénomène socialiste. Si leur religion mérite de figurer dans une étude des origines du socialisme, c’est qu’elle est une résurgence de la gnose, et qu’elle préfigure en partie cette idéologie moderne. Le catharisme disparaît au XIVe siècle. Il n’aura pour ainsi dire pas laissé de traces dans la pensée chrétienne. Mais, entre temps, l’héritage de la gnose aura été recueilli par les juifs. La gnose des juifs, la cabale, se constitue au XIIe siècle en Provence, puis en Catalogne, apparemment sous l’influence du catharisme, auquel elle emprunte la doctrine de la métempsycose. Après l’expulsion des juifs d’Espagne (1492), elle va connaître un grand développement au Proche-Orient (école d’Isaac Luria à Safed, en Palestine), où elle prendra une tournure millénariste accentuée, ce qui ne manquera pas d’avoir ultérieurement une certaine influence en retour sur l’évolution du christianisme : « Cet activisme juif, dit G. Scholem, repose d’ailleurs sur ce remarquable circuit d’influences mutuelles qui existe entre le judaïsme et le christianisme et qui résulte des orientations propres à chacune des deux religions. Le messianisme politique et millénariste qui fut le fait d’importants mouvements religieux à l’intérieur du christianisme est une réplique du messianisme juif. » Et il ajoute : « Le judaïsme n’a cessé d’instiller dans le christianisme un messianisme politique et millénariste. »

  Du XIIIe au XVIe siècle, une secte étrange et secrète, les frères du libre Esprit, se répand en Europe occidentale. Ils sont derrière les principaux mouvements révolutionnaires de cette époque. Ils paraissent ainsi avoir inspiré Fra Dolcino, le chef des apostoliques, en Italie ; ils sont à l’origine du mouvement communiste des taborites, en Bohême ; Thomas Müntzer, lui-même, avait assimilé leur doctrine, lorsqu’il parlait de « devenir Dieu ».

La doctrine du libre Esprit nous est connue, notamment, par un ouvrage ésotérique, Le Miroir des âmes simples, de Marguerite Porete, qui fut brûlée à Paris en 1310. Il se présente comme un manuel d’introduction à la vie mystique, qui décrit l’ascension de l’âme vers la liberté totale. Au dernier stade de l’initiation, l’homme n’a d’autre volonté que celle de Dieu, car il est devenu Dieu : « Il faut bien que cette âme soit semblable à la divinité, car elle est transformée en Dieu. » Il ne peut donc plus pécher ; l’âme libérée « a pris congé des vertus ». Elle « n’éprouve aucun chagrin pour les péchés qu’elle ait jamais commis, ni aucune espérance pour le bien qu’elle ait jamais fait ». D’où il s’ensuit que tout lui est permis : « Ceux qui sont libres font tout ce qui leur plaît pour ne pas perdre la paix, puisqu’ils en sont venus à l’état de liberté. » – « Pourquoi ces âmes se feraient-elles scrupule de prendre ce qu’il leur faut, lorsque la nécessité le leur demande ? »Affranchi de toute morale, l’homme se croit alors virtuellement tout-puissant, à l’instar de Dieu lui-même : « Les gens qui sont en cet État sont en souveraineté sur toutes choses (…). Tout est à leur volonté et à leur nécessité. » – « Il est juste (dit l’âme anéantie) que tout me soit soumis ; puisque tout a été fait pour moi, je crois tout comme à moi, sans interdit. » Une autre béguine résume ainsi cet enseignement : « Quand un homme a vraiment atteint le grand et haut savoir, il n’est plus tenu d’observer ni loi ni commandement, car il ne fait plus qu’un avec Dieu. »S’ils donnaient au monde extérieur l’apparence de la sainteté et de l’ascétisme, les adeptes du libre Esprit faisaient en réalité de l’absence de toute morale le critère de la liberté. L’identification blasphématoire à la Divinité débouche sur un nihilisme pervers. Norman Cohn parle d’un anarchisme mystique. On voit tout ce qui sépare cette mystique dévoyée de l’union mystique des saints catholiques, illumination rarissime de toute une vie.

  Les conclusions pratiques de la doctrine du libre Esprit semblent avoir varié selon les lieux, les époques et même les individus, ce qui n’est pas étonnant, puisque, en l’absence de toute référence morale, l’homme est
livré à sa subjectivité. Mais, à partir du XVe siècle au moins, les tendances communistes ont prédominé. Les adeptes, habitués à la clandestinité, ont formé le noyau des organisations révolutionnaires.

Il nous faut rapporter à ce propos deux expériences spectaculaires : la révolution des taborites en Bohème, celle des anabaptistes à Münster.
Après la mort de Jan Hus, exécuté comme hérétique en 1415, ses disciples se divisèrent en deux tendances. Les modérés (utraquistes) s’en tenaient à la foi catholique sur la plupart des points. Les extrémistes rejetaient à peu près tous les dogmes, et contestaient la hiérarchie ecclésiastique. On les appelait les taborites, parce que leur capitale était la ville de Tabor, qu’ils avaient fondée sous ce nom en mémoire du mont de Galilée où, selon la tradition, le Christ avait connu sa transfiguration (Marc, IX). Ils appelaient à l’extermination des méchants : « Chaque croyant, disaient-ils, doit se laver les mains dans le sang. » Alors, l’humanité, convenablement épurée, recouvrerait son innocence et connaîtrait le royaume de Dieu prédit dans l’Apocalypse. En attendant, les taborites s’efforcèrent, non sans difficultés, d’installer des communautés égalitaires. L’échec fut à peu près complet et ils durent abandonner bientôt cette expérience communiste.Les anabaptistes prirent le pouvoir à Münster en février 1534, après avoir éliminé les catholiques et les luthériens. Sous la direction de Jan Matthys, puis de Jean de Leyde, ils établirent un régime de terreur, qui dura jusqu’à la prise de la ville par les troupes de l’évêque, en juin 1535. Tous les biens furent mis en commun, le mobilier, la nourriture, etc., et placés dans des magasins publics. Il fut décidé que les portes de toutes les maisons devraient rester ouvertes de nuit comme de jour. Tous les livres, sauf la Bible, furent brûlés. Après quelques hésitations, Jean de Leyde décida d’instituer la polygamie. Puis, en août 1534, il se fit proclamer roi et dit qu’il était le nouveau David, chargé de conduire l’extermination de tous ceux qui ne voudraient pas se faire anabaptistes.

  La formation du socialisme à partir de l’héritage millénariste est un phénomène fort complexe.

  D’une part, on constate une laïcisation des idées égalitaires dans l’œuvre des utopistes des XVIe et XVIIe siècles, comme Tommaso Campanella (1568-1639), auteur de La Cité du Soleil.

  D’autre part, l’inspiration proprement religieuse se perpétue de diverses façons.

Après Jakob Bœhme (1575-1624), la théosophie, nom moderne de la gnose en milieu chrétien, va imprégner la sensibilité du piétisme allemand, par l’intermédiaire de certains mystiques comme Œtinger (1702-1782). D’après Wilhelm Mühlmann, le piétisme aura une grande influence sur Hegel et Schelling et, à travers eux, sur Marx lui-même.La cabale a aussi été, en Europe, un réservoir d’idées gnostiques, auquel ont puisé de nombreux chrétiens. Elle a donné naissance, dans les milieux juifs, à un messianisme hérétique et révolutionnaire, le sabbatéisme, nommé d’après son fondateur Sabbataï Zevi (1625-1676). Son épigone Jakob Frank (1726-1791), « figure terrifiante et vraiment satanique » (G. Scholem), se veut le prophète de la révolution mondiale. Au XIXe siècle, le sabbatéisme se déverse apparemment dans le socialisme.

  La (fausse) gnose et le millénarisme s’étaient développés autrefois sous le langage de la religion. L’idéologie (inauthentique) et le socialisme prospèrent sous le langage de la science. Subversion de la religion, subversion de la science, les deux démarches sont analogues. Elles se confondent significativement aujourd’hui dans la soi-disant « théologie de la libération », qui réinterprète les dogmes catholiques d’après les théories du marxisme.


  Dans toutes ses variations, le millénarisme reste fidèle à la doctrine de l’hérésiarque Pélage (m. vers 422). Contre Saint Augustin, celui-ci niait le péché originel et soutenait que la grâce n’était pas indispensable au salut. Dès lors, l’économie du salut et la nécessité de la rédemption disparaissaient.

  Le pélagianisme existait déjà avant la lettre dans les hérésies gnostiques et millénaristes des premiers siècles de notre ère. Il ne cessera d’inspirer l’utopie égalitaire et demeure aujourd’hui sous-jacent au socialisme. C’est évidemment Rousseau qui en a donné l’expression la plus élégante. Précurseur du socialisme sans aucun doute, Rousseau s’en écarte cependant sur un point essentiel. Le socialisme, qui se veut « scientifique », croit que la raison humaine peut faire table rase des institutions et jeter les plans d’une société parfaite. Rousseau, quant à lui – comme le montre M. Roger Payot dans Jean-Jacques Rousseau ou la gnose tronquée -, voit dans la connaissance le facteur de corruption qui a fait tomber l’homme hors de la société heureuse des premiers temps, et ne peut, par conséquent, voir en elle un instrument de salut. D’où son pessimisme fondamental, qui fait contraste avec l’optimisme élémentaire de l’utopie socialiste. Le contrat social, selon Rousseau, n’est qu’une mauvaise approximation de l’âge d’or, la moins mauvaise que nous puissions atteindre, corrompus comme nous le sommes.

  3) Puisque le pélagianisme – ou, si vous aimez mieux, le rousseauisme – la doctrine de la bonté naturelle de l’homme, est inhérent à la pensée et aux réactions socialistes, il n’est pas interdit de se demander si, en plus des données de la révélation, la connaissance scientifique de la nature humaine n’apporte pas aussi une réponse concordante. C’est au fond cette analyse que nous avons voulu faire dans La Politique du vivant. Ce n’est pas, sans doute, qu’il faille réduire le péché originel à sa conséquence, la corruption de la nature humaine, – car il est d’abord péché lui-même avant d’être la source de nouveaux péchés -, ni qu’il faille réduire cette infirmité de notre nature à une liste de tendances (ou d' »habitus », comme disait S. Thomas), fondées elles-mêmes sur des dispositions instinctives. L’homme, certes, est riche d’instincts, mais il n’en existe pas qui soit intrinsèquement mauvais : c’est la mauvaise intégration de la personnalité, c’est-à-dire le fait que notre volonté ne domine pas nos instincts, ou plutôt n’établisse pas entre eux une hiérarchie conforme à la morale, qui constitue le vice rédhibitoire de notre nature. Cela dit, S. Augustin voyait dans la « concupiscence » la principale manifestation du péché originel. Et S. Thomas a élargi ce point de vue en considérant qu’il fallait faire rentrer dans la concupiscence lato sensu les passions du domaine de l’irascible, ce qu’on appellerait aujourd’hui l’agressivité. Or, l’anthropologie moderne confirme que l’homme est un être potentiellement agressif et cela suffit à montrer qu’il n’est nullement « bon par nature », contrairement à ce que Rousseau prétendait.


  4) J’ai raisonné sur le socialisme en général, sans distinguer entre les diverses variantes du socialisme : mais je recherchais l’essence du socialisme. Tant qu’un parti mérite le nom de socialiste, il contribue à véhiculer une certaine dose de l’idéologie socialiste, ce qui ne peut être sans conséquence.

  A l’évidence, la politique et le discours du parti socialiste français relèvent depuis 1982 ou 1983 d’un socialisme mitigé. Il n’est plus question de révolution ou de « rupture avec le capitalisme ». Mais il faut prendre garde que les « ayatollahs de Valence » sont toujours actifs (ils sont même au gouvernement) et qu’ils ont été rejoints par les trotskystes de S.O.S.-Racisme et de l’U.N.E.F.-I.D.. On peut donc craindre que ces éléments révolutionnaires ne tentent de profiter de l’occasion de renverser le cours des choses si le rapport des forces se modifient en leur faveur, ce qu’à Dieu ne plaise. De surcroît, le socialisme new look, le « néosocialisme » que nous subissons actuellement, témoigne d’un dangereux phénomène de compensation : forcés de brider leur fureur égalitaire dans le domaine de l’économie, les « néosocialistes » la reportent sur les sujets de société et s’appliquent à détruire la famille, faute d’atteindre la propriété ; la morale, faute de ruiner l’économie ; l’Eglise, à défaut d’investir l’entreprise. Je ne sais si nous avons gagné au change. Soljénitsyne ne déplore-t-il pas le matérialisme consternant des sociétés occidentales ?

  Enfin, et ce n’est pas le moins regrettable, force est de constater que, si l’idéologie marxiste est en recul presque partout dans le monde, il est un lieu qui fait exception. Comme le souligne M. Alain Besançon, c’est bizarrement au sein de l’Eglise catholique, dans le clergé, chez les laïcs, que se réfugie le marxisme sous sa forme pure et dure : le léninisme. A travers la prétendue « théologie de la libération », on s’efforce, de manière insidieuse, de substituer à la doctrine catholique une pensée diamétralement opposée, qui relève pour l’essentiel du communisme marxiste. Cette entreprise de subversion nous rappelle que le socialisme est un parent indigne de la religion chrétienne et qu’il veut profiter de cet air de famille pour tromper des gens sincères, mais crédules. Pourtant, sur l’essentiel, sur l’origine du mal et les moyens du salut, il ne saurait y avoir de confusion. C’est ce que j’ai tenté de faire apparaître au cours de cet exposé sur le socialisme et le péché originel.


Economie, morale et religion
Remarques sur deux Instructions du cardinal Ratzinger



  L’Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » publiée en 1984 par la S. Congrégation pour la doctrine de la foi a connu un grand retentissement. On y admire la vigueur d’une pensée théologique lucide et profonde, qui démystifie la « subversion du sens de la vérité » entreprise par une théologie de la libération d’inspiration marxiste. Cependant, ce document contenait aussi des observations relevant de l’analyse économique, qui pouvaient apparaître comme des concessions à l’interprétation marxiste. L’Instruction de 1986 sur la liberté chrétienne et la libération, qui complète celle de 1984, n’a pas dissipé le malaise des économistes, qui peuvent s’interroger sur la validité de certaines positions du Magistère dans un domaine d’ordre scientifique.

  1) Assimilation de la pauvreté et de l’inégalité à l’injustice

  L’injustice des hommes peut être, sans aucun doute, une des causes de la pauvreté. Il ne s’ensuit pas qu’elle soit la seule et que la pauvreté soit toujours, ni même généralement, une conséquence de l’injustice à l’égard d’autrui. Lorsque Adam a été précipité en dehors du paradis terrestre, il a été confronté au problème économique par excellence, celui de la rareté. Certes, sa misère était, dans un sens métaphysique, la conséquence de l’injustice fondamentale résultant du péché originel. Mais il s’en savait lui-même responsable et ne pouvait en faire le reproche à des tiers, ni à la « société » en général. Il y a un abus grave à confondre injustice et pauvreté. Pourtant, les deux Instructions ne sont pas sans ambiguïté à cet égard :

  « Les Prophètes dénoncent avec vigueur l’injustice perpétrée contre les pauvres… La situation du pauvre est une situation d’injustice contraire à l’Alliance. » (1986, par. 46)

  Ailleurs, il est parlé des « problèmes tragiques et pressants de la misère et de l’injustice » (1984, p. 4), comme si la misère et l’injustice n’étaient pas de deux ordres différents, mais constituaient une seule et même catégorie homogène. Ou bien, d' »une préoccupation privilégiée… portée aux pauvres et aux victimes de l’oppression » (1984, p. 8), comme si les pauvres étaient par principe des « victimes de l’oppression ».

  2) Responsabilité du capitalisme et du « colonialisme » dans le sous-développement du tiers monde

  Les deux Instructions paraissent accepter sans discussion les théories fort contestables qui imputent au capitalisme et au « colonialisme » la pauvreté relative du tiers monde :

  « Le scandale de criantes inégalités entre riches et pauvres… n’est plus toléré… 
« L’absence d’équité et de sens de la solidarité dans les échanges internationaux tourne à l’avantage des pays industrialisés, de sorte que l’écart entre riches et pauvres ne cesse de se creuser. » (1984, p. 6)


  S’agissant d’une question de fait, on aimerait savoir sur quelles études s’appuient les autorités romaines pour soutenir que « l’écart entre riches et pauvres ne cesse de se creuser », d’autant que cette conclusion, et d’autres analogues (dégradation des termes de l’échange…) ont été rejetées par de nombreux auteurs (notamment Peter Bauer, Yves Montenay, Carlos Rangel, Pascal Bruckner). Est-il de la compétence du Magistère de l’Eglise catholique de s’aventurer dans des questions d’ordre scientifique ? Il lui faudrait alors faire un examen critique des statistiques disponibles, définir une mesure de l’inégalité, etc..

  L’Amérique latine est, bien entendu, au centre des préoccupations des autorités romaines, qui écrivent à son sujet :

  « En certaines régions d’Amérique latine, l’accaparement de la grande majorité des richesses par une oligarchie de propriétaires dépourvue de conscience sociale, la quasi-absence ou les carences de l’État de droit, les dictatures militaires bafouant les droits élémentaires de l’homme, la corruption de certains dirigeants au pouvoir, les pratiques sauvages d’un certain capital d’origine étrangère… alimentent un violent sentiment de révolte chez ceux qui se considèrent ainsi comme les victimes impuissantes d’un nouveau colonialisme d’ordre technologique, financier, monétaire ou économique. » (1984, p. 20)

  Elles appellent donc à « des réformes radicales », tout en recommandant la prudence :

  « L’urgence des réformes radicales portant sur des structures qui sécrètent la misère et constituent par elles-mêmes des formes de violence ne doit pas faire perdre de vue que la source des injustices est dans le cœur des hommes. Ce n’est donc qu’en faisant appel aux capacités éthiques de la personne et au besoin perpétuel de conversion intérieure qu’on obtiendra des changements sociaux qui seront vraiment au service de l’homme. » (1984, p. 32)

  Ces considérations ne précisent pas la nature de ces « réformes radicales » dont l’urgence ne peut faire de doute. Le document de 1986 ira plus loin, en esquissant une politique de type social-démocrate, impliquant une restriction du droit de propriété.

  Il aurait pourtant été nécessaire, avant d’énoncer des principes de politique économique, avant de se prononcer, par conséquent, dans un domaine qui ne se réduit ni à la morale, ni à la théologie, d’examiner sans préjugé les causes du sous-développement de l’Amérique latine. Or, aucun économiste ne soutient sérieusement que les pays latino-américains représentent à l’état pur le type de la société capitaliste, ni même qu’ils s’en rapprochent autant que, par exemple, la Suisse ou les États-Unis. La question est de savoir si l’Amérique latine souffre de trop de capitalisme comme on l’imagine en général, ou au contraire d’une insuffisance de capitalisme…


  Le capitalisme repose sur des institutions comme le droit de propriété, le droit des contrats, la monnaie, le marché des capitaux, qui donnent un rôle essentiel à l’activité économique des particuliers. Pour qu’on puisse parler d’économie capitaliste, il faut des tribunaux impartiaux et un gouvernement qui établisse le règne du droit, de manière à garantir le respect de la propriété et des contrats ; il faut aussi une monnaie stable, qui soit un étalon sûr des échanges commerciaux ; il faut enfin que les capitaux puissent librement s’investir. L’État, dans cette perspective, s’en tient à une attitude libérale, et s’abstient de gêner le libre jeu des agents économiques sur le marché.

  Il est aisé de voir que les pays d’Amérique latine se sont rarement conformés à ces principes :

  • ils ont une tradition dirigiste fermement établie (que l’on songe, par exemple, à l’étendue du secteur public au Brésil),
  • ils pratiquent une politique monétaire laxiste qui entretient une inflation extravagante,
  • gouvernements et tribunaux y sont trop souvent corrompus, et les droits de propriété y sont mal définis et mal protégés, en sorte que les procédures légales n’inspirent pas la confiance et le respect nécessaires, et que la violence et l’insécurité y sont monnaie courante.

  Il est également aisé de voir que les pays du tiers monde qui ont le mieux réussi leur « décollage économique » sont ceux qui ont refusé les « solutions » socialistes : on peut comparer, à cet égard, Corée du sud et Corée du nord, Taïwan et Chine populaire, Côte d’Ivoire et Guinée…

  3) Isomorphie des « structures » et de la morale

  Les Instructions critiquent la notion de « péché social » mise en avant par la théologie d’inspiration marxiste, sans pourtant la récuser totalement : « Le péché qui est à l’origine des situations injustes est, au sens propre et premier, un acte volontaire qui a sa source dans la liberté de la personne. C’est dans un sens dérivé et second qu’il s’applique aux structures et qu’on peut parler de « péché social ». » (1986, par. 75) Cette concession, qui paraît de pure forme, est en réalité fort dangereuse. Car la notion de péché social impliquerait que le péché n’est pas dans l’homme, qui n’en serait pas vraiment coupable, mais dans la société, conformément à la célèbre formule de Marx : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est au contraire leur être social qui détermine leur conscience. » On serait alors à l’opposé de la conception chrétienne de la personne comme être libre et responsable.


  L’Instruction de 1984 souligne que « l’inversion entre moralité et structures est imprégnée d’une anthropologie matérialiste incompatible avec la vérité de l’homme », ce qui porte condamnation d’une théorie qui situe le bien et le mal dans les structures sociales, car « la source des injustices est dans le cœur des hommes » (1984, p. 32). Mais cette formulation risque de laisser entendre que, s’il n’est pas permis de fonder la moralité sur les structures, il serait en revanche légitime de tirer les structures sociales d’une conception morale. Cette réduction du social à la morale revient à nier l’autonomie du politique, du juridique et de l’économique. Or, si ces trois domaines (et bien d’autres) sont conditionnés par les préoccupations religieuses ou morales, ils ne sont pourtant pas déterminés par elles et possèdent leurs lois propres.

  4) La priorité du travail sur le capital

  L’Instruction de 1986 rappelle le principe de la priorité du travail sur le capital, affirmé dans Laborem Exercens. Cette doctrine ne peut que susciter bien des interrogations, de la part d’un économiste, lorsqu’on en déduit, par exemple, que « la création de postes de travail est une tâche sociale primordiale qui s’impose aux individus et à l’initiative privée, mais également à l’État » (1986, par. 85). Il est vrai que certains économistes de tendance keynésienne pensent que l’intervention de l’État peut être utile pour créer des emplois stables et rémunérateurs – mais d’autres, d’inspiration classique, pensent que l’État n’a pas ce pouvoir (et ces derniers sont de plus en plus nombreux). L’autorité religieuse de l’Eglise catholique a-t-elle qualité pour trancher un débat d’ordre scientifique ?

  La confusion de la morale et de la science est frappante dans un passage comme celui-ci :
« Ainsi, la solution de la plupart des très graves problèmes de la misère se trouve dans la promotion d’une véritable civilisation du travail. Le travail est en quelque sorte la clé de toute la question sociale.
« C’est donc dans le domaine du travail que doit être entreprise en priorité une action libératrice dans la liberté. » (1986, par. 83) D’une doctrine morale qui affirme le rôle du travail dans l’épanouissement de la personne, on glisse à une théorie économique, concernant les moyens de lutter contre la misère.

  Si l’on veut voir des hommes derrière les concepts, alors il faut voir les consommateurs derrière le capital, car ce sont eux qui, à travers les propriétaires, guident l’entreprise vers les productions où elle trouve le plus de profit, c’est-à-dire où elle rend le plus grand service. Le dilemme de l’économie moderne n’est pas de savoir s’il faut donner la priorité au « capital » ou au « travail », mais s’il faut donner la priorité aux consommateurs ou aux salariés. Heureusement, la question ne se pose pas en temps normal, car les productions utiles satisfont le consommateur qui, en les achetant, procure au salarié une bonne rémunération. Mais si, en cas de difficultés, un conflit survient entre ces deux catégories d’intérêts, l’analyse économique classique montre qu’il faut donner la priorité au consommateur, et donc à la propriété, qui s’oriente spontanément dans la direction de ses désirs.


  C’est le seul moyen de conserver une économie flexible, créatrice de meilleurs services pour tous. Car il serait désastreux de maintenir l’emploi sur place, sous prétexte d’une prétendue supériorité morale des « travailleurs » sur les propriétaires. Ce ne serait pas seulement entériner une erreur économique, ce serait aussi ouvrir la porte à un dangereux glissement politique. Jean-Paul II le voit bien, qui affirme ne pas vouloir sous-estimer le rôle du capital, et soutient qu’il ne faut ni le « séparer », ni « l’opposer » au travail.

  Le système qui cherche à évacuer la propriété dans le but de fonder la société uniquement sur le travail porte un nom : c’est le communisme. Pour Marx, l’économie se résume au conflit des propriétaires et du prolétariat, ce dernier étant le créateur des richesses, le sauveur de l’humanité. Dans l’économie marxiste aussi, le consommateur est évacué, de sorte que n’est jamais vraiment expliqué ce que deviennent les produits fabriqués au prix de l’exploitation des travailleurs. Craignons donc de redoutables rapprochements. Et souhaitons que le redressement moral de l’Eglise sous Jean-Paul II ne soit pas payé de concessions sur des questions telles que la propriété, qui peuvent paraître secondaires à certains, mais seraient lourdes de conséquences à terme. Il est donc regrettable que les Instructions ne mentionnent qu’une seule fois le droit de propriété : « Le droit à la propriété privée n’est pas concevable sans devoirs à l’égard du bien commun. Il est subordonné au principe supérieur de la destination universelle des biens. » (1986, par. 87) Pourtant, la propriété est considérée par l’Eglise depuis le XIVe siècle comme un droit naturel de l’homme, ainsi que l’ont d’ailleurs réaffirmé les grandes encycliques sociales de Léon XIII et Pie XI. De son côté, l’analyse économique montre comment les droits de propriété, dans un régime de marché, assurent effectivement la « destination universelle des biens », en réalisant une interdépendance générale des agents économiques à l’intérieur d’une société étendue.

  5) Méconnaissance du caractère propre des phénomènes économiques

  L’économie politique a été la première des sciences de l’homme. Selon Joseph Schumpeter (Histoire de l’analyse économique), ce sont les derniers scolastiques catholiques, notamment ceux de l’école de Salamanque, qui ont été, aux XVIe et XVIIe siècles, les pionniers de cette nouvelle discipline, en reprenant l’examen de la question du juste prix. Ils sont arrivés à la conclusion que le « juste prix » ne pouvait pas être défini indépendamment des conditions du marché et du rapport de l’offre à la demande. Ainsi se trouvait précisée la nature du phénomène économique : il apparaît dès que l’homme, pour satisfaire ses besoins, doit utiliser au mieux des ressources rares : le problème de la rareté – ou, ce qui revient au même, le « problème de la misère » – est le problème économique par excellence. En tant que tel, il relève d’une discipline scientifique particulière.

  « On n’ignore plus, dit pourtant le cardinal Ratzinger, même dans les secteurs encore analphabètes de la population, que, grâce au prodigieux essor des sciences et des techniques, l’humanité en constante croissance démographique serait capable d’assurer à chaque être humain le minimum de biens requis par sa dignité de personne. » (1984, p. 6)


  Est-ce à dire que le progrès des sciences et des techniques serait un facteur autonome, suffisant à lui seul pour engendrer une abondance telle qu’elle ferait disparaître la rareté, donc l’économie comme catégorie de phénomènes ayant leur caractère propre ? C’est à peu près ce que pensaient, au XIXe siècle, les divers auteurs socialistes, notamment Karl Marx lui-même, en sorte que les bolcheviques, après la prise du pouvoir, se sont trouvés démunis d’une conception théorique de l’économie socialiste et que celle-ci continue à se chercher depuis cette date, retrouvant peu à peu les notions de base de la science économique : taux d’intérêt et coût du capital, prix, profit, rentabilité. Force est de constater, en outre, que les pays capitalistes les plus prospères ne sont pas arrivés eux-mêmes à un état d’abondance absolue et n’ignorent pas les questions économiques, tant il est vrai que les besoins humains sont illimités, et que l’homme n’en a jamais fini de lutter contre la rareté.

  Les socialistes pensaient que la libération de l’homme, par la suppression de l’aliénation qu’il subit dans la société capitaliste, établirait du même coup une société parfaite, libérée des contingences économiques. Les deux Instructions, pour leur part, semblent supposer que la conversion intérieure de l’homme serait suffisante pour porter remède à la misère. Après avoir souligné que « la libération est d’abord et principalement libération de la servitude radicale du péché », le document de 1984 poursuit en effet : « Elle appelle, par une suite logique, la libération de multiples servitudes d’ordre culturel, économique, social et politique, qui dérivent toutes, en définitive, du péché et qui constituent autant d’obstacles empêchant les hommes de vivre conformément à leur dignité. » (1984, p. 3) Mais il n’y a pas en réalité de « suite logique » entre le péché actuel et la misère, s’il y a bien une relation théologique entre le péché originel et la précarité de la condition humaine. Une telle phrase peut nourrir l’espérance millénariste du « paradis sur terre ». On retrouve ailleurs une ambiguïté analogue :
« Cette espérance (dans le Royaume de Dieu) n’affaiblit pas l’engagement pour le progrès de la cité terrestre, mais au contraire lui donne sens et force. Il convient certes de distinguer avec soin progrès terrestre et croissance du Royaume, qui ne sont pas du même ordre. Toutefois, cette distinction n’est pas une séparation…
« Eclairée par l’Esprit du Seigneur, l’Eglise du Christ peut discerner dans les signes des temps ceux qui sont prometteurs de libération et ceux qui sont trompeurs et illusoires. Elle appelle l’homme et les sociétés à vaincre les situations de péché et d’injustice et à établir les conditions d’une vraie liberté…
« L’attente vigilante et active de la venue du Royaume est aussi celle d’une justice enfin parfaite pour les vivants et pour les morts, pour les hommes de tous les temps et de tous les lieux, que Jésus-Christ, institué Juge suprême, instaurera. Une telle promesse, qui dépasse toutes les possibilités humaines, concerne directement notre vie en ce monde. Car une vraie justice doit s’étendre à tous, apporter la réponse à l’immense somme de souffrances endurées par toutes les générations. » (1986, par. 60)

  On peut, sans doute, faire plusieurs lectures de ce passage difficile. Certains seront tentés d’oublier qu’il réaffirme la « distinction » du progrès terrestre et du Royaume de Dieu, et retiendront seulement qu’il n’y a pas de séparation entre les deux. Ils y liront aussi que l’Eglise peut « discerner dans les signes des temps ceux qui sont prometteurs » et appelle « l’homme et les sociétés à vaincre les situations de péché et d’injustice », et en tireront la conclusion théocratique que le pouvoir temporel devrait être subordonné à l’autorité spirituelle et que l’Eglise est compétente dans tous les domaines, qu’elle n’est pas seulement garante de la morale et de la religion, mais qu’elle est habilitée à se prononcer sur toutes les réformes politiques.

  C’est alors que l' »option préférentielle pour les pauvres » serait comprise comme un encouragement à la lutte des classes, au lieu d’être un appel à la charité. L’Instruction de 1986 ne demande-t-elle pas que se créent « de nouveaux fronts de solidarité ; solidarité des pauvres entre eux, solidarité avec les pauvres, à laquelle les riches sont convoqués, solidarité des travailleurs et avec les travailleurs » (1986, par. 89) ?


Références bibliographiques


  Notre exposé fait de larges emprunts à l’ouvrage collectif du Club de l’Horloge, Socialisme et religion sont-ils compatibles ? (Albatros, 1986), dans les chapitres suivants :

  • Michel Leroy, « Les Prophètes du socialisme entre l’hérésie et l’athéisme »;
  • Henry de Lesquen, « Ordre social et utopies millénaristes dans la tradition européenne »
  • Georges Berthu, « Le Droit de propriété dans la doctrine chrétienne et selon l’idéologie socialiste » ;
  • Fernand Lafargue, « Le Socialisme comme expression de la révolte contre Dieu ».

Nous nous sommes appuyés également sur d’autres ouvrages du Club de l’Horloge :

  • La Politique du vivant, Albin Michel, 1979 (sous la direction d’Henry de Lesquen) ;
  • Le Socialisme contre le tiers monde, Albin Michel, 1983 (sous la direction d’Yves Montenay)
  • Vive la Propriété !, Albin Michel, 1984 (sous la direction de Georges Berthu) ;
  • L’Occident sans complexes, Carrère-Vertiges, 1987 (sous la direction de Michel Leroy) ;
  • Socialisme et fascisme : une même famille ?, Albin Michel, 1984.


Les citations des Ecritures saintes sont tirées de La Bible de Jérusalem (Cerf, 1984).


Les deux Instructions du cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, sont citées d’après l’édition de la Librairie Pierre Téqui, « En direct du Vatican », n° 24, septembre 1984 et n° spécial, avril 1986.

Le titre de cette conférence n’est pas sans rapport avec celui d’un essai stimulant de Léo Moulin, La Droite, la gauche et le péché originel (Librairie des Méridiens, 1984), bien que notre travail soit indépendant du sien.


Autres références :

Peter T. Bauer, Mirage égalitaire et tiers monde, P.U.F., 1984

Alain Besançon, Les Origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy, 1977
La Confusion des langues : la crise idéologique de l’Eglise, Calmann- Lévy, 1978

Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc – Tiers monde, culpabilité, haine de soi, Seuil, 1983

Igor Chafarévitch, Le Phénomène socialiste, Seuil, 1977

Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse, Payot, 1983

Mircea Eliade, La Nostalgie des origines, Gallimard, 1971
Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969
Histoire des croyances et des idées religieuses, 3t., Payot, 1984

Friedrich-August von Hayek, Droit, législation et liberté, 3t., trad. Raoul Audouin, P.U.F., 1980-1983

Jules Monnerot, Sociologie de la révolution, Fayard, 1969

Wilhelm E. Mühlmann, Messianismes révolutionnaires du tiers monde, Gallimard, 1968

Michael Novak, Une Ethique économique – Les valeurs de l’économie de marché, Cerf, 1987
« Comment aider les Pauvres », in L’Amérique latine, victime de l’étatisme ou du capitalisme ?, Etudes et documents du Club de l’Horloge, 1989


Roger Payot, Jean-Jacques Rousseau ou la gnose tronquée, Presses universitaires de Grenoble, 1978

Carlos Rangel, L’Occident et le tiers monde – De la fausse culpabilité aux vraies responsabilités, Laffont, 1982

Gershom G. Scholem, Le Messianisme juif, Calmann-Lévy, 1974

Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, 3 t., Gallimard, 1983

Alexandre Soljénitsyne, Le Déclin du courage – Discours de Harvard, Seuil, 197