Identité et croissance de l’homme

La France doute d’elle même. La chute de la natalité et la montée de l’immigration sont les symptômes les plus marquants du désarroi des Français et de la crise des institutions. Cette étude du Club de l’Horloge analyse la subversion des valeurs qui met notre identité en péril. Il est urgent de redécouvrir la conception de l’homme et de la société qui a fait la grandeur de notre civilisation. C’est en s’appuyant sur les traditions nationales et en libérant l’énergie des individus que la France et l’Europe maintiendront leur identité et reprendront la maîtrise de leur destin.

1989, ISBN 2-908046-09-1, 70 p.

L’homme en Occident : une civilisation de la personne

  Lorsque nous parlons de notre identité de quoi parlons-nous exactement ? Si notre identité est en péril, qu’est?ce qui est menacé précisément ? Dans la vaste polyphonie des cultures, quelle partition jouons-nous ? Si l’Europe devait disparaître en tant que culture, en tant que civilisation, qu’est?ce que le monde perdrait ? Ce qui revient poser cette question essentielle : de quel héritage sommes-nous redevables. Qu’avons-nous à perdre, c’est-à-dire, qu’avons-nous à défendre ?

L’historien Bernard Lewis, grand spécialiste de l’islam, a vu un jour quelques-uns de ses étudiants américains affirmer : « La culture occidentale doit disparaître. » (1) Prenant au mot ses étudiants, Lewis leur dit pour en finir avec la culture occidentale, commençons par restaurer l’esclavage. En effet, l’esclavage a existé dans presque tous les sociétés humaines, mais la particularité de l’Occident, c’est de l’avoir aboli. Ensuite, il faut légaliser le harem. Car l’idée que le mariage ne devrait prendre place qu’entre deux individus, homme et femme, tous deux libres et adultes, est un concept purement occidental, hérité de la Grèce, de Rome et de la chrétienté. Enfin, poursuit B. Lewis, si l’on veut supprimer la culture occidentale, il faut en même temps supprimer la liberté politique : « Car l’idée selon laquelle tout individu a le droit de participer à la formation et à la conduite du gouvernement, de critiquer et de chercher à modifier la politique de ceux qui sont au pouvoir, est, là encore, un trait propre de la tradition culturelle de l’Occident. »

Ce qui caractérise ces quelques traits – mais on pourrait en énumérer d’autres -, c’est au fond l’éminente dignité conférée à la personne dans notre civilisation. L’Occident est une « civilisation de la personne », selon la formule du professeur Henri de La Bastide, dans sa belle étude comparative Les quatre Voyages (2). Si l’Occident est la civilisation de la personne, l’Islam est la civilisation de la parole (Coran signifie d’ailleurs récitation), l’Inde, civilisation du geste, la Chine et le Japon, civilisations du signe, l’Afrique, civilisation du rythme, c’est, à chaque fois, un mode de communication différent entre l’ici-bas et l’au-delà. Toute l’histoire de l’Occident peut s’interpréter comme l’émergence de l’individu, dont l’énergie ainsi libérée a pu s’investir au service de la puissance et de la connaissance.

Si l’individu est parvenu s’épanouir sur les terres d’Occident, c’est que le terreau culturel y était favorable. Langue, culture et religion contribuent en effet à forger les traits essentiels de notre civilisation, et la continuité au fond l’emporte sur les ruptures. La chaîne ne s’est pas rompue, qui nous conduit de la Grèce à Rome, de Rome à la chrétienté médiévale, du moyen âge à la Renaissance, de la Réforme au siècle des Lumières. La chaîne s’est d’autant moins rompue que chaque nouvel âge, souvent en voulant s’opposer à l’âge précédent, a puisé dans les temps antérieurs les sources d’un nouvel élan : les juristes de Rome ont relu les philosophes grecs, les théologiens du moyen âge ont redécouvert Aristote, les légistes capétiens ont utilisé le droit romain contre les prétentions pontificales, les humanistes de la Renaissance ont puisé dans la philosophie hellénistique leur exaltation de l’individu, les classiques se sont inspirés de l’histoire et de la mythologie antiques, les acteurs de la révolution française et de l’Empire, tous lecteurs de Plutarque, se sont voulus fils de Rome et d’Athènes, tandis que les romantiques ont réinventé le moyen âge. La fécondité d’un siècle se mesure à sa capacité de relire le passé et de forger son identité en se ressourçant dans l’histoire.

 L’attachement farouche à la liberté et la reconnaissance du caractère sacré de la personne apparaissent dans la religion, à travers l’anthropomorphisation des dieux grecs, « humains, trop humains », à travers l’héroïsation, c’est-à-dire l’accès au divin, des hommes. Il est à noter que le christianisme, en Occident, gardera à la religion cette dimension proprement humaine : par le mystère de l’incarnation, d’abord, qui donne au fils de Dieu la plénitude de la condition humaine ; ensuite, par le soin que les artistes ont mis à donner figure humaine à Dieu, contrairement à d’autres religions qui jugent blasphématoire toute représentation de Dieu, dont la religion perd ainsi ce poids d’humanité.

  L’histoire est née, en Grèce, d’une réflexion – d’une « enquête », selon l’étymologie – sur la liberté humaine. L’enquête d’Hérodote, qui recherche les causes de l’antagonisme entre Grecs et Perses, souligne l’opposition entre l’ordre des cités, en Europe, cités formées d’hommes libres qui ne reconnaissent d’autres maîtres que les lois auxquelles ils ont souscrit, et l’ordre de l’empire où il n’y a pas de lois ni de citoyens, mais un despote et des sujets. Et l’on trouve aussi dans cette enquête cette idée majeure de l’Occident : ce sont les hommes qui font leur propre histoire, et non les dieux.

  Idée majeure qu’on retrouve dans la tragédie. Là aussi, l’exaltation de la cité est exaltation de la liberté. Eschyle, célébrant la victoire d’Athènes à Salamine, décrit ainsi fièrement les Grecs, lorsque la mère de Darius demande quel est leur chef, et qui leur sert de maître : « Ils ne sont esclaves ni sujets de personne. » A cette belle définition fait écho, quinze siècles plus tard, la fière réponse des Vikings débarquant dans ce qui allait devenir la Normandie, lorsqu’on leur demande quel est leur seigneur : « Nous sommes seigneurs de nous-mêmes. » Et lorsque l’Antigone de Sophocle en appelle aux lois non écrites qui lui commandent d’ensevelir son frère contre le décret du roi Créon, comment ne pas y voir déjà la distinction entre le droit, produit de l’évolution historique, et la loi, définie par le législateur ? Comment ne pas y voir l’anticipation des théories du tyrannicide développées chez les théologiens, en particulier Thomas d’Aquin, chez les théoriciens protestants, puis chez les philosophes du XVIIIe siècle ? (3) La résistance à l’oppression, inscrite parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme en 1789, et puisée chez John Locke, se relie aux sources lointaines de la culture grecque.

 La philosophie naît aussi en Grèce d’une réflexion sur le droit et la citoyenneté et, plus précisément encore, de la crise de la démocratie grecque. Tandis que Platon souhaite construire une cité rationnelle fonde sur la compétence de ceux qui savent, et enracinée dans le ciel de la Vérité, Aristote fait valoir les jeux de la contingence, reconnaît que les constitutions sont le produit de l’histoire et de la géographie, récuse le collectivisme platonicien et la fonctionnarisation de la politique. Formidable débat inaugurateur que celui de Platon et d’Aristote, qui va féconder toute l’histoire intellectuelle et politique de l’Occident, jusqu’à nos jours. Formidable débat qui va opposer non seulement l’Occident à lui-même, mais, par exemple, l’Occident à l’Islam. Tandis que les théologiens chrétiens, Saint Thomas ou Marsile de Padoue, admettent avec Aristote que la cité a un fondement naturaliste, et que le fait politique est donc un phénomène purement humain, au contraire les philosophes musulmans, iraniens surtout, marqués par la pense hellénistique, s’inspirent davantage de Platon, c’est-à-dire d’une conception moniste et communautaire de la cité, reflet d’un ordre éternel (4) : la théocratie musulmane trouve dans Platon sa légitimation philosophique.

  Ce qui frappe donc, dans l’histoire de l’Occident, plus que les ruptures, c’est la permanence. Comment expliquer cette permanence ? Comment rendre raison de cette dynamique occidentale ? Il faut peut-être, pour apporter quelque lueur, s’attacher aux origines mêmes de notre civilisation, à son idéologie constitutive, et aux formes du langage qui structurent la pensée et orientent la vision du monde.

  L’idéologie constitutive ? C’est, au plus lointain, l’idéologie tri-fonctionnelle des peuples indo-européens mise en lumière par Georges Dumézil, et dont la continuité a été soulignée, notamment dans le moyen âge français, par Georges Duby. Cette vision du monde implique l’équilibre, et donc la tension dynamique, entre trois grandes fonctions : souveraineté, défense, production. Et la fonction de souveraineté elle-même se partage entre deux pôles : une souveraineté religieuse et magique, et une souveraineté de caractère politique et juridique. On pourrait y voir l’origine lointaine des deux glaives, le spirituel et le temporel, dont le conflit à travers toute l’histoire chrétienne de l’Occident. Cette idéologie tri-fonctionnelle, qui a marqué l’histoire romaine des origines, la philosophie grecque et l’épopée germanique, a pu favoriser une conception de la société distinguant les ordres et les fonctions – nous dirions « pluraliste » -, éloignée des conceptions globalisantes – nous dirions « totalitaires ». Il est en tout cas éclairant que le roi indo-européen ait été élu, et donc que son pouvoir ait été précaire, contrairement aux monarchies absolues qui caractérisent l’Orient. L’idéologie constitutive, c’est aussi la dynamique particulière au peuple indo-européen, qui relie pensée, parole et action, comme l’a montré le Pr Haudry. (5)

La réflexion sur le langage constitutif de la pensée, nous entraîne sur des chemins encore mal explorés et d’accès difficile. Nietzsche, philologue avant d’être philosophe, nous donne quelques repères : « L’étrange air de famille qu’ont entre elles toutes les philosophies hindoues, grecques, allemandes, s’explique assez simplement. Dès qu’il y a parent linguistique, en effet, il est inévitable qu’en vertu d’une commune philosophie grammaticale les mêmes fonctions grammaticales exercent dans l’inconscient leur empire et leur direction ; tout se trouve préparé pour un développement et un déroulement analogue des systèmes philosophiques, tandis que la route semble barrée à certaines autres possibilités d’interprétation de l’univers. Les philosophes du domaine linguistique ouralo-altaque, dans lequel la notion de sujet est la plus mal développées considéreront très probablement le monde avec d’autres yeux et suivront d’autres voies que les Indo-Européens ou les musulmans. » (6)

  Cette liaison entre langue et culture (la quasi-totalité des peuples européens parlent des langues issues de la même famille dite indo-européenne) a été bien mise en lumière par la confrontation entre la Chine et l’Occident, aux XVIe et XVIIe siècles. Les missionnaires jésuites, conduits par le P. Matteo Ricci, et les lettrés chinois ne se sont littéralement pas compris. L’idée même que le monde ait pu être créé par Dieu a paru étrange aux Chinois. Ces derniers, en effet, ne peuvent imaginer l’action d’un agent extérieur à la nature, ils se refusent de dissocier de l’univers les forces qui l’alimentent ; et la religion, en Chine, n’est pas une dimension autonome ; l’ordre universel n’admet aucune division entre la sphère politique et la sphère religieuse : l’empereur combine dans sa personne des fonctions à la fois profanes et sacrées. Le sinologue Jacques Gernet suggère l’explication suivante du malentendu entre Chinois et jésuites : « Il se pourrait que les civilisations, dont les langues marquaient clairement, dans leur morphologie, le sujet et l’objet et possédaient les voix actives et passives aient été plus aptes à développer l’opposition de l’agent et du sujet de l’action, à se former une idée plus précise de la personnalité et des pouvoirs des puissances divines, à distinguer l’esprit agissant de la matière brute. (…) En chinois, le sujet n’est que ce à propos de quoi est émise une assertion. Aucun lien nécessaire, rendu manifeste par la morphologie, ne relie entre eux sujet verbe, complément. Il y a dans tout texte chinois un ton général d’impersonnalité. » (7) Au contraire, les langues occidentales, qui expriment et distinguent le sujet, reflètent le génie particulier de l’Occident, civilisation de la personne.

  Cette civilisation de la personne s’est manifestée dans trois créations caractéristiques de l’Occident :

  • la démocratie, dans le domaine politique, qui a favorisé l’épanouissement des libertés,
  • le droit de propriété, dans la sphère économique et juridique, qui a ouvert la voie de la prospérité en permettant le développement de l’économie de marché, 
  • la science et les techniques, dans le domaine de la connaissance et de la puissance.

Ces trois institutions ne sont pas totalement spécifiques de l’Occident – on en trouve dans d’autres civilisations des échos ou des esquisses ; mais nulle part ailleurs qu’en Occident elles n’ont été poussées au même point de développement et de systématisation. Ces trois institutions ont des caractéristiques communes : 

  • elles impliquent la liberté ; qu’il s’agisse de libre choix, libre initiative ou libre examen ;
  • elles ont engendré des procédures originales d’expérimentation et de découverte, dans l’ordre politique, économique ou scientifique ;
  • elles supposent la reconnaissance d’une espace autonome à chacune de ces sphères : par exemple, autonomie du politique par rapport à la dimension religieuse, autonomie de l’économique et du scientifique par rapport au politique. L’histoire de l’Occident, c’est précisément l’histoire de cette autonomie progressivement acquise, souvent chèrement conquise – une histoire sur laquelle, sans avoir la prétention d’être exhaustif, j’aimerais jeter quelques lueurs et poser quelques jalons.

1. L’autonomie du politique

En son principe même, le christianisme a défini un espace autonome pour le politique – et c’est en cela qu’il se distingue notamment de l’islam, qui ignore toute distinction entre spirituel et temporel, ordre religieux et ordre politique. Cette distinction du temporel et du spirituel, fondatrice de la dynamique occidentale, a permis à la cité terrestre de s’organiser selon ses propres lois. Dynamique féconde, comme le souligne le philosophe Marcel Gauchet dans Le Désenchantement du monde : « Ce sera de cette tension entre deux pôles et deux ordres d’exigence assez solidement enracinés en même temps pour résister l’un à l’autre que naîtra, précisément, le « miracle occidental » – pleinement satisfaire aux exigences de l’ici-bas, tout en se dévouant totalement aux impératifs de l’au-delà. » (8) Cette dialectique entre spirituel et temporel a permis l’émancipation de la cité, la reconnaissance de la légitimité populaire et l’émergence de l’individu. Et cette possibilité d’émancipation est inscrite dans l’Évangile, par la fameuse distinction entre les deux ordres : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Le Christ précise, sans être compris, d’ailleurs, ni de ses disciples ni de ses adversaires : « Mon royaume n’est pas de ce monde. »

L’Église chrétienne est née dans un empire païen, elle est dont séparée de l’État, mais, selon la doctrine paulinienne, les chrétiens sont soumis à l’État : tout pouvoir vient de Dieu. Le christianisme reconnaît ainsi la double dimension de l’individu, spirituelle et sociale. Il rejoint d’une certaine façon la pense hellénistique, celle des épicuriens, des stoïciens, des cyniques, qui reconnaissent la valeur des individus en dehors même de la sphère sociale. Et, comme Sénèque, les chrétiens justifient les institutions par l’existence du mal qui est dans l’homme. Lorsque l’empire romain fait du christianisme la religion officielle de l’État, les deux domaines restent distincts ; l’Église garde son autonomie administrative, avec ses évêques élus par les prêtres et les fidèles : il n’y a pas de confusion entre l’Église et l’État.


Ces deux domaines, ces deux cités, celle de Dieu et celle des hommes, vont entrer en conflit au moyen âge : conflit entre la papauté et l’empire, puis conflit entre la papauté et les États naissants. Ce conflit n’a pas pour fin la destruction de l’un ou l’autre pouvoir : l’enjeu est autre, il s’agit davantage de trouver un équilibre que de mettre en cause la légitimité de l’un ou l’autre pouvoir. Ce conflit bénéficie souvent, en dernière instance, à l’individu : car l’Église, en particulier, joue un rôle protecteur de l’individu, sujet de Dieu, et non pas seulement du prince. On peut y voir, comme Pierre Manent, les prémisses du libéralisme. « On peut, dit-il, résumer ainsi la « contradiction » singulière incluse dans la doctrine de l’Église catholique : simultanément elle laisse les hommes libres de s’organiser au temporel comme ils l’entendent, et elle tend à leur imposer une « théocratie ». Elle leur apporte à la fois une contrainte religieuse d’une ampleur inédite, et une libération ou une émancipation de la vie profane non moins inédites – à la différence du judaïsme et de l’islam, elle n’apporte pas une loi censée régir positivement toutes les actions des hommes dans la cité. » (9)

La redécouverte d’Aristote par Thomas d’Aquin, par Dante, par Marsile de Padoue, dont les sympathies vont au parti gibelin (à l’empereur), donne à la cité un ancrage profane, dans la loi naturelle. Le franciscain Guillaume d’Occam au XIVe siècle va plus loin encore sur le chemin de l’individualisme et de l’autonomie du politique, puisqu’à ses yeux il n’y a pas de loi naturelle, mais seulement la loi positive, créée par la volonté du législateur. S’inspirant du nominalisme qui implique la distinction entre les choses, qui sont isolées, et les signes qui les expriment, Occam est le fondateur de la théorie subjective et positive du droit. Mais c’est la Renaissance qui va parachever le processus d’émancipation du monde profane, en libérant la réflexion politique des catégories aristotéliciennes des biens et des fins, qui pouvaient s’intégrer encore dans une perspective théologique, comme en témoigne la Somme de Thomas d’Aquin. Ce fut l’œuvre de Machiavel, qui s’appuie, non plus sur Aristote, mais sur Tite-Live. Il y trouve le modèle, non plus de l’empire comme les premiers gibelins, mais de la ville-État républicaine, et il affranchit la sphère politique, non seulement de la religion chrétienne, mais de la morale privée – ce qui lui permet de poser les principes d’une science autonome du politique. C’est en quelque sorte la révolution copernicienne de la pensée politique, qui fait désormais dépendre la cité non plus du souverain bien, mais de l’homme tel qu’il est, avec le mal qui est en lui. C’est autour de cette réflexion sur le mal que s’organisera, au siècle suivant, la réflexion de Hobbes : avec Hobbes, le droit prend la place du bien – ce qui est conforme à la démarche du libéralisme.


La tension dialectique entre le temporel et le spirituel marquera longtemps encore l’histoire de l’Occident. Observons seulement que les libertés ne sont jamais mieux préservées que lorsque cette tension subsiste : en revanche, elles sont singulièrement menacées lorsque le temporel envahit le spirituel (comme on l’a vu pendant la Terreur, sous les auspices de l’Etre suprême) ou lorsque le spirituel se confond avec le temporel (comme on le voit aujourd’hui dans les régimes islamiques). Il paraît clair qu’aujourd’hui, en Occident, et particulièrement en France, un nouvel équilibre se cherche : mais l’émergence de l’islam comme seconde religion pratiquée en France, risque de compliquer singulièrement les données du problème.

2. L’émergence du droit de propriété

On perçoit dans la généalogie du droit de propriété, combien le libéralisme politique est, juridiquement et historiquement, inséparable du libéralisme économique. Le droit de propriété, qui a permis l’essor du capitalisme, est un droit parmi d’autres – ou mieux ù il est peut-être, dans la tradition de Locke, le droit fondateur des autres droits : car tout droit se rattache à celui qu’exerce chaque individu sur lui-même, dans la mesure où chaque individu est propriétaire de lui-même. Toute réflexion sur le droit s’inaugure par une réflexion sur la propriété : « Chacun, écrit Locke, garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n’a droit que lui-même. Le travail de son corps, et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment à lui. Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la Nature l’a mis et laissé, il y mêle son travail, il en fait quelque chose qui lui appartient ; et de ce fait se l’approprie. » Il est intéressant de voir que Locke donne au droit de propriété sinon une légitimité, du moins une généalogie religieuse : « Quand Dieu a donné le monde en commun à toute l’humanité, il a enjoint à l’homme de travailler ; d’ailleurs l’homme s’y voyait contraint par la pénurie de sa condition. Dieu et la raison lui commandaient de venir à bout de la terre, c’est-à-dire de l’améliorer dans l’intérêt de la vie, et, ce faisant, d’y investir quelque chose qui était à lui : son travail. »

Le droit de propriété, même si les fondements en sont beaucoup plus anciens, a vraiment émergé en Occident entre les XIIIe et XVIIIe siècles. Il s’est peu à peu dégagé des conceptions féodales, à travers la réflexion des théologiens, puis des juristes et des philosophes. Et l’on retrouve la pensée fondatrice de Guillaume d’Occam, qui rompt avec la philosophie aristotélicienne, et qui fait du droit non le bien qui nous revient selon la justice (d’après la conception de Thomas d’Aquin), mais plus simplement le pouvoir qu’on a sur un bien ; non pas seulement la possibilité d’user d’une chose, mais un pouvoir reconnu par la loi positive (10). Puisant ses références dans la Bible (la domination que Dieu donne à l’homme sur la terre), le droit de propriété s’est constitué à travers la réflexion religieuse, mais il a trouvé sa définition moderne en s’émancipant de la sphère religieuse, en se libérant du compromis aristotélicien, en s’appuyant d’abord sur les concepts du droit naturel, puis en développant les principes du droit subjectif ; enfin, ultime étape du processus, la propriété, avec Locke, devient constitutive de l’ordre socio-politique. L’État est créé, explique Locke, pour protéger la propriété, c’est-à-dire les droits qui sont la propriété naturelle des individus. C’est en s’inscrivant dans cette filiation que les rédacteurs de la Déclaration de 1789 mettent la propriété au nombre des droits naturels et imprescriptibles, entre la liberté et la sûreté.

3. L’émancipation de la science

Le processus d’émancipation de la science s’apparente à bien des égards au processus de définition d’un droit autonome par rapport aux exigences de la théologie. La science, comme l’a vu Nietzsche, est une fille de la religion, mais une fille émancipée après le passage obligé par le tutorat d’Aristote (11). Fille de la religion, parce que là encore, parmi les sources de cette forme d’appropriation du monde que constitue la science, nous trouvons le récit de la Genèse, que citait John Locke : le Dieu de la Bible donne à l’homme tout pouvoir sur le monde et en particulier le pouvoir de nommer les autres créatures (légitimité de la science) ; et lorsque l’homme est renvoyé du jardin d’Eden, c’est pour cultiver le sol d’où il avait été tiré (légitimité de la technique). La justification de la connaissance est donc dans la Genèse. Mais il faudra attendre le XIIe siècle, avec la redécouverte d’Aristote, pour que se remette en marche l’élan scientifique de l’Occident, pour que se constitue, peu à peu, l’idée de la nature, cette idée qui est à l’origine du gigantesque mouvement scientifique dont résulte la civilisation industrielle.

On retrouve, inévitablement, le docteur angélique, Thomas d’Aquin, dont l’œuvre combine la connaissance antique (la cosmologie et la physique d’Aristote, la vision astronomique de Ptolémée) et la vision du monde impliquée par les textes sacrés. Selon la vision de l’antique gréco-latine, la réalité est divisée, hétérogène ; il y a le monde supra-lunaire et le monde sublunaire, qui sont hiérarchisés, de nature différente et qui constituent un monde fini. Tout l’effort scientifique à partir du XIIe siècle consistera à réunifier sous les mêmes lois ce monde divisé, et à lui donner la dimension de l’infini. Ce sera l’effort des grands humanistes, qui vont, dans le domaine de la connaissance scientifique, remplacer la fides et la traditio (le savoir des autres) par la vue et l’intuition personnelles, libres et sans contraintes. Ce sera l’œuvre de Copernic et de Galilée, qui montrent, avec Platon cette fois, et contre Aristote, que l’instrument mathématique peut s’appliquer au réel ; la différence du sublunaire et du supralunaire est abolie, la terre et le ciel se confondent en un lieu unique et homogène où règnent les mêmes lois. « La nature est écrite en langage mathématique », écrit Galilée. Ainsi, la révolution physicienne instaure l’autonomie de la physique comme science et constitue son objet propre, c’est-à-dire la nature.


Cette réflexion sur le cosmos introduit une réflexion sur le sujet connaissant. Et ce sera au XVIIe siècle l’objectif des Méditations métaphysiques de Descartes d’établir que toute connaissance procède de la connaissance que le sujet a de sa propre existence et de sa propre essence, du fait irréductible qu’il est substance pensante. L’ontologie cartésienne ne fait pas l’économie du divin, mais elle suppose à la fois la substance divine, la substance pensante et la substance matérielle qui est étendue et mouvement, et donc justiciable du langage mathématique. Si Descartes intègre la révolution physicienne à la tradition métaphysique, sa méthodologie introduit l’esprit de libre examen : c’est-à-dire le fondement d’une démarche scientifique authentique. Mais Descartes pose aussi les bases du rationalisme constructiviste, qui est un effet pervers du processus d’émancipation, dans la mesure où il aboutit à aliéner cette liberté à peine conquise, à l’enfermer dans la cage de fer d’une société construite par un génial législateur sur des bases exclusivement rationnelles. De même que d’un bloc de marbre, le sculpteur peut faire un dieu ou une cuvette, l’homme de sa raison, si elle n’est pas instruite par l’expérience, peut faire le plus mauvais usage.

Il y a un très beau texte de Pic de la Mirandole, de la fin du XIVe siècle, qui reflète admirablement le mouvement qui a caractérisé la Renaissance, cette volonté nouvelle de découvrir et de se faire un monde, d’affranchir l’homme de ce qui le contraint et le limite, mais dans un élan qui reste religieux. Dans son Discours sur la dignité de l’homme, Pic de la Mirandole fait ainsi parler Dieu, qui s’adresse à sa créature : « Je t’ai mis au centre de l’univers pour que tu vois tout ce que j’y ai mis. Je ne t’ai fait ni une créature céleste, ni une créature terrestre ; tu n’es ni mortel ni immortel : je t’ai fait de façon à ce que toi-même, tel un sculpteur, tu façonnes ton propre sort. Tu peux dégénérer en animal, mais tu peux aussi renaître, de par la seule volonté de ton âme, à l’image de Dieu. » Peu de textes expriment avec autant de force et d’évidence la vision de l’homme qui caractérise l’Occident, celle d’un être risqué, maître de son destin et libre de ses choix.

*

L’homme occidental se reconnaît comme un être libre, c’est-à-dire un être risqué ; il en va de même de la civilisation occidentale, civilisation de la personne, c’est-à-dire civilisation risquée. Cette dynamique, dont j’ai tenté d’éclairer quelques aspects, repose au fond sur l’émancipation progressive des diverses fonctions : fonction du politique, sphère du juridique, domaine du scientifique ; mais aussi sur la capacité de maintenir l’équilibre et l’harmonie entre ces fonctions, d’éviter toute tentation hégémonique, toute fusion moniste. De ce point de vue, la vision socialiste du monde constitue une véritable régression par rapport à cette dynamique occidentale : elle cherche à fusionner ce que le travail des siècles a distingué. On y retrouve cette vieille tentation millénariste qui traverse l’histoire de l’Occident, et qui ponctue l’émergence des hérésies religieuses : cette vieille tentation qui consiste à confondre Dieu et César, à vouloir hâter l’avènement sur terre du royaume de Dieu, à vouloir extirper, ici et maintenant, le mal inhérent à la condition humaine, à créer de toutes pièces un homme nouveau, et une société parfaite ; vieille tentation qui a engendré les pires drames de notre histoire, vieille tentation qui a pu, d’ailleurs, se greffer sur l’ordre nouveau du rationalisme. (12)

Cette tentation est contraire à toute la dynamique de l’Occident, dynamique de liberté, dynamique d’émancipation, dynamique de distinction entre les ordres et les fonctions qui constituent notre société. L’identité de l’Occident, c’est sa liberté – une liberté inscrite dans nos traditions, une liberté qui nous a donné la connaissance et la puissance. Cette identité qui est aujourd’hui en péril, si nous n’y prenons garde, c’est notre liberté. Sachons la connaître, et sachons la défendre.

(1) Bernard Lewis, « La Culture occidentale doit disparaître », Commentaire, automne 1988

(2) Henri de La Bastide, Les quatre Voyages ? au cœur des civilisations, Rocher, 1985

(3) F. Benoît-Rohmer et P. Wachsmann, « La Résistance à l’oppression dans la déclaration », in La Déclaration de 1789, Droits, n° 8, P.U.F., 1988.

(4)Bertrand Badie, Les deux États ? Pouvoir et société en Occident et en terre d’islam, Fayard, 1986

(5) Voir Jean Haudry, Parenté de langages et communauté de culture : les origines indo-européennes de la civilisation occidentale, in actes de l’université annuelle du Club de l’Horloge de 1988, L’Europe des nations (à paraître)

(6) Nietzsche, Par delà le Bien et le mal, par. 20, U.G.E., 1973

(7) Jacques Gernet, Chine et christianisme ? Action et réaction, Gallimard, 1982

(8) Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde ? une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985

(9) Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Calmann?Lévy, 1987

(10) Henri Lepage, Pourquoi la Propriété ?, Pluriel, Hachette, 1985

(11) Histoire des idéologies, sous la direction de F. Châtelet, t. II, Hachette, 1978

(12) Cf. Le Club de l’Horloge, Socialisme et religion sont-ils compatibles ?, Albatros, 1986

Chapitre 1 : Individu et culture : le rôle des traditions dans la formation de la personnalité

Par Alain Bourdelat

Depuis les origines de la philosophie, bien des auteurs ont affirmé que l’homme était lié par nature à la société. Aristote le disait déjà : « L’homme est un animal social. » Il reconnaissait par là le double caractère de l’homme : être vivant pourvu d’instincts, il est aussi un être social. Les sciences de la vie, comme l’éthologie ou biologie du comportement, représentée notamment par le prix Nobel Konrad Lorenz et son disciple Irenaus Eibl-Eibesfeldt, ont enrichi et précisé cette conception de l’homme. Résumant leur enseignement, Arnold Gehlen a pu écrire : « L’homme est par nature un être de culture. » Les abeilles, par exemple, comme beaucoup d’espèces, vivent en société. L’homme seul accède au niveau culturel. Sans l’apport des traditions, sans la transmission du savoir accumulé génération après génération, l’homme ne serait qu’un chaos d’instincts. Il a besoin de références et de normes qui sont autant de contraintes, mais aussi de défis, pour exercer sa volonté et former sa personnalité, au fur et à mesure des épreuves qu’il rencontre. Ces normes sont inséparables des communautés qui les transmettent.

1. L’homme, en l’absence des disciplines culturelles, ne serait qu’un chaos d’instincts

  L’homme est, comme tout autre animal, un être vivant doté d’instincts. Mais ceux-ci constituent chez lui des programmes ouverts. Il est ouvert au monde (Max Scheler) : son apprentissage, guidé par la culture et les traditions, se poursuit jusqu’à la vieillesse. Dans le génotype qu’il a reçu de ses deux parents, en vertu des lois de l’hérédité, l’homme dispose de programmes complexes, qui constituent le fonds originel de son identité, laquelle va s’enrichir par l’expérience et l’éducation. L’homme ne reçoit pas seulement de ses ancêtres les dispositions qui forment son appareil locomoteur, mais aussi celles qui lui donnent accès à la pensée conceptuelle et au langage syntaxique. Les instincts de l’homme sont relativement despécialisés, comparés à ceux de toute autre espèce. Or, comme le souligne Konrad Lorenz, un programme ouvert est nécessairement plus riche d’information qu’un programme fermé, puisqu’il doit répondre à des circonstances changeantes. En raison même de son ouverture au monde, qui le fait accéder au niveau culturel, I’homme s’affirme donc comme un être particulièrement riche d’instincts.

a. L’homme est riche d’instincts

L’homme connaît des instincts (ou pulsions) tels que la faim, la soif, le besoin sexuel… Il est notamment doté d’un puissant instinct d’agressivité, avec les comportements qui s’y rattachent : le sens du territoire et celui de la hiérarchie. Pour Konrad Lorenz, l’agressivité se définit comme « l’instinct de combat de l’animal et de l’homme, dirigé contre son propre congénère. » (1). Elle ne se réduit pas à la réaction aux frustrations, bien que celles-ci soient de nature à l’exciter. L’agressivité ne débouche pas nécessairement sur la violence. Grâce à la « ritualisation » des comportements, elle peut concourir au bien commun. Elle permet à l’individu de s’affirmer face aux autres et de prendre sa place dans une hiérarchie. Convenablement canalisée par les disciplines culturelles, l’agressivité fournit à l’homme l’énergie qui lui donne vocation à la liberté. C’est elle qui est à l’origine des actions les plus dynamiques de l’homme, qui lui imprime l’élan pour agir et pour transformer la nature. Elle est à l’origine de la découverte scientifique ou de la création artistique.

  Les éthologues ont observé le comportement territorial dans de nombreuses espèces. Selon Robert Ardrey, qui a popularisé la notion, un territoire est un espace vital terrestre, aquatique ou aérien qu’un animal ou un groupe d’animaux défend comme sa propriété. (2) L' » impératif territorial » est l’impulsion qui porte un être animé à conquérir cet espace et à le protéger contre toute violation. Il en tire un surcroît de vitalité : aussi l’intrus est-il presque toujours repoussé. Lié à l’agressivité, ce comportement est intraspécifique (dans la plupart des espèces, l’animal n’interdit son territoire qu’à ses congénères. L’écureuil, par exemple, ne s’oppose pas aux allées et venues d’un rat). Il répartit la population dans l’espace en fonction des ressources exploitables et réduit les occasions de conflit en séparant les individus et les groupes. Le territoire, lieu de séjour protégé, favorise la reproduction tout en prévenant la surpopulation. Il remplit ainsi une fonction essentielle à la survie de l’espèce.

  L’homme, doué d’une grande agressivité, est un animal territorial. Des institutions comme le domicile et la famille, au niveau du groupe élémentaire, ou la cité et la nation, au niveau de la société tout entière, ont mis en forme cette tendance naturelle de l’homme.

b. L’homme a un besoin vital de la culture

Dans certaines espèces, on peut observer un comportement de curiosité dans les jeux que pratiquent les jeunes. Mais c’est seulement chez l’homme que la curiosité ne disparaît pas à l’âge adulte. Notre espèce illustre le phénomène de néoténie, ou arrêt de l’évolution à un stade juvénile, décrit par Louis Bolk. En un sens, l’homme demeure un éternel enfant. Ouvert au monde, il peut apprendre et désapprendre, acquérir des habitudes et en perdre. Sa personnalité évolue en fonction de ses propres actes. De ce fait, l’homme est un être risqué, fragile, qui peut progresser, comme il peut tomber en décadence.

  Sans les disciplines de la culture, l’homme ne peut même pas se développer. L’histoire des enfants-loups est là pour l’illustrer. (3) Au début de l’année 1800, on captura en Aveyron un enfant de douze ans. Cet enfant ne parlait pas, ne s’intéressait qu’à la nourriture et au repos et restait farouchement indépendant. Il ne manifestait aucun sentiment. Bien qu’il ne fût pas dépourvu d’intelligence, ses actions étaient sans but et sans discernement. Pendant six ans, le Docteur Itard, chirurgien au Val-de-Grâce, va s’efforcer d’épanouir sa personnalité. Cependant, malgré l’apprentissage de quelques fonctions et l’apparition de quelques sentiments comme le bon vouloir ou le repentir, le jeune Victor, ainsi qu’on le nomma, ne parla jamais. Atrophiées par des années d' » état de nature », les forces mentales de l’enfant étaient désormais trop limitées pour permettre un progrès au-delà d’un certain niveau. A une période essentielle pour son développement, il aura manqué à Victor l’encadrement d’une culture. L’homme « naturel », tel que Rousseau l’avait imaginé, n’est donc pas un rêve : c’est un cauchemar. L’homme a besoin de règles pour développer ses potentialités. L’ordre intérieur qui caractérise une personnalité n’est pas donné à la naissance. La liberté réside dans la volonté, force d’intégration qui transforme la multiplicité chaotique des instincts concurrents en un tout cohérent. Or, la volonté ne s’épanouit que dans le cadre d’institutions adaptées : il n’y a pas d’hommes libres dans une cité sans lois.

  Les institutions, au sens large, ne sont pas créées par un génial législateur, qui pourrait, comme dans les contes de fée, faire surgir un monde nouveau d’un seul coup de sa baguette magique. Elles sont un faisceau de traditions ou valeurs dont nous héritons pour l’essentiel des générations qui nous ont précédés, même s’il nous est permis d’enrichir cet héritage de nos propres actions. La tradition est le processus par lequel un savoir acquis est transmis d’un individu à un autre, d’une génération à une autre, et s’impose comme une norme. On connaît des exemples de tradition animale. Mais celle-ci est toujours liée à la présence de l’objet auquel elle s’applique et procède par imitation directe d’un comportement (c’est le cas du chant des oiseaux). Il ne peut donc y avoir d’accumulation notable de savoir supra-individuel chez les animaux. Chez l’homme, grâce à la pensée conceptuelle et au langage qui apparaît avec elle, la tradition crée des symboles libres qui communiquent des faits et des raisonnements sans la disponibilité matérielle des objets qu’ils concernent.

  Les traditions sont des règles qui impliquent des jugements de valeur et qui s’imposent à l’individu de l’extérieur. L’homme ne peut s’en passer, pas plus qu’une plante ne peut se développer sans air et sans lumière. L’identité de chaque individu n’a pas de sens – ni d’avenir – en dehors de celle de la culture dont il est membre. Encore faut-il, pour la croissance de l’homme, que ces règles entrent dans un rapport harmonieux avec la nature profonde de l’individu, déterminée par son patrimoine génétique. La voix des morts parle en nous. C’est elle qui nous pousse à perpétuer notre vie par delà notre existence personnelle, en maintenant notre identité.

2. Identité culturelle et changement des traditions

 Oswald Spengler a soutenu dans Le Déclin de l’Occident que les cultures ont des cycles de vie (enfance, maturité, décadence) analogues à ceux des êtres vivants et couvrant des périodes de plusieurs siècles. Ainsi conservent-elles leur identité sous des formes changeantes. (4) L’être humain est attaché à ses traditions. Pourtant, certains facteurs tendent à les modifier. Ils assurent normalement la préservation des données culturelles fondamentales, dans un environnement variable.

a. Les facteurs d’invariabilité des traditions

 L’accumulation des connaissances repose nécessairement sur des structures fixes. Les coutumes, les usages, la grammaire et le vocabulaire de la langue, les procédés agricoles et techniques, ainsi que le « savoir conscient », ce qu’on appelle la science, doivent se couler dans des moules relativement constants pour pouvoir être conservés et transmis. L’acquisition des habitudes contribue grandement à la stabilité de la culture. Les êtres vivants ont peur de s’écarter de leurs habitudes. Au contraire, ils ont plaisir à revoir quelque chose de familier, à exécuter un mouvement bien connu. L’imitation joue un grand rôle dans la transmission de la culture. La possibilité de s’identifier au père et d’être conscient d’obéir aux injonctions d’un « sur-moi » éthique donne à l’homme l’assurance intérieure qui lui est indispensable. La recherche de l’identité est fondamentale. Celui qui a perdu son héritage culturel est véritablement un déshérité. Tout être humain a besoin, pour rester sain d’esprit, de s’identifier à d’autres ; et il a également besoin d’être reconnu par les autres. Selon Lorenz, c’est parce que le respect envers les ancêtres a été programmé au cours de la phyllogenèse de l’homme qu’il a donné lieu à un culte chez les peuples les plus divers. La France ne fait pas exception. Dans sa fameuse conférence de 1882, « Qu’est’ce qu’une Nation ? », Renan pouvait dire : « La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. » (5)

  La « ritualisation culturelle », qui forme les traditions, est essentielle pour la sauvegarde de cette identité collective. Dans L’Envers du miroir, Konrad Lorenz lui attribue quatre fonctions (6) :

  • la communication entre les membres du groupe. Les modes de communication, bien qu’inscrits dans le génotype, ne peuvent se développer que par l’apprentissage du langage – verbal ou non. Hérédité et éducation sont intimement liés.
  • la canalisation des comportements. Les traditions établissent des disciplines qui empêchent le développement d’une agressivité destructrice. Ce rôle est essentiel, puisque l’homme est très agressif. Jacques Monod estimait qu’un des traits de l’espèce humaine est sa propension au génocide, assez fréquent dans l’histoire (7). La canalisation prend des formes variables selon les époques, comme les tournois de chevaliers au moyen âge ou le sport à l’époque contemporaine.
  • la motivation : les idéaux – qu’il s’agisse de la liberté, de la justice, etc. – proviennent de motivations dont la base énergétique est dans nos instincts, et dont la forme est culturelle. Si tel homme est prédisposé par son hérédité à devenir un excellent guerrier, le fait qu’il emploie son courage dans une armée et non dans une entreprise est culturel. Les institutions, en prêtant une forme à l’énergie affective, la canalisent vers des actions cohérentes pour l’individu et la société. Sans elles, les motivations seraient chaotiques, comme elles peuvent l’être chez le petit enfant qui « fait des caprices ». L’art propre à une culture, qui révèle une esthétique, son code de bienséance et de correction, qui atteint à l’éthique, sont des valeurs suprêmes pour chacun des sujets porteurs de cette culture, qui ont un puissant désir de les perpétuer.
  • la séparation : la quatrième fonction des disciplines culturelles est, selon Konrad Lorenz, « l’empêchement des mélanges et des croisements » qui tend à préserver la cohésion du groupe. La ritualisation peut prendre la forme d’une hostilité latente ou déclarée à l’égard des autres groupes. Selon Claude Lévi-Strauss, « cette attitude ancienne et commune qui consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions », que l’on appelle l’ethnocentrisme, n’est pas condamnable (8).

b. Les facteurs de changement des traditions

  Aussi attaché soit-il à ses traditions, l’homme ne peut s’y soumettre sans restrictions, à cause de sa curiosité naturelle qui lui donne le désir de la nouveauté. La tension entre ces deux tendances contradictoires existe en chacun de nous. Elle se manifeste aussi entre les classes d’âges. Aux environs de la puberté, le courage et l’agressivité se développent en même temps que l’attrait de l’inconnu et de l’aventure. La révolte de la jeunesse, qui n’est pas spéciale à l’homme (on l’observe aussi chez les loups, chez les chimpanzés…), est génétiquement programmée. Tant qu’il reste dans de justes proportions avec le sens des traditions, le goût du changement contribue au progrès en favorisant l’adaptation de la société aux circonstances, sans toucher à la hiérarchie des valeurs qui fonde son identité. S’il devient excessif, il peut provoquer l’effondrement de la culture, qui laisse derrière elle une civilisation sans âme. Cela risque de se produire lorsque les formes sociales ne sont plus en accord avec les normes innées du comportement, ainsi qu’on l’observe dans la grande ville cosmopolite.

b. Culture et civilisation

  On doit ici se souvenir de la distinction faite par la philosophie allemande entre « culture » et « civilisation ». La culture est en quelque sorte le socle du génie d’un peuple. En partie enfouie dans l’inconscient collectif, elle garde un caractère immuable. La civilisation, quant à elle, évolue en fonction des circonstances sociales et des conditions matérielles. Si la civilisation occidentale s’est diffusée dans le monde, il n’est pas évident qu’elle ait pénétré en profondeur dans la mentalité collective des peuples qui appartiennent à d’autres cultures, comme celles de l’Inde, de la Chine ou de l’Orient islamique.

  De même que l’individu traverse bien des péripéties en conservant son identité, du moins s’il n’est pas atteint par une maladie mentale comme la schizophrénie, de même un peuple, ou une famille de peuples, a une histoire, et traverse des événements mémorables, heureux ou malheureux, sans jamais renoncer à être lui-même. Cette identité collective et pérenne, c’est surtout dans le mythe et dans l’art que l’on peut en avoir l’intuition, et celle-ci n’en épuise pas le contenu. Fondamentalement, l’identité réside dans une certaine hiérarchie des valeurs qui tend, en longue période, à guider l’évolution de la société. Ainsi, dans Les Racines du futur, le Club de l’Horloge a montré la permanence de schémas de pensée, d’idéaux, dans notre culture et a expliqué la crise de notre société par le fait que le Français, l’homme européen, porteur et héritier d’une culture qui pousse ses racines dans le plus lointain de son histoire, ne se reconnaît pas dans la société dans laquelle il vit. (9)

  Le modèle des trois fonctions décrit par Georges Dumézil, issu de l’Antiquité indo-européenne, est ancré dans la culture occidentale, et sous-jacent à son identité, car il définit à grands traits une hiérarchie des valeurs pour la société. Au premier rang se trouve la fonction de souveraineté, qui présente un double aspect : « royal » et politique d’une part, « sacerdotal » et juridique d’autre part. Puis vient la fonction guerrière, qui régit l’usage de la force en vue de la sécurité publique. La troisième fonction, enfin, qui se rapporte à la production, le cède aux deux précédentes quant au prestige et à l’autorité, quoiqu’elle occupe la plus large part du champ des activités humaines. Ainsi, dans ce modèle, la qualité prime la quantité. Or, aujourd’hui, les valeurs de l’économie et, plus généralement, celles de la troisième fonction, usurpent la première place en évinçant celles des deux autres fonctions. Les gouvernements réduisent la politique à la gestion ; les Églises, la religion à l’action sociale. Cette confusion des valeurs est la source de tous nos maux.

  L’identité culturelle ne peut se laisser appréhender entièrement par la raison. Les règles traditionnelles sont filtrées par l’expérience des générations et seules les mieux adaptées survivent. Constituant ce que le Pr. Hayek appelle un « ordre spontané », elles sont bien différentes des transformations arbitraires préconisées par le « constructivisme ». (10) C’est pourquoi elles ne peuvent s’épanouir qu’au sein de communautés formées par l’histoire.

3. Les traditions sont portées par des communautés

 Les traditions ne se transmettent pas de façon désincarnée. Elles sont vécues au sein de communautés comme la famille et la nation, où se forme la personnalité. Souvent d’origine fort ancienne, les traditions ont été mises à l’épreuve par de nombreuses générations et sont adaptées au fonds génétique des hommes qui les incarnent, formant avec eux des systèmes bioculturels.
  La liberté n’est pas un principe d’indétermination, ou la possibilité de créer sa propre nature, ce qui n’aurait pas de sens. Elle est dans la faculté de se réaliser en intériorisant un ordre extérieur qui soit suffisamment en concordance avec son intime nature, de manière à obéir à cet appel : « Deviens ce que tu es. » Cela suppose habituellement que l’on ait pris conscience d’appartenir à une communauté formée par la vie et par l’histoire. L’individu déraciné, en revanche, ne peut s’épanouir dans une société qui n’est pas faite pour lui, où « l’esprit devient l’adversaire de l’âme » (Ludwig Klages).

  Cette vérité est méconnue, pour des raisons idéologiques, par les auteurs qui adhèrent à l’une des expressions de l’utopie égalitaire. Selon celle-ci, l’homme ne serait qu’une table rase, on pourrait le modeler par l’éducation comme on le désire. Le pédagogue est alors investi d’une mission d’ingénierie sociale. Il est le libérateur, l’accoucheur de l’homme nouveau. Pour les marxistes, en particulier, l’homme est un être uniquement social, déterminé par son milieu et sa place dans les rapports de production. Il faut détruire les communautés en vue d’établir la « société sans classes ». Gramsci s’est fait le chantre de la révolution par l’action culturelle qui agit sur la mentalité collective. Il charge les « intellectuels organiques » (animateurs culturels, travailleurs sociaux, éducateurs…) d’exploiter les « contradictions » de la société, par exemple en poussant les adolescents à s’opposer à leurs parents.

  La famille est la cellule de base où s’effectue la croissance de l’homme. Tant qu’il n’a pas atteint l’âge adulte, l’homme a besoin de ses parents. Etant donné la durée de l’enfance et de la jeunesse, il faut que les membres du couple nouent des liens qui résistent à l’épreuve du temps. Axée sur l’institution du mariage, la famille a pour fonction non seulement de perpétuer l’espèce, mais aussi de transmettre l’héritage culturel. C’est sous son influence que le jeune s’intègre à la société en intériorisant un système de valeurs. La famille est l’espace privilégié de l’entraide et du don de soi. L’école a pour vocation d’instruire ; elle ne doit pas être concurrente de la famille, mais complémentaire. L’école est aussi l’antichambre de la vie où l’on apprend le respect des maîtres, la compétition entre les égaux, et les règles de la vie en société.


  Par-delà les limites de la famille ou de la lignée, les hommes veulent appartenir à un tout social qui ait son identité. L’idéal de la nation répond à cette aspiration. La société ne pourrait longtemps subsister si les individus qui la composent n’étaient réunis que par des intérêts. La cohésion du groupe s’appuie sur la participation à des mythes, des idéaux hérités du fond des âges ; elle est renforcée par l’ambition d’avoir un avenir commun. Pour ce motif, il est important que les sociétés soient suffisamment homogènes. Toute société multiraciale ou multi-culturelle apporte son cortège de discordes et de violences. Pour réduire ces tensions, les communautés s’isolent spontanément sur des territoires séparés où elles cultivent leurs différences. Les études qu’a pu faire le sociologue noir américain Thomas Sowell sont éclairantes : les États-Unis, loin d’être le creuset, le melting pot, où se mélangeraient races et cultures, sont un pays mosaïque, où sont juxtaposées des communautés ethniques en conflit permanent, plus ou moins ouvert, les unes contre les autres (11). Malgré l’idéologie dominante des Pères fondateurs, incarnée par les « Wasps » (white Anglo-Saxon protestants, protestants anglo-saxons de race blanche), l’accord de tous a tendance à se faire sur des valeurs minimales assez pauvres, ce qui favorise le matérialisme d’individus déracinés, consommateurs d’une sous-culture de masse. C’est pourtant la transposition en France de cette société multiculturelle que propose le lobby de l’immigration, sous les masques sémantiques de l' » intégration » ou de l' » insertion » .

Conclusion

 Notre identité est menacée. Quand on s’appuie sur une fausse conception de l’homme, on finit par le détruire. La décadence des peuples commence quand leur culture devient contre nature. L’homme, par nature être de culture, a un besoin d’identité extrêmement fort. Tant qu’il n’est pas devenu une masse d’individus déracinés, le peuple est forcément conservateur, dans le bon sens du terme ; il ne peut détruire délibérément la culture dont il a hérité et qui a tissé des liens entre les hommes qui le composent. Certes, la jeunesse remet en cause certains aspects de cet héritage culturel, mais ce phénomène est sain s’il reste dans de justes limites. La rupture des traditions, dont les effets sont catastrophiques, se produit quand la révolte de la jeunesse ne rencontre pas chez les adultes la résistance qu’elle appelle normalement, de la part des élites en particulier. Or, les membres des élites, en vertu même de leurs aptitudes et de leur place dans la société, sont encore plus « ouverts au monde » que la plupart des gens et sont fort exposés au risque de la décadence. C’est ainsi qu’il s’est formé dans notre pays un establishment cosmopolite, coupé du peuple et de ses traditions, qui entretient un goût abusif pour tout ce qui est nouveau. Ce dévoiement de certaines de nos élites met en péril notre culture. Contre le discours incapacitant et le terrorisme intellectuel propagé par l’establishment, nous devons en appeler aux forces vives de la nation, qui ne demandent qu’à s’exprimer. Il faut renforcer la démocratie pour créer les conditions politiques qui permettront au peuple de défendre et développer son identité.

(1) Konrad Lorenz, L’Agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1969

(2) Robert Ardrey, L’Impératif territorial, Stock, 1967

(3) Henry de Lesquen et le Club de l’Horloge, La Politique du vivant, Albin Michel, 1979, chapitre 6, p. 186

(4) Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, 2 t., Gallimard, 1948

(5) Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une Nation ?  » in La Réforme intellectuelle et morale et autres écrits, Albatros-Valmonde, 1982

(6) Konrad Lorenz, L’Envers du miroir, Flammarion, 1975

(7) Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970, p. 178

(8) Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Plon, 1983

(9) Jean-Yves Le Gallou et le Club de l’Horloge, Les Racines du futur, Albatros, 1984

(10) Friedrich-A. Hayek, Droit, législation et liberté, t. 2, P.U.F., 1981

(11) Thomas Sowell, L’Amérique des ethnies, L’Age d’homme, 1983

Chapitre 2 : L’appartenance communautaire et les dangers du déracinement

Par Didier Maupas

Les spécialistes de l’étude du comportement des primates affirment volontiers qu' » un singe n’existe pas » : ils veulent signifier par là que les singes anthropoïdes ne vivent qu’en famille, en couple ou en tribu et qu’on ne les rencontre jamais seuls à l’état de nature. Je suis tenté de dire qu’il en va de même pour l’homme. L’anthropologie politique du XVIIIe siècle imaginait un homme primitif séparé de ses semblables, qu’il ne fréquentait que fortuitement. Rousseau présente « l’homme sauvage », » errant dans la forêt, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, sans liaison, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement. » (1) Il est remarquable d’écrire autant d’erreurs en si peu de mots. En effet, aussi loin que l’on remonte dans le temps, les hommes ont laissé des traces d’une vie en société avec leurs semblables, dans une famille ou une communauté. La socialisation paraît aussi vieille que l’homme et même antérieure à l’hominisation. Les singes anthropoïdes, par exemple, vivent en clans hiérarchisés, connaissent des liens durables entre les sexes et des processus rudimentaires d’apprentissage social.

  L’appartenance communautaire est une caractéristique essentielle des hommes. Les hommes se définissent autant par leur parenté biologique, celle-ci déterminant le patrimoine génétique hérité de la lignée dont ils sont issus, que par leur parenté culturelle. C’est l’interaction du biologique et du culturel qui structure leur personnalité et constitue la trame du devenir humain. L’identité ne se conçoit pas sans culture. Une anthropologie qui ne tiendrait pas compte de ces données serait utopique et ne pourrait que conduire à une politique dangereuse pour l’équilibre des hommes. Précisément, beaucoup des traits de notre société actuelle paraissent ressortir à une pathologie du déracinement qui peut s’analyser comme la perte de la fonction structurante de la culture, c’est-à-dire comme un processus brutal d’individuation pathologique, qui fait éclater les communautés, privant l’homme du secours des formes et des normes culturelles. Et ceux qui, se réclamant du cosmopolitisme, préconisent un affaiblissement de notre identité et de notre sentiment d’appartenance communautaire pour toucher les dividendes hypothétiques d’une prétendue « ouverture » aux autres ne font qu’aggraver cette pathologie sociale née justement de l’affaiblissement des liens identitaires.

  C’est pourquoi il est important d’analyser ce qu’impliquent l’appartenance communautaire et les phénomènes de déracinement. J’articulerai mon propos pour ce faire autour des trois points suivants :

  1. le rôle de l’appartenance communautaire dans l’équilibre de l’être humain et celui des sociétés ;
  2. les implications générales du déracinement sur cet équilibre ;
  3. les menaces qui pèsent présentement sur l’appartenance communautaire et notre identité.

1. L’appartenance communautaire dans l’équilibre de l’être humain et des sociétés

L’identité de chacun résulte d’un processus historique marqué par l’interaction du culturel et du biologique qui caractérise fortement l’hominisation. L’identité est beaucoup plus héritée que construite et même si elle comprend un élément intentionnel (par exemple, lorsque l’on tente de redresser ses penchants), elle se greffe sur une histoire et une généalogie. L’appartenance communautaire se déploie dans une double direction : temporelle ou généalogique d’une part, spatiale ou territoriale d’autre part. Elle s’organise traditionnellement en Europe autour de quatre cercles concentriques. Ce sont :

  • la famille et le domicile (le foyer)
  • le cousinage et le voisinage (la gens et la cité)
  • la tribu et la province
  • le peuple, la patrie (la nation).

Priver le Français, l’Occidental, de l’un de ces quatre niveaux d’appartenance, même si ceux-ci peuvent être plus ou moins prononcés selon les époques, revient à amputer son identité. C’est particulièrement ressenti quand il s’agit de l’appartenance nationale. Ainsi, les études de motivations et de comportements montrent que, lorsque quelqu’un doit choisir entre divers critères pour se définir (nationalité, sexe, profession, famille, etc.), il retient prioritairement la nationalité (70 %). En effet, la culture particulière qui forme d’identité nationale est l’intermédiaire obligé entre l’individu et le monde. L’animal ne connaît ni l’ethnie ni la nation, mais seulement la famille et la bande. L’ethnie, unité culturelle, caractérise l’homme, et lorsque celle-ci prend conscience de sa dimension historique, elle donne naissance à une nation.


Ce que l’on nomme le social apparaît à l’analyse comme largement affaire de parenté. Émile Benveniste remarque à propos des langues indo-européennes que : « les termes désignant des unités sociales : clan, fratrie, tribu, sont souvent bâtis sur des radicaux exprimant une communauté de naissance ». (2) Rappelons l’étymologie de nation (du latin natio, naissance), et de patrie (de pater, patria). Les langues se sont souvent empruntées l’une à l’autre la désignation de l’esclave : celui-ci est un étranger auquel on ne se trouve pas lié par des relations de réciprocité (à la différence de l’hôte). L’ami se définit, au contraire, comme celui qui a les mêmes ancêtres ; dans le vocabulaire indo-européen, ceux qui sont nés dans le groupe sont à la fois « membres du groupe », « amis » et « hommes libres ». Ainsi, en grec et en latin, « libre » signifie initialement « qui croît » : sont libres ceux qui « naissent de la souche ». En hittite, on trouve le même radical pour « l’homme libre », « le camarade » ou  » l’ami » : « celui qui appartient au groupe ». (3) L’homme libre est celui qui est né et intégré dans la société et qui jouit des droits tirés de sa naissance. La liberté se définit alors comme l’appartenance au groupe formé de ceux qui se nomment mutuellement des « amis ». Les langues établissent une corrélation systématique entre les appréciations qualitatives et l’appartenance à la lignée ; la qualité dérive de la parenté, de l’appartenance à la même souche, et l’éthique est en quelque sorte associée à l’ethnique. Ainsi :

  • en latin, généreux se dit generosus, qui signifie d’abord « de bonne race » ;
  • en ancien français, franc (frank) veut dire libre ;
  • en latin, sincère se dit sincerus : « qui ne contient pas d’éléments étrangers, pur, sans mélange ».

  Le rôle joué par la reconnaissance des relations de parenté dans la vie sociale est insoupçonné, tant il nous paraît aller de soi, puisqu’il découle de notre nature. Des chercheurs anglo-saxons ont mis en lumière l’importance de la reconnaissance biologique dans la définition des attitudes politiques et avancé, la thèse, systématisée par Yves Christen dans Biologie de l’idéologie, que la vie politique serait un vaste système de reconnaissance permettant les regroupements entre parents génétiques inconnus, parce que, d’un point de vue sociobiologique, toute idéologie a de grandes chances de répondre aux intérêts d’un groupe génétique particulier (5). De même, il est significatif que l’on ait souvent cherché à asseoir une union spirituelle sur un rituel de parenté. Ainsi, sous la féodalité, les relations vassal-suzerain empruntent aux relations père-fils. Comme l’écrit Georges Duby : « La position de l’homme qui, par les gestes de l’hommage, est devenu le « garçon » (vassalus) d’un « ancien » (senior) est semblable à celle du fils devant son père : il doit servir ; mais il est payé de retour : la dilection répond à sa révérence, le « bienfait » à son « service » » (6). Et de la réciprocité des services entre ordres naît la concorde (concordia : « un seul cœur » » et « amitié » ; un seul cœur, « donc un seul corps, dont tous les membres coopèrent »). On peut aussi songer à la symbolique de la parenté dans l’Église ou la franc-maçonnerie, ou encore à la fraternité d’armes et à l' »esprit de corps » (partagé par les membres d’un même corps) qui caractérise la fonction guerrière : c’est lorsque l’enjeu, en l’occurrence la mort, paraît le plus grand, que l’on éprouve la nécessité de renforcer les liens de ceux qui y sont affrontés, par le rappel de leur parenté connue ou supposée. Longtemps, on a combattu par clan, gens ou famille (dans l’armée américaine, on ne séparait pas autrefois les frères d’une même unité), avant que les hécatombes modernes n’incitent à plus de prudence…


  Plus généralement, la reconnaissance des relations de Parenté et d’appartenance à une même communauté constitue un puissant moteur des relations sociales et singulièrement de la relation amicale. L’anthropologue Robin Fox affirme que la fonction des systèmes de parenté est l’une « des méthodes symboliques pour réduire les tensions intrinsèques »(7). L’éthologie a mis en lumière l’importance de l’agressivité dans le comportement animal et humain, mais également l’existence des facteurs qui contribuent à déclencher, à neutraliser ou à actualiser cette agressivité pour la transformer en relation bienveillante. Les êtres sont, même à leur insu, porteurs de signaux déclencheurs d’agressivité ou d’amitié. En particulier le schéma « inconnu = ennemi, connu = ami » constitue une des lois du comportement des êtres vivants supérieurs. D’après l’ethnologue Irenaus Eibl-Eibesfeldt, elle se manifeste « aussi chez les enfants sourds et aveuglés de naissance, bien que ceux-ci n’aient jamais fait de mauvaises expériences avec qui que se soit. L’angoisse et le rejet des inconnus se développent aussi chez les enfants des peuples vivant à l’état de nature. Il faut en conclure que le schéma « ennemi » correspond à une disposition innée. » (8)

  Des socio-biologistes comme Richard Dawkins et Edward O. Wilson ont mis en valeur les racines génétiques du comportement altruiste dans le monde animal. Selon eux, l’altruisme, bien loin d’être une énigme dans la théorie de l’évolution et de la sélection des êtres vivants, serait pour ainsi dire l' »égoïsme de la parenté ». Par exemple, les animaux qui font le guet pour protéger le groupe contre les prédateurs ne prennent le risque de donner l’alarme que s’ils ont des chances de sauver des individus apparentés. Et même si les guetteurs doivent périr, leurs gènes peuvent y gagner du point de vue de l’évolution, puisqu’ils sont sauvegardés dans leurs apparentés. Il faut donc parler d’une préférence pour la parenté et non pour le groupe ou l’espèce. Il existerait entre les individus d’une même population un degré élevé d’interactions résultant d’associations préférentielles, non exclusivement liées à l’habitat. Dans une large mesure, le sang prévaudrait sur le sol. En résumé, comme l’écrit encore Robin Fox : « le comportement entre membres d’un même lignage diffère sensiblement de celui qui est adopté à l’égard des non-membres… L’appartenance affecte le statut des individus et joue un rôle très important, en particulier pour la sociabilité des mâles. » (9) Faute de se reconnaître un lien de parenté avec un autre, donc, en définitive, de retrouver en lui une part de son identité, l’individu est porté à lui être hostile. Le comportement amical ou altruiste traduit une préférence marquée pour la parenté qui, chez l’homme, revêt un double aspect, biologique et culturel. Ne dit-on pas que la charité chrétienne doit d’abord s’exercer vers le prochain (ordo amoris), qui peut se définir, précisément, par sa proximité par rapport au sujet, c’est-à-dire par une forme de parenté, tant il est vrai que les dimensions biologiques, spatiales et temporelles se trouvent imbriquées dans l’appartenance communautaire ?

  L’appartenance communautaire, et singulièrement la conscience de l’appartenance, est donc une pièce maîtresse de l’identité de l’homme. C’est parce qu’il est par nature un être de culture que l’homme est un être de communautés : il a besoin, pour « devenir ce qu’il est », de l’assistance d’une famille, du cadre de la culture dont il a hérité. Une communauté procure à l’homme une forme. Elle lui assure également protection, en lui permettant notamment de distinguer l’ami de l’étranger, le connu de l’inconnu, d’où peut venir le danger. La communauté familiale est à cet égard irremplaçable pour la maturation de l’individu, comme lieu de transmission des normes, et joue un grand rôle dans la réussite sociale. L’importance des structures communautaire dans le développement de l’homme découle de sa nature, de sa généalogie et de son histoire ; elles sont l’aboutissement d’un long processus évolutif.

2. Le déracinement et le déséquilibre des êtres et des sociétés

 Le déracinement est un processus brutal d’individuation pathologique qui conduit à l’éclatement des communautés et prive l’homme de la fonction structurante de la culture. État instable, le déracinement frappe en même temps les communautés et les personnes.

Le déracinement implique la mort des cultures

La rupture de la tradition, dénoncée par Konrad Lorenz comme l’un des « huit péchés capitaux de notre civilisation », est caractéristique du déracinement culturel (10) : « elle porte atteinte à l’acquis légué par les générations antérieures, c’est-à-dire à l’ensemble des traditions qui ont donné un avantage sélectif à un peuple et lui ont permis de survivre. Elle s’accompagne d’une valorisation excessive de la nouveauté (que d’aucuns appellent « pléonexie »), et de phénomènes de « pseudo-spéciation », par fractionnement des communautés traditionnelles et constitution de groupes qui vivent repliés sur eux-mêmes. Bien qu’en raison de sa nature transitoire la jeunesse n’ait pas vocation à l’autonomie, elle s’est coupée des adultes ». L’enquête I.F.O.P.-L’Express de décembre 1988, intitulée  » La Génération cocon », souligne ce phénomène remarquable de « pseudo-spéciation » de la jeunesse ; à la question : « Croyez-vous que votre génération sera très différente, ou non, de celle de vos parents ? », une majorité écrasante répond aujourd’hui « très différente » (80 %), alors qu’ils n’étaient que 16 % en 1957 (11).

  Les individus, ne pouvant plus se référer à des valeurs communes, ne trouvent plus de sens au monde et à la société. Selon l’analyse sociologique de Tönnies, le déracinement implique le passage de la « communauté » à la « société »,, et de l' » organique » au « mécanique » comme type d’ordre social (12). Il se traduit à l’époque moderne par l’apparition d’une société uniformisée où l’échange marchand devient le paradigme des relations sociales. La communauté se définit par l’appartenance à un tout organique, dont l’unité résulte de l’homogénéité relative de ce qu’elle englobe. Tönnies en distingue plusieurs formes, comme la famille, le village, la petite ville, la région, la relation amicale, etc., qui sont fondés sur un héritage commun défini par le sang et l’histoire. La société, au contraire, réunit des individus qui, tout en vivant les uns à côté des autres, n’ont pas de passé à partager. Elle n’est qu’une addition d’individualités.

  La controverse sur le code de la nationalité illustre la virulence de cette approche « sociétaire » et déracinée du fait national. Elle oppose clairement d’un côté ceux qui considèrent que la nationalité se constate avant de se décréter, car elle est d’abord un héritage et un fait historique et politique, avant d’être une question de droit, et de l’autre ceux qui ignorent les peuples et ne connaissent que des hommes interchangeables, pris isolément, dotés de droits abstraits et que l’on pourrait agréger à volonté, pour peu que l’on fasse preuve d' » ouverture ».


  Le déracinement ouvre la voie à la « foule solitaire », selon l’expression du sociologue américain David Riesman (13) : c’est une agrégation d’individus étrangers les uns aux autres, bien qu’ils soient entassés sur un même territoire. Bernard Kouchner, secrétaire d’État à l’action humanitaire, remarquait lors du colloque de janvier 1989 sur « les nouvelles solidarités », que les exclus de notre quart monde étaient « plus malheureux » que les pauvres du tiers monde, car « là bas il n’y a pas de protection sociale, mais les connivences claniques, les solidarités familiales, les initiatives individuelles protègent les hommes. On se soutient plus, on se reconnaît. Ici, malgré les manques, la protection sociale reste efficace, mais on se méfie les uns des autres, on reste à distance. »(14) Le déracinement détruit précisément ce que Bernard Kouchner nomme les « connivences claniques, les solidarités familiales, les initiatives individuelles »…

  Les sociologues américains Daniel Bell et Christopher Lasch ont, au seuil des années quatre-vingt, étudié le développement d’un narcissisme et d’un hédonisme qui touchent l’ensemble des nations occidentales, comme en témoignent de multiples études sociologiques (15). Ainsi, d’après l’enquête I.F.O.P.- L’Express évoquée ci-dessus, la « réussite professionnelle et familiale » constituerait l’idéal majoritaire de la jeunesse, avant tout autre. Il faut sans doute rattacher également à ce processus d’individuation hédoniste le déclin du militantisme social ou politique, singulièrement dans la jeunesse, comme le montre une enquête du C.R.E.D.O.C. (16) « Après avoir défendu le citoyen, puis le travailleur, quel droit voulons-nous faire reconnaître ? », s’interroge Alain Touraine, avant de formuler sa réponse : « la défense de l’individu », qui doit selon lui devenir le thème de mobilisation de la gauche, car sociologiquement porteur (17). Le fait que la gauche constructiviste redécouvre les vertus du « droit de chaque individu à construire et à gérer sa vie personnelle » est tout à la fois réjouissant et instructif, car il souligne la puissance des tendances individualistes dans notre identité. Mais si la civilisation occidentale est vraiment la seule civilisation de la personne, si l’Occidental apparaît par nature comme un individualiste, cet individualisme paraît se muer aujourd’hui en narcissisme.


  L’individualiste narcissique ne se connaît que des droits qu’il revendique contre autrui, comme lorsqu’il invoque ses prétendus « droits sociaux » et ignore ses devoirs, même et surtout lorsqu’il verse quelque argent pour les grandes causes de la solidarité médiatique. Ohne mich (sans moi), tel était l’un des mots d’ordre des pacifistes allemands dans les années soixante-dix. Narcisse se décharge à bon compte sur autrui des droits de l’avenir. L’idéologie qui proclame les droits absolus de l’individu, y compris celui de se désintéresser du destin de sa communauté, conduit au déracinement : elle ne perçoit la société que réduite aux atomes sociaux qui la composent, sans autre but que la quête de leur bonheur individuel. L’individualisme narcissique ouvre la voie à la société d’indifférence, où chacun se décharge sur l’État-providence du souci de son prochain. Voilà pourquoi notre « quart monde » est sans doute plus malheureux que les pauvres du tiers monde. En outre, puisque la culture prolonge la biologie de l’homme, un affaiblissement des normes culturelles provoque un dérèglement pathologique de la personnalité. Sans la conscience d’appartenir à une communauté, l’homme ne peut partager un ordre de valeurs avec autrui. Lorsque « tout vaut tout », une culture ne peut plus préserver la hiérarchie de ses valeurs. Alors, le déracinement culturel libère une agressivité débridée, car l’obscurcissement des valeurs communes n’autorise plus une claire perception des interdits et des signes de reconnaissance qui permettaient d’en ritualiser l’usage. La révolte des personnalités déstructurées par le déracinement ouvre la voie à l’explosion de la marginalité, et à la violence exercée contre autrui ou contre soi-même, comme dans le cas des drogués. Un jeune délinquant de 18 ans que l’on avait envoyé en 1982 se « réinsérer » dans un village du Club Méditerranée devait prononcer cette parole terrible : « Depuis cinq ans, je veux être commandé. » (18) Déracinement, marginalité et violence sont liés.

  Autrefois, la pathologie du déracinement touchait les migrants, qui fuyaient leur pays ou quittaient leurs campagnes. Elle continue de frapper ceux qui viennent s’installer en Europe en abandonnant leurs terres ancestrales. Mais la forme la plus dangereuse est ce que l’on pourrait appeler le déracinement immobile, celui des peuples qui ne migrent pas : dans ce cas, le déracinement de provient plus de l’éloignement entre le pays d’origine et la nouvelle installation, mais d’une césure temporelle qui rend un peuple étranger à lui-même, à son devenir historique. Même si l’on n’emporte pas sa patrie « à la semelle de ses souliers », un émigrant peut conserver son identité en demeurant attaché au souvenir de ses ancêtres. En revanche, lorsqu’une génération ne peut plus comprendre celle qui l’a précédée et ne veut plus assumer son héritage, le déracinement est radical, il fait perdre le sens de l’existence et tend à faire table rase de la généalogie et de l’histoire. Jadis, les « barbares » envahissaient les terres « civilisées ». Aujourd’hui, ils se trouvent attirés par des terres où l’homme se barbarise, où il devient étranger à sa propre culture, dans la « tiédeur mortelle » dénoncée par Konrad Lorenz. On a souligné à juste titre la convergence de trois phénomènes : d’abord, la progression d’un individualisme narcissique qui conduit les hommes à se préoccuper exclusivement de leur bonheur particulier « ici et maintenant » ; ensuite, la dénatalité, qui marque le « refus de la vie », le refus de laisser une descendance, et qui concrétise dans l’ordre biologique la rupture culturelle entre les générations ; enfin, le déclin des valeurs transcendantes et de dépassement de soi (comme le sens du sacré et les pratiques religieuses), qui prive l’individu des références qui donnaient un sens à l’existence.

 Les périls actuels

L’appartenance communautaire se trouve menacée en Occident par un double mouvement : d’une part, l’homogénéisation des modes de vie, et, d’autre part, l’interpénétration des ethnies sur un même territoire. L’homogénéisation des modes de vie, phénomène que d’aucuns qualifient à tort d’américanisation, alors qu’il n’exprime pas l’identité américaine, conduit progressivement les peuples à l’uniformisation, surtout dans le monde occidental, qu’il s’agisse des manières de se vêtir, de se nourrir ou de se distraire, et demain, peut-être, de penser et de percevoir le monde. L’interpénétration des ethnies accompagne le recul de leurs cultures particulières. Autrefois, chaque ethnie occupait jalousement le territoire conquis ou légué par ses ancêtres. De plus en plus, aujourd’hui, dans l’aire de la culture occidentale, des ethnies différentes se côtoient, du fait de l’immigration venue du tiers monde. Certains se réjouissent de cette évolution. Le cosmopolitisme, nouvelle expression de la vieille utopie égalitaire, y voit un progrès vers l' » unité du genre humain ». Il prône la dilution des identités et l’agrégation dans la société mondiale. Pourtant, I’homogénéisation des modes de vie ne marque pas un progrès, mais un appauvrissement, tout comme la juxtaposition d’ethnies différentes sur un même territoire ne constitue pas un enrichissement, mais une source de tensions.

  L’amitié suppose la reconnaissance de l’identité, c’est-à-dire la capacité de se reconnaître dans autrui, de le considérer comme son « prochain ». Cela explique pourquoi l’homogénéisation, qui trouve dans l’ordre éthique son pendant dans le relativisme généralisé et l’absence de hiérarchie dans les valeurs, débouche sur l’indifférence, le repli sur soi, puis sur la violence (l’indifférence glacée apparaît elle-même comme une forme d’agressivité). Contrairement à ce que prétendaient les utopistes du XVIIIe siècle, la société égalitaire conduit à la guerre de tous contre tous, car elle a l’envie et l’indifférence pour ressorts principaux. L’identité est à la fois ce qui distingue et ce qui rapproche d’autrui, et cette distinction nécessaire devient plus difficile à opérer, lorsque la société tend à l’homogénéisation. « Plus la patrie est grande, moins on l’aime », disait Voltaire : moins les hommes ont conscience de leur proximité et de leur parenté, plus leur propension à l’hostilité mutuelle devient forte. L’interpénétration des ethnies sur un même territoire conduit à la confrontation. La tolérance ne se décrète pas, puisqu’elle découle de la nature de l’homme et exprime une préférence pour la parenté. Aussi la coexistence d’ethnies sur un même territoire n’est-elle que passagèrement pacifique et débouche-t-elle fatalement soit sur la partition, chaque ethnie se rendant maîtresse exclusive d’une partie du territoire, soit sur la confrontation en vue de la destruction (ou de l’éviction) de l’une des ethnies en présence. L’histoire et l’actualité montrent que les cas de cohabitation harmonieuse sont rarissimes et que l’intégration par appauvrissement mutuel est beaucoup plus fréquente, avant de déboucher sur la confrontation. L’Inde n’est parvenue à la coexistence d’ethnies sur un même territoire qu’en constituant le système des castes.


  Les ambiguïtés du melting pot américain peuvent servir de référence, dans la mesure où l’intégration paraît s’y réduire à l’agrégation, celle-ci n’étant que l’adhésion à un style de vie assez pauvre, et n’empêchant pas, au demeurant, la constitution de territoires propres à chaque ethnie (les « ghettos »). Dans le même esprit, ceux qui chez nous parlent de l’intégration des immigrés prétendent réduire l’identité française à la philosophie des droits de l’homme en occultant les racines que ceux-ci prennent dans la culture de l’Occident, et caressent le vain espoir de trouver un dénominateur commun entre des cultures hétérogènes. Or, une identité n’est pas autre chose qu’une hiérarchie de préférences. Lorsqu’on met en présence, comme dans le cas de l’immigration islamique ou africaine en Europe, ou de celui des étudiants africains en Chine, des ethnies qui appartiennent à des aires culturelles différentes, l’absence de références communes conduit à un dialogue de sourds. C’est bien ce que paraissent avoir compris les partisans de l’intégration forcée des ethnies, puisqu’ils cherchent à empêcher l’une d’elles d’affirmer ses préférences propres, par exemple en matière de voisinage ou d’habitat (comme le montre, aux États-Unis, la politique du busing infligée aux enfants, qui doivent rejoindre des écoles éloignées de leur domicile, ou celle des quotas dans l’emploi, qui prive les entreprises de la liberté d’embauche).

  Le discours cosmopolite, fondé sur une interprétation faussée et unilatérale des droits de l’homme, paraît destiné à incapaciter ceux que préoccupent l’homogénéisation des cultures et l’affaiblissement de notre identité, et il se révèle incapable de fonder une coexistence pacifique et harmonieuse entre les peuples. L’homme aux semelles de vent, tant vanté dans les media, n’existe que dans les représentations de l’establishment occidental. Dans le reste du monde, s’affirme au contraire la protestation identitaire de ceux qui entendent préserver leur nation, leur authenticité ou l’intégrité de leur foi. Cette observation met en lumière la profonde ambiguïté des mots d’ordre en faveur de l’intégration répandue en France par le lobby de l’immigration. Le président de S.O.S.-Racisme affirme la valeur de  » l’attachement » des immigrés « à la nationalité d’origine comme élément de leur identité », tout en sommant les Français d’abandonner la leur et de renoncer à toute « frilosité » en ce domaine (19). Et quand le P.S. préconise de « populariser, vulgariser par tous les moyens disponibles l’histoire » et de « rappeler ce que fut la splendeur » d’une civilisation, c’est bien sûr de « l’arabo-musulmane » dont il s’agit (20). Les tenants du cosmopolitisme impressionnent moins Khartoum que Paris ; ils ne contribuent qu’à ébranler un peu plus un peuple qui doute de lui-même et qui hésite à affirmer sa souveraineté à l’égard de populations plus résolues.


*


  J’ai cité Jean-Jacques Rousseau en introduction de mon propos. S’il fut un piètre anthropologue, un mauvais prophète et l’un des pères du totalitarisme, il fut aussi parfois un observateur judicieux. Les partisans du cosmopolitisme devraient méditer ce passage de L’Emile : « Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s’aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. Au dehors, le Spartiate était ambitieux, avare, inique : mais le désintéressement, l’équité, la concorde régnait dans ses murs. Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. » (21)


(1) Cité par Henry de Lesquen et le Club de l’Horloge, La Politique du vivant, Albin Michel, 1979, p. 31

(2) Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Éditions de Minuit, 1975, p. 255

(4) E. Benveniste, op. cit., p. 255

(5) Yves Christen, Biologie de l’idéologie, Carrère, 1985

(6) Georges Duby, Les trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Gallimard, 1978, p. 93

(7) Robin Fox, Anthropologie biosociale, P.U.F., Ed. Complexe, 1978, p. 48

(8) Irenaus Eibl-Eibesfeldt, L’Homme programmé, Flammarion, 1976, p. 83

(9) R. Fox, op. cit., p. 35

(10) Konrad Lorenz, Les huit Péchés capitaux de notre civilisation, Flammarion, 1973

(11)] L’Express du 30 décembre 1988

(12) Ferdinand Tönnies, Communauté et société, Retz, 1977

(13) David Riesman, La Foule solitaire, Arthaud, 1971

(14) Le Monde du 11 janvier 1989

(15) Daniel Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, P.U.F., 1979 ; Christopher Lasch, Le Complexe de Narcisse, Robert Laffont, 1980

(16) Le Monde du 11 janvier 1989

(17) Le Monde du 17 janvier 1989

(18) Le Monde du 13 juillet 1982

(19) Le Monde du 14 janvier 1989

(20) Le Monde du 18 janvier 1989

(21) Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, œuvres complètes, Gallimard, 1969, pp. 248-249

Chapitre 3 : Ordre, religion et morale face à l’idéologie dominante

par Henry de Lesquen

 Michel Leroy a montré en introduction que la culture de l’Occident se distinguait par la place qu’elle donne à la personne et la confiance qu’elle fait à l’homme. En Occident, l’homme veut être libre de ses actes, parce qu’il se sent apte à former des jugements moraux. Il s’ensuit qu’il peut participer au gouvernement de la cité et à la définition du droit. C’est pourquoi les sociétés occidentales ont connu des formes de vie démocratique à toutes les époques.

  Cette vigueur du sens moral et cet attachement aux libertés fondamentales impliquent que le droit soit distingué de la morale, le temporel du spirituel. Les sociétés occidentales sont restées jusqu’à présent rebelles à la tentation théocratique, qui veut réaliser la confusion des deux sphères. Or, nous assistons à une formidable offensive pour obscurcir cette distinction du droit et de la morale et subvertir la morale traditionnelle, en installant à la place une morale d’un nouveau genre, qui ferait plus appel aux mécanismes sociaux qu’à la responsabilité individuelle. Ainsi la société française connaît-elle paradoxalement un ordre moral d’un genre inédit dans une époque de laxisme moral. D’une part, le sens moral qui marque notre identité est sapé par une entreprise systématique de dénigrement. Mais, d’autre part, le terrorisme intellectuel qui s’exerce à travers les media interdit certains débats au nom de la morale, et le sentiment populaire est étouffé au profit de celui d’un establishment sans légitimité ? qu’il s’agisse, par exemple, pour s’en tenir à des sujets évidents, de l’immigration ou de la peine de mort.

  La morale traditionnelle est battue en brèche par une nouvelle morale, largement répercutée par les media. Cet état de la société est pathologique. La France souffre d’une maladie de l’âme qui met son identité en péril en sapant ses traditions. Pour lui trouver des remèdes, il nous faut porter un diagnostic aussi précis que possible, puis formuler un pronostic sur son évolution.

1. Diagnostic

a) Parmi les manifestations du mal, le nouvel ordre moral, dictature exercée sur les consciences au nom d’une morale bien particulière par un establishment coupé du peuple, n’est pas la moins importante. Sur beaucoup de sujets dits de société, le peuple ne peut faire entendre sa voix, parce que les « autorités morales » parviennent à imposer leur manière de voir. Dans une démocratie représentative, il peut se faire que la classe politique se transforme en oligarchie coupée du peuple. Les penseurs politiques ont signalé depuis longtemps ce danger. On a vu, cependant, cette classe politique dépossédée à son tour par la classe administrative : c’est ce qu’on a appelé la technocratie. Voici que surgit une autre déviation de la démocratie, et qu’au nom des droits de l’homme ou du refus de l' » exclusion » on prétend dépouiller le citoyen de ses droits et la nation de sa souveraineté, au profit des « autorités morales ».

  L’affaire du code de la nationalité a été typique de cette confiscation du pouvoir qui s’effectue au nom de la morale. Le garde des sceaux déclarait, après le retrait de son projet de loi en décembre 1986 : « La majorité des Français était favorable à la réforme, mais elle a fait contre elle l’unanimité des autorités morales.  » (1) Le régime où le sentiment populaire est subordonné au verdict des autorités morales, des docteurs de la loi, n’est pas la démocratie, mais une théocratie d’un nouveau genre, où la référence à Dieu est remplacée par quelque idole laïque : le Progrès, la raison, la Nature ou l’Humanité.

  C’est d’abord à la télévision, accessoirement dans la presse, que l’on célèbre le nouveau culte et que l’on enseigne la nouvelle morale, celle des grandes consciences qui disent au peuple ce qu’il doit croire et vénérer et, surtout, ce qu’il doit mépriser ; quels sont les bons et les méchants. Pour éliminer ses adversaires en culpabilisant les Français, l’establishment politico-médiatique déchaîne périodiquement des campagnes orchestrées qu’il faut bien qualifier d’hystériques, dans une atmosphère qui rappelle parfois la chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles… Il y avait eu, en 1979, l’absurde débat sur la nouvelle droite*. Un an plus tard, la gauche a exploité l’attentat de la rue Copernic pour « déstabiliser » le président Giscard d’Estaing. Le procès Barbie, en 1987, a donné lieu à un concert de flagellation collective. Il faut évoquer aussi les campagnes dirigées contre le Front national et son président, M. Jean-Marie Le Pen, à l’occasion de la phrase sur le point de détail, en 1987, ou du fameux calembour, en 1988. Cette agitation, qui entretient dans l’opinion des attitudes infantiles, est indigne de notre démocratie. La classe politique se trouve la première asservie, au sens de la théorie des systèmes, aux diktats de la classe médiatique. D’où un décalage grandissant entre les partis et l’opinion populaire, qui n’est pas pour rien dans la montée de l’abstention aux élections.


  On glorifie la génération morale qui suit les mots d’ordre de S.O.S.-Racisme ou de l’U.N.E.F.-I.D.. On ferait mieux de plaindre la majorité morale qui subit cette propagande. Car il est clair que la morale médiatique n’a pas grand-chose à voir avec la morale traditionnelle. Quelles que soient les différences entre morale laïque et morale chrétienne, notamment en matière de mariage et de divorce, on pouvait, à l’époque de Jules Ferry, ou quand Bruno écrivait Le Tour de la France par deux enfants – sous-titré : « Devoir et patrie » -, inculquer aux élèves des principes moraux que tout père de famille acceptait (2). On leur enseignait les vertus civiques et privées : l’amour de la patrie, l’esprit de sacrifice, le sens de l’honneur et le sentiment de la grandeur, ainsi que l’honnêteté, la pudeur, la décence, la tempérance. Ni Coluche, ni Jean-Paul Aron, ni Michael Jackson n’auraient été présentés comme des modèles à cette époque… Cette morale commune demeure celle de la grande majorité des Français, de la majorité morale, et c’est pourquoi nos compatriotes sont affligés du laxisme qu’ils subissent, et parfois qu’ils suivent, sans trop savoir comment lui résister.

  Certaines des « autorités morales » se sont autoproclamées, comme S.O.S.-Racisme, et ne tirent leur influence que de l’écho qu’on leur donne complaisamment dans les media. Mais d’autres, comme les évêques, représentent des institutions vénérables. Or, force est de constater que ceux-ci ne bénéficient de la faveur des media que dans la stricte mesure où leurs jugements s’alignent sur ceux de la classe médiatique. Lorsque les évêques appuient les thèses du lobby de l’immigration, on les applaudit. Lorsqu’ils se sont permis, en 1988, à propos du film de Martin Scorsese ou de la prévention du S.I.D.A., de défendre la foi et la morale traditionnelle de l’Église catholique, on les a accusés de rallumer les bûchers de l’Inquisition ! Les procédés employés contre les valeurs traditionnelles sont la provocation et la dérision. La provocation, qui est une surenchère dans l’outrage, acclimate le laxisme moral sur les affiches et les écrans. Au pays de François Rabelais, la dérision n’est pas un procédé moins efficace. Le rire peut être libérateur, sans doute. Mais il y a aussi un rire subversif, dont la fonction est d’avilir l’ancienne morale, pour faire place à la nouvelle. Le rire de Molière dénonce le pharisaïsme des faux dévots. Celui de Coluche est au service des nouveaux Tartuffes, qui, de nos jours, ne jettent plus l’interdit sur le sexe, mais sur la race ou sur ce qui s’y rapporte : l’hérédité, le « sang ».

  Ce laxisme moral qui dissimule la dictature d’une nouvelle morale porte atteinte à l’ordre social. Il est à l’origine de la crise des institutions : la famille, l’Eglise, l’école… Le corps social demeure sans réaction face à la montée des périls, qu’il s’agisse de la chute de la natalité, de la montée de l’immigration, ou du maintien de l’insécurité, qui traduit le déclin de valeurs vitales pour l’avenir de notre communauté nationale : la générosité, l’amour de la patrie, le sens de l’honnêteté et de la responsabilité.

  Certains fléaux sociaux comme la drogue ou le S.I.D.A. illustrent cette subversion des valeurs, qui substitue une morale d’un nouveau genre à la morale traditionnelle. L’identité culturelle d’un peuple, telle qu’elle se traduit dans ses traditions et ses mœurs, ne se définit pas tellement par les valeurs qu’elle admet – il y a des valeurs universelles -, mais plutôt par la hiérarchie qu’elle établit entre celles-ci et la manière dont elle résout les conflits de valeurs. Dans le cas de la drogue, il s’agit de savoir si l’intempérance du drogué relève de son libre-arbitre et si la loi pénale ne doit frapper que les trafiquants, non les consommateurs. Ou si, au contraire, ce type de liberté ne mérite pas d’être protégé, parce que le consommateur de drogue est un être dépendant qui doit être puni pour le danger qu’il fait courir à autrui, autant que pour le mal qu’il se fait à lui-même. Le Japon, enraciné dans ses traditions, a réussi à éradiquer ce fléau en réprimant non seulement le trafic, mais aussi la consommation de la drogue.


  La polémique sur le S.I.D.A. témoigne plus encore du dérèglement des esprits. Un homme doit-il avoir la liberté de répandre la mort autour de lui ? Si cette maladie est moins dangereuse qu’on ne le dit, si elle ne menace que des populations limitées, alors les mesures adoptées en France par les gouvernements successifs sont probablement suffisantes. En revanche, si les spécialistes n’exagèrent pas, si le S.I.D.A. menace la société tout entière et peut causer des centaines de milliers de victimes au cours des prochaines années, il serait irresponsable de ne pas prévenir l’épidémie en empêchant les malades et séropositifs de contaminer les bien-portants, comme la loi républicaine a toujours prévu qu’on le fit dans des cas semblables. Il faut avoir une notion bien pervertie de la liberté pour soutenir que le porteur du virus a le droit de transmettre à d’autres la maladie dont il est atteint. L’État doit en priorité préserver la masse des individus sains des risques de contamination. Ici, le laxisme moral s’abrite derrière le prétexte démagogique du « refus de l’exclusion ». En réalité, tout ordre social, dans ses divers aspects : droit, morale, institutions, communautés, repose sur des relations d’inclusion-exclusion. Vivre, en un sens, c’est exclure, pour préserver sa vie avec son identité.

b) Comment analyser ces symptômes apparemment contradictoires qui révèlent, pour ainsi dire, l’empire d’une morale immorale ? Nous allons voir que ce sont les deux faces de la lutte entre la morale traditionnelle et cette autre morale qu’il nous faut tenter de définir.

  La morale traditionnelle de l’Occident lui est propre. Certes, on observe des différences dans les mœurs, sinon dans l’éthique, entre l’Espagne et l’Allemagne, ou l’Italie et l’Angleterre, entre la France aussi et les pays qui l’entourent et même, à l’intérieur de la France, entre les diverses provinces. Pourtant, la culture de l’Occident, marquée par le christianisme, est une unité distincte des autres grandes cultures du monde, celles de l’Orient islamique, de l’Inde et de la Chine. Chacune de ces cultures dispose d’un code moral différent du nôtre. Que l’on songe à la place de la femme dans la société et à la forme de la famille. La morale traditionnelle de l’Occident fait partie de notre identité collective. En sapant ses fondements, l’idéologie dominante fait la preuve de son cosmopolitisme .

  Dans Étrangers à nous-mêmes, Julia Kristeva fait ressortir le conflit du cosmopolitisme avec la morale traditionnelle : « Le cosmopolite du XVIIIe siècle était un libertin – et, aujourd’hui encore, l’étranger demeure… cet insolent qui… défie pour commencer la morale de son pays, et provoque ensuite des excès scandaleux dans le pays d’accueil. » (3) Remarquant que Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme, rejetait « la convention contraignante inventée par les hommes, au profit d’un « logos pur », sans pudeur et sans retenue, faisant retour à la naturalité universelle des hommes », elle met en valeur son « idéal cosmopolite » : « Plus d’États ni de peuples distincts, mais une seule loi gouvernant le troupeau humain, heureux dans son pâturage. L’Amour y règne sur des hommes et des femmes qui s’appartiennent librement… L’anthropophagie, l’inceste, la prostitution, la pédérastie et bien entendu la destruction de la famille sont également admis parmi les traits de cet État idéal. On a l’impression que le cosmopolitisme surgit au sein d’une mouvement global qui fait table rase des lois, des différences et des interdits… que l’abolition de la frontière étatique implique… un franchissement des interdits qui garantissent l’identité sexuelle, individuelle, familiale. » Et elle conclut : « Le cosmopolitisme sera soit libertaire, soit totalitaire, ou ne sera pas. » (4)

  Cosmopolitisme est un mot du vocabulaire « branché » et une idée dont se réclame, notamment, la revue Globe, qui écrivait, dans le numéro de fondation : « Bien sûr, nous sommes résolument cosmopolites. Bien sûr, tout ce qui est terroir, béret, bourrées, binious, bref, « franchouillard » ou cocardier, nous est étranger, voire odieux. » (5) Dans un autre éditorial de Globe, M. Pierre Bergé disait le dégoût que lui inspirent des mots comme « ordre », « morale », « famille », mais surtout « patrie ». En arrivant à « patrie », il marquait même son indignation. « Patrie : c’est le plus dangereux… Nous sommes quelques-uns à ne plus nous reconnaître très bien dans cet hexagone égoïste, et à penser que la patrie a fait depuis longtemps éclater les frontières. » (6)

  Nous avons trouvé, grâce à Globe, la définition que nous cherchions : la nouvelle morale est celle du cosmopolitisme. C’est une morale cosmopolite. « Cosmopolite » veut dire « citoyen du monde » (cosmos + politês). C’est une contradiction dans les termes, qui révèle le caractère utopique et fallacieux de l’idée que le mot prétend exprimer, car il ne peut y avoir de cité sans un dedans et un dehors, une relation d’inclusion-exclusion, une distinction entre le citoyen et l’étranger.

  La morale cosmopolite vulgarisée par les media est pauvre intellectuellement. Les slogans de S.O.S.-Racisme lui tiennent lieu de philosophie (c’est la « pote-philosophie »). Mais ses lignes de force sont assez claires. Elle est essentiellement négative et rejette la plupart des valeurs de la culture occidentale, ne laissant subsister (provisoirement ?) que celles de l’individualisme marchand. Dans la société multiculturelle, chacun se replie sur lui-même, s’enferme dans sa vie privée et dans sa vie professionnelle pour se protéger des autres, avec qui il ne peut rien partager d’essentiel, comme le héros du Bûcher des Vanités, Sherman Mc Coy (7). La morale cosmopolite propose une conception dévoyée de la liberté, en appelant à la « libération » vis-à-vis des normes traditionnelles. Elle entretient aussi le matérialisme en faisant de l’argent l’étalon des valeurs. La famille est particulièrement menacée. Les relations entre l’homme et la femme, entre les parents et les enfants, varient selon les cultures. Ici, un homme n’épouse qu’une seule femme. Ailleurs, deux, trois, quatre ou davantage. Les cultures de l’immigration, nous dit-on, auraient-elles moins de valeur que la nôtre ? En conséquence, l’institution du mariage est vidée de son contenu par une neutralisation progressive : l’évolution du droit civil efface la différence entre le mariage et le non-mariage, concubinage ou « union libre ». La législation fiscale et sociale, quant à elle, favorise en général les non-mariés. La dislocation de la famille à laquelle nous assistons est le résultat de cette transformation du droit, qui agit sur les mentalités.


  Depuis l’élection de M. Mitterrand en 1981, le socialisme français a fait sa mue. On peut parler maintenant d’un néosocialisme, à moitié libéral en économie. Ce socialisme new look est une autre expression de l’antique utopie égalitaire et demeure viscéralement hostile aux communautés comme la famille et la nation, qui s’appuient sur des traditions et protègent l’homme contre les manipulations totalitaires. Peut-être même l’est-il davantage que l’ancien. Le cosmopolitisme est à la nation ce que le communisme est à la propriété. Il est le minimum doctrinal sur lequel les socialistes n’ont pas l’intention de transiger.

  La nation, ou la patrie, est odieuse aux cosmopolites. Dans nation il y a naissance (natio), comme dans patrie il y a père (pater) : la nation et la patrie sont un héritage. Le sentiment de fraternité qui rattache les uns aux autres les membres d’une communauté comme la nation est fonction de ce lien de parenté et de filiation qui existe entre eux et avec leurs ancêtres. Cela est insupportable à l’homme déraciné, qui tente d’assimiler la défense de l’identité à de la haine raciale, à du « racisme ». L’antiracisme égalitaire, qui dissimule le racisme antifrançais, est la marque distinctive de la morale cosmopolite. Pourtant, si le racisme est condamnable, c’est bien dans la mesure où il atteint tel peuple, ethnie ou race dans son identité. Personne, en revanche, n’a reproché à Léopold Senghor ou à Aimé Césaire de faire l’éloge de la négritude en développant la conscience de race. Le racisme anti-français ou anti-occidental ne paraît pas moins dangereux qu’un autre.

  Le cosmopolite est un étranger dans sa propre cité. Il est même « étranger à lui-même », selon Julia Kristeva. C’est dire qu’il a perdu son identité. Il se fait un devoir de dénigrer les coutumes du peuple où le hasard l’a fait naître, qu’il juge arbitraires et barbares. C’est pourquoi le cosmopolite ne met pas les autres peuples au même niveau, il les met au dessus du sien. Non content de condamner la préférence nationale, il prône la préférence étrangère. Ici, nous touchons au cœur de la pensée cosmopolite, à son intuition fondatrice. Beaucoup plus que la négation abstraite de toute identité concevable, c’est la négation vécue de l’identité de la France et de celle de l’Occident, dont la nôtre participe, qui est le moteur du cosmopolitisme contemporain. On peut parler d’un racisme antifrançais et anti-occidental, certes, mais cela n’épuise pas la question, car le cosmopolitisme n’est pas seulement une attitude ou une idéologie, c’est aussi une religion, avec ses croyances et son culte. Le dogme central du cosmopolitisme n’est autre que la culpabilité collective de l’Occident vis-à-vis des autres peuples et des autres races.

  Dans L’Occident sans complexes, nous avons démonté les mécanismes de cette culpabilisation de l’Occident, qui donne de l’histoire une interprétation tronquée et unilatérale pour imputer à nos peuples des torts imaginaires ou démesurément grossis. L’Occident n’est pas coupable de tous les malheurs du tiers monde ! Ce sont au contraire les progrès scientifiques et matériels venus d’Occident qui ont permis à des pays pauvres de s’arracher à la misère. Pour retrouver la fierté de notre histoire, il fallait aussi rompre avec la légende noire du capitalisme, qui attribue aux progrès de l’industrie la misère des ouvriers au XIXe siècle. Il ne faut pas non plus laisser croire que la France serait passée en 1789 « de l’ombre à la lumière » (pour reprendre une expression que M. Jack Lang, ministre de la culture, avait appliqué à… l’élection d’un président socialiste, en 1981), et que l’ancien régime et le moyen âge ne nous auraient rien laissé d’admirable.


  En ce qui concerne la révolution, la révision est en cours, malgré la piété empesée des cérémonies officielles du bicentenaire : il suffisait, d’ailleurs, pour une large part, de prendre la peine de rééditer Hippolyte Taine ou de traduire Alfred Cobban (8). Il y a toutefois un domaine où la discussion paraît quasiment interdite, et où la moindre allusion irrévérencieuse par rapport à la vérité officielle suscite un tintamarre médiatique : c’est la Seconde guerre mondiale, et surtout, à l’intérieur de cette période, la persécution des juifs organisée par le gouvernement national-socialiste. Comme nous en avons déjà parlé au cours d’un colloque de janvier 1988, il n’y a pas lieu de s’étendre ici sur ce sujet ; disons simplement que si tout événement historique est singulier, il n’y a aucune raison pour ne pas mettre les crimes commis par les jacobins contre les Vendéens, ou ceux commis par les communistes contre les koulaks, sur le même plan que ceux commis par les nationaux-socialistes contre les juifs.

  Ceux qui prétendent qu’il ne faut pas « banaliser le racisme hitlérien » ne font pas autre chose que banaliser le totalitarisme stalinien (9). Finalement, la persécution des juifs par le gouvernement national-socialiste, désignée par un mot spécial, génocide, holocauste ou shoah, est devenue dans le discours ordinaire des media le principal vecteur de culpabilisation de l’Occident, parce que, après avoir mis à part ce crime commis par un certain gouvernement à une certaine époque, on le transforme en faute collective du peuple allemand, puis, par amalgames successifs, en faute imputable à l’Occident tout entier.

  Michel Leroy a bien exprimé dans L’Occident sans complexes le résultat de cette entreprise de culpabilisation : « Nous avons affaire à un véritable S.I.D.A. de l’esprit, qui enlève à l’Occident, et tout particulièrement à l’Europe, ses défenses immunitaires, qui l’empêche de défendre son identité et son intégrité face à la force d’expansion des autres nations et des autres civilisations. » (10)

2. Pronostic

  Si l’on accepte ce diagnostic, le pronostic est simple à faire, parce que la maladie paraît mortelle, à moins que nous ne découvrions les remèdes. La « croissance de l’homme » demande un dressage de la personnalité grâce aux disciplines inculquées à l’enfant par ses parents et tout son milieu culturel (11). Il n’y a pas de réussite individuelle qui n’implique l’apprentissage de la volonté. Or, la société cosmopolite ne maintient que les disciplines du marché, en détruisant des institutions comme la famille qui forment les individus dont le marché a besoin. C’est pourquoi un libéralisme bien compris doit être identitaire et non cosmopolite.


  Le destin d’une communauté ne se réduit pas à une somme d’aventures individuelles. La morale contribue au bien commun au moins autant que le droit, parce que son objet est de régler les mœurs et que sans elle la société tombe dans le chaos des intérêts particuliers qui s’entre-déchirent. Adam Smith parlait de la « main invisible » qui fait concourir chacun, lorsqu’il poursuit ses propres fins, au bien de tous, à travers les mécanismes du marché, sans qu’il l’ait cherché. Les règles morales ont aussi la fonction, comme le Pr. Hayek l’a souligné, d’assurer la compatibilité des projets individuels à l’intérieur d’un ordre social (12). A cet égard, on peut se demander si la morale cosmopolite mérite le nom de morale, ou s’il ne faut pas y voir une pseudo-morale, et même une antimorale (comme on parle d’antimatière), car elle ne saurait s’établir durablement dans un pays sans détruire son identité. L’immigration que nous subissons actuellement est bien une invasion, une dépossession tranquille de notre territoire national par des nouveaux-venus que notre faiblesse enhardit. Dans la lutte pour la vie qui se déroule à l’échelon mondial entre des peuples jeunes et dynamiques d’une part, des peuples vieillissants et fatigués d’autre part, nous risquons de disparaître si nous ne réagissons pas à temps. La chute de la natalité et la montée de l’immigration ne sont que les symptômes les plus manifestes d’un désarroi général. La culpabilisation médiatique vise à rompre la chaîne de la tradition, qui passe des parents aux enfants, et des maîtres aux élèves. La France va-t-elle perdre son identité, comme un feu qui s’éteint peu à peu ?


3. Les remèdes

  Pour échapper à l’issue que nous promet l’évolution spontanée de cette maladie de langueur qui atteint notre identité, nous devons trouver des remèdes. Les uns sont de nature négative : nous devons lutter contre l’idéologie dominante. Les autres sont de nature positive : il faut réhabiliter la morale traditionnelle.

a)  Deux conceptions du monde sont aux prises. C’est un combat politique, qui se déroule de manière symbolique à travers les media. Il faut donc adopter un langage et une stratégie appropriés, ce qui implique, en particulier, de mettre en accusation l’adversaire en montrant comment il trahit les valeurs universelles dont il se réclame : la liberté, les droits de l’homme. Sans identité, l’homme ne peut accéder à une liberté authentique, il devient la proie des machines totalitaires. C’est pourquoi les droits de l’homme sont ceux du citoyen – comme le rappelle l’intitulé de la Déclaration du 26 août 1789 -, et le citoyen n’est pas un homme de nulle part.

  Nous pouvons démasquer l’idéologie cosmopolite en faisant éclater sa duplicité fondamentale : cette subversion de la morale par une pseudo-morale relève du pharisaïsme et permet aux vices de prospérer impunément. La gauche a toujours exploité des victimes-symboles : Sacco et Vanzetti, Knobelspiess. Nous devrions utiliser les scandales du système socialiste, qui repose sur le népotisme, l’affairisme et la corruption, pour dévoiler son vrai visage. Il faudra aussi s’appuyer sur le peuple, qui est attaché à son identité – cela est vrai non seulement des électeurs de droite, mais encore d’une grande partie de ceux qui votent pour la gauche -, contre l’establishment cosmopolite qui domine la France grâce à son emprise sur l’État et les media. C’est ce qu’ont réussi en Angleterre Mme Thatcher et aux États-Unis M. Reagan, puis M. Bush. Et c’est parce que l’ex-majorité ne l’avait pas compris qu’elle a perdu le pouvoir en 1988.


  Mais le peuple ne peut pas se contenter d’attendre que les partis trouvent la stratégie qu’appelle aujourd’hui l’intérêt national. Quelles que soient les capacités personnelles de leurs dirigeants, ceux-ci subissent les pesanteurs du système. C’est pourquoi il faut agir sur les institutions, et cela de deux manières. En premier lieu, en introduisant dans notre pays le référendum d’initiative populaire, pour que les citoyens puissent se prononcer directement sur les « sujets de société » (13). En second lieu, en faisant en sorte que les media soient plus responsables. Vaste programme, sans doute ! Il n’y a pourtant pas de fatalité à ce que ceux-ci soient les vecteurs de l’idéologie cosmopolite. La droite anglo-saxonne a su les utiliser pour faire passer son message de redressement national. En France aussi, les media peuvent jouer pour le peuple et non contre lui, s’ils reviennent à leur vocation, qui est d’être des intermédiaires entre le public et des élites vraiment représentatives, et non d’être le lieu d’un pouvoir indépendant où un establishment manipule les consciences.

  Les media dépendent exagérément de l’État et des syndicats, pas assez de leurs clients, c’est-à-dire des citoyens. Il faut qu’ils obéissent davantage à la loi du marché, pour que le consommateur soit souverain, comme dans toute industrie de type capitaliste. On déplore parfois la baisse du niveau culturel qu’entraînerait la concurrence entre les chaînes de télévision. Mais, pour donner aux consommateurs les plus exigeants les émissions qu’ils espèrent, il n’est pas nécessaire de confier à des bureaucraties une responsabilité qui les dépasse et un pouvoir qu’elles mettent souvent au service d’un projet subversif. Mieux vaut créer des espaces de liberté, en favorisant la concurrence.

  Cependant, la loi du marché, si nécessaire pour développer en France de grands media populaires, n’est pas suffisante pour les rendre pleinement responsables. Il faudrait aussi que la justice protège mieux les droits des particuliers contre l’injure, la diffamation et la désinformation, et que les abus en la matière soient sanctionnés.

 b) Pour secouer la tutelle de l’establishment, le peuple français doit reprendre foi dans ses valeurs traditionnelles et dans les communautés qui les conservent : la famille, la nation…. De ces valeurs, nous ne citerons que trois, qui paraissent d’une importance stratégique : la vérité, la décence et l’honneur.

La vérité : certes, la liberté d’expression a nécessairement des limites – comme toute liberté au demeurant, puisque, selon l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cependant, en matière de recherche scientifique ou historique, la liberté doit être totale. Et la liberté de recherche implique celle de communiquer le résultat de ses recherches. Qu’il s’agisse de la révolution française ou de la Seconde guerre mondiale, il ne saurait y avoir de dogme que l’on n’aurait pas le droit d’examiner. L’obscurantisme, qui paralyse la libre discussion, favorise la culpabilisation de l’Occident. En politique, comme en religion, c’est la vérité qui sauve.


La décence : de peur d’être accusé d’esprit réactionnaire, on n’ose plus protester contre le racolage indécent qui envahit les panneaux publicitaires, les pages des journaux, les écrans de télévision, ou même des publications officielles patronnées par des ministres socialistes (14). Le libéralisme ne signifie pas l’irresponsabilité, il repose sur le règne du droit. Chacun peut demander à être protégé dans un lieu public contre les agressions en tout genre, y compris les agressions visuelles… Pour trouver un juste milieu entre la liberté des uns et celle des autres, il faut garder à l’esprit deux préoccupations essentielles. D’une part, les intérêts de l’enfance, qui doit être préservée de certaines images ou paroles. Un pays dont la jeunesse est corrompue n’a pas d’avenir. D’autre part, les particuliers ne doivent pas être blessés dans leurs sentiments intimes et notamment dans leurs convictions religieuses par des œuvres de fiction qui les provoquent en leur causant un trouble inadmissible, comme le film de Martin Scorsese. Cette forme de diffamation devrait être réprimée par les tribunaux, qui ont à soupeser dans chaque espèce les intérêts légitimes en présence (15). La liberté d’expression trouve ses limites dans le respect des particuliers. Elle ne peut être totale qu’en matière scientifique et historique.

L’honneur : Mme Thatcher a défendu l’honneur de son pays dans la guerre des Malouines. En Nouvelle-Calédonie, le gouvernement français n’avait pas en 1988 à affronter l’armée argentine, mais une poignée d’agitateurs canaques, et il bénéficiait du soutien de la majorité des habitants. Il pouvait donc défendre son honneur sans courir aucun risque. M. Rocard a pourtant choisi de faire le jeu des indépendantistes et, en faisant amnistier les preneurs d’otages, assassins des gendarmes d’Ouvéa, il a humilié la France. La notion d’honneur semble appartenir à l’angle mort de cette intelligence pétillante qu’on prête à M. Rocard. Il ferait bien de relire ces belles pages où Vigny parlait de la « religion de l’honneur » :

« Que nous reste-t-il de sacré ? », écrivait Vigny en 1835. 
« Dans le naufrage universel des croyances, quels débris où se puissent rattacher encore les mains généreuses ? Hors l’amour du bien-être et du luxe d’un jour, rien ne se voit à la surface de l’abîme. On croirait que l’égoïsme a tout submergé…
« Oui, j’ai cru apercevoir sur cette sombre mer un petit point qui m’a paru solide…
« Ce n’est pas une foi neuve, un culte de nouvelle invention, une pensée confuse ; c’est un sentiment né avec nous, indépendant des temps, des lieux, et même des religions ; un sentiment fier, inflexible, un instinct d’une incomparable beauté… Cette foi… est celle de l’honneur. 
« L’honneur, c’est la conscience, mais la conscience exaltée. C’est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie porté jusqu’à la plus pure élévation et jusqu’à la passion la plus ardente…
« L’honneur, c’est la pudeur virile. » (16)

  Ces valeurs traditionnelles que sont la vérité, la décence, l’honneur, et beaucoup d’autres encore, la gauche les bafoue quotidiennement – même et surtout quand elle s’en réclame ! Pour qu’elles retrouvent dans notre société la place qu’elles n’auraient jamais dû perdre, il faut redonner de la vigueur à ces communautés et institutions où elles s’épanouissent : la famille et la nation, et aussi les provinces, l’armée, l’Église, l’école ! Nul n’a inventé la famille. C’est l’une de ces traditions qui nous vient du fond des âges ; elles obéissent à des règles apparemment arbitraires, qui correspondent en réalité au génie particulier de notre race. Pour garder cet héritage, nous devons accorder à l’institution familiale de justes privilèges, en affirmant la préférence familiale. La nation est de formation plus récente. C’est un mythe incarné dans l’histoire, qui propose aux citoyens un idéal de dépassement en les appelant au sacrifice et à la fraternité. Aujourd’hui, dans la France telle qu’elle est, et pour les Français, tels qu’ils sont, la nation est irremplaçable. Il faut nous attacher à la nation comme à notre bien le plus précieux, après la famille. Sans elle, la pseudo-morale cosmopolite triompherait tout à fait.


  Pour que la nation vive, comme la famille, les Français, membres de la communauté nationale, cette grande famille, doivent s’accorder mutuellement la préférence. La préférence nationale doit être la garantie de notre identité. L’idéologie dominante, vouée à la destruction de notre identité, ne veut à aucun prix de la préférence nationale. Mais il existe dans l’âme de notre peuple des forces latentes qu’on ne pourra pas indéfiniment refouler par le matraquage médiatique. La France a le droit de vivre. Elle vivra, pourvu que les Français le veuillent !

(1) Cité dans l’enquête de Valeurs actuelles sur les autorités morales. Voir les numéros des 2 février, 9 février, 23 février, 2 mars et 16 mars 1987.

(2) La première édition du Tour de la France par deux enfants date de 1877. Voir la postface de Jean-Pierre Bardos à la réédition de la Librairie classique Eugène Belin, 1977.

(3) Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, 1988

(4) J. Kristeva, op. cit., pp. 89-90

(5) Cité par Jean-Yves Le Gallou, « Les Cosmopolites contre le peuple », Le Monde, 7 janvier 1989. On pourrait aussi mentionner cette déclaration de M. Brice Lalonde, ministre de l’environnement, dans le numéro de mai 1989 de la revue Actuel : « Je suis un jouisseur cosmopolite, pas un écolo hystéro. » (Cité par M. Jean Madiran dans Présent, 13 mai 1989)

(6) Cf. Globe, décembre 1986. En 1948, M. Pierre Bergé était le rédacteur en chef de La Patrie mondiale (cf. Minute, 12 mars 1987).

(7) Tom Wolfe, Le Bûcher des vanités, Sylvie Messinger, 1988

(8) Cf. Hippolyte Taine, Les Origines de la France contemporaine, 2 t., Robert Laffont, 1986 ; Alfred Cobban, Le Sens de la révolution française, Julliard, 1984 (l’édition originale est de 1964)

(9) Voir à ce sujet le livre du Club de l’Horloge, Penser l’Antiracisme, Ed. Godefroy de Bouillon, 1999

(10) Michel Leroy et le Club de l’Horloge, L’Occident sans complexes, Carrère, 1987, p. 16

(11) Henry de Lesquen et le Club de l’Horloge, La Politique du vivant, Albin Michel, 1979

(12) F.-A. Hayek, Droit, législation et liberté, P.U.F., t. 1, 1980, t. 2, 1981, t. 3, 1983

(13) Cf. Yvan Blot et le Club de l’Horloge, La Démocratie confisquée, Jean Picollec, 1989

(14) Voir l’intervention de M. Georges Tranchant à l’Assemblée nationale, le 9 mai 1984, à propos de la brochure J’aime et je m’informe

(15) Le cas du livre de Salman Rushdie, Les Versets sataniques, n’est pas le même que celui du film de Martin Scorsese, La dernière Tentation du Christ. D’une part, l’image est plus offensante que le texte. D’autre part, il est normal de faire bénéficier le christianisme d’une protection particulière dans notre pays, dont ne sauraient bénéficier des religions étrangères à notre identité. Certes, la France est un pays laïque, et elle entend le rester. Mais si l’on prétend qu’il ne faut faire aucune différence entre toutes les religions, d’où qu’elles viennent, on est proche du point où la laïcité devient laïcisme, c’est-à-dire anticléricalisme.

(16) Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaire, Jean de Bonnot, 1972, deuxième partie, pp. 203 à 212

Chapitre 4 : L’énergie créatrice et les méfaits de l’État-providence

Par Yvan Blot

L’attachement à la liberté, qui est très puissant dans notre civilisation, a permis l’épanouissement de l’énergie créatrice qui la caractérise tout particulièrement. L’homme est par nature un homme d’action et d’innovation. Mais il ne peut utiliser pleinement ses talents que dans un contexte social de liberté. L’État existe pour protéger cette liberté, pour assurer le minimum de sécurité sans lequel la liberté n’est qu’un vain mot. Il lui revient de protéger le groupe contre les attaques extérieures et d’assurer le respect des règles de juste conduite dégagées par la coutume, en faisant en sorte que les conflits entre citoyens ne dégénèrent pas en violence. Ces tâches d’affaires étrangères, de législation, de défense et de police visent au maintien de la paix, condition primordiale de la liberté.


1. La croissance de l’État

  Pour faire respecter la loi et protéger la communauté des honnêtes citoyens, l’État détient le monopole de la contrainte légitime et tire ses ressources de l’impôt. Ce monopole, produit d’une longue évolution historique, est sans doute indispensable, mais il est redoutable. Le contrôle de l’État est le problème central de la vie politique. Dans la tradition européenne, on cherche à éviter la concentration du pouvoir. En employant l’expression senatus populusque romanus, les Romains marquaient l’existence de deux autorités complémentaires, le sénat et le peuple. Les Germains pratiquaient, comme les anciens Grecs, la démocratie sur la place publique ; leurs chefs étaient élus et renversés par l’assemblée des guerriers. C’était notamment le cas des Francs (mot qui signifie homme libre), qui donnèrent leur nom à notre pays. Au moyen âge, l’Église et l’État ont joué le rôle de contre-pouvoir l’une envers l’autre. La monarchie dite absolue n’était point totalitaire, même au XVIIe siècle. Le roi devait respecter la morale catholique, les constitutions du royaume et les multiples libertés provinciales. N’oublions pas non plus le rôle des chartes municipales dans la garantie des libertés, surtout dans le Saint Empire romain germanique, en Flandre, en Hollande, le long du Rhin et de la mer du Nord, dans les Alpes et l’Italie du nord. Les parlements ont été créés, en Angleterre, aux États-Unis, puis en France, pour défendre les citoyens contre l’arbitraire de la puissance publique.


  Les excès de l’État-providence sont fort anciens. L’histoire de l’Europe est une suite de cycles au cours desquels évoluent l’ampleur du contrôle, l’expansion ou la limitation de l’État. Déjà, Luther reprochait aux princes allemands de pratiquer une générosité publique de mauvais aloi et d’encourager la mendicité au lieu d’inciter les pauvres à travailler. Cependant, le poids de l’État a gonflé considérablement à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle. En effet, le déracinement produit par la révolution industrielle a donné naissance à un puissant courant socialiste qui a touché l’Europe entière. De 1870 à 1914, les partis socialistes sont passés de 5 à 40 % de l’électorat en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France. Le dirigisme, favorisé par la logique de l’économie de guerre entre 1914 et 1918, 1939 et 1945, est devenu la règle dans les pays occidentaux après 1914, du fait de cette poussée socialiste. Aujourd’hui, en France, l’administration détient encore la clé du pouvoir, malgré un début de libéralisation. Dans la plupart des démocraties occidentales, l’État, influencé par le socialisme, ne s’est plus contenté de ses missions de souveraineté et de sécurité, qu’il a eu, au contraire, tendance à négliger. Il a préféré intervenir dans la création des richesses. Pour reprendre la terminologie de Georges Dumézil, comme nous l’avions fait dans Les Racines du futur, l’État ne se cantonnant plus dans le cadre des deux. premières fonctions (souveraineté et sécurité) a investi le domaine de la troisième fonction (fonction de production) (1). Dans ses périodes les plus socialistes, le gouvernement a même étendu sa main tutélaire sur la vie privée : en 1981, on a créé en France un ministère du temps libre…

  Le développement des interventions publiques a renforcé la bureaucratie. L’État prélève aujourd’hui par l’impôt et les cotisations sociales près de la moitié du produit national brut. D’un côté, les aides octroyées par l’État et les interdictions qu’il prononce transforment le citoyen responsable en assujetti. De l’autre, le poids des prélèvements obligatoires, qui réduit la compétitivité des entreprises et incite les individus à travailler moins, affaiblit notre appareil productif. Le chômage en est la conséquence.


2. Une mentalité arriérée

  Cette expansion de l’État hors de sa sphère, qui paralyse les énergies créatrices et réduit la liberté des citoyens, n’est pas le produit des circonstances, mais d’une mentalité arriérée qui se caractérise par trois croyances : l’égalitarisme, le « constructivisme », l’utopie de l’  » homme nouveau ».


  L’égalitarisme, selon le Pr. Friedrich-August von Hayek, prix Nobel d’économie, est le principal obstacle à la croissance de l’homme. C’est le moteur affectif du socialisme. En ne reconnaissant pas les talents et les mérites, en ne laissant pas l’individu « tenter sa chance » et prendre ses risques, il est créateur d’injustice, d’oppression et d’inefficacité. L’égalitarisme est à l’origine de l’étatisme, puisque l’État est chargé de réaliser par la force le projet égalitaire. Il cause le désordre en entravant les adaptations spontanées qui sont seules susceptibles de maintenir un ordre de liberté. Il conduit en particulier à l’insécurité en favorisant le laxisme pénal, qui permet le développement de la criminalité. Comme le Club de l’Horloge l’a montré dans Le grand Tabou, l’égalitarisme ne connaît que l’individu isolé et irresponsable, face à un État tutélaire qui incarnerait la raison supérieure de l’intérêt général (2). Toute communauté est suspecte, car source de « discriminations » et d' » exclusion » : les familles, les nations sont des obstacles au nivellement égalitaire.

  Le deuxième trait de cette idéologie qui paralyse l’énergie de l’homme est le « constructivisme ». C’est l’illusion que l’on pourrait reconstruire la société selon un plan rationnel décidé a priori, en faisant table rase de l’ancienne, et en mettant en œuvre tous les moyens de l’État (contrainte, propagande). De même que l’égalitarisme tire parti de l’envie et du ressentiment, le constructivisme flatte la volonté de puissance en faisant accroire qu’on en sait davantage qu’en réalité : en cela, il relève de la superstition. Le Pr. Hayek en a fait une critique magistrale. Dans une société complexe, aucune personne ni aucun organe ne peut avoir la connaissance nécessaire pour coordonner de manière centralisée les actions de tous les individus. Ce sont les hommes eux-mêmes qui détiennent ces informations, et elles sont souvent implicites. C’est pourquoi les institutions qui contribuent à l’épanouissement de l’homme, comme la langue, la famille, l’entreprise, la nation, n’ont jamais été créées d’un seul coup par une volonté consciente, mais sont le produit d’une lente évolution. Les traditions incorporent le savoir de millions d’êtres qui l’ont puisé dans leur vie quotidienne. Il en va de même des prix qui s’établissent sur le marché libre ; grâce à eux, les agents économiques prennent, chacun pour son compte, des décisions bien supérieures globalement à celles que peut prendre un État, même si les planificateurs sont d’une intelligence exceptionnelle. La gauche, qui demeure foncièrement hostile aux traditions, qu’elle tient pour des résidus irrationnels et des facteurs d’inégalité (comme elle l’a été longtemps au marché), n’a pas compris cette découverte fondamentale.

  L’utopie de l’homme nouveau promet de changer l’homme par une éducation appropriée (ce n’est pas un hasard si le parti socialiste est tant représenté dans la profession enseignante…) et fixe un but ultime au nom duquel on foule aux pieds la dignité de l’homme éternel, de l’homme réel. Cette utopie préconise dans un premier temps le relâchement de toutes les disciplines, sous prétexte que l’homme, qui était corrompu par la société, pourrait recouvrer sa véritable nature s’il était abandonné à sa spontanéité ; mais elle en vient vite à justifier un pouvoir totalitaire, persuadée qu’il faut mettre les fers pour donner naissance à l’homme nouveau. Anarchisme et totalitarisme sont comme systole et diastole. Ils sont un danger mortel pour le destin de l’homme éternel, qui veut affirmer son identité par le moyen de sa liberté, dans le cadre des traditions propres à chaque aire culturelle.


  En France, une idéologie néosocialiste, qui se veut plus réaliste en économie et qui est d’orientation libertaire dans le domaine du droit et des mœurs, tend depuis quelque temps à supplanter le socialisme étatiste de type marxiste. Mais les prémisses sont toujours les mêmes : l’égalitarisme comme levier de contestation, le constructivisme comme justification de l’État-providence, l’attente d’un homme nouveau comme mythe mobilisateur. Ce système idéologique ne repose pas sur une appréhension saine de la réalité. L’égalitarisme, le constructivisme et le mythe de l’homme nouveau sont souvent présentés sous les habits flatteurs du cosmopolitisme, de l’intérêt général et de la liberté absolue. Le cosmopolitisme, sous prétexte de lutter contre le racisme et l’exclusion, ruine les communautés traditionnelles dans lesquelles l’homme a besoin de s’enraciner. En détruisant l’identité nationale et en transformant le peuple en masse, on espère pouvoir le manipuler plus facilement. La notion d’intérêt général et le mythe de la justice sociale servent de prétexte aux interventions de l’État. Pourtant, comme l’indique la crise de la notion de service public dans la jurisprudence administrative, l’État n’a pas le monopole de l’intérêt général trop souvent invoqué par la caste des hauts fonctionnaires pour justifier leur privilèges face à ce « Tiers-État » qu’est devenu le monde de l’entreprise privée : un boulanger ne remplit-il pas lui aussi une mission d’intérêt général en fournissant du pain ? L’idéologie de la liberté absolue, qui dénature la notion de droit de l’homme, sape les traditions pour préparer l’avènement de l’homme nouveau et mine les fondements de la véritable liberté.

  L’ordre public ne peut être maintenu si la répression légitime des crimes et délits est mise en cause comme relevant d’une « idéologie sécuritaire », si un criminel est relâché à la première occasion, si un terroriste peut compter sur l’amnistie. Le détournement des valeurs qui s’opère au nom de la liberté et des droits de l’homme, de l’intérêt général et de la justice sociale, de la fraternité universelle, débouche sur trois maux qui frappent cruellement notre pays : le laxisme, le dirigisme et le déracinement, ou encore, la délinquance, la fonctionnarisation et la colonisation par l’étranger. Ce sont autant de freins à l’épanouissement des talents et donc à la recherche de l’excellence, à la prospérité des citoyens, à l’épanouissement de l’homme, au rang de la France dans le monde.


4. Les conditions de la croissance de l’homme

  Malheureusement, l’idéologie égalitaire est majoritaire dans l’establishment politique, médiatique, « syndicratique » et technocratique. Est-ce à dire que nous sommes condamnés à vivre dans une social-démocratie molle, gérant des masses d’hommes assistés, selon la célèbre description de Tocqueville – Je ne le crois pas, car de puissantes forces s’exercent en sens inverse. Les valeurs de liberté (désir d’autonomie et sens des responsabilités) et les valeurs d’enracinement (la religion, la famille, la nation) progressent dans l’opinion publique des nations occidentales depuis une dizaine d’années au moins et plus de 60 % de nos concitoyens y sont aujourd’hui attachés selon des études telles que Francoscopie (3). C’est ici qu’on peut trouver « deux Français sur trois » (selon l’expression du président Giscard d’Estaing).


  Le Pr. Irenaus Eibl-Eibesfeldt, titulaire de la chaire d’éthologie humaine de la société Max Planck, nous met en garde dans L’Homme, un être risqué contre « l’excès du bien » (4). Certaines de nos tendances innées nous incitent, surtout lorsque nous ne sommes pas les payeurs (c’est le cas des hommes politiques, qui travaillent avec l’argent des autres), à pratiquer une générosité mal placée qui se retourne à la fois contre nous et contre ceux que l’on pensait aider. Il montre comment une aide maladroite a transformé des tribus de chasseurs Hottentots, primitifs, mais libres et dignes, en clochards assistés et alcooliques. Bien d’autres auteurs ont mis en évidence les ravages moraux de l’assistance, aux États-Unis comme en France, notamment le Pr. Philippe Bénéton (5). L’homme ne peut s’épanouir que dans le cadre de règles du jeu dégagées par la coutume. Le laxisme et l’assistance ruinent sa liberté et sa responsabilité.

  Pour créer les conditions politiques de la croissance de l’homme et lever les rigidités sociales qui s’y opposent, il faudrait libérer les forces du marché et du suffrage universel, afin que les citoyens fassent prévaloir leurs vues sur celles de l’establishment. On donnerait de la sorte davantage de liberté au consommateur et à l’électeur, ainsi qu’aux entrepreneurs, tant dans le domaine de l’économie que dans celui des idées et de l’action politique.

  En économie, l’État n’a pas à aider les entrepreneurs, mais à faire respecter les règles de juste conduite qui leur permettront de donner toute la mesure de leur énergie et de leur talent. Sans la liberté, la concurrence et la responsabilité, il n’est pas possible de parvenir à l’excellence. Et l’excellence est indispensable, non seulement pour soutenir la concurrence économique, internationale mais aussi pour développer l’homme en son entier.

  En politique, le citoyen ne doit plus être considéré comme un mineur sous tutelle auquel on concède le vote aux élections tous les cinq ou sept ans. « Nous devons, afin de préserver les valeurs fondamentales de la démocratie, lui donner une forme différente, écrit le Pr. Hayek, ou nous perdrons tôt ou tard complètement la faculté de nous débarrasser d’un gouvernement oppresseur ! (…) Une majorité de représentants du peuple fondée sur des marchandages à propos de revendications de groupes organisés ne peut en aucun cas représenter l’opinion de la majorité du peuple. Ainsi conçue, la liberté de la représentation nationale signifie l’oppression des citoyens. Elle est absolument en conflit avec la conception d’un pouvoir gouvernemental constitutionnellement limité, elle est inconciliable avec l’idéal d’une société d’hommes libres. » (6) Il faut donc instituer en France le référendum d’initiative populaire, pour que les citoyens participent à l’élaboration des lois et au consentement de l’impôt, comme en Californie ou en Suisse (7).


  Nous devons améliorer notre démocratie. Mais moins d’État ne veut pas dire moins d’ordre ! Le Pr. Hayek distingue à cet égard l' » ordre spontané » de l' »organisation ». Pour épanouir l’homme, il faut permettre aux institutions, nées de la tradition, d’évoluer librement sous la protection de l’État. Comme l’a dit excellemment un auteur suisse, le Pr. Jean-François Aubert : « Nos institutions suisses n’ont rien de cartésien. Elles procèdent moins de la raison que de l’expérience. Mais l’expérimentation, c’est parfois mieux que la raison… » (8) Le raisonneur socialiste n’imagine pas que l’ordre social puisse être spontané. Un voyageur soviétique voulait visiter la cathédrale de Chartres : il demanda l’autorisation du ministre des transports pour prendre le train, celle du ministre des affaires culturelles pour visiter la cathédrale, celle du ministre de l’agriculture pour aller au restaurant, sans oublier le visa du commissaire de police pour aller à l’hôtel… Lorsqu’il apprit qu’en France ces autorisations n’étaient pas nécessaires, il s’écria scandalisé : « Quelle pagaille, dans votre pays ! » Et pourtant, l’expérience révèle que la liberté reconnue à chacun dans le respect des traditions évolutives est seule en mesure d’assurer l’ordre social et le progrès nécessaires à la croissance de l’homme.

  Je citerai, pour conclure, le poème d’un auteur suisse, Gian Antoni Huonder. Il reflète une santé morale à toute épreuve, même si on peut la trouver terre à terre. Écrit en romanche, il s’intitule Il pur suveran , « Le paysan souverain » :

« Ceci est mon rocher, ceci est ma pierre.
Sur eux, je pose mes pieds.
Hérité, je les ai de mon père,
Je n’en dit à personne merci !
Ceci est mon pré, ceci mon cellier,
Ceci ma propriété et mon droit.
Je n’en dois à personne gratitude,
Je suis chez moi-même le roi.
Ceci mes enfants, de mes artères le sang,
Car Dieu me les envoya.
Je les nourris de mon propre pain,
Ils dorment sous mon toit.
O ! Libre patrie, libre propriété,
Héritage de mes aïeux,
Je te défends avec courage
Comme la pupille de mes yeux.
Déjà libre, je suis né,
Sans peur, je veux dormir.
Et libre, j’ai grandi,
Et libre, je veux mourir ! »
(9)


  Cet esprit d’enracinement et de responsabilité est bien propre à poser les fondations d’une société de liberté. Et puisque l’Europe est à l’ordre du jour, l’Europe, berceau d’une civilisation qui a tant fait pour la croissance de l’homme, on me permettra de souhaiter pour la France le mariage symbolique de Jeanne d’Arc, l’héroïne de l’identité nationale, et de Guillaume Tell, le héros combattant pour les libertés. C’est en conjuguant ces deux types de valeurs que l’on peut créer les conditions de la croissance de l’homme. Défendons ces valeurs, nos valeurs, sans faire aucun complexe, en reprenant à notre compte la devise du Guillaume Tell de Schiller : « Je fais ce qui est juste et je ne crains pas l’ennemi ! »

(1) Cf. Jean-Yves Le Gallou et le Club de l’Horloge, Les Racines du futur – Demain la France, Masson, 1977 ; rééd. Albatros, 1984

(2) Cf. Philippe Baccou et le Club de l’Horloge, Le grand Tabou – L’économie et le mirage égalitaire, Albin Michel, 1980

(3) Gérard Mermet, Francoscopie, Larousse, 1988

(4) Irenaus Eibl-Eibesfeldt, Der Mensch, das riskierte Wesen, Piper, Munich-Zurich, 1988

(5) Philippe Bénéton, Le Fléau du bien, Robert Laffont, 1983

(6) Friedrich-August von Hayek, Droit, législation, liberté, t 3, « L’Ordre politique d’une nation libre », P.U.F., 1983

(7) J’ai créé dans ce but l’association pour le développement de la démocratie directe (A3D).

(8) Communication au colloque de l’A3D à Paris, le 7 janvier 1989

(9) Gian Antoni Huonder, 1867, cité par Henri Rougier, Les hautes Vallées du Rhin, Éd. Ophrys, Gap, 1980, p. 34

Conclusion : Identité et liberté, 
des valeurs complémentaires en Occident

par Henry de Lesquen

  Selon l’idéologie marxiste, seules comptent les différences de classe. La société étant déterminée par l’économie, les différences ethniques n’auraient pas de valeur en elles-mêmes et le « sens de l’histoire » devrait les faire disparaître. Or, l’actualité nous démontre, en 1989, que l’Union soviétique, soixante-dix ans après la révolution d’octobre 1917, n’a nullement réalisé ses objectifs et que les divers peuples qui en font partie revendiquent plus que jamais leur identité particulière. C’est vrai dans les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), dont les nationaux protestent contre l’immigration des Russes, qui menace de les submerger. C’est vrai aussi dans les pays caucasiens (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie), où la revendication territoriale des Arméniens et les pogromes anti-arméniens des Azéris, turcs et musulmans, défraient la chronique depuis près d’un an. La pérestroïka de M. Gorbatchev a cet avantage de révéler l’échec cuisant de l’idéologie bolchevique et de nous offrir une extraordinaire leçon de choses : décidément, la société multiculturelle ne marche pas !

  Lorsque des peuples réclament leur indépendance, ou du moins une plus grande autonomie, ils entendent à la fois défendre leur identité et recouvrer une liberté collective. L’autodétermination, ou le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sont des mots d’ordre qui associent l’identité avec la liberté ? il s’agit, en l’espèce, de cette forme de liberté collective que constitue la souveraineté nationale. Or, l’idéal de la nation, qui a fait le tour du monde, est typiquement occidental à l’origine. Il est issu de la Révolution française, du mouvement romantique et de la proclamation du « principe des nationalités » en Europe, au XIXe siècle. Peut-il prendre racine dans les traditions de chaque peuple ? Ou bien ce produit de la culture de l’Occident est-il destiné à dépérir, lorsqu’il est emprunté par d’autres cultures ? Il est trop tôt pour le dire. Le nationalisme entre en conflit avec des traditions très fortes, par exemple au Moyen-Orient et en Inde. En terre musulmane, la nation ne saurait être souveraine, puisque l’islam est théocratique et que, pour lui, la loi provient directement de Dieu, qui l’a révélée dans le Coran. C’est pourquoi les fondamentalistes musulmans sont hostiles au régime laïc de la Turquie, comme à celui de la Syrie.


  Dans un pays comme l’Iran, dont l’histoire est liée à celle de l’islam chiite, le nationalisme à l’occidentale du chah a pu apparaître comme un reniement. La révolution iranienne a tiré parti d’une revendication d’identité. L’aspiration à l’identité s’affirme dans toutes les parties du monde. Cependant, l’exemple de l’Iran montre que les traditions qui font l’identité d’un peuple peuvent être contraires aux libertés telles que nous les entendons en Occident. Au surplus, les pays qui se sont en apparence le mieux convertis au nationalisme des Occidentaux, comme la Turquie, ont reçu cet idéal sous la forme d’une idéologie étatiste qui tend à écraser les individus.

  En fait, c’est seulement en Occident que l’identité se conjugue avec la liberté et que l’on rencontre cette double revendication de plus d’identité collective et de plus de liberté individuelle. Nous avons souvent signalé l’importance pour la France et pour l’Occident tout entier, en tant que mouvement précurseur, de la « révolution conservatrice » qui s’est développée dans les pays anglo-saxons : en Angleterre, avec l’élection et la réélection de Mme Thatcher ; aux États-Unis, avec l’élection de M. Reagan, puis celle de M. Bush et dans une moindre mesure, au Canada, avec la victoire du parti conservateur de M. Mulroney. Le conservatism, comme on dit en anglais, – mot qui n’a pas la même résonnance péjorative qu’en français – se présente sous deux aspects : l’economic conservatism (le libéralisme) et le social conservatism (traditionalisme). Mme Thatcher n’a pas seulement privatisé les entreprises, elle a aussi défendu l’honneur de son pays dans la guerre des Malouines. M. Reagan ne s’est pas contenté de baisser les impôts, il a aussi rendu leur fierté aux États-Unis (America is back, « l’Amérique est de retour »).

  La campagne électorale de M. Bush en 1988 a été exemplaire à cet égard. Issu de l’establishment, il était considéré comme un représentant typique de la droite établie, mais il s’est donné une image et il a défendu un programme qui ont fait de lui le candidat de la droite populiste, comme M. Reagan avant lui. Il a d’abord maintenu fermement la position libérale de son prédécesseur en économie : no new tax (« pas d’impôt nouveau »). Il a ensuite proclamé haut et fort son attachement à la grandeur de son pays. Comme c’est un authentique héros de la guerre du Pacifique, ses partisans l’ont enveloppé de la bannière étoilée (au propre comme au figuré), tandis que son rival, M. Dukakis, était accusé de ne pas être assez patriote. (L’affaire du serment, le pledge, a été un épisode important pendant la campagne. Les républicains ont reproché à M. Dukakis, gouverneur du Massachussets, d’avoir mis un veto à une délibération du congrès de l’État qui invitait les enfants des écoles à prêter serment de fidélité envers la nation américaine.)

  Si la droite a échoué en France, c’est qu’elle n’a pas compris quel était le courant porteur en Occident et qu’elle s’est trompée de stratégie. Après les manifestations étudiantes de décembre 1986, le gouvernement Chirac a pratiquement renoncé à appliquer la plate-forme R.P.R.-U.D.F.. En se réfugiant dans le « donjon économique » et en acceptant un « Yalta culturel » avec la gauche, en renonçant notamment à la réforme du code de la nationalité, l’ex-majorité a organisé son propre échec. C’est une droite populiste, à la fois libérale et nationale, qui peut battre la gauche. Il ne suffit pas d’être libéral en économie. Il faut aussi assumer les aspirations à l’identité qui sont dans le peuple.

*


  Le Club de l’Horloge s’est toujours réclamé de ces deux valeurs essentielles que sont l’identité et la liberté. C’était au fond le sujet de nos deux premiers livres. Dans Les Racines du futur, nous avons montré, en nous référant à l’histoire la plus longue, que l’avenir de la France dépendait de la force de son identité culturelle. L’identité est ce qui ne change pas et qu’il faut maintenir pour s’adapter, sans disparaître, à des circonstances changeantes. A cette conception de la société, La Politique du vivant a ajouté une analyse de notre conception de l’homme, telle qu’on peut la préciser à la lumière de la science. Dès le moment fatidique de la conception, l’individu reçoit un patrimoine génétique à nul autre pareil (hormis le cas des vrais jumeaux), qui donne à son identité un noyau intangible. C’est à partir de là qu’il peut se forger une volonté d’homme libre, en s’appuyant sur les disciplines culturelles de la communauté. Car « l’homme est par nature un être de culture » (Gehlen) : il est ouvert au monde.

  La liberté est dans la volonté et, à côté de la liberté négative – l’absence de contrainte -, il faut définir une liberté positive, qui mesure la force de volonté d’un homme libre. La volonté intègre les instincts concurrents en un tout cohérent. L’ordre intérieur qu’elle réalise dans l’âme humaine correspond à cet ordre extérieur que forme la culture. L’erreur d’un certain libéralisme utopique est de croire que l’individu est un tout isolé et une réalité première, alors qu’il n’est rien sans l’héritage culturel dont il a tiré son identité particulière. Le libéralisme doit être identitaire, car l’homme ne peut pas créer sa propre nature. Il la trouve d’abord en lui-même (c’est son hérédité biologique) ; ensuite dans la société qui l’entoure (c’est son héritage culturel). L’équilibre moral de chaque individu en particulier, et celui de la société en général, dépendent de la concordance entre le fonds génétique et le milieu culturel, et c’est pourquoi les traditions qui expriment l’âme d’un peuple prennent difficilement racine dans des cultures différentes. Ces considérations anthropologiques nous rappellent que l’identité individuelle est indissociable de l’identité communautaire d’un peuple et que, pour être libre, il faut d’abord être quelqu’un ; la liberté présuppose l’identité.

  Ce modèle très général s’applique à tous les individus et à tous les peuples, mais il n’a pas la même portée pour tous. Il y a bien des types humains et bien des cultures. Ainsi y a-t-il évidemment des degrés dans l’ouverture au monde, selon les peuples et selon les individus. A cet égard, la qualité morale qui caractérise le mieux les peuples d’Occident et la culture qu’ils ont créée est probablement l’énergie. D’autres peuples sont tout aussi intelligents, tout aussi courageux, certains sont plus tenaces, mais il n’en est pas de plus énergique. Ce n’est pas qu’on ait en Occident des instincts plus puissants qu’ailleurs, mais on y a des instincts encore plus despécialisés, en sorte que l’Occidental est plus « ouvert au monde » que tout autre type humain. La culture de l’Occident a permis à la liberté de l’individu de se déployer dans l’espace social en distinguant le droit de la morale – alors qu’elle est, par exemple, confinée dans la sphère domestique par la théocratie musulmane. En contrepartie, l’Occidental est doué au plus haut point du sens éthique. Ce n’est pas la crainte qui est chez lui le principal ressort de la morale, mais le sentiment de l’honneur.


  En résumé, plus d’ouverture au monde en Occident, donc plus d’énergie individuelle et sociale, voilà le champ ouvert à la liberté. L’homme libre, en Occident, est « seigneur de lui-même ». Il est « autodéterminé », non parce qu’il est solitaire, mais parce qu’il est l’héritier d’une riche culture.

  On peut s’appuyer sur cette conception de l’homme et de la société, fondée sur une analyse scientifique, pour interpréter l’évolution récente du monde occidental. En Occident, la liberté va de pair avec l’identité. Finalement, c’est l’identité qui est pour nous la valeur la plus générale, et toutes les autres s’y rattachent. En effet, la liberté individuelle, ainsi que la démocratie, « liberté-participation », sont des produits typiques de la culture de l’Occident. Réciproquement, ces deux formes de liberté concourent au maintien de l’identité. La première, parce que l’individu autonome défend son identité particulière ; la seconde, parce que le peuple souverain est fidèle à ses traditions.

  En sens contraire, l’utopie égalitaire qui s’exprimait autrefois dans le socialisme de forme marxiste a donné naissance à un socialisme new look, ou néosocialisme. C’est la nouvelle idéologie dominante, qui se caractérise avant tout par son cosmopolitisme. Elle est, bien sûr, hostile à la nation. Elle est également l’adversaire de la démocratie authentique. Et elle n’est pas moins contraire à la liberté, si l’on admet que la liberté authentique suppose non seulement la liberté négative, mais aussi la liberté positive. (Par exemple, un enfant ou un drogué ne sont pas vraiment libres quand on n’exerce sur eux aucune contrainte. Cette prétendue liberté serait dépourvue de valeur morale.) De plus, la sécurité est la condition première de la liberté. Or, la société multiculturelle que prône l’idéologie cosmopolite est vouée à l’insécurité. Il y a, en effet, une loi d’hétérogénéité-violence, en vertu de laquelle la violence croît parallèlement à l’hétérogénéité de la société.

  Les élites deviennent un establishment cosmopolite lorsqu’elles sont coupées du peuple. Le racisme antifrançais, si répandu dans l’establishment, traduit la détestation dans laquelle celui-ci tient l’identité du peuple français. Pour répondre aux aspirations du peuple, les forces politiques de droite doivent militer pour les valeurs d’identité et lutter contre les idées cosmopolites qui dominent dans l’establishment.