23 mars 2005 Didier Billion, prix Lyssenko en 2004 pour son analyse des rapports entre la Turquie et l’Europe

La Turquie est-elle européenne ? C’est la question cruciale autour de laquelle tourne le débat sur la candidature de ce pays à l’Union européenne. Ainsi énoncée, elle est un peu vague et mérite d’être précisée : y a-t-il une identité européenne, issue de l’histoire, de la religion ou de la culture, dans laquelle la Turquie puisse se reconnaître ? La discussion commence alors à prendre une mauvais tournure pour le parti pro-turc. C’est pourquoi la Fondation pour l’innovation politique (cercle d’étude fondé par Jérôme Monod, principal conseiller du président de la République, Jacques Chirac), qui a pris clairement position en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, a entrepris d’évacuer purement et simplement la notion d’identité européenne. Le président de son conseil scientifique, François Ewald, affirme, en effet, dans la lettre de la Fondation de janvier 2005, que “l’Europe n’a pas d’identité” et en déduit qu’elle est “destinée à s’ouvrir : à l’Ukraine demain et, pourquoi pas, après-demain, aux pays du Maghreb”…

Aussi critiquable soit-elle, cependant, cette position politique et philosophique n’entre pas dans le champ du “prix Lyssenko”, puisque celui-ci consacre une action exemplaire dans le domaine de la désinformation scientifique ou historique… Si, par principe, on définit “l’Europe” comme un pur projet, comme un contenant sans contenu déterminé, alors toute population peut recevoir l’étiquette “européenne” en vertu de critères d’opportunité politique qui n’entrent pas dans l’objet du présent rapport. Dans certains articles qu’il a commis, le lauréat du prix 2004, Didier Billion, paraît adopter la même position anti-identitaire que François Ewald. Dans celui qu’il a co-signé avec un universitaire turc, le professeur Ahmet Insel, dans Le Figaro du 14 décembre 2004 (trois jours avant la réunion du Conseil européen qui devait décider l’ouverture des négociations d’adhésion, le 17 décembre 2004), il écrit : “Les arguments de ceux qui s’opposent à l’idée même de l’adhésion de la Turquie (…) s’appuient sur une conception essentialiste de l’Union européenne. (…) Que les Turcs ne soient pas européens au sens d’une conception étroitement culturaliste dont certains se font les hérauts est éventuellement indiscutable (sic). Mais ils n’avaient pas plus cette âme en 1963 au moment de la signature de l’accord d’association, ni en 1999 ou 2002, quand les engagements d’adhésion ont été pris. Mettre en avant cet argument essentialiste maintenant (…) ne peut être perçu par les Turcs que comme une immense hypocrisie. Ou alors, et c’est encore pire (sic), comme la révélation de la face cachée de l’Europe. Ce que sont censé partager les Finnois et les Portugais, les Estoniens et les Grecs (…), et que ne peuvent pas partager ni aujourd’hui ni dans un lointain avenir les Turcs, c’est en effet la chrétienté.” On admirera, au passage, que l’affirmation des origines chrétiennes de l’Europe paraisse à D. Billion “pire” qu’“une immense hypocrisie” ; notre lauréat semble évoluer dans une sphère intellectuelle d’où l’objectivité est bannie. D. Billion devient ensuite plus ambigu, dans cet article, puisqu’il se met quand même à parler d’identité, entrant ainsi, sans s’en apercevoir, dans la problématique “essentialiste” qu’il prétendait récuser : “C’est donc de l’identité de l’Union européenne dont nous discutons à travers le cas turc. En excluant de facto toute perspective d’adhésion de la Turquie, l’Union européenne resterait un club chrétien et s’enfermerait (…) dans une conception culturaliste de la citoyenneté contradictoire avec une conception laïque et ouverte de celle-ci.” D. Billion propose “une autre conception de l’Europe (…) – l’Europe des valeurs démocratiques, des droits de l’homme (…), d’une Union européenne édifiée par des citoyens à partir de valeurs universelles, loin de conceptions culturalistes étriquées.” Et il dénonce “le front du refus [à la Turquie] animé (…) par la mouvance démocrate-chrétienne et les mouvements du catholicisme militant, ainsi, par ailleurs, que par les extrêmes droites xénophobes”. Ce discours de propagande bien connu, qui est diffusé ad nauseam dans les media, relève, principalement, de jugements de valeurs, et non de la critique scientifique ou historique. Il repose aussi sur une grave erreur d’analyse, puisqu’il admet que les valeurs de la démocratie ou des droits de l’homme, issus de la tradition occidentale, seraient, par nature, plus “universelles” que celles que propagent d’autres systèmes de pensée, tout aussi universalistes, à commencer par l’islam, qui entend s’adresser à tous les hommes. Mais une erreur de cette nature ne paraît pas rentrer dans la désinformation scientifique qu’il s’agit ici de caractériser. Si Didier Billion mérite le prix Lyssenko, c’est pour d’autres écrits.

Dans une série de textes publiés en 2004 à l’appui de la candidature turque, il a donné une formulation claire et caricaturale à trois grandes thèses sophistiques que l’on trouve disséminées chez de nombreux auteurs du clan pro-turc, et que l’on peut résumer ainsi : (1) l’histoire de la Turquie en fait une nation européenne ; (2) la révolution kémaliste a fait de la Turquie une nation occidentale ; et (3) l’islam n’est pas un obstacle entre la Turquie et l’Europe. Avant Didier Billion, on aurait pu penser, peut-être, pour le prix Lyssenko, à un personnage plus connu, qui s’est notamment illustré en déclarant : “Les racines de l’Europe sont autant musulmanes que chrétiennes.” Et encore : “Nous sommes tous les enfants de Byzance.” Et aussi : “L’Europe n’a pas de frontières. La démocratie n’a pas de frontières.” “Toute l’histoire de la Turquie est européenne.” Vous avez reconnu, bien sûr, Jacques Chirac, président de la République française et ardent partisan de la candidature turque. Nous tirons ces citations de l’excellent ouvrage de Philippe de Villiers, Les Turqueries du grand Mamamouchi, qui dépeint notre président comme un personnage du Bourgeois gentilhomme… En méditant les fortes paroles de Jacques Chirac, qui fait de la turcologie comme M. Jourdain faisait de la prose, il nous semble que le livre de Ph. de Villiers aurait aussi pu s’appeler Les divagations du derviche tourneur… Mais ce genre de propos relèvent plutôt du café du commerce, même si celui-ci est installé à l’Elysée, que de la littérature scientifique. Le jury du prix Lyssenko s’est donc résigné à proposer Didier Billion comme lauréat, parce que c’est lui qui a le mieux énoncé et illustré les trois sophismes dont nous avons parlé. Dans le cadre de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), dont il est directeur adjoint, et en collaboration avec le Centre pour la recherche stratégique d’Ankara, il a organisé le 6 avril 2004, à Paris, des “Rencontres stratégiques franco-turques”, sous le haut patronage du président Chirac et de son homologue turc, M. Ahmet Necdet Sezer, dont il a publié les actes sous le titre : “La Turquie – vers un rendez-vous décisif avec l’Union européenne”… L’introduction de cet ouvrage, signée par notre lauréat, porte un titre sans équivoque : “L’UE doit ouvrir des négociations d’adhésion avec la Turquie”. Ce texte de quarante pages est un plaidoyer unilatéral, où l’on fait flèche de tout bois, pour tenter de répondre aux nombreuses objections que soulèvent la candidature de la Turquie. Signalons que la conclusion du colloque a été prononcée par Son Excellence Uluç Özülker, ambassadeur de Turquie en France, qui s’est rendu fameux pour avoir envoyé à Philippe de Villiers une lettre comminatoire, où il écrivait notamment : “Aussi vos suggestions douteuses et votre mépris des Turcs commencent-ils à susciter des réactions parmi mes compatriotes, dont un nombre croissant m’informent de leur amertume, que je partage pleinement. En vous écrivant ces quelques lignes, je me fais aussi leur interprète.” Il ne s’agit plus ici seulement de désinformation, mais bel et bien d’une menace. Le destinataire de la lettre, Ph. de Villiers, explique fort bien que tous les spécialistes de la Turquie qu’il a consultés à propos de cette missive lui “ont expliqué qu’elle recelait, en des termes choisis, un message voilé de mise en garde, à travers cette phrase aux sous-entendus subtils.” Premier sophisme : l’histoire de la Turquie en fait une nation européenne.

I – Les Turcs et le monde turc “La turcologie, écrit Jean-Paul Roux dans sa magistrale Histoire des Turcs, est une science assez récente, une des dernières nées parmi les disciplines orientalistes.” Il faut dire que son champ d’étude est immense, dans l’espace et dans le temps, puisque les Turcs apparaissent, au Ier millénaire avant notre ère, dans la taïga de l’est de la Sibérie, avant de commencer leur irrésistible mouvement vers le sud et vers l’ouest, qui les conduira sous les murs de Vienne en 1683. On ne saurait donc donner tort à D. Billion, lorsqu’il parle de “la marche ancestrale du peuple turc vers l’ouest”, à condition d’ajouter que le “peuple turc” dont il parle appartient à une famille de peuples, très conscients de leur identité commune. Le Premier ministre Süleyman Demirel (qui devint ensuite président de la République) évoquait, en mai 1992, cinq ans après le dépôt de la candidature de son pays à l’Union européenne, “un monde turc (qui s’étend) de l’Adriatique à la muraille de Chine”… C’est dire que la nation dont on discute l’adhésion n’est qu’une partie d’un ensemble beaucoup plus vaste. La République de Turquie (70 millions d’habitants), dont le territoire s’étend principalement en Asie mineure, encore appelée Anatolie, ainsi que sur une petite partie du continent européen, la Thrace orientale, n’est que l’un des six Etats turcs ou turcophones. Les autres, tous issus de l’ex-U.R.S.S., sont l’Azerbaïdjan (8 millions d’habitants), le Turkménistan (5 millions), l’Ouzbékistan (24 millions), le Kirghizistan (5 millions), le Kazakhstan (15 millions). Sauf au Kazakhstan, la très grande majorité de la population de ces six républiques turques est de langue et d’ethnie turque. Mais il y a aussi beaucoup de Turcs dans d’autres pays. Ils forment ainsi le quart de la population de l’Iran, soit quelque 18 millions de personnes, principalement des Azéris. Les Ouïgours sont 8 millions dans le Sin-Kiang annexé par la Chine. La Russie compte 12 millions de Turcs. Les Turcs sont aussi 1 million en Bulgarie. Et, bien entendu, l’immigration en a fait venir au XXe siècle plusieurs autres millions d’Anatolie en Europe occidentale (3 millions en Allemagne). Au total, il y a donc environ 170 millions de Turcs dans le monde, dont un gros tiers dans la République anatolienne, capitale Ankara, un tiers dans les cinq autres Etats turcs indépendants, et un tiers dans des Etats non turcs. Au moment où ils sortent de leurs forêts sibériennes, il y a plus de vingt siècles, les proto-Turcs sont un peuple de race jaune (mongoloïde). Mais leurs descendants vont se métisser de plus en plus, en se dirigeant vers l’Ouest. Il y a donc, aujourd’hui, un continuum anthropologique, qui présente tous les types intermédiaires entre la race jaune et la race blanche (caucasoïde). Indiscutablement, les Turcs d’Anatolie appartiennent à cette dernière, tout autant que les Européens de l’Ouest. Mustapha Kemal Atatürk, dont on peut admirer la statue de cire chez Mme Tussaud, à Londres, était blond aux yeux bleus. On notera, cependant, non sans amusement, que le “Père des Turcs” attachait beaucoup d’importance à la forme de son crâne, dont la brachycéphalie prononcée lui paraissait caractéristique de l’identité biologique du peuple turc d’Anatolie, témoignant de ses lointaines origines au nord-est de l’Asie. Ces préoccupations, évidemment, étaient caractéristiques de son époque (Atatürk est mort en 1938). Il parlerait plutôt aujourd’hui des groupes sanguins, à moins que le “politiquement correct” ne le dissuade de toute allusion au fonds génétique des populations turques. L’histoire des Turcs et de leurs cousins les Mongols a été superbement racontée dans le livre de René Grousset, L’Empire des steppes (quatrième édition en 1965), qui commence par ces mots : “Attila, Gengis Khan, Tamerlan… Leur nom est dans toutes les mémoires. Les récits des chroniqueurs occidentaux, des annalistes chinois ou persans ont popularisé leurs figures. Ils surgissent, les grands barbares, en pleine histoire civilisée et brusquement, en quelques années, font du monde romain, du monde iranien ou du monde chinois un monceau de ruines.”… Le livre de Jean-Paul Roux, qui s’appuie sur les analyses les plus récentes, n’est pas moins passionnant. Son Histoire des Turcs est sous-titrée : “Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée”. “Les Turcs, dit le grand turcologue, c’est quelque deux mille ans d’histoire, du Pacifique à la Méditerranée, de Pékin à Vienne, à Alger, à Troyes, qui ont mêlé leur destin à celui de tous les peuples de l’ancien monde, ou peu s’en faut ; et des moments d’exceptionnelle densité (…) : Attila et les Huns ; l’empire des Tabghatch dans la Chine du nord ; un royaume juif dans la Russie méridionale ; la fondation de Samarra, capitale abbasside ; (…) les Seljoukides d’Iran ; Gengis Khan et l’hégémonie mongole ; les Mamelouks d’Egypte ; la Russie vassalisée pendant deux siècles par la Horde d’Or ; Tamerlan ; (…) l’empire ottoman première puissance mondiale ; Babur Chah et la fondation de l’empire des Indes ; Atatürk et la révolution nationale en Turquie…” Dans cette longue liste, il y a apparemment un intrus : c’est Gengis Khan, car les Mongols ne sont pas des Turcs. Mais, nous dit J.-P. Roux, il y avait une forte symbiose entre les Mongols et les Turcs, en sorte que les armées “mongoles” étaient en majorité composées de Turcs. Sur le plan linguistique et culturel, Turcs, Mongols et Mandchous (ou Toungouzes) appartiennent à la famille des peuples “altaïques”, que l’on a longtemps regroupés avec les peuples de langue finno-ougriennes, dont les Finnois, les Estoniens et les Hongrois, dans une super-famille “ouralo-altaïque”. Ainsi, l’histoire du monde, de Babylone à nos jours, est en grande partie celle de trois familles de peuples conquérants, qui ont imposé leurs langues sur la plus grande partie du monde aux peuples qu’ils dominaient ou qu’ils remplaçaient : les peuples altaïques (et ouralo-altaïques) ; les peuples chamito-sémitiques, notamment les Arabes ; et les peuples indo-européens, dont font partie, aujourd’hui, tous les peuples européens, à l’exception des trois que nous venons de nommer, car les Celtes, les Romains, les Germains, les Slaves, sans oublier les Baltes (Lithuaniens et Lettons), les Grecs et les Albanais, parlent tous des langues indo-européennes, qui témoignent d’une lointaine origine commune. Pour ce qui est des Turcs, Jean-Paul Roux convie le lecteur “à une extraordinaire aventure” : “Elle est faite de galops, de razzias, de viols, de villes incendiées, de tours qu’on érige avec les crânes des ennemis abattus. Elle est de violence, de sang et d’ivresse.” Notons, à ce propos, que les Turcs ont avec constance, au cours de ces deux mille ans d’histoire, concurrencé les Egyptiens et les Mayas dans l’art de la pyramide… Les leurs étaient beaucoup plus petites, mais plus pittoresques, car elles étaient édifiées avec des crânes humains, à l’entrée des villes, pour rappeler aux populations soumises que toute révolte serait impitoyablement réprimée. C’est ce qu’en termes modernes on appelle la dissuasion. “Mais, ajoute Jean-Paul Roux, (cette aventure) est aussi de calme, de paix, d’ordre et d’organisation, de mesure, de sagesse, de prières, de tolérance et de fraternité, de volupté sereine, de luxe raffiné, d’élans merveilleux de mysticisme, de superbes expressions d’art et de sentiment. Elle est, comme tout ce qui s’élève au dessus du médiocre, faite de contrastes et d’excès.” Les Turcs sont assurément un grand peuple, ou une grande famille de peuples, et l’on ne peut qu’admirer leurs immenses réalisations, à condition de ne jamais oublier qu’ils ont écrit l’histoire du monde avec des lettres de sang. Jean-Paul Roux, qui nous signale au passage que le mot “turc” signifie “fort” dans la langue des Turcs, attribue à ceux-ci des traits constants, des comportements permanents à travers les âges, et notamment “(un) esprit militaire accentué et (les) vertus qui y répondent : goût de l’offensive, solidarité entre combattants, obéissance absolue au chef, mépris de sa vie et de celle des autres”… Ils ont fait preuve de férocité en d’innombrables occasions. Retenons, parmi d’autres, la description de l’invasion de l’Iran par Gengis Khan et ses armées turco-mongoles en 1219 : “Alors s’abat sur le monde iranien, pendant cinq ans, la plus épouvantable force de destruction que le monde ait encore jamais connue. Tout est dévasté, tout brûle. Les champs cultivés sont rendus au désert. Les villes, Samarkand, Urgendj, Bactres, Merv, Nichapur, Hérat, Damghan, Semnan, Rey…, qui depuis l’Antiquité cultivaient une civilisation raffinée, sont impitoyablement détruites. Des monceaux de cadavres jonchent les ruines. Militaires et civils, hommes, femmes, enfants, vieillards sont passés par le fil de l’épée. A Urgendj, au Khwarezm, on détourne le cours de l’Amou-Darya pour faire passer le fleuve sur la ville. A Bamiyan, où est tué le petit-fils préféré de Gengis Khan, Mütügen, on renonce à faire du butin ; tout, tous sans exception sont offerts en holocauste à l’âme du défunt. A Nichapur, on massacre jusqu’aux chiens et aux chats ! – La panique s’empare des populations, dont les élites fuient, quand elles le peuvent. On demeure confondu devant la passivité de ceux qui restent, pantois devant leur résignation. Un guerrier à lui seul enchaîne un groupe d’hommes, puis leur commande de s’égorger les uns les autres ; un peloton de cavaliers cerne une foule et la conduit au supplice sans que nul ne songe à résister ou à s’enfuir. Tout l’Iran oriental, le Khorassan, l’Afghanistan, désolés, sont encore aujourd’hui témoins de leur martyre. Perchée sur son rocher, face aux bouddhas géants taillés à même le roc, la Ville des soupirs continue à porter son deuil.” On comprend la terreur que, de tout temps, les Turcs et les Mongols ont inspiré aux peuples qu’ils ont bousculés avant de les asservir. Les noms d’Attila, de Gengis Khan et de Tamerlan demeurent dans les mémoires. Leur courage et leur férocité ont permis aux Turcs et aux Mongols, ainsi qu’à leurs cousins, les Mandchous, de gouverner la moitié du monde jusqu’à l’arrivée des Européens : la Chine, l’Inde, l’Orient musulman (l’empire ottoman, aussi bien que l’Iran chiite), sans oublier l’Asie centrale. Dans certaines portions des territoires qu’ils dominaient, ils ne se sont pas contentés de gouverner, ils se sont installés, après avoir éliminés les indigènes. Au début de notre ère, les premiers Turcs venaient à peine de sortir des forêts sibériennes pour submerger les populations apparentées aux Scythes qui vivaient entre le lac Baïkal et le fleuve Iénisséï, au nord de la Mongolie actuelle. Les contrées qui forment aujourd’hui le Turkestan (ancienne Asie centrale soviétique), la République de Turquie et l’Azerbaïdjan (ex-soviétique et iranien) étaient habitées exclusivement par des populations iraniennes, grecques, arméniennes et n’avaient pas encore vu le moindre Turc. Il est aisé de deviner ce qui s’est passé ensuite : massacres, fuites éperdues des populations – sans oublier que les femmes des vaincus faisaient partie du butin, ce qui explique que les Turcs d’Anatolie, loin de leurs bases, aient une apparence physique fort différente de ceux qui sont restés derrière… Les derniers épisodes ont eu lieu au XXe siècle, avec le massacre des Arméniens en 1915, puis avec les échanges de populations entre la Grèce et la Turquie en 1923, qui ont concerné deux millions de personnes. Assurément, les Turcs contemporains ne portent pas la responsabilité morale de tant d’atrocités, mais un observateur objectif, soucieux de vérité historique, devrait convenir que les peuples turcs en ont accompli davantage que les peuples occidentaux, même s’il est dans la nature de tous les peuples conquérants – et les Occidentaux l’ont été – de faire la guerre et d’exécuter, à cette occasion, bien des actes que la morale réprouve. Du reste, dans leurs relations avec les Turcs, les Occidentaux ont eu beaucoup plus souvent le rôle de la victime que celui du bourreau. Selon le professeur Robert Davis, les pirates ou corsaires barbaresques, sujets de l’empire ottoman basés en Afrique du nord, ont capturé et réduit en esclavage, en trois siècles, de 1500 à 1800, plus d’un million d’Européens… Ni les Turcs ni les Algériens n’ont jamais eu, cependant, la velléité de faire “repentance” pour cette “traite des blancs” dont leurs ancêtres se sont rendus coupables… Ce dur et long passé des peuples turcs est aujourd’hui présent dans l’attitude constante de la République de Turquie. Elle s’est affirmée, les armes à la main, après l’effondrement de l’empire ottoman, à la fin de la Première guerre mondiale. Elle a envahi Chypre en 1974 et occupe, depuis cette date, le nord de l’île, malgré les condamnations internationales, après en avoir expulsé les habitants grecs. Elle réprime avec une extrême brutalité le mouvement séparatiste des Kurdes, dans le sud-est de l’Anatolie. Notre lauréat, Didier Billion, cependant, se garde bien d’évoquer ce passé trop présent. Il se sent tout juste obligé d’évoquer le génocide arménien de 1915, mais c’est pour en refuser plus ou moins la réalité, en se référant à la position officielle du gouvernement turc, qui “ne nie pas la réalité des massacres, mais récuse la notion de génocide, dans laquelle elle voit une accusation politique, fondée sur des silences et des anachronismes, menaçante pour l’intégrité de la République”… Cependant, à moins de refuser le terme, qui est, il est vrai, à la fois récent et mal construit (on devrait dire “populicide”), ou de le réserver, par principe, aux seuls juifs, et aux événements de la Seconde guerre mondiale, on voit mal pourquoi il ne faudrait pas parler d’un génocide subi par les Arméniens, si l’on songe au nombre des victimes (des centaines de milliers, peut-être un million), et aux conséquences territoriales de cette déportation et de ces massacres, qui ont entraîné l’éradication de la présence arménienne en Turquie. Les Turcs sont donc un peuple conquérant dans l’âme. “Les Turcs, dit J.-P. Roux, ont la vocation impériale. Ils sont par excellence les souverains de la Terre.” Il faut s’en souvenir, alors qu’il est question de les faire entrer dans une construction supra-nationale, l’Union européenne, qui a tous les traits d’un empire, sauf le nom. Quand le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, est rentré dans son pays, en décembre 2004, après la décision du Conseil européen d’ouvrir des négociations d’adhésion, les journaux turcs ont titré sur “Erdogan le Conquérant”… Les Turcs nous ont déjà donné un avant-goût de ce qu’ils savaient faire, pour forcer la porte de l’Union européenne, car leur capacité politique est grande, et n’est pas seulement militaire. Craignons donc qu’une Turquie, devenue Etat membre, s’appuyant sur son poids démographique, qui doit la faire passer prochainement devant l’Allemagne, ne nous dicte sa loi au sein des institutions européennes.

II – Les Turcs et l’empire ottoman

Bien que la révolution kémaliste, à la fin de la Première guerre mondiale, l’ait poussée à rompre avec son passé impérial, la république de Turquie est l’héritière de l’empire ottoman, réduit à son noyau ethnique. Dans sa réinterprétation de l’histoire ottomane, D. Billion va très loin dans la mystification. “Il convient, dit-il, de se réapproprier le sens réel de l’histoire turque. Il nous apparaît comme un des traits essentiels de sa compréhension de saisir ce que l’on pourrait qualifier d’irrésistible attraction vers l’Occident, c’est-à-dire cette marche séculaire et continuelle vers l’ouest. Il est aussi particulièrement remarquable que l’empire ottoman se présente comme le légataire et la prolongation de l’empire byzantin.” Le tour de bonneteau consiste ici à présenter les innombrables guerres de conquêtes menées par les Turcs, en Europe, sous l’empire ottoman, avec leur cortèges de massacres, comme une “attraction” à laquelle notre lauréat donne une signification toute spirituelle. Il n’est même pas besoin d’avoir lu le beau livre du professeur Jacques Heers, Chute et mort de Constantinople, pour imaginer l’horreur des massacres qui ont suivi la prise de l’antique Byzance (Constantinople) par les Turcs, en 1453, après une héroïque résistance. Or, s’il est vrai que les empereurs ottomans ont pu arguer du fait qu’ils avaient pris Constantinople, devenue Istamboul (Istanbul), pour s’arroger une certaine légitimité aux yeux des anciens sujets de l’empereur byzantin, il est faux qu’ils se soient présentés comme leurs successeurs. Il y a, de Rome à Constantinople, une continuité politique et juridique. Il y a, au contraire, entre Constantinople et Istanbul, une césure, puisque le monarque turc se prétend le calife, c’est-à-dire le successeur de Mahomet, maître légitime de l’Oummah, la Cité islamique, qui a vocation à s’étendre sur le monde entier. L’empereur des musulmans n’est pas celui des chrétiens, qui sont réduits au statut de dhimmis. D. Billion croit pouvoir s’appuyer sur un passage extravagant de Pierre Béhar, qui aurait pu, à ce titre, revendiquer notre prix, où ce dernier affirme notamment : “Certains tentent aussi de définir l’Europe par la tradition gréco-latine. Ils croient de la sorte exclure la Turquie. A leur insu, ils l’intègrent.” C’est le cas de dire que le papier souffre tout… En réalité, l’empire ottoman, c’est l’empire du califat, fondé par Mahomet et ses successeurs. Ce n’est pas l’empire romain ! Les Turcs ont ramassé le sceptre que les califes abbassides avaient laissé tomber après la destruction de Bagdad par les Mongols de Hülegü, en 1258. Les Ottomans ont pu laisser les minorités chrétiennes conserver leurs propres lois, dans certaines limites, sous l’autorité de leurs chefs religieux, dans le cadre du système des millet (communautés), mais cette relative autonomie était permise par la loi islamique, la charia, qui régissait l’empire. Comme l’écrit Nicoar Beldiceanu dans Histoire de l’empire ottoman, “l’Etat, qui, en principe ne devait tenir compte que de la cherî a, c’est-à-dire de la loi religieuse musulmane, se voit contraint, en raison de la nature composite de son peuplement, de reconnaître le droit coutumier des diverses communautés dont se compose l’empire”… Oubliant que les cultures sont des systèmes, D. Billion fait un rapprochement superficiel entre certaines œuvres ou certains monuments et n’hésitent pas à rattacher la culture de la Turquie à celle de l’Occident : “(…) les sublimes mosquées à coupole commandées par les plus prestigieux sultans sont contemporaines des grandes églises à coupole de la Renaissance italienne et (…) elles expriment la même vision néo-platonicienne du monde. (…) les multiples mosquées de Sinan expriment les mêmes conceptions que les projets de Bramante pour Saint-Pierre de Rome. De ce point de vue [?], les expressions les plus achevées de l’architecture de la Renaissance européenne sont très certainement Santa Maria della Consolazione à Todi, la mosquée de Soliman à Istanbul et la mosquée de Sélim à Edirne. Au delà de son incontestable filiation byzantine, la civilisation turque se rattache ainsi pleinement à celle de l’Europe occidentale.” La vérité est autre. L’empire du califat, fondé par les Arabes, a puisé dans la culture de Byzance, comme dans celle de l’Iran des Sassanides. Il n’est donc pas étonnant que le plan des mosquées soit issu de celui des basiliques byzantines. Mais Byzance n’est pas l’Occident. Il s’est élevé, depuis le partage de l’empire romain par Théodose, en 395, une barrière culturelle entre l’est et l’ouest de l’Europe, entre l’Orient et l’Occident, que la querelle du filioque et le grand schisme de 1054 n’ont fait que consacrer. On peut affirmer, à cet égard, que l’Union européenne a perdu son unité culturelle lorsqu’elle a accepté la Grèce en son sein, en 1981. Chacun sait que l’Occident a une immense dette envers la Grèce antique, bien qu’il ait puisé aussi à d’autres sources. Mais la Grèce moderne a beau avoir conservé la langue grecque, sous une forme d’ailleurs terriblement altérée, la population de son territoire a été presque entièrement renouvelée au fil des siècles et la culture byzantine dont elle a héritée était déjà elle-même en rupture par rapport aux modèles classiques. (Les profondes analyses de Spengler, dans Le Déclin de l’Occident, qui sont certes discutables, souvent étranges et sûrement trop systématiques, sont irremplaçables, à cet égard. La civilisation d’inspiration gréco-byzantine qui s’est épanouie dans les Balkans et qui a survécu sous la férule des Turcs est bien différente de celle de l’Occident celto-romano-germanique, qui s’est développée dans le cadre du christianisme romain. Nous ne contesterons donc pas que la musique religieuse byzantine et la musique ottomane se ressemblent, comme D. Billion se plaît à le souligner, ni que “les Ottomans surent assimiler, adapter aux circonstances, améliorer et donc se réapproprier ce qu’ils avaient emprunté”… Ce que nous contestons, en revanche, c’est l’affirmation qui suit immédiatement : “Plus essentiellement, si la culture byzantine est aujourd’hui communément considérée comme partie de la culture occidentale, l’Empire ottoman se place alors dans cette filiation.” Ici, la supercherie est double. D’une part, la culture de l’empire ottoman, dont la religion était l’islam, et non le christianisme, où la langue de l’administration était le turc, la langue de la culture le persan et la langue de la religion l’arabe, et qui continuait l’empire des Abbassides, ne peut absolument pas être considérée comme “byzantine”, en dépit d’influences incontestables. D’autre part, la culture byzantine ne peut absolument pas être regardée comme faisant partie de la culture occidentale. Bien avant la prise de Constantinople, en 1453, l’Europe était coupée en deux par un schisme qui, nous l’avons dit, remonte à Théodose. Il est évident, en tout cas, que la Turquie a depuis longtemps des ambitions européennes, qui remontent au XIe siècle, lorsque les Turcs de la dynastie seljoukide battent les Byzantins, à la bataille de Mantzikert (1071). Il est donc vrai que les Turcs, animés par l’esprit de conquête, ont lié leur histoire à celle de l’Europe. Il est non moins vrai que l’union de l’Europe, dans les esprits, s’est réalisée dans ce combat multiséculaire contre les Turcs, notamment à la bataille de Lépante, en 1571. L’empire ottoman s’est étendu partout où il a pu ; il a reconstitué l’empire des Abbassides au Proche-Orient, mais il a annexé aussi toute l’Afrique du nord, à la seule exception du Maroc, et, pendant des siècles, tout le sud-est de l’Europe. Peuple asiatique, les Turcs se sont ainsi installés sur les deux autres continents, l’Afrique et l’Europe, avant d’en être finalement chassés. L’histoire des Turcs en Europe est celle d’une agression, puis d’une résistance et enfin d’une libération des Européens, comme le montre Henry Bogdan dans Histoire des pays de l’Est ou Sylvie Goulard dans Le Grand Turc et la République de Venise… On peut comprendre, avec tous ces souvenirs, aussi glorieux que tragiques, ceux qui veulent que l’Union européenne établissent avec la Turquie un “partenariat privilégié”, pour éloigner le spectre de la guerre et pour que des relations pacifiques puissent se développer avec ce grand pays, dont on ne peut ignorer la présence massive et redoutable, aux limites de l’Europe. Mais on ne peut pas, sans inconscience, donner à la Turquie les clés de l’Europe, en la faisant entrer dans l’Union. Deuxième sophisme : la révolution kémaliste a fait de la Turquie une nation occidentale Mustapha Riza dit Mustapha Kemal (“le Brillant”) dit encore Atatürk (“Le Turc-Père”), a révolutionné son peuple, en prenant appui sur le mouvement de réforme que l’empire avait connu au XIXe siècle (les tanzimat) et qui avait abouti à la révolution des Jeunes Turcs, en 1908. La Turquie était un empire, il en a fait une nation. Atatürk s’est employé, avec acharnement, à désislamiser la Turquie, sans pouvoir y parvenir complètement. Mais, en combattant les influences arabo-persanes, sa révolution a réenraciné la Turquie dans ses origines touraniennes, et donc asiatiques. Claude Hagège a décrit l’entreprise kémaliste dans le domaine linguistique : “Les classes dirigeantes de l’empire ottoman, Etat islamique théocratique, étaient soumises depuis bien des siècles à une intense acculturation arabo-persane, qui envahissait la langue écrite au point d’en faire un idiome savant inaccessible aux masses, et où l’on disait que seuls étaient turcs les mots de liaison à fonction purement grammaticale. Dès lors, quand, en 1928, Atatürk annonce le remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin, il s’agit, sous l’apparente modification purement technique, d’une révolution ; car ce qu’écrivaient les lettres arabes, c’était cette langue de l’ancien pouvoir ottoman, alors que les lettres latines notent la langue telle qu’elle existe chez les masses. (…) –

La révolution kémaliste est d’inspiration populiste et nationaliste. Elle ne se contente pas d’un changement d’écriture. Désormais, c’est dans le fonds lexical du turc osmanli et des autres langues turques que l’on puisera pour former des mots nouveaux, ainsi que dans la langue populaire (…) ; et dans les écoles, où il n’avait pas droit de cité, le turc prendra la place de l’arabe et du persan ; enfin, on procédera à l’épuration des éléments arabo-persans dont la nécessité ne s’impose pas.” Ainsi, le changement d’alphabet et l’adoption de quelques mots occidentaux, pour désigner des produits nouveaux, par exemple, ne sont nullement une marque d’occidentalisation de la Turquie. Ici, il faut faire appel à cette distinction fondamentale que fait Samuel Huntington entre la modernisation et l’occidentalisation, dans Le Choc des civilisations… Le chapitre 3 de son livre est intitulé : “Existe-t-il une civilisation universelle ? Modernisation et occidentalisation”. Il y conclut : “Modernisation, en résumé, ne signifie pas nécessairement occidentalisation. Les sociétés non occidentales peuvent se moderniser et se sont modernisées sans abandonner leur propre culture et sans adopter les valeurs, les institutions et les pratiques occidentales dominantes. Il se peut même que la seconde soit impossible.” L’analyse de Huntington, cependant, serait plus démonstrative, s’il acceptait la distinction culture/civilisation qui nous vient de la philosophie allemande et dont il faut admettre l’importance. Au moins depuis Nietzsche, celle-ci a distingué, en général pour les opposer, culture et civilisation. Pourtant cette nouvelle antithèse, comme celle de la nature et de la culture, relève d’une logique de l’inclusion. Si la culture est la partie mystérieuse de la civilisation, on peut aussi y voir comme l' »ésotérique » de la civilisation, car elle est transmise d’une génération à l’autre par une initiation, réalisée dans l’intimité du cercle familial. Le sociologue turc Ziya Gökalp (mort en 1924), qui fut le principal idéologue du “turquisme”, demandait un retour aux valeurs turques, par opposition tant à celle de l’empire cosmopolite des Ottomans qu’à celles de l’Occident. « Il distingue, écrit Thierry Zarcone, pour chaque société une culture (hars) et une civilisation (medeniyet) ; c’est-à-dire, en ce qui concerne l’empire, une culture “turque” et une civilisation “ottomane”. Il importe alors, pour lui, de rechercher la culture turque derrière le vernis de la religion, dans la littérature populaire, dans l’art, dans l’artisanat, dans les coutumes. » Il veut donc communiquer à ses contemporains la passion romantique du passé turc ou “touranien”, qui rattache les habitants d’Istanbul au vaste univers ouralo-altaïque. Et il écrit ce poème fameux, intitué Touran : “Pour les Turcs, la patrie n’est pas la Turquie ni le Turkestan, “La Patrie est un immense pays éternel… Le Touran.” Mis à part une frange cosmopolite de la population, qui vit principalement à Istanbul, l’occidentalisation de la Turquie est superficielle, car Mustapha Kemal a plutôt cherché à moderniser et à “touraniser” son pays qu’à l’occidentaliser. Du reste, le plus zélé des dictateurs n’a pas le pouvoir de changer l’âme d’un peuple, c’est-à-dire sa culture, il ne peut transformer que sa civilisation. Le fait est que les Turcs, quelle que soit leur croyance (sunnites orthodoxes ou fidèles des confréries soufies, hérétiques alevis, athées ou agnostiques…), sont si fiers de leur identité ethnique qu’ils sont rebelles à toute assimilation, du moins lorsqu’ils se déplacent en masse. Claude Hagège remarque, à ce propos : “Ainsi, en dépit de la profondeur et de la durée de l’islamisation, ni le persan ni le turc n’ont disparu par fusion au sein de l’arabe. A quoi attribuer cette préservation, lors même que la Perse et l’empire ottoman ont longtemps incarné, surtout le second, le pouvoir musulman lui-même, sinon au maintien d’une conscience tenace de leurs cultures, y compris chez les Turcs, pourtant descendants de nomades ?” Puisque notre lauréat s’était efforcé de “démontrer ” que l’empire ottoman était de culture occidentale, on se demande comment il peut considérer ensuite, dans le même texte, que la révolution kémaliste, qui a voulu rompre avec le passé ottoman de la Turquie, a pu rapprocher celle-ci de l’Occident… Ce curieux turcologue, qui ne parle pas la langue turque, l’affirme pourtant, sans craindre la contradiction, enferré dans les paradoxes de celui qui “en fait trop” : “Il s’agissait (pour les kémalistes), dit-il, de construire une société s’inspirant clairement de la modernité occidentale (…). Ce fut une formidable rupture avec le passé, la mise en place des bases d’une société nouvelle par la construction d’un Etat moderne, s’inscrivant pleinement dans le cadre des avancées sociales et politiques de nombre d’Etats d’Europe occidentale. (…) Cependant, l’aspect le plus révolutionnaire du kémalisme ne se situe pas au niveau des institutions politiques, de l’organisation économique ou des bouleversements de la stratification sociale, mais au niveau culturel. (…) Cette volonté d’européanisation culturelle se traduit (…) par une laïcisation militante de l’Etat et de la vie sociale.”

Ces observations, qui ne sont pas originales, ne sont pas entièrement fausses, mais elles sont trompeuses, car elles occultent le fait que la volonté de rupture avec le passé ottoman s’accompagne d’une volonté non moins affirmée de retrouver les valeurs ancestrales des peuples turcs. D. Billion escamote ainsi un fait essentiel, c’est que le kémalisme, qui est un nationalisme, se définit nécessairement comme la volonté de recouvrer un héritage, qui, en l’occurrence, aurait été adultéré par l’islamisation. La modernisation de la Turquie, qui peut prendre l’apparence d’une occidentalisation, est un moyen, pour les kémalistes, de redonner à leur nation la grandeur et la puissance qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Les kémalistes n’ont pas le projet d’identifier la Turquie à l’Occident, mais d’utiliser les connaissances, les institutions et les techniques de l’Occident au service de la nation turque. L’identité turque a résisté, malgré le mélange des peuples, à l’islamisation, à l’iranisation, à l’arabisation, et elle a retrouvé une nouvelle vigueur avec la révolution kémaliste. Nul doute qu’elle résistera à l’occidentalisation, quel que soit l’avenir de la candidature à l’Union européenne. C’est plutôt, aujourd’hui, d’une nouvelle réislamisation que les partisans du turquisme doivent se garder. Troisième sophisme : l’islam n’est pas un obstacle entre la Turquie et l’Europe On sait que la Turquie actuelle connaît un retour en force de l’islam, et que son Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, est un “islamiste modéré”, comme disent les journaux, qui ne craignent pas cet oxymore. En effet, quoi qu’en ait pensé Mustapha Kemal, il est bien difficile de séparer la Turquie de l’islam. Tous les peuples turcs, de par le monde, sont aujourd’hui musulmans, à deux minuscules exceptions près : les Gagauz de Moldavie, qui sont chrétiens, et les Yakoutes de Sibérie, qui sont chrétiens et chamanistes. Cela semble montrer que l’identité turque s’accorde bien avec la foi du prophète Mahomet, puisque les Turcs ont formé de nombreux peuples, ont occupé et occupent encore d’immenses territoires, et ont été en contact intime avec toutes les grandes religions : le christianisme (dans ses variétés orthodoxes, monophysites, nestoriennes), le judaïsme, l’hindouisme, le bouddhisme, le confucianisme, le taoïsme… Aucune autre que l’islam ne les a retenus. Paradoxalement, la révolution kémaliste, qui devait éloigner la Turquie de l’islam, s’est traduite par l’élimination des minorités chrétiennes – Grecs, Arméniens, Levantins… -, en sorte que la Turquie est aujourd’hui presque totalement musulmane (nous ne parlons pas, bien entendu, des convictions, pour lesquelles il n’y a pas de statistiques, mais de l’appartenance à une communauté). La “laïcité” à la turque ne signifie d’ailleurs nullement que l’Etat soit neutre à l’égard des religions ni que celles-ci soient indépendantes de l’Etat. Le culte musulman est subordonné à l’Etat et il est privilégié par rapport aux autres cultes, qui sont tout juste tolérés. Les musulmans sunnites d’Anatolie se rattachent à l’obédience hanafite, qui a la réputation d’être la moins rigide… encore que les talibans d’Afghanistan (qui sont des Pachtoun, donc des Iraniens, et non des Turcs) soient, eux aussi, hanafites ! Mais la réalité de l’islam turc est infiniment complexe, comme le démontre le livre de T. Zarcone que nous avons déjà cité. Il est impossible d’entrer dans les détails, mais il faut retenir deux choses. D’une part, l’importance de la minorité des Alevis, qui seraient 20 % de la population, et dont la foi relève d’un chiisme très hétérodoxe, qui a recueilli bien des croyances et des pratiques de l’ancienne religion des Turcs. Persécutés dans l’empire ottoman, ces Alevis se sont ralliés avec enthousiasme au kémalisme. Pour eux, la “laïcité” est un moyen de ne plus subir l’oppression de la majorité sunnite. D’autre part, au sein de cette dernière, les confréries soufies ont toujours joué un très grand rôle. Certaines sont restées dans une relative orthodoxie sunnite (encore qu’elles ne trouvent pas grâce aux yeux des musulmans rigoureux). D’autres donnent, au contraire, dans des doctrines ésotériques, d’ailleurs mal connues, qui paraissent fort éloignées des canons de l’islam. Toutes ces tendances contribuent actuellement à la réislamisation de la société, qui n’est pas de nature à combler le fossé culturel entre la Turquie et l’Europe. Mais, pour notre lauréat, l’islam n’est pas du tout un problème ! “Finalement, affirme-t-il, la question religieuse, l’islam politique pour parler clairement, est un non-problème, puisque, acceptant le système parlementaire, il s’est intégré et banalisé dans le jeu politique.” Dans un rapport précédent du “prix Lyssenko” (2001), nous citions un ouvrage de Jean-Pierre Péroncel-Hugoz qui dénonçait courageusement “la cohorte chaque jour plus longue des orientalistes (…) qui, depuis que les Etats arabes ont les moyens de consacrer un budget à leur propagande, naviguent aux frais de ces derniers, de réceptions en bourse d’étude, de colloques en voyage, (et qui) se croient obligés d’adopter, dans leurs écrits ou leurs propos concernant l’islamisme, l’Islam ou les Arabes, une attitude où l’excès de révérence, l’omission volontaire ou pis : le travestissement ou la complaisance, portent de mauvais coups à la vérité, à la science, et pour finir – c’est là le plus grave – à la connaissance mutuelle entre non-musulmans et musulmans”… Et il ajoutait : “Il ne faut plus laisser aux “Turcs de profession – orientalistes complaisants ou abusés – le champ libre à la désinformation”…

Notre lauréat du prix 2004, Didier Billion, pratique cette désinformation sur l’islam, à propos de la Turquie, lorsqu’il parle d’un “islam politique”, comme s’il pouvait exister un islam qui ne soit pas politique. La notion d’islam politique est fort douteuse, ou relève du pléonasme, car l’islam est politique de part en part. L’ayatollah Khomeiny, qui connaissait sans doute aussi bien l’islam que D. Billion, observait : “Le Coran contient cent fois plus de versets concernant les problèmes sociaux que de versets sur les sujets de dévotion”, et il concluait à bon droit : “L’islam est politique ou n’est rien”… Le grand islamologue français Louis Gardet définissait la “Cité musulmane” comme une “théocratie égalitaire”, en empruntant la formule à Louis Massignon. En effet, la loi islamique, la charia, est censée venir directement de Dieu lui-même, qui l’a révélée dans le Coran – lequel, comme on sait, est la “Parole de Dieu incréée” et n’est donc nullement l’œuvre de Mahomet, qui n’a fait que rapporter la parole divine que lui dictait l’Archange Gabriel, selon le dogme musulman. Qui plus est, l’interprétation du Livre Saint, nécessaire à l’application de ses prescriptions dans tous les aspects de la vie sociale, relève exclusivement d’un corps de spécialistes, les oulémas, qui ont seuls autorité pour dire ce que demande concrètement la charia. Et cette théocratie est égalitaire, parce que “islam” signifie “soumission” dans la langue arabe, et que l’idéal du pieux musulman est d’être l’esclave de Dieu (abd) ; ainsi tous les croyants se retrouvent-ils à égalité, dans leur nullité devant Dieu. Dans ce système, il n’y a pas de distinction entre l’Eglise et l’Etat. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’islam s’oppose au christianisme. Jésus disait : “Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu”, et il ne s’est jamais occupé de réformer la société, tandis que Mahomet, le “beau modèle” des musulmans, n’a pas été seulement le fondateur d’une religion, mais aussi un chef de guerre et un chef d’Etat. Il est donc compréhensible que le même “terme”, islam, désigne couramment à la fois une religion et une civilisation, tandis que nous ne confondons pas l’Occident avec le christianisme, quelle que soit l’influence que celui-ci ait exercé sur notre culture et notre civilisation. L’islam est plus qu’une religion, parce qu’il entend régir entièrement la vie sociale. Le Coran, sur lequel est fondée la charia, n’est pas seulement un “évangile”, c’est aussi un code civil et un code pénal. Il en résulte, en particulier, que la démocratie est évidemment incompatible avec l’islam. D. Billion, comme avant lui Gilles Kepel (lauréat du “prix Lyssenko” en 2001), se moque du monde, quand il se prend à rêver de la démocratie musulmane dont il prophétise l’avènement en Turquie, alors que c’est une contradiction dans les termes. Le parti de la justice et du développement (AKP), celui du Premier ministre Erdogan, lui paraît un modèle : « L’AKP, créé sur les cendres d’une formation islamiste, a su réaliser sa mue et peut désormais être qualifié d’islamo-conservateur ou de démocrate-musulman. N’en déplaise à certains, rien ne permet aujourd’hui de fantasmer sur un hypothétique “agenda caché” islamiste. » Nous ne connaissons pas l’agenda caché de M. Erdogan, s’il existe, et il est fort douteux, en effet, que le Premier ministre turc ait conçu un plan trop rigide. Mais son objectif demeure sans nul doute, puisque c’est un pieux musulman et un militant de l’islam, de rétablir le règne de la charia dans son pays. Sans “fantasmer”, il n’est pas interdit de se souvenir que l’islam est très réaliste et qu’il fait une doctrine de la dissimulation (taqiyeh), que tout bon musulman a le devoir de pratiquer, le cas échéant, pour garder le secret (ketman) sur le but qu’il poursuit dans l’intérêt de l’islam. Autrement dit, l’hypocrisie et le mensonge, qui sont un péché pour un chrétien, sont au contraire recommandés comme une vertu par l’islam, lorsque le rapport de forces les rend nécessaires. Il y a donc fort à parier que les islamistes turcs utilisent l’Europe, et les pressions qu’elle exerce sur la Turquie, pour que celle-ci se démocratise, afin de se libérer de la tutelle des militaires, gardiens de l’orthodoxie kémaliste et de la laïcité. Dans la démocratie, le pouvoir vient du peuple, qui fait la loi, directement ou par l’intermédiaire des représentants qu’il a mandatés, alors que, dans la théocratie, le pouvoir est censé venir de Dieu, c’est-à-dire, concrètement, qu’il est monopolisé – au moins dans sa dimension législative – par les docteurs de la loi, seuls aptes à interpréter l’Ecriture sainte. Si l’Occident, pour sa part, a pu s’ouvrir à la démocratie, c’est qu’il est, comme l’a écrit Henri de La Bastide, la civilisation de la Personne, fondée sur la doctrine de l’Incarnation, selon laquelle le divin se mêle intimement à l’homme… Au contraire, l’Islam, civilisation de la Parole, établit un fossé infranchissable entre le Créateur et sa créature, et tient en conséquence pour peu de chose la valeur de la personne humaine. Autant dire que les droits de l’homme ou libertés fondamentales, tels que nous les comprenons en Occident, sont étrangers à la vision théocratique de l’islam. Comme le rappelle l’affaire du voile islamique, la place de la femme dans la société, qui a pu évoluer dans notre pays, reste, en terre d’islam, étroitement cantonnée dans les limites fixées par la charia. Oui, comme le dit fortement Jean-Claude Barreau, “tous les dieux ne sont pas égaux” ! Si le christianisme est la religion de la charité, de l’amour, l’islam est, à l’inverse, la religion du djihad, de la guerre sainte.

N’en déplaise à D. Billion, l’islam établit donc une barrière infranchissable entre la Turquie et l’Europe, qui est loin d’être la seule, mais qui suffit pour rendre illusoire l’occidentalisation ou l’européanisation de la Turquie ou même sa véritable démocratisation. La Turquie ne paraît pouvoir échapper à la dictature kémaliste que pour succomber à la théocratie islamiste, ce qui est, pour un Occidental attaché à la démocratie, tomber de Charybde dans Scylla. Mais notre lauréat nie la réalité de l’islam, en taxant de fantasmes les arguments les plus sérieux, les analyses les mieux établies. « La question religieuse enfin ne constitue pas un problème, sauf éventuellement d’ordre fantasmatique. D’une part, parce que les valeurs de la laïcité sont partagées (sic) et, d’autre part, parce que l’islam est une religion européenne par son histoire et par le nombre de ses pratiquants. (…) N’en déplaise aux thuriféraires du fameux “clash des civilisations”, peut-on penser message plus efficace que de démontrer que, du point de vue des valeurs de l’UE, il n’y a nulle antinomie entre l’islam, la laïcité, les valeurs démocratiques et l’économie de marché. » Or, s’il n’y a probablement, en effet, aucune incompatibilité entre la religion de Mahomet et l’économie de marché, il est impossible, nous l’avons vu, de concilier les principes de l’islam avec ceux de la démocratie. Il est encore plus aberrant d’énoncer sans rougir que l’islam peut se concilier avec la laïcité, puisqu’il ne veut justement pas dissocier le religieux du politique. Il est vrai que la phrase de Didier Billion est bizarrement chantournée, sans doute pour faire passer l’énormité de la thèse, puisqu’il n’y aurait aucune antinomie entre l’islam et la laïcité, selon lui… “du point de vue des valeurs de l’UE”, formule qui ne laisse pas d’être obscure. Conclusion On aurait pu être tenté d’excuser notre lauréat, parce les documents que nous avons cités, presque tous produits en 2004 (sa thèse de 1997 est beaucoup moins critiquable), sont visiblement des textes de circonstance, destinés à appuyer la candidature turque dans l’opinion française, avec tous les artifices d’une rhétorique de désinformation. Le jury a estimé, au contraire, qu’en mettant au service de la cause de la Turquie un réel talent de bonimenteur, D. Billion méritait le prix Lyssenko davantage que d’autres “Turcs de profession” auxquels on aurait pu penser. Fallait-il, alors, être indulgent envers Didier Billion, en raison de son évidente insuffisance académique, au regard de l’ampleur du sujet ? Trophime Lyssenko avait quand même une autre dimension. Didier Billion, quant à lui, qui se présente comme un spécialiste des questions turques… ne parle même pas le turc. Il ne manifeste pas une connaissance profonde du sujet qu’il prétend traiter, sujet qui demande une érudition dont il est visiblement démuni. En dépit d’un réel talent dialectique, ce n’est qu’un second couteau d’une turcologie orientée. Mais c’est lui qui a su se mettre en avant sur la question turque, c’est à lui que l’IRIS de Pascal Boniface – qui a pris une lourde responsabilité en s’associant à cette mauvaise action – a confié la mission d’être, en France, le principal avocat de la cause turque. A ce titre, il méritait le prix Lyssenko plus que quiconque, en cette année 2004 où l’Union européenne se penchait à la fois sur la candidature de la Turquie et sur le projet de Constitution européenne, auquel la Turquie a été associée.