Par Henry de Lesquen
Le sociologue Pierre Bourdieu est devenu célèbre en 1964, quand il a publié Les Héritiers (en collaboration avec Jean-Claude Passeron), livre où il faisait le procès de l’école républicaine, qu’il décrivait, dans une perspective néo-marxiste, comme un instrument de la classe dominante conçu pour perpétuer les inégalités sociales. Depuis, il est devenu un notable de la République, un contestataire installé au cœur du pouvoir : professeur au Collège de France, directeur d’études à l’école des hautes études en sciences sociales, directeur de revue, directeur de collections, ses thèses sont enseignées dans les lycées et il est devenu un chef d’école dont les disciples assurent ardemment la promotion. Comme si cela ne suffisait pas, il a multiplié les « interventions » dans le « mouvement social », pour reprendre son vocabulaire, depuis 1995 et les grandes grèves du secteur public, se pose en conscience de la gauche, gardien de sa pureté idéologique contre les dérives du « néo-libéralisme » (ce que nous appelons, quant à nous, la social-démocratie) et il est l’inspirateur d’une gauche intégriste (une « gauche de gauche » ). En 1998, Pierre Bourdieu a suscité dans la presse une avalanche de commentaires, en raison, notamment, de deux événements éditoriaux : la publication, en août, de l’essai de Jeannine Verdès-Leroux, Le Savant et la politique. Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu , et, en septembre, d’un nouveau brûlot de notre lauréat, La Domination masculine , où il s’en prend, cette fois, à la famille et à la morale.
Pierre Bourdieu est dans cette situation confortable, classique dans notre pays, de l’intellectuel qui se déclare l’avocat des « dominés », alors qu’il est lui-même, ô combien, un « dominant », qui jouit de tous les avantages attribués aux membres les plus en vue de nos classes dirigeantes. Est-ce en raison de cette position de pouvoir qu’il occupe au sein de l’université, des milieux éditoriaux et médiatiques, au centre de réseaux d’influence prompts à manier l’excommunication, qu’il a fallu attendre si longtemps une critique globale de son œuvre ? Jeannine Verdès-Leroux paraît le penser, lorsqu’elle écrit : « J’avais longtemps espéré que des collègues (…) mènent la critique (…). Je ne vois rien venir. Aussi je me décide (…). » Il faut saluer son audace, mais aussi son mérite, car elle a fait l’effort de lire quasiment tout ce qu’a écrit Pierre Bourdieu, plus de dix mille pages, écrites souvent dans un sabir abscons qui en a découragé plus d’un.
Je ne résiste pas à l’envie de vous donner un échantillon de cette prose, tiré de l’avant-propos de son livre de 1970, La Reproduction, édité dans une collection dirigée par P. Bourdieu lui-même, et dénommée « Le sens commun », par une ironie involontaire (la phrase fait quatorze lignes dans le texte original) : » Définir l’arbitraire culturel par le fait qu’il ne saurait être déduit d’aucun principe, c’est seulement se donner, grâce à ce constructum logique dépourvu de référent sociologique et, a fortiori, psychologique, le moyen de constituer l’action pédagogique dans sa vérité objective et, du même coup, de poser la question sociologique des conditions sociales capables d’exclure la question logique de la possibilité d’une action qui ne peut atteindre son effet propre que si se trouve objectivement méconnue sa vérité objective d’imposition d’un arbitraire culturel, cette question pouvant à son tour se spécifier dans la question des conditions institutionnelles et sociales qui font qu’une institution peut déclarer expressément sa pratique pédagogique en tant que telle sans trahir la vérité objective de cette pratique. » Comme chacun sait, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. P. Bourdieu mérite qu’on lui applique à lui-même la réflexion de Rousseau qu’il a eu la candeur de reproduire en exergue du premier livre de La Reproduction : « On pourrait, pour élaguer un peu les tortillages et les amphigouris, obliger tout harangueur à énoncer au commencement de son discours la proposition qu’il veut faire. » Ce passage, cependant, n’est pas totalement dépourvu de sens ; comme vous l’avez compris, l’auteur affirme que la pédagogie a pour fonction d’inculquer des normes arbitraires (qui perpétuent les rapports de domination), c’est ce qu’il appelle l' »arbitraire culturel », et qu’elle n’y réussit que dans la mesure où l’on ignore qu’elle a cette fonction. Il aurait pu le dire plus simplement, mais il a choisi un style abscons qui a, lui, pour « fonction » de faire croire qu’il y a des vérités profondes derrière le brouillard des mots. Remarquez, en particulier, son goût de la redondance : pour lui, une question est « logique », une vérité est « objective » (qu’est-ce qu’une vérité subjective ?) ; si l’on en juge d’après son vocabulaire, notre lauréat est féru d’objectivité ; nous verrons qu’en réalité c’est ce qui lui manque le plus.
J. Verdès-Leroux consacre l’essentiel de son travail à l’analyse des procédés rhétoriques de P. Bourdieu, qu’elle démystifie. Elle conclut que « sa sociologie, malgré toutes ses proclamations de scientificité, (n’est) qu’un discours idéologique » . Selon elle, faute que ses travaux aient abouti à des résultats tangibles, notre sociologue multiplie les programmes de recherche utopiques. Il accumule des observations de détail dans un invraisemblable bric-à-brac, sans que cela ajoute quoi que ce soit de sérieux à ses postulats, qu’il ne remet jamais en question. Tout ce qu’il dit n’est pas faux, certes, mais il présente la plupart du temps des lieux communs comme des découvertes sensationnelles qui lui appartiendraient en propre, par exemple cette « loi sociale » selon laquelle « le capital culturel va au capital culturel » : autrement dit, vous avez d’autant plus de chances d’être cultivé que vos parents le sont.
Cependant, à côté de « banalités sentencieuses », il y a aussi beaucoup de « choses fausses » . Car « cette théorie repose sur une vue fantasmatique du monde » . « … cette sociologie qui se dit scientifique (…) s’appuie sur une vision catastrophique du monde social, des relations sociales. » Il s’agit, en effet, d’une « reprise sophistiquée et très partielle du marxisme-léninisme » .
Après Marx et Freud, P. Bourdieu utilise, pour répondre aux critiques, un procédé de polémique que l’on peut appeler l’effet boumerang. Il consiste à présenter lesdites critiques comme autant de preuves en faveur de sa théorie. Par exemple, Marx prétendait que les économistes qui contestaient ses analyses de la valeur, etc., étaient les avocats de la classe dominante, et que la vigueur de leurs réactions démontraient la puissance de celle-ci et la réalité de l’exploitation. Selon Freud, ceux qui l’accusaient de pansexualisme, parce qu’il faisait tout dériver de l’instinct sexuel, révélaient l’importance du refoulement, principe placé au centre de son système. De même, Bourdieu insiste beaucoup sur la fonction de « dévoilement » de sa sociologie : les rapports de domination ne peuvent se perpétuer, ou, comme il dit, se « reproduire », que si les hommes ignorent le mécanisme de cette perpétuation ; la classe dominante a donc tout intérêt à faire taire le sociologue héroïque qui dévoile le pot-aux-roses : d’où les « résistances » à la théorie bourdieusienne. Plus on la critique, plus cela prouve qu’elle est juste…
(Au passage, signalons à Pierre Bourdieu et à ses collègues qui ont reçu, avant lui, le prix Lyssenko, que l’effet boumerang peut aussi être mis au service de la vérité ; un lauréat comme Hervé Le Bras, qui multiplie les attaques contre le Club de l’Horloge, adopte le même type de comportement que le regretté Lyssenko lui-même, lorsqu’il traitait ses adversaires, les biologistes et généticiens classiques, de suppôts du capitalisme, de fascistes ou de nazis.)
L’ouvrage de Jeannine Verdès-Leroux est d’un grand intérêt. C’est un acte de salubrité publique dans le domaine intellectuel. Avouons, cependant, qu’il nous laisse sur notre faim, car il ne va pas assez au fond des choses. Il fait surtout une critique de la forme du discours bourdieusien, sans vraiment discuter le fond. J. Verdès-Leroux ignore les critiques les plus importantes qui ont été faites, avant elle, à Pierre Bourdieu par d’éminents auteurs, comme Raymond Boudon, Philippe Bénéton ou Jean-Louis Harouel. Si Pierre Bourdieu devait recevoir le prix Lyssenko, ce n’était pas tant à cause de ses procédés littéraires, souvent détestables, mais en raison de l’orientation fondamentale de sa théorie, vulgate néo-marxiste qui refuse la nature humaine.
I – Une vulgate néo-marxiste…
La théorie de Pierre Bourdieu se ramène tout entière à un schéma fort simple, et typiquement marxiste, que l’on peut énoncer ainsi : les institutions sociales ont pour fonction cachée de « reproduire » les rapports de domination inscrits dans un ordre social intrinsèquement injuste ; elles sont au service de la classe dominante et permettent l’exploitation des « dominés », qu’elles aliènent par la « violence symbolique », en leur faisant accepter comme naturel et légitime ce qui n’est qu’un odieux « arbitraire culturel ». Cette vision manichéenne fondée sur l’opposition des « dominants » et des « dominés » est appliquée à l’école, à la culture, à l’Etat, à la famille… Comme l’expliquent Raymond Boudon et François Bourricaud, à la question « A quoi sert (telle institution) ? », P. Bourdieu et ses disciples répondent mécaniquement : « A reproduire les structures de domination. »
C’est Max Weber qui a introduit le concept de domination dans le langage de la sociologie. Pierre Bourdieu en fait un usage inconsidéré. « (Selon la définition de Weber), disent Raymond Boudon et François Bourricaud, le concept de domination ne s’applique qu’à certaines situations (…). Au contraire, dans les variantes néo-marxistes de la sociologie de l’éducation, de la médecine ou de l’urbanisme, le concept de domination tend à devenir la clef de l’analyse sociologique, dont il constitue le principe par lequel est censé être expliqué le fonctionnement de toutes les institutions. Il ne s’agit pas seulement d’une généralisation abusive d’une notion au-delà du domaine où son usage est pertinent. Il s’agit aussi d’une dénaturation de la notion, puisque, à son sens manifeste pour les acteurs, est substituée une fonction latente supposée, au niveau de la Société prise comme entité et totalité autosubsistantes. Pour ces deux raisons au moins, l’usage qui est fait trop souvent de la notion de domination doit être qualifié d’idéologique. »
La sociologie de P. Bourdieu appartient à la tradition fonctionnaliste, ce qui n’est pas déshonorant en soi. Une théorie est « fonctionnaliste » quand elle postule que les institutions ont pour fonction de perpétuer ou de « reproduire » les structures sociales. Le maintien, au fil du temps, de l’identité collective d’un peuple implique un certain fonctionnalisme, n’en déplaise aux tenants de l’individualisme méthodologique, qui sont trop souvent aveugles aux propriétés de système des sociétés humaines. Dans sa forme classique, le fonctionnalisme est donc plutôt situé à droite. Il est d’ailleurs enraciné dans les traditions les plus vénérables, puisque l’idéologie tripartie des Indo-Européens mise au jour par Georges Dumézil (le mot idéologie signifie ici « conception du monde »), qui reconnaît dans la société trois fonctions fondamentales hiérarchisées (fonctions souveraine, guerrière, productive), était déjà, sous une forme proto-scientifique, un modèle fonctionnaliste. Mais notre lauréat défend une variante néo-marxiste du fonctionnalisme, dans laquelle la « reproduction » des structures sociales est conçue comme un processus essentiellement pervers et aliénant. Il ne se rend pas compte, au demeurant, que la perfection quasi absolue qu’il prête à ce mécanisme de reproduction ne permet pas de comprendre les conflits sociaux… ni même l’apparition d’une sociologie contestataire : la sociologie de Pierre Bourdieu ne permet pas d’expliquer Pierre Bourdieu, qui est, objectivement, un « raté » de la reproduction, capable de s’élever par ses propres forces à la véritable compréhension des phénomènes sociaux (pas plus, au demeurant, que le marxisme ne permettait d’expliquer Marx, théoricien révolutionnaire issu de la bourgeoisie : on voit qu’en matière d’idéologie contradiction n’est pas mortelle) !
Ici, le postulat explicatif est inséparable d’un jugement implicite de réprobation et de condamnation. P. Bourdieu revendique cette confusion de la science et de l’éthique, caractéristique des idéologies pseudo-scientifiques dérivées de l’utopie égalitaire, à commencer par le marxisme, sans s’apercevoir qu’elle ruine ses prétentions à l’objectivité scientifique. Selon lui, la science ne peut pas s’abstenir des jugements de valeur, et « il n’est pas question d’exclure de la science (…) la motivation individuelle ou collective que suscite l’existence d’une mobilisation politique et intellectuelle » . Ou encore : « … une science réflexive de la société implique ou inclut une éthique. » L’un de ses commentateurs autorisés, Loïc Wacquant, vend plus clairement la mèche : « Pour Bourdieu, la sociologie est une science éminemment politique. » Or, il n’y a pas de science authentique qui ne parte du « postulat d’objectivité de la nature » (Jacques Monod) et de la distinction cardinale des jugements de connaissance et des jugements de valeur. Avec P. Bourdieu, nous n’avons donc pas affaire à de la science, mais bel et bien à une idéologie camouflée sous les oripeaux d’une pseudo-science.
La sociologie de P. Bourdieu témoigne, en outre, par rapport au marxisme originel, d’un recul méthodologique qui est significatif de l’impasse intellectuelle où se trouve engagée la gauche aujourd’hui. Marx et Engels, quant à eux, emportés par l’enthousiasme scientiste du XIXe siècle, ne doutaient de rien et avaient l’ambition de fonder une science globale, un matérialisme dialectique qui expliquait l’univers, et qui intégrait un matérialisme historique destiné, quant à lui, à rendre compte des faits sociaux. La sociologie de Marx est donc inséparable de son analyse économique, empruntée à Ricardo et axée sur la valeur-travail, d’où découlaient les théories de la plus-value, de l’exploitation, de la paupérisation, de la baisse tendancielle du taux de profit… De plus, Marx croyait pouvoir s’appuyer sur les découvertes de Darwin relatives à l’évolution : dans la lutte des classes, il croyait retrouver l’équivalent de la sélection naturelle à l’intérieur d’une espèce animale . Engels adopta avec enthousiasme les idées de Lewis Morgan sur le communisme primitif. En un mot, les fondateurs du marxisme tâchaient de faire leur miel en empruntant aux diverses disciplines scientifiques, telles qu’elles étaient constituées à leur époque. Mais cela n’est plus possible aujourd’hui, car les progrès de la science, depuis un siècle et demi, ont fait de plus en plus apparaître l’inanité de la conception de l’homme, de la société et du monde qui est inséparable de l’utopie égalitaire .
L’une des conséquences de cette situation est la naissance du courant post-moderne, qui a cru sortir des contradictions apparues entre la gauche et la science par une plongée dans l’obscurantisme ; en décrétant que la science n’est qu’un discours parmi d’autres, relatif au groupe social dont il émane, et que l’objectivité est un mythe, on immunise l’idéologie à son égard, on renverse le rapport établi entre la connaissance objective et les jugements de valeur qui s’appuient sur celle-ci. C’est désormais l’idéologie qui se fait juge de la science, et non l’inverse. Pierre Bourdieu ne va pas jusqu’à ces extrémités, mais il n’en est pas très loin. Il a fondé, en effet, une sociologie autiste, presque totalement fermée aux autres disciplines. Ce sociologisme refuse dédaigneusement d’être informé par ce qui n’est pas sociologique.
P. Bourdieu ne veut rien savoir de la biologie et de la génétique, et il ne s’abaisse pas à discuter de la sociobiologie, cette « nouvelle synthèse » fondée par Edward Wilson qui a pour ambition d’éclairer l’analyse des sociétés animales et humaines à la lumière de la théorie darwinienne de l’évolution. Il justifie ce parti-pris, dans une note en bas de page (!), à la fin des Héritiers : « … la recherche sociologique se doit de suspecter et de déceler méthodiquement l’inégalité culturelle socialement conditionnée sous les inégalités naturelles apparentes puisqu’elle ne doit conclure à la « nature » qu’en désespoir de cause. Il n’y a donc jamais lieu d’être certain du caractère naturel des inégalités que l’on constate entre les hommes dans une situation sociale donnée et, en la matière, tant qu’on n’a pas exploré toutes les voies par où agissent les facteurs sociaux d’inégalité et qu’on n’a pas épuisé tous les moyens pédagogiques d’en surmonter l’efficacité, il vaut mieux douter trop que trop peu. » Voilà comment, par un beau sophisme, on se débarrasse de l’hypothèse de l’inégalité biologique (qui est un peu plus qu’une hypothèse…) et que l’on fait du postulat idéologique de l’égalité naturelle un présupposé épistémologique de l’enquête sociologique. P. Bourdieu ignore quasiment la psychologie (le quotient intellectuel est un instrument qu’il dédaigne) et se contente de quelques allusions à la psychanalyse, c’est-à-dire justement à la théorie psychologique la moins scientifique, comme l’a montré le professeur Debray-Ritzen . A part une vague référence à Marx – mais plus personne, aujourd’hui, ne défend la valeur-travail et l’analyse économique marxiste orthodoxe ?, on ne voit pas à quelle théorie économique P. Bourdieu se réfère pour condamner le « néo-libéralisme » ; et que devient la théorie de l’exploitation, s’il n’y a pas de plus-value ? P. Bourdieu isole dans le marxisme sa théorie de la reproduction des rapports de domination, il en fait l’alpha et l’oméga de toutes ses investigations et de tous ses commentaires, et s’enferme dans sa sociologie comme dans une citadelle assiégée.
L’idéologie égalitaire exploite, dans la réalité, certaines données qui peuvent alimenter le ressentiment social, mais elle ne retient que celles qui lui paraissent exploitables et, au fond, elle méprise les faits et les laissent de côté quand ils la contredisent. La croissance de l’économie pendant la première moitié du XIXe siècle avait permis celle de la population et la formation d’une énorme population ouvrière, concentrée dans les villes : c’est ce qui a fait naître la « légende noire du capitalisme », accusé d’avoir réduit à la misère des hommes qui, en réalité, n’aurait tout simplement pas vécu sans lui, parce que la population n’aurait pas pu augmenter. En fait, quand Marx écrit Le Capital (1867), le niveau de vie des ouvriers s’est déjà sensiblement amélioré . Cela ne l’empêche pas de formuler sa thèse de la paupérisation du prolétariat, selon laquelle celui-ci sera de plus en plus pauvre, au fur et à mesure que s’approfondiront les contradictions du capitalisme. Il est inutile d’insister sur les démentis que la réalité a apportés à cette prophétie. Pierre Bourdieu, quant lui, ne voit que des « héritiers » et des « exclus », il soutient que l’origine sociale est le seul facteur déterminant des inégalités et s’en tient à cette explication monocausale, en refusant d’envisager d’autres hypothèses. La mobilité sociale est pourtant une réalité. Philippe Bénéton fournissait, par exemple, dans Le Fléau du bien, des données éloquentes ; dans une grille à trois catégories (supérieure, moyenne, populaire), il apparaissait que 41 % des enfants de la catégorie supérieure demeuraient dans cette catégorie, et que les autres, soit, 59 % « descendaient » dans la catégorie moyenne ou la catégorie populaire ; et que 41 % des membres de la catégorie supérieure étaient issus de parents de la catégorie moyenne, 25 % de parents de la catégorie populaire . « L’existence d’une forte inégalité des chances n’est pas exclusive d’un renouvellement profond des catégories sociales d’une génération à l’autre, en particulier des catégories supérieures, conclut Ph. Bénéton. La majorité des membres de ces catégories supérieures (66 % exactement) n’en proviennent pas. »
Didier Maupas remarque, quant à lui, dans L’Ecole en accusation, que la théorie de la reproduction est muette sur les différences de réussite scolaire qui surviennent entre les enfants d’une même famille, et qui sont cependant considérables . Plus qu’un éventuel favoritisme des parents, n’est-il pas logique d’invoquer, dans ce cas, l’inégalité des dons et des tempéraments (au regard de l’intelligence, de la mémoire, de l’ardeur au travail…), sans oublier la part du hasard ? Mais si l’inégalité des dons existe, comment ne jouerait elle pas, aussi, entre les individus de familles différentes ?
Ainsi, la sociologie de P. Bourdieu est aveugle aux faits qui la dérangent, fussent-ils aussi élémentaires que celui que nous venons d’évoquer. Elle repose sur une vision tronquée de la réalité, sur un image déformée du monde social, où elle recherche inlassablement tout ce qui pourrait conforter ses a priori. Dans ces conditions, la méthode de Pierre Bourdieu, qu’il ne cesse de célébrer et de proposer en exemple, est singulièrement cavalière et conduit à une interprétation arbitraire des faits sociaux. L’accumulation des petites observations ne débouche pas sur de grandes découvertes, mais ne sert qu’à enrober l’éternel ressassement d’un discours idéologique de dénonciation. Comme le disent Frédéric Bon et Yves Schemeil, « il suffit de lire avec un peu d’attention les œuvres de Pierre Bourdieu pour remarquer la surprenante désinvolture avec laquelle il traite le matériel empirique. (…) Ainsi, l’observation n’a pas pour tâche de contrôler la validité des hypothèses, mais seulement d’illustrer un développement théorique. »
P. Bourdieu n’a apparemment aucune idée de ce qu’est une preuve scientifique. Chez lui, on ne trouve pas de démonstration à proprement parler, car les éléments qu’il invoque, et qu’il interprète arbitrairement, ne servent qu’à illustrer une thèse arrêtée d’avance, et qu’il répète indéfiniment, comme si la répétition avait valeur de preuve. Mais il le fait avec art, en sorte que son habileté rhétorique réussit assez bien à masquer ses insuffisances théoriques. Il écrit, par exemple : « On peut poser, par hypothèse, que le degré de productivité spécifique de tout travail pédagogique autre que le travail pédagogique réalisé par la famille est fonction de la distance qui sépare l’habitus qu’il tend à inculquer (sous le rapport considéré ici, la maîtrise savante de la langue savante) de l’habitus qui a été inculqué par toutes les formes antérieures de travail pédagogique et, au terme de la régression, par la famille (c’est-à-dire, ici, la maîtrise de la langue maternelle). » En clair, si vos parents ont fait des études supérieures, vous êtes avantagé par rapport à un camarade dont les parents ont arrêté leurs études avant le baccalauréat. Sans doute. Mais la position de P. Bourdieu est doublement contestable. D’une part, il prétend expliquer entièrement l’inégalité des chances par l’inégalité de l’héritage culturel, sans chercher à mesurer le poids des autres facteurs, comme l’inégalité de l’héritage biologique. S’il avait raison, les différences devraient apparaître surtout dans les matières littéraires (français, langues, histoire…) et s’effacer dans les matières scientifiques, notamment pour les mathématiques, qui ne font guère partie de l' »héritage culturel » de la famille (sauf, peut-être, pour les enfants de professeurs de mathématiques…). Or, ce n’est pas le cas, et notre lauréat peine, à travers des raisonnements tarabiscotés, à rendre compte de ce phénomène, qui suffirait à lui seul à abattre sa théorie de la reproduction. D’autre part, sa thèse « scientifique » est étroitement liée à un jugement moral qui condamne cet héritage culturel, source des inégalités. Nous pensons, quant à nous, que l’héritage culturel transmis par la famille est un bien et que celui que chacun de nous reçoit de ses parents n’est pas pris sur les autres ; c’est la pensée égalitaire, fondée sur le ressentiment, qui condamne les inégalités liées à la diversité des cellules familiales, au demeurant inévitables.
P. Bourdieu constate que c’est dans les catégories sociales supérieures que le langage familial est le plus élaboré et le plus proche du langage académique qu’il faut maîtriser pour réussir dans les études. Il en conclut que l’école a été façonnée dans l’intérêt des classes supérieures. A aucun moment, il n’envisage l’éventualité d’une causalité de sens inverse : s’il faut parler un langage académique pour réussir dans les études et si les études influencent la réussite professionnelle, il est normal que les membres des catégories supérieures maîtrisent mieux, en général, le langage académique. Un sociologue vraiment épris d’objectivité scientifique aurait envisagé tour à tour les deux hypothèses, en demandant aux faits de les départager, si possible, avant, sans doute, de proposer un modèle où l’école et l’élite s’influenceraient réciproquement. Il faudrait alors reconnaître que les institutions, comme le système scolaire, jouissent d’une certaine autonomie, et qu’elles ne sauraient être considérées comme de simples instruments au service de la classe dominante. De plus, c’est vraiment se moquer du monde que d’ignorer ce fait majeur, si justement déploré par les hommes de droite, que l’enseignement est aujourd’hui largement acquis aux idées contestataires et subversives de la gauche, ce qui cadre mal avec le dogme de la reproduction. Nous retrouvons la contradiction que nous avons signalée : la théorie de P. Bourdieu ne permet pas de comprendre que cet auteur soit enseigné dans les écoles secondaires…
P. Bourdieu énonce une prétendue « loi universelle de l’ajustement des espérances aux chances, des aspirations aux possibilités » , ou « d’intériorisation des probabilités objectives en espérances subjectives » . Les dominés, constatant la faible réussite des membres de la catégorie à laquelle ils appartiennent, ajusteraient leurs ambitions en conséquence. Ce facteur peut jouer dans une certaine mesure, mais il paraît osé de lui donner une importance essentielle, sans la moindre preuve. S’il a sans doute eu quelque poids jadis, on peut penser que la démocratisation de l’enseignement a beaucoup réduit celui-ci. Ce qui détermine l’espérance subjective de l’élève, c’est d’abord et avant tout les résultats individuels qu’il obtient, et ce sont ses espérances subjectives, à leur tour, qui conditionnent les probabilités objectives : à nouveau, la causalité est réciproque, alors que P. Bourdieu ne la voit que dans un seul sens.
P. Bourdieu s’est défendu, dans La Reproduction, de vouloir créer un langage artificiel, avant de soutenir que c’était une nécessité pour éviter les pièges du langage commun. En réalité, malgré le recours récurrent à un vocabulaire ésotérique, souvent emprunté au grec ou à l’allemand, qui lui permet de se lamenter sur la mauvaise lecture que l’on fait de son œuvre, laquelle dépasse, selon lui, l’entendement du vulgaire, la terminologie bourdieusienne est plutôt conçue, en général, pour être en apparence immédiatement compréhensible, tout en étant chargée de connotations idéologiques, et donne lieu à des définitions floues et équivoques, qui frappent les raisonnements d’indétermination. Il parle, par exemple, de « violence symbolique » pour décrire l’effet de la pédagogie ; il est exact que l’enseignement ne va pas sans une certaine contrainte, mais le terme de violence révèle une intention de dénigrement qui n’a rien à faire avec la science. La culture devient « arbitraire culturel », ce qui n’est guère moins péjoratif. Nous avons déjà parlé du concept de domination, qui est central dans la théorie, et qui n’est pas mieux défini que les autres. P. Bourdieu prétend avoir forgé une terminologie scientifique, propre à exprimer sa théorie. C’est une imposture : l’auteur mène en réalité double jeu, en se situant sur deux plans, celui d’un raisonnement para-scientifique passablement embrouillé, d’une part ; celui des affects et des insinuations idéologiques, d’autre part. « L’inexplicable fortune de sa prose pâteuse, émaillée de concepts allemands non traduits, hérissée de néologismes dissonants, secouée de tics linguistiques repris sans humour ni limite par des disciples obséquieux (…), vient sans doute de l’appel répété à la pitié, de cette irruption des bons sentiments dans une sociologie prétendument objective, descriptive ou scientifique », écrit Jean Védrines .
II – … qui refuse la nature humaine
Représentant archétypique de la pensée égalitaire, et lointain disciple de Marx, Pierre Bourdieu est logiquement environnementaliste, en ce sens qu’il nie, ou qu’il tend à nier les différences ou inégalités qui résultent de la génétique. De surcroît, il ne prend en compte que l’environnement social, ce qui est tentant pour un sociologue, mais qui laisse de côté les facteurs déterminants de l’environnement biologique, comme l’alimentation, sans parler des incidences de l’environnement intra-utérin pendant la grossesse et des effets cérébraux que peut provoquer un accouchement difficile. Selon Marx, c’est l’être social des hommes qui détermine leur conscience. P. Bourdieu dit à peu près la même chose : « … le réel est relationnel : ce qui existe dans le monde social, ce sont des relations – non des interactions ou des liens intersubjectifs entre des agents, mais des relations qui existent « indépendamment des consciences et des volontés individuelles », comme disait Marx. » Ce qu’il exprime encore plus brutalement : « C’est leur position présente et passée dans la structure sociale que les individus entendus comme personnes physiques (sic) transportent avec eux, en tout temps et en tout lieu, sous la forme des habitus qu’ils portent comme des habits et qui, comme les habits, font le moine (sic), c’est-à-dire la personne sociale (…). »
Ce préjugé environnementaliste, qui est à la fois anti-scientifique et anti-humaniste, comme nous l’avons montré dans La Politique du vivant, le conduit à nier la nature humaine. Cette négation, qui apparaît déjà dans ses ouvrages sur l’école, devient une obsession dans La Domination masculine. D’après lui, la différence des deux sexes est tout entière un produit de l' »arbitraire social », et, pour reprendre une célèbre formule de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient ». Le mécanisme de reproduction des rapports de domination ne fonctionne bien que parce qu’il fait passer pour naturel ce qui est, en réalité, culturel et donc arbitraire. L’aliénation des femmes et, en général, des « dominés », est fondée sur cette illusion du naturel. « Les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles. »
Les mensonges les plus réussis sont ceux qui contiennent une part de vérité. C’est bien le cas en l’occurrence. Quel que soit l’importance du patrimoine génétique, constitué au moment où l’ovule est fécondé par le spermatozoïde, il est certain que tout, dans l’homme, est le produit d’une interaction entre l’hérédité et l’environnement. Il est certain aussi que l’être humain est, à l’origine, un chaos d’instincts, et qu’il a un besoin vital des disciplines de la culture pour se forger une volonté d’homme libre. « L’homme est par nature un être de culture », a dit Arnold Gehlen. P. Bourdieu a raison d’estimer que les coutumes considérées comme les plus « naturelles » sont contingentes. Il n’est évidemment pas le premier à le dire ; on se souvient, par exemple, du mot de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. » Depuis que les voyages au long cours ont révélé la variété des cultures à travers le monde, on en a tiré argument pour dénoncer le caractère relatif des valeurs et pour en attaquer l’autorité. Mais, en réalité, ce qui différencie les cultures, ce n’est pas tellement la liste des valeurs auxquelles elles se réfèrent que la manière dont elles les hiérarchisent et résolvent les conflits de valeurs, qui définit leur identité. Et ce que l’on n’a jamais trouvé, c’est une société qui pourrait subsister sans se référer à des valeurs. Il est raisonnable, en outre, de penser que la culture n’est pas sans rapport avec la nature biologique des hommes qui la portent et qu’ils forment un système bioculturel, où nature et culture interagissent, comme le veut la formule de Gehlen. Le président Giscard d’Estaing pouvait ainsi déclarer, en 1974 : « Le patrimoine spirituel d’une civilisation vécu collectivement répond au patrimoine génétique d’une descendance biologique. » L’erreur de Pierre Bourdieu est d’établir une opposition dichotomique entre nature et culture ? attribuant le physique à la nature et le mental à la culture ?, alors qu’elles sont inséparables.
Selon lui, les hommes seraient façonnés par les déterminations sociales, sans avoir d’identité propre, et la « culture » ne serait que l’empreinte de la société sur l’individu, qui serait purement passif dans le processus, objet et non sujet. Mais la culture est constituée de normes, et donc de disciplines, qui entrent en résonance avec les dispositions de chacun, lorsque sa personnalité s’est formée. Etant un être d’action et de choix, l’homme vit dans un univers hiérarchisé. La culture n’est pas « horizontale », comme le croient les anthropologues relativistes, et Pierre Bourdieu avec eux, mais « verticale », étant ordonnée selon des échelles de valeur qui appellent l’homme au dépassement et l’invitent à faire effort sur lui-même. A côté de l’acception la plus large du mot culture, il est indispensable de conserver la notion de « haute culture », culture de l’homme cultivé, définie comme un idéal vers lequel il faut tendre. C’est ce qu’exprime fortement Jean-Louis Harouel dans Culture et contre-cultures : « Une idéologie sociologique comme celle de Pierre Bourdieu refuse la culture aux classes populaires en délégitimant le système d’enseignement, seul en mesure de leur permettre d’y accéder, et en postulant une égale valeur des « cultures », négatrice de l’idée d’une distance à parcourir, d’un effort à accomplir pour s’élever vers un modèle supérieur. C’est-à-dire vers la culture. (…) » « Dans les années 1960, dit encore Jean-Louis Harouel, (…) la culture fut la victime d’un véritable procès de sorcellerie, destiné à la diaboliser. Mise au ban des accusés, la culture se voyait reprocher d’être un instrument d’oppression de la classe dominante, un facteur de différenciation et un moyen de perpétuation des inégalités sociales grâce à la complicité du système d’enseignement. (…) (Selon Pierre Bourdieu), le patrimoine culturel n’était qu’un instrument de sélection sociale permettant à l’école de reproduire à la génération suivante la hiérarchie sociale existant à la précédente. » « Pour Bourdieu, pas de culture au sens noble – lieu de la vie et de l’enrichissement de l’esprit ?, mais une simple « culture », au sens anthropologico-sociologique, exprimant les mentalités et les mœurs des couches supérieures de la société. »
Ce parti-pris à la fois anti-naturel et anti-culturel conduit notre lauréat à mépriser les enseignements de la biologie, qu’il ne prend jamais en considération. Partant du principe que toutes les inégalités de résultats sont à rapporter à l’environnement social, il dénonce ce qu’il appelle l' »idéologie du don ». Dans la note en bas de page des Héritiers que nous avons déjà citée, il tentait de se prémunir d’une objection évidente, en écrivant : « Il n’est pas dans notre intention, en soulignant la fonction idéologique que remplit dans certaines conditions le recours à l’idée de l’inégalité des dons, de contester l’inégalité naturelle des aptitudes humaines, étant entendu qu’on ne voit pas de raison pour que les hasards de la génétique ne distribuent pas également ces dons inégaux entre les différentes classes sociales. » Le procédé est admirable, puisqu’il se débarrasse aussitôt de l’inégalité génétique qu’il a acceptée en théorie, sous prétexte qu’elle n’a pas à intervenir dans le modèle. Or, il n’y a pas la moindre raison de croire a priori que les hasards de la génétique, comme il dit, auraient le bon goût de répartir les dons à égalité entre les groupes sociaux. Il y a même de sérieux motifs pour penser que l’inverse est plus probable. Richard Herrnstein et Charles Murray l’expliquent par un syllogisme : « Puisque le Q.I. est fortement héritable, puisque la réussite économique dépend en partie des talents mesurés par les tests de Q.I., et puisque la position sociale dépend en partie de la réussite économique, il s’ensuit que la position sociale doit être fondée, dans une certaine mesure, sur des différences héritées. » Leur livre de 1994, « La Courbe en cloche. Intelligence et structure de classes dans la société américaine », vérifie systématiquement cette hypothèse, dans le cas des États-Unis. Un sociologue comme Pierre Bourdieu qui prétend découvrir l’origine des inégalités sociales sans référence aux inégalités génétiques ne doit pas être pris au sérieux. Et il est incroyable qu’il se passe complètement des tests de quotient intellectuel (Q.I.), dont la valeur prédictive n’est pourtant plus à démontrer.
La négation de la biologie est encore plus caricaturale quand il étudie les différences sexuelles, dans La Domination masculine. Il veut à toute force faire accroire que les différences sociales entre les deux sexes n’ont strictement rien à voir avec la biologie, et il entend « démonter les processus qui sont responsables de la transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel » . Ecrit dans un langage moins abscons que d’habitude, ce livre révèle plus crûment la légèreté de sa dialectique. Alors qu’il affirme traiter de la « domination masculine » en général, il ne s’intéresse qu’à deux types de sociétés contemporaines, la société kabyle et la société occidentale (française, anglaise ou américaine), et néglige toutes les autres. Il aurait pourtant été utile de faire une recension de la littérature ethnographique sur le sujet. Ensuite, il estime, sans la moindre preuve, que la société kabyle, qui est musulmane et archaïque, marquée par une très forte subordination de la femme, a une valeur paradigmatique et qu’elle peut servir à comprendre la nôtre. Il croit y découvrir une opposition générale des éléments de la société et du cosmos entre les deux principes masculin et féminin, analogue au yin et au yang des Chinois (qu’il ne cite pas, cependant), et la transpose sans précaution à la France, en l’appliquant, notamment, à l’organisation administrative, ce qui l’amène à soutenir, sans craindre le ridicule, que le ministère des finances est « masculin », tandis que les ministères dépensiers sont « féminins ». Il veut absolument que la division sociale des deux sexes soit un produit de l’histoire, mais il ne se rend pas compte que, si c’était le cas, elle n’aurait pas l’universalité qui la caractérise.
Son délire environnementaliste l’amène aux pires absurdités. Il consacre de longues pages à ce qu’il appelle « la construction sociale des corps », ce qui signifie que les données de la biologie n’ont aucune importance. Et il aboutit à cette admirable formule, qui a été remarquée aussi bien par Valeurs actuelles que par Le Canard Enchaîné , selon laquelle « les différences visibles entre les organes sexuels masculin et féminin sont une construction sociale » (la phrase complète fait onze lignes, mais nous avons extrait la pépite de sa gangue) .
Ces divagations nous emmènent dans un monde fantasmatique qui n’a rien à voir avec la science. Homo sapiens appartient à une espèce sexuée, et les différences sociales entre les sexes sont évidemment ancrées dans les différences biologiques, ce qui ne veut pas dire qu’elles s’y réduisent. Yves Christen a étudié dans un beau livre les fondements biologiques des différences entre les deux sexes . Il est exact que les parents ont tendance à donner plutôt des poupées aux filles et des soldats de plomb aux garçons, et que cet « étiquetage » doit jouer un rôle dans la formation de leurs dispositions respectives (ce que Bourdieu appelle des habitus). Mais le poids des déterminations biologiques est incontestable. C’est ainsi que l’on a examiné le cas d’hommes victimes d’une maladie particulière : leur système hormonal ne leur permet pas de former les organes génitaux masculins à la naissance, et c’est seulement à la puberté qu’ils prennent l’apparence de garçons, après avoir été considérés auparavant comme des filles, et éduqués comme tels. Or, ils adoptent sans difficulté l’identité masculine, exactement comme si l’éducation féminine n’avait pas laissé de traces . Il ne faut donc pas exagérer l’influence de l’étiquetage.
En outre, il faut bien comprendre qu’il est inévitable, dans toute société, de diviser les individus en catégories, auxquelles on applique des règles différentes. C’est une conséquence de la limite de notre information sur les hommes qui nous entourent. Cela ne signifie pas que toute discrimination soit bonne, bien entendu, mais seulement que la société la plus égalitaire est obligée d’établir un minimum de distinction entre certaines catégories : le problème de la justice, dans la philosophie politique, se ramène à définir quelles sont les distinctions et les catégories légitimes. Même si l’idéal démocratique contemporain pose que les individus des deux sexes ont en principe les mêmes droits et les mêmes devoirs au regard de l’Etat, cela n’implique pas que les parents aient tort de traiter différemment les garçons et les filles (ni, en sens inverse, qu’ils aient toujours raison de le faire). En la matière, il faut certes tenir compte des traditions, mais comprendre qu’elles sont profondément modifiées par des circonstances nouvelles. Si P. Bourdieu avait reconnu la nature biologique des différences sexuelles, il aurait pu examiner, par exemple, les conséquences sur le statut de la femme de la réduction parallèle de la mortalité et de la natalité. Dans une société archaïque, il fallait que les femmes eussent en moyenne dix enfants pour assurer le renouvellement des générations ; il leur était donc très difficile de mener une carrière comparable à celle des hommes. Aujourd’hui, délivrées en partie de la nécessité de procréer, elles peuvent s’émanciper et ne manquent pas de le faire. Ce genre de considérations est absent de l’analyse de P. Bourdieu.
On pourrait répéter à propos de l’économie ce que nous avons dit de la biologie. L’homme est, aussi, un être rationnel, un homo œconomicus, et la science qui l’étudie sous cet angle s’appelle l’économie. L’approche holiste de la théorie bourdieusienne ignore l’individualisme méthodologique qui est au principe de la science économique bien comprise. Nous avons remarqué qu’il laissait de côté, par force, les enseignements discrédités de Karl Marx dans ce domaine. Mais il prétend rendre compte de l' »exploitation » de la femme par l’homme, que ce soit dans la société kabyle ou dans la société occidentale, en ignorant que la famille est une cellule économique. On ne trouve pas trace, dans La Domination masculine, des études de Gary Becker ou de Bertrand Lemennicier sur le sujet.
Nous avons vu les limites insignes de la sociologie de Pierre Bourdieu. Tout ce qu’il dit n’est pas faux, mais il n’y a rien de nouveau dans ce qu’il dit de vrai. Surtout, sa vision manichéenne de la société, qu’il divise en dominants et dominés, le conduit à développer un schéma sommaire de la « reproduction » qui prend pour cible des valeurs essentielles de la nation et de la république : la famille, la culture, l’élitisme républicain. A ce titre, il a amplement mérité le prix Lyssenko.
Post-scriptum. Interrogé sur P. Bourdieu, Raymond Boudon s’est exprimé avec vigueur, dans Le Figaro-Magazine du 2 avril 1999 : « Pour ce qui concerne ses travaux, certains y découvrent des révélations ; pour ma part, j’ai tendance à y voir surtout un tissu de platitudes, voire parfois d’inepties ! (…) Tout cela marche parce que ses idées sont exprimées dans un langage si obscur et opaque qu’on ne le lit pas et que ceux qui le critiquent se trouvent immédiatement accusés de ne pas l’avoir compris, ce qui est une objection en forme de tournevis universel. »
BOURDIEU OU LA METHODE DU DISCOURS
Par Didier Maupas
Les travaux de Pierre Bourdieu sur la « reproduction » sont exemplaires du caractère avant tout idéologique de sa démarche.
On examinera les études qui l’ont rendu célèbre sur ce thème : Les Héritiers (1964), La Reproduction (1970) et sa publication dans les Actes de la recherche en sciences sociales de 1975 (« Les catégories de l’entendement professoral ») en collaboration avec J.-C. Passeron et Monique de Saint-Martin.
I. La reproduction ou l’invention du mouvement perpétuel.
Les travaux de Pierre Bourdieu sur la « reproduction » se présentent sous la forme « d’éléments pour une théorie du système d’enseignement ». La référence aux « éléments » est bien choisie, car la reproduction ne fait pas l’objet d’une théorisation systématique de sa part, mais se trouve abordée sous différents angles à différents endroits de ses travaux : elle est finalement plus souvent suggérée et présentée sous forme allusive que démontrée formellement, y compris dans l’ouvrage La Reproduction.
Sa théorie du système d’enseignement s’articule autour des affirmations suivantes :
1 – Le système d’enseignement exerce une « violence symbolique » sur ceux qui y sont soumis et qui consiste à reproduire le modèle social dominant : c’est « l’effet d’inculcation » (« la productivité spécifique du travail pédagogique se mesure objectivement au degré auquel il produit son effet propre d’inculcation : c’est-à-dire son effet de reproduction », p. 48 ). Cette inculcation consiste à légitimer en fait certaines valeurs qui renvoient à certains intérêts de classe (selon lui, le conservatisme pédagogique renvoit au conservatisme social).
2 – Les individus sont porteurs d’un capital culturel (en particulier linguistique) acquis en dehors du système d’enseignement, reflet de leur classe sociale, et qui est le véritable moteur de la réussite scolaire (« habitus de classe »). Les enseignants ne sélectionnent pas en effet en fonction du « niveau » objectif, mais en fonction du capital culturel que véhicule chaque élève, donc en fonction de l’origine de classe de chacun. Car, ce qui compte, c’est « le rapport à la culture autant que la culture ». Cette sélection peut être consciente ou inconsciente.
3 – La sélection opérée par le système d’enseignement a pour fonction : d’éliminer (exclure) les élèves issus des milieux populaires ; de légitimer cette exclusion au nom de l' »idéologie » du don ou du niveau, pour faire en sorte que les classes populaires admettent leur domination par les classes privilégiées comme « naturelle » (l’examen dissimule « l’élimination sans examen »). Le système d’enseignement est ainsi, selon Bourdieu, une institution de « police symbolique » vouée « à décevoir chez certains les aspirations qu’elle encourage chez tous » (p. 252), les différents paliers de sélection ayant pour fonction d’étaler dans le temps l' »élimination » des classes populaires.
4 – Le processus de sélection/élimination est particulièrement efficace, car : a) il est intériorisé par les élèves issus des milieux populaires qui s’excluent eux-mêmes de certaines filières ; b) il produit des effets irréversibles ; c) il est masqué par le mythe de l’objectivité pédagogique (et par « l’idéologie charismatique du don », p. 222).
5 – Le système d’enseignement a donc pour fonction de reproduire et de légitimer « l’inégale répartition entre les classes du capital culturel », reflet de la société de classes, ou d’assurer « la transmission héréditaire du capital culturel » (p.246). Il reproduit donc les rapports de classes et légitime le monopole de ceux qui possèdent « l’habitus » des classes dirigeantes.
6 – Il n’y a pas de véritable démocratisation de l’enseignement, mais seulement un changement de niveau de la sélection sociale (avec notamment la création de filières qui permettent la relégation des classes populaires). Si certains réussissent à franchir les paliers sélectifs, cela ne remet pas en cause le fonctionnement du système et le légitime en quelque sorte (promotion prétexte).
Bourdieu affirme ainsi que le système d’enseignement fonctionne selon un processus de reproduction perpétuelle :
– on réussit dans le système d’enseignement parce que l’on possède le bon capital culturel, acquis dans le milieu social ;
– l’école valorise et légitime un certain « habitus de classe » (celui des classes dirigeantes) : elle n’a de fait aucune autonomie par rapport à l’ordre social, qu’elle se borne à reproduire ;
– l’enseignement favorise les élèves issus des classes dirigeantes et élimine les autres, les élèves favorisés conserveront leur statut social privilégié grâce à l’école et le transmettront à leur tour à leurs enfants, qui seront alors favorisés au plan de la réussite scolaire.
C’est l' »effet de système » que Pierre Bourdieu théorise notamment en première partie de La Reproduction (« Fondements d’une théorie de la violence symbolique »).
II. Les faiblesses de la méthode.
En premier lieu, on peut que constater que Pierre Bourdieu se donne beaucoup de mal pour démontrer un certain nombre d’évidences, comme, par exemple :
– dans une société normale, le système d’enseignement a effectivement pour fonction de diffuser les valeurs, la culture et une certaine représentation de l’idéal social ; de fait, il sélectionne certains comportements et certains résultats jugés préférables à d’autres ;
– l’enseignement implique la communication ; celle-ci est d’autant plus facile que l’émetteur et le récepteur partagent le même langage ;
– le milieu familial exerce une influence sur la réussite scolaire ;
– les élèves obtiennent des résultats et une orientation différents ;
– le système d’enseignement possède une structure particulière et une organisation hiérarchisée.
En disant cela, on résume environ les trois quarts d’un ouvrage comme La Reproduction. Mais Pierre Bourdieu affirme, il est vrai, ces évidences dans un langage pour le moins difficile à décoder et qui l’a rendu célèbre. Par exemple :
« Plus profondément, seule une théorie adéquate de l’habitus comme lieu de l’intériorisation de l’extériorité et de l’extériorisation de l’intériorité, permet de mettre complètement au jour les conditions sociales de l’exercice de la fonction de légitimation de l’ordre social qui, de toutes les fonctions idéologiques de l’Ecole, est sans doute la mieux dissimulée. » (p. 246) »Les conditions d’une application féconde de la méthode comparative ne sont remplies que si l’on met systématiquement en relation les variations de la structure hiérarchique des fonctions du système d’enseignement (c’est-à-dire les variations du poids fonctionnel de chacune des fonctions dans le système complet des fonctions) avec les variations concomitantes de l’organisation du système scolaire. » (p. 211) »Tout système scolaire s’acquitte, à des degrés divers et selon des formes déterminées en chaque cas par la structure des rapports de classe, de l’ensemble des fonctions correspondant à l’ensemble des relations possibles avec les autres systèmes, en sorte que sa structure et son fonctionnement sont toujours ordonnés par rapport à une structure déterminée des fonctions possibles. La construction du système des configurations possibles du système des fonctions ne serait qu’un exercice d’école si elle ne permettait de traiter chaque combinaison historique comme un cas particulier de l’ensemble idéal des combinaisons possibles de fonctions et de faire surgir par là toutes les relations entre le système d’enseignement et les autres sous-systèmes, à commencer évidemment par les relations nulles ou négatives qui sont par définition les mieux cachées. » (p. 234)
Comme l’a souligné Antoine Prost, l’auteur ne cherche pas à être compris : « on dirait plutôt qu’il se protège contre la compréhension éventuelle en recourant à divers artifices : style allusif parfois, souvent paradoxal dans le jeu de mots sans cesse retournés, ailleurs gravement ésotériques » (« Une sociologie stérile : la reproduction », Esprit, 1970).
Si Pierre Bourdieu déploie une grande énergie pour présenter en termes abscons et sous forme d’une « théorie générale des actions de violence symbolique » ce que personne ne conteste vraiment, il est en revanche beaucoup moins prolixe, finalement, quand il s’agit de démontrer en quoi consiste exactement cette fameuse « reproduction ». Son style et son langage ne visent-ils pas justement à masquer ses réelles faiblesses, en intimidant le lecteur et en donnant l’apparence de la science à ce qui n’en est pas ?
Sa démonstration présente en effet de nombreuses et graves faiblesses.
1 – D’abord, Pierre Bourdieu construit sa « théorie du système d’enseignement » à partir de constatations extrêmement limitées et ce qu’il appelle des « travaux empiriques ». Il procède en fait par généralisations systématiques, sans jamais s’interroger sur la pertinence et la représentativité des exemples qu’il cite.
Par exemple, il déduit d’un diagramme portant sur l’appréciation portée par un professeur de khâgne sur 37 élèves, d’une part la preuve de l’adéquation systématique entre les appréciations professorales positives et l’origine sociale des élèves, d’autre part que ses conclusions valent pour l’ensemble du système d’enseignement : « Tout semble garantir la généralité des principes de classement utilisés », affirme-t-il dans « Les catégories de l’entendement professoral », sans apporter néanmoins la preuve de ce que recouvre ce « tout ».
Comme le souligne Philippe Bénéton (Le Fléau du bien, Laffont, 1983, p. 53), « on pourrait soutenir que cet article est une pièce dans un ensemble et qu’il faut se reporter aux autres travaux. Mais il conviendrait alors de les utiliser, de relier entre elles les données empiriques, de s’interroger sur la généralité des conclusions que l’on peut en tirer… Démarche prudente, mais qui manifestement répugne à P. Bourdieu, lequel lui préfère les formules massives et clinquantes. »
En fait, les travaux de P. Bourdieu sur la reproduction reposent justement sur une série d’exemples limites et de réductions successives, à partir desquels il s’autorise des généralisations abusives : réduction du système d’enseignement aux constatations faites dans l’enseignement supérieur, lui-même réduit à celui des Lettres pour l’essentiel ; réduction des aptitudes scolaires et universitaires à la seule « compétence linguistique » ; réduction de l’individu à sa seule origine sociale, en faisant abstraction de toute autre considération.
L’étude sur la reproduction abonde ainsi en formules du genre : « Tout incline à supposer que », « les exemples suggèrent que », « à la limite que », « il suffit de composer ces valeurs pour », « tout semble garantir la généralité de », qui traduisent justement cette propension à la généralisation imprudente.
La Reproduction ne comprend d’ailleurs que relativement peu de références statistiques précises (une dizaine de tableaux et graphiques, auxquels il faut ajouter quelques notes en bas de page, sur un ouvrage de 279 pages) ; l’essentiel de l’ouvrage est constitué non de données, mais de commentaires et d’extrapolations : les conclusions ne découlent pas de données présentées systématiquement et rigoureusement, mais celles-ci servent plutôt à illustrer, de temps et temps et de façon allusive et aléatoire, le corps des développements. En d’autres termes, Pierre Bourdieu n’illustre ses développements que lorsqu’il dispose de données qui vont dans son sens.
2 – D’une façon générale, Pierre Bourdieu affirme plus qu’il ne démontre.
Il avertit d’ailleurs qu’étant « donné la complexité du réseau de légitimation de l’ordre social, il serait vain… de prétendre en localiser l’exercice dans un mécanisme ou dans un secteur du système d’enseignement » (p. 247, soit presque en fin de son essai sur la reproduction…) : cette constatation, loin de l’inciter à la prudence dans ses conclusions, lui sert au contraire de protection en quelque sorte contre les objections qu’on pourrait lui adresser. Cela ne le gêne pas au demeurant d’affirmer l’existence d’une fonction dont il se déclare incapable de localiser « l’exercice », c’est-à-dire en termes plus clairs, qu’il est tout simplement incapable d’en démontrer l’existence…
Dans son essai sur la reproduction, Pierre Bourdieu fonde ainsi souvent ses développements sur des « explications » peu convaincantes et de fréquentes affirmations sans preuves ni références. Ainsi, par exemple : la notion de « probabilité objective » ou d' »espérance subjective », qui explique selon lui que les élèves issus des milieux défavorisés s’excluent eux-mêmes de la compétition scolaire. Selon P. Bourdieu, cette probabilité est « un des principes les plus puissants de l’explication » des inégalités dans l’enseignement (p. 190). Malheureusement, il n’explique justement pas comment les individus en auraient connaissance et d’une façon générale comment cela fonctionnerait : il se borne à affirmer qu’elle serait « le produit de l’intériorisation des conditions objectives s’opérant selon un processus commandé par tout le système des relations objectives dans lesquelles elle s’effectue », ce qui est proprement tautologique et n’explique rien du tout. C’est fâcheux pour un processus qui serait selon l’auteur justement « l’un des plus puissants »…
Il en va de même pour le processus « d’auto-élimination anticipée » (p. 187) ou pour la détermination « à leur insu » (p. 191) des élèves issus des classes populaires qui seraient relégués « dans une filière de second ordre comme élimination différée » (p. 187) : Pierre Bourdieu n’explicite pas comment on pourrait se déterminer à son insu, ce qui constitue une contradiction dans les termes.
Selon P. Bourdieu, « le taux de réussite scolaire et le taux d’entrée en 6e dépendent étroitement de la classe sociale » ; mais il n’en dit pas plus et cette mention ne figure que dans une note en bas de page (p. 186) qui sert à illustrer le concept de « probabilités de réussite ». On admire en outre la généralisation ambitieuse consistant à passer de l’entrée en 6e à la « réussite scolaire » dans son ensemble…
L’évolution des taux de féminisation dans certaines filières ne sont « souvent qu’une variante plus coûteuse et plus luxueuse de l’éducation traditionnelle… une réinterprétation des études féminines en fonction du modèle traditionnel de la division du travail entre les sexes, comme en témoignent toute l’attitude des étudiantes envers leurs études et plus visiblement encore le choix de la discipline ou le taux d’utilisation professionnelle du diplôme, qui sont à la fois cause et effet de cette attitude » (pp. 214 et 215). Mais P. Bourdieu se garde de fournir de plus amples données : ni sur ce qui conduit à cette « réinterprétation », ni sur ces fameux « taux d’utilisation professionnelle du diplôme », qui dès lors ne « témoignent » rien du tout.
3 – La méthode imprécise suivie par P. Bourdieu dans ses développements le conduit ainsi à interpréter les faits et les données à sa convenance. Objecte-t-on que les élèves issus de milieux défavorisés accèdent bien à l’enseignement supérieur ? C’est qu’il ne s’agit que d’une « sélection contrôlée » qui, « loin d’être incompatible avec la reproduction de la structure des rapports de classe… peut concourir à la conservation de ces rapports en garantissant la stabilité sociale par la sélection contrôlée d’un nombre limité d’individus » (p. 206). Mais Pierre Bourdieu n’explicite pas qui contrôle cette sélection ni comment on s’assure que la promotion d’un « nombre limité d’individus » ne modifie pas la structure des rapports de classe. On admirera au passage l’emploi du verbe pouvoir, moyen habile de transformer en preuve ce qui n’est qu’hypothèse et utilisé fréquemment par l’auteur…
Objecte-t-on que des femmes ou des enfants d’ouvriers ne sont pas « exclus » de l’enseignement supérieur ? C’est qu’ils n’accèdent qu’à des filières selon lui mineures ou en cul-de-sac. Mais il ne nous dit pas comment on définit une filière mineure ni pourquoi des individus censés par ailleurs se déterminer en fonction des « probabilités objectives » de leur réussite se dirigeraient justement dans des filières cul-de-sac. C’est d’ailleurs sans doute pour répondre à cette contradiction qu’il affirme que l’on peut se déterminer « à son insu ».
En réalité, Pierre Bourdieu ne cite ses sources que lorsqu’elles vont dans son sens et réinterprète les faits contraires de façon à les présenter comme la confirmation paradoxale de ses thèses, cela, sous la forme de pures affirmations qu’aucune référence concrète ne vient vraiment étayer.
Il s’agit en fait d’un simple jeu intellectuel, un exercice de virtuosité littéraire, mais non d’une démarche scientifique.
4 – Dans ses travaux sur la reproduction, P. Bourdieu fait ainsi une lecture idéologique et non scientifique de la réalité.
Son analyse de la reproduction consiste à plaquer, comme le souligne Philippe Bénéton, une vision « animiste » et « néo-marxiste » (Le Fléau du bien, p. 63) sur l’enseignement, lui-même érigé en « système » homogène et omnipotent, mystérieusement apte à produire des effets à tout moment conformes aux « intérêts » des classes dominantes.
Selon P. Bourdieu, le « système d’enseignement » renvoie toujours aux concepts-clés de l’analyse marxiste : « Aucune des fonctions du système d’enseignement ne peut être définie indépendamment d’un état donné des rapports de classe », écrit-il d’ailleurs (p. 217). Son essai est ainsi truffé d’expressions comme « structure de classe sociale », « ethos de classe », « intérêts objectifs », ou « fonction de classe », jamais définies, comme si elles allaient de soi, alors que justement elles ne vont pas de soi et qu’elles servent de justification permanente au système élaboré par Pierre Bourdieu.
Pierre Bourdieu invente ainsi avec la reproduction un système à causalité diabolique : la volonté perverse et permanente d’exclure les enfants issus des milieux populaires et de les priver « des bénéfices matériels et symboliques de l’éducation » (p. 69).
La reproduction n’a de sens en effet que par rapport à l' »exclusion », concept dont Pierre Bourdieu est l’un des premiers inventeurs : comme il l’affirme, « le principal ressort de l’imposition de la reconnaissance de la culture dominante comme culture légitime et de la reconnaissance corrélative de l’illégitimité de l’arbitraire culturel des groupes ou classes dominées, réside dans l’exclusion » (p. 57) .
P. Bourdieu affirme ainsi en permanence que le système d’enseignement a pour fonction d' »exclure », de « reléguer », voire d' »éliminer » les enfants d’origine populaire, tous termes qui postulent l’existence d’une volonté perverse dans et par le « système ».
Mais à aucun moment Pierre Bourdieu ne définit la finalité de cette prétendue « exclusion » (en particulier il serait de l' »intérêt objectif » des classes dirigeantes d' »exclure » les enfants issus des milieux défavorisés), ni son contenu. Il définit encore moins ce qu’il entend exactement par « milieux favorisés » ou « défavorisés », sinon d’une façon tautologique (les favorisés possèdent le bon « ethos de classe », celui… des classes dirigeantes, et inversement pour les défavorisés).
Cette sociologie est totalement animiste, qui postule que tous les effets d’un système résultent d’une volonté, elle-même « prouvée » par la lecture biaisée qui est faite de ces mêmes effets au nom de la prétendue finalité du système. Dans ce raisonnement circulaire, qui permet de disserter, mais pas de comprendre grand-chose, Pierre Bourdieu semble ignorer que tout système complexe génère des effets imprévus ou des « faits émergents » que personne n’a voulu ni prévu.
P. Bourdieu suit une démarche idéologique qui le conduit à tout analyser au travers de son prisme idéologique, ce qui offre en outre un moyen commode de se débarrasser des objections gênantes.
Selon un démarche typiquement lyssenkiste, il affirme d’ailleurs que les questions « comme celle de la démocratisation du recrutement de la population scolarisée » sont « si étroitement intégrées à une problématique idéologique prédéterminante » que l’on hésite à intervenir « même avec des raisons scientifiques dans un débat où la raison scientifique tient si peu de place » (p. 256). Comme la démocratisation de l’enseignement constitue justement l’une des objections que l’on peut faire au système de P. Bourdieu, il est en effet très commode d’affirmer qu’il n’y a pas de faits contraires, mais seulement une idéologie (c’est-à-dire une lecture des faits) contraire.
Il en va de même avec la seconde objection fondamentale que l’on doit faire à l’analyse de la reproduction par Pierre Bourdieu : son système exclut totalement la prise en compte de la diversité des aptitudes naturelles de chacun comme facteur explicatif des performances scolaires (même s’il ne peut pas être le seul facteur explicatif). Non seulement, pour Pierre Bourdieu, la nature est réductible au social, mais le don et l’inégale distribution des aptitudes ne sont qu’idéologie.
Au tout début de son essai sur la reproduction, Pierre Bourdieu feint de prendre en compte la dimension naturelle des aptitudes, mais c’est pour immédiatement la dissoudre dans le social : « S’il n’est pas question d’ignorer la dimension proprement biologique de la relation d’imposition pédagogique… il reste qu’on ne peut faire abstraction des déterminations sociales qui spécifient dans tous les cas la relation entre les adultes et les enfants, y compris lorsque les éducateurs ne sont autres que les parents biologiques » (p. 21). Cette double négation permet par un tour de passe-passe d’ignorer justement « la dimension proprement biologique » des questions qu’il aborde tout au long de son essai, et de réduire la famille à sa dimension sociale.
Et non seulement la théorie de la reproduction passe sous silence la question de la diversité naturelle des aptitudes, mais Pierre Bourdieu s’en tient à la théorie de « l’effet Pygmalion » qui prétend démonter qu’il suffit que les enseignants croient que leurs élèves ont un bon niveau, pour que ceux-ci l’obtiennent effectivement. Pierre Bourdieu reprend ainsi à son compte les travaux controversés de Rosenthal et Jacobson (Pygmalion à l’école, 1968), parce qu’ils paraissent aller dans son sens (la reconnaissance de l' »ethos de classe » de chaque élève par les professeurs). Malheureusement pour lui, ces analyses sont contestées par d’autres chercheurs et ne font pas l’unanimité (cf. notamment les travaux de Rutter, Maugham, Mortimore et Ouston, 1500 heures, 1979).
D’une façon définitive, Pierre Bourdieu affirme d’ailleurs que l’explication par les inégalités naturelles est « fictive et tautologique » (p. 97), sans toutefois expliquer pourquoi.
III. La reproduction ou comment se mettre le doigt dans l’œil.
Malgré leurs faiblesses méthodologiques patentes, les travaux de Pierre Bourdieu sur la reproduction ont acquis une grande notoriété, car ils ont servi de caution « intellectuelle » et savante au courant libertaire et néo-marxiste qui, à partir de la fin des années soixante, commence à faire la loi dans le domaine pédagogique.
Le mythe de la reproduction a contribué à délégitimer tout ce qui restait de l’école républicaine, en particulier la « sélection », chargée de tous les maux, puisque censée assurer la domination des classes dirigeantes et l’exclusion des milieux populaires.
A partir des travaux de Pierre Bourdieu et de son équipe, on va notamment prendre l’habitude de juger le système français d’enseignement au travers du prisme « sociologique » : c’est-à-dire de juger ses performances non plus en fonction des qualifications effectivement obtenues par les élèves et objectivement mesurées, mais en fonction principalement de l’origine sociale de ceux qui accèdent aux différents niveaux d’enseignement. On va alors considérer qu’un système d’enseignement est d’autant plus « démocratique » qu’il sélectionne moins, c’est-à-dire qu’il diminue son niveau d’exigences, et prendre l’habitude de lui fixer des objectifs avant tout quantitatifs (faire accéder 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, par exemple).
Cette évolution s’est trouvée renforcée par le fait que ces travaux délégitimaient aussi toute prise en compte de la diversité des aptitudes des élèves (puisque le don n’était perçu que comme une « idéologie » au service des classes dirigeantes).
Le thème de la reproduction a ainsi constitué en quelque sorte l' »idéologie » pédagogique des années 70, qui ont justement vu, à partir de mai 68, l’augmentation continue de la population scolaire et universitaire.
On ne doit cependant pas perdre de vue que, ce faisant, Pierre Bourdieu s’est totalement trompé dans beaucoup de ses conclusions relatives à la « reproduction ».
D’abord, P. Bourdieu n’a pas vu que sa vision d’un « système d’enseignement » entièrement asservi aux forces économiques et sociales et reproduisant fidèlement et perpétuellement la « culture dominante », était justement en train d’imploser sous l’effet de la poussée démographique et des réformes pédagogiques. Les « savants » discours de Pierre Bourdieu sur la reproduction ne rendent absolument pas compte de ce qu’est justement devenu l’enseignement : une énorme machine à déraciner, à rompre la transmission de la culture (en particulier la maîtrise de la langue et des humanités, dont Pierre Bourdieu faisait l’élément central de son système), incapable de répondre aux besoins du système économique et une coûteuse bureaucratie fonctionnant en circuit fermé (et non le reflet de la société et des forces économiques).
Pierre Bourdieu s’est aussi entêté à démontrer que la démocratisation de l’enseignement n’existait pas ou qu’elle n’était que résiduelle et ne remettait pas en cause l’essentiel de ses conclusions sur la reproduction/exclusion. Il va d’ailleurs en 1973, avec son essai sur les « stratégies de reconversion », tenter d’expliquer que l’explosion scolaire, désormais évidente, continuait de répondre aux « intérêts objectifs » de la bourgeoisie et que, par conséquent, ses analyses demeuraient valides.
Ce faisant, il n’a pas vu que le principal défi de notre système d’enseignement résidait non dans la persistance de l’exclusion des classes populaires, mais au contraire dans l’augmentation continue de la population scolaire et universitaire et les bouleversements du système méritocratique traditionnel qui en découlaient.
Enfin, sa vision fixiste d’une « reproduction » où les fils restent prisonniers de l’héritage social de leurs pères et où le système d’enseignement joue un rôle central dans la perpétuation de l’ordre économique et social a volé en éclats.
Elle ne correspondait déjà pas à la réalité au moment où Pierre Bourdieu l’affirmait (comme l’illustre d’ailleurs son acharnement à « démontrer », dans son essai sur la reproduction, combien l’ouverture de l’enseignement supérieur aux classes populaires n’est selon lui qu’apparence).
Elle prend encore moins en compte les profonds bouleversements économiques et sociaux intervenus au cours des trente dernières années, en particulier la progression du salariat, la marginalisation de l’emploi non qualifié, la diffusion de la propriété et le développement du chômage.
Pierre Bourdieu n’a pas vu que la mobilité sociale pouvait fonctionner dans les deux sens, que les « privilèges » pouvaient ne pas durer ou ne pas se transmettre, et que tous les « privilégiés » ne seraient pas nécessairement des « héritiers ».
Il n’a pas non plus prévu que la dégradation du système d’enseignement et sa perte constante de légitimité dans l’opinion le rendraient de moins en moins apte à jouer un rôle social central.
Il a encore moins compris que ce que le « mandarin » dénonçait avec un mépris mal dissimulé comme une tare du système reproductif – à savoir que l’enseignement soit en phase avec les exigences de l’économie – serait au contraire considéré comme un objectif souhaitable, et hélas hors d’atteinte, par la majorité des familles.
Pierre Bourdieu s’est en définitive trompé avec assurance sur beaucoup de choses. Sa construction résultant avant tout d’une démarche idéologique, elle devait en effet se trouver nécessairement contredite tant par l’épreuve des faits que par la nature de l’homme et des choses.