Par Henry de Lesquen
La politologie, ou science politique, a un rapport très particulier avec la politique, puisque celle-ci est justement l’objet de ses études. Mais, en tant que discipline scientifique, elle a tout autant vocation à l’objectivité que l’entomologie, par exemple. Le politologue, s’il tient à mériter ce nom, ne doit pas prendre parti, sous peine de perdre son statut d’observateur pour devenir un acteur au sein du phénomène observé. Il nous semble que ces remarques, qui devraient être banales, s’imposent, quand on prend connaissance des études que Pascal Perrineau a consacré à l’électorat du Front national et qui lui ont valu le prix Lyssenko de la désinformation scientifique.
Certes, il est plus difficile sans doute de rester impartial quand on traite de questions d’actualité. Le politologue est aussi un citoyen, et se sent donc concerné, d’une autre façon, par la matière sur laquelle il se penche. Il manque de distance par rapport à celle-ci, et il sait que ses conclusions sont un enjeu politique, puisqu’elles peuvent servir à influencer, voire à manipuler l’opinion. Il est soumis à des pressions qui compromettent son indépendance, dans des institutions où l’avancement, la carrière et la réputation sont conditionnés par la conformité de ses analyses à ce qui est attendu de lui. La fameuse interaction entre l’observateur et le phénomène observé est ici portée à son maximum.
Le professeur Perrineau, cependant, revendique le statut de savant objectif, lorsqu’il écrit : « (…) le phénomène Le Pen a fait l’objet d’enquêtes de qualité. Pour le reste, il y a une littérature abondante qui hésite entre les deux pôles complémentaires de l’hagiographie et de la stigmatisation. Sur cet objet « brûlant », il est difficile d’éviter entièrement la logique de la conviction. Cependant, (…) on peut avoir l’impression que le moment est venu de penser, loin du « bruit et de la fureur », le problème, d’analyser le profil de ces millions d’électeurs qui votent pour le F.N. et son leader, et d’interpréter ce phénomène atypique au regard de notre histoire électorale et de notre espace européen comme étant un symptôme de l’état de notre système politique et social. » Nous verrons qu’en réalité notre lauréat n’échappe nullement à la logique de conviction, et même que l’ensemble de son travail sur le Front national peut être considéré comme une légitimitation idéologique de l’exécration dont ce parti est l’objet dans de larges secteurs de la classe intellectuelle.
Il était difficile, au demeurant, de soutenir cette prétention à l’objectivité, après avoir posé, d’emblée, que le vote F.N. était le « symptôme » d’une pathologie sociale. P. Perrineau fait volontiers usage du vocabulaire médical. Dans le titre et le sous-titre de son dernier ouvrage, il parle non seulement de « symptôme Le Pen », mais aussi de « radiographie des électeurs du Front national », qui sont sans doute bien malades, à moins qu’ils ne soient eux-même les agents de la maladie, et il n’hésite pas à les comparer à un « kyste », parlant d’un « enkystement frontiste dans les tissus sociaux et politiques en voie de délitement » On ne tiendrait pas des propos semblables sur les électeurs du R.P.R., de l’U.D.F., du P.S. ou même du P.C.. Le vote des électeurs du F.N. n’est pas le comportement normal d’un citoyen, c’est, selon lui, un signe pathologique qui relève de ce qu’il appelle le « traitement politique du lepénisme » et de l’administration des « antidotes » appropriés .
Ainsi, le politologue qui raisonne comme M. Perrineau disserte sur le Front national avec la même sympathie qu’un médecin éprouve pour la maladie. Comme le médecin, ce genre de politologue vise à un but pratique, qui est l’éradication du mal. Il ne s’agit pas tant de connaître que de soigner. Dans cette optique typiquement lyssenkiste, le « bon » politologue est celui qui alimente une propagande hostile au parti dont on souhaite la disparition – ou peut-être, de manière plus subtile, que l’on veut instrumentaliser pour que l’exécration dont il est victime affecte, dans le sens souhaité, les discours et les politiques. Alors que le vote F.N. est une réponse discutable, mais normale, et non pathologique, à des problèmes réels et sérieux, il est interprété, à travers la grille de politologues partisans, comme une marque d’infamie, qui permet de diaboliser certaines pensées et de censurer certaines politiques, dans le domaine, notamment, de l’immigration et de l’insécurité.
L’apparition et l’enracinement du Front national dans le paysage politique français, depuis 1984, est évidemment d’un grand intérêt pour la politologie, au même titre que le déclin du P.C., et il est plus important, sans aucun doute, que le succès épisodique des partis écologistes. Il est donc naturel que les études sur le Front national ait une grande place dans la « science politique » actuelle. Le professeur Perrineau est souvent considéré comme le meilleur spécialiste de la question. Ses conclusions ont pourtant été remises en cause, en 1996, par une étude de Pierre Martin, sur laquelle nous nous appuierons . M. Martin ne paraît pas moins hostile au Front national que l’auteur qu’il conteste, mais ses sentiments affectent moins ses analyses.
Selon P. Perrineau, le vote Front national est une énigme dont il assure avoir la clé. Ce vote qui semble incompréhensible, tellement il est scandaleux, s’expliquerait par la « crise des sociétés postindustrielles », par un malaise diffus qui témoignerait de l’anomie dont souffrirait la société française. Dans cette perspective, l’immigration et l’insécurité ne seraient pour les électeurs F.N. que des prétextes pour exprimer leur mal de vivre sous forme de fantasmes.
A notre avis, l’explication du vote Front national est beaucoup plus simple, dans ses grandes lignes. L’immigration ou l’insécurité ne sont pas des fantasmes, mais des réalités, que la classe politique traditionnelle n’a pas prises en compte de façon adéquate. Elle a laissé ainsi un espace politique pour une formation nouvelle qui propose à une partie des Français un programme qui répond à leurs aspirations.
C’est cela qui est inédit dans l’histoire de France, depuis l’institution du suffrage universel en 1848. Par exemple, à la fin du XIXe siècle, devant l’accroissement de l’insécurité, les partis républicains au pouvoir n’ont pas hésité à adopter une législation très rigoureuse (les vagabonds étaient envoyés en Guyane) qui a eu un résultat spectaculaire, puisqu’il a fallu fermer des prisons. De même, après la crise de 1929, lorsque le chômage a augmenté, tous les partis, à l’exception des communistes, qui se sont abstenus, ont voté en 1932 une loi de préférence nationale qui ordonnait au gouvernement de fixer un quota maximum de travailleurs immigrés par branche de l’économie et qui s’est traduite par l’expulsion manu militari de centaines de milliers d’étrangers italiens ou polonais. Autrement dit, la coupure entre le pays légal et le pays réel dont parlait Maurras était une légende à l’époque, alors qu’elle est maintenant une réalité. C’est essentiellement là, n’en doutons pas, qu’il faut voir la raison des succès du Front national, et non dans les interprétations obscures de M. Perrineau.
En dépit de ses prétentions à l’objectivité, les études politiques de M. Perrineau sur le Front national apparaissent avant tout comme le discours de propagande d’un observateur engagé. En particulier, les deux principales thèses qu’il défend, l’une sur le prétendu « effet de halo » de l’immigration, l’autre sur le « gaucho-lepénisme », ne résistent pas à l’analyse et servent d’alibi à ceux qui se refusent à tirer les conséquences de l’évidente « droitisation » de la société française.
I – Vous avez dit « extrême droite ». Le discours de propagande d’un observateur engagé.
Un scientifique soucieux d’impartialité et d’objectivité s’appliquerait à n’utiliser qu’un vocabulaire neutre, dégagé du bruit et de la fureur dont parlait M. Perrineau. Sous la plume de ce dernier, au contraire, on ne cesse de trouver des termes péjoratifs, à propos du Front national et de ses électeurs, qui trahissent un parti pris d’hostilité et expriment un système d’exécration. Il ne voit, dans l’objet de son étude, que des attitudes de « rejet », d' »exclusion », de « rancœur » ; quand on dit amour de la patrie, fidélité à l’héritage, sens de la nation, il entend « régression identitaire » . Ailleurs, le nationalisme du F.N. est qualifié de « cocardier », de « recroquevillé », manifestant une « rétraction » ou un « repli » . Mais, bien entendu, l’imprécation majeure, qui revient à chaque ligne, c’est le qualificatif d' »extrême droite ». La cause est entendue, aux yeux de M. Perrineau : le Front national a beau refuser l’expression, il est d’extrême droite. Les scientifiques ont pour règle déontologique de définir les termes dont ils font usage. Mais M. Perrineau ne s’arrête pas à des scrupules aussi mesquins et vous ne trouverez nulle part, dans sa « somme » sur le Front national, de définition de l’extrême droite, non plus, d’ailleurs que des autres concepts qu’il emploie pour les besoins de sa dialectique, et qui auraient pourtant bien besoin d’être définis, comme « l’exclusion » et « l’intégration ». Notre auteur préfère le flou, l’équivoque, qui sont souvent précieuses dans la littérature, mais qui font mauvais ménage avec la science.
Il est certain que le Front national est souvent classé à l’extrême droite dans l’usage courant, malgré ses dénégations. Mais depuis quand la science devrait-elle s’en tenir à la sagesse populaire, dont on ne cesse de nous dire qu’elle est trompeuse ? D’ailleurs, s’agit-il vraiment de sagesse populaire, ou bien d’une terminologie imposée par une pression médiatique constante fondée sur un postulat d’exécration ? Que l’on ne dise pas, non plus, qu’il n’y a pas d’autre mot pour le caractériser. M. Perrineau, lui-même, parle à l’occasion de droite populiste, de parti populiste. Si ce mot ne lui convenait pas, il pouvait en inventer un autre, et il faut dire qu’il n’est pas avare de créations sémantiques.
L’argument topologique ne vaut rien, lui non plus. Il est vrai que le Front national est la plus à droite des formations importantes. Vous remarquerez, cependant, que l’on dit rarement « extrême gauche » pour le parti communiste, et que l’on réserve en général le terme à des formations marginales. Dans notre langue, l' »extrême » est une limite, et si le Front national était vraiment d’extrême droite, on ne pourrait pas être plus à droite que lui. Or, nous connaissons d’excellentes personnes, par exemple des royalistes, qui ne sont, eux, ni démocrates ni républicains, et qui sont donc « encore plus à droite » que le parti de Jean-Marie Le Pen et que, cependant, on aurait tort de mettre à l’extrême droite, car ce sont des gens raisonnables.
Le mot « extrême » a des connotations négatives. Ce qui est extrême est excessif, outré, déraisonnable. C’est la première raison pour laquelle les adversaires du F.N. clament qu’il est d' »extrême droite ». Mais il y a une deuxième raison, plus profonde et plus grave. La notion d’extrême droite participe d’une vision hallucinatoire imposée par les communistes au lendemain de la Seconde guerre mondiale et qui continue à servir à leurs héritiers. Dans un ressassement sénile de certains événements tragiques, on nous annonce sans cesse le retour de la « bête immonde ». L’antiracisme médiatique réalise, selon le mot de Jules Monnerot, un « escamotage pyramidal », en interdisant tout débat sérieux sur l’immigration, grâce à, dit-il, une magistrale orchestration sur le thème : « Nous sommes menacés par un grave danger : le racisme. Souvenez-vous de Hitler, il revient. Il est prioritaire que les Français se mobilisent contre le fantôme de Hitler. Le siècle est hanté. »
Le communisme a beau avoir tué beaucoup plus de monde que le national-socialisme de Hitler, il vaut beaucoup mieux être d’extrême gauche que d’extrême droite, parce que le fascisme et le national-socialisme sont censés appartenir à la droite et définir même l’essence de l’extrême droite, dans une série d’amalgames qui témoignent d’un étonnant rétrécissement du champ de vision : extrême droite = nazisme = chambres à gaz. La prétendue extrême droite ne manque pas seulement de compassion, elle est moralement complice de la tentative d’extermination des juifs… Les chambres à gaz sont peut-être un détail de l’histoire de la Seconde guerre mondiale, on peut en débattre (on devrait pouvoir en débattre), mais certainement pas un détail de l’histoire des vingt dernières années, compte tenu de la focalisation qui s’est faite sur l’horrible persécution dont les juifs ont été les victimes.
La tâche du sociologue ou du politologue, à ce propos, ne devrait-elle pas être, plutôt que de tenter de psychanalyser le président et les autres dirigeants du Front national, de s’interroger sur l’écho disproportionné que de tels débats reçoivent dans les media ? Il est probable, en effet, que cette volonté de ressassement dénote un projet politique. De cela, notre politologue n’a rien vu. La vraie science ne vénère aucun totem et ne respecte aucun tabou. Dans les ouvrages de M. Perrineau, on est à cent lieues de cette exigence de lucidité et d’impartialité qui fait l’honneur de la science ; c’est ainsi qu’il ne craint pas d’écrire : « Dans les tranches d’âge où ne fonctionnent plus les tabous historiques liés à l’Holocauste, le vote en faveur du F.N. ne rencontre souvent plus aucun interdit, sauf lorsque la culture a pu réactiver le souvenir des dérives des extrêmes droites des années 30 et 40. (…) Il s’agit bien, au travers du maintien et de la construction sans cesse renouvelée de la mémoire, d’empêcher, comme l’écrit Daniel Sibony (…), « qu’un peuple soit victime d’une amputation de mémoire » » Cet étonnant passage est un appel au conditionnement des esprits par l’école et les media, au nom d’une pseudo-mémoire orientée, qui cultive les mythes et les fantasmes pour asservir la démocratie à une volonté politique. Ici, on baigne dans la pensée totalitaire.
La notion d’extrême droite est utilisée pour le moins sans précaution, par M. Perrineau et par d’autres, sur la base d’un postulat de continuité ; l’extrême droite, ce serait tout ce qui a été rejeté aux franges du système politique, depuis les débuts de la IIIe République : le boulangisme, l’Action française, les ligues, le fascisme, le nazisme, Vichy, la collaboration, le poujadisme, l’O.A.S. et l’Algérie française, et maintenant le Front national. C’est pour le moins simpliste. La liste de tous ces mouvements ou courants est d’une grande hétérogénéité et ils ne sauraient, en réalité, être tous classés à droite. Certains sont démocratiques et républicains, d’autres non, et, dans cette seconde catégorie, le fascisme doit être nettement distingué de la droite conservatrice et autoritaire. C’est une erreur de situer le fascisme à droite, a fortiori à l’extrême droite. Mussolini a d’abord été l’un des principaux chefs du parti marxiste italien. Quant à Hitler, n’oublions pas qu’il dirigeait le parti national-socialiste des ouvriers allemands, et qu’il a fait une politique socialiste. En nous appuyant, notamment, sur les travaux de Zeev Sternhell, nous avons démontré, dans Socialisme et fascisme : une même famille ?, que le fascisme était bel et bien une branche du socialisme. A ce titre, il se rapproche davantage de la gauche que de la droite .
Le Front national a-t-il eu des précurseurs ? Il appartient, semble-t-il, à la tradition « bonapartiste », au même titre que le boulangisme et le gaullisme. Paradoxalement, sur les grands sujets nationaux, comme l’immigration ou l’Europe, c’est M. Le Pen qui apparaît aujourd’hui comme le meilleur héritier du général de Gaulle, qu’il avait combattu autrefois, à l’époque de l’Algérie française. Le « nationalisme d’exclusion » que M. Perrineau attribue au F.N. et dont il fait un critère de la prétendue « extrême droite », il pourrait le reconnaître beaucoup mieux dans les propos rapportés par Alain Peyrefitte, qui montrent un de Gaulle résolu à empêcher l’islamisation de la France.
Pascal Perrineau, au demeurant, est bien en peine de vérifier son postulat de continuité, et avoue qu’il ne retrouve, entre le Front national et les autres mouvements qui sont censés l’avoir précédé, aucune continuité concrète, ni géographique, ni sociologique, ni même idéologique, si l’on se réfère du moins aux opinions et motivations des électeurs . Il ne lui reste alors qu’à reconnaître qu' »il faut abandonner la logique des filiations politiques » . Pourquoi, alors, s’obstiner à parler d’extrême droite ?
II – L' »effet de halo », ou l’occultation de la réaction populaire à l’immigration
D’après Pascal Perrineau, l’immigration ne serait pas un facteur important du vote Front national. C’est une thèse surprenante, très paradoxale, car chacun sait que la plupart des électeurs du F.N. sont exaspérés par la présence massive de l’immigration non européenne dans notre pays, et, de surcroît, que le discours du F.N. donne une place essentielle à ce sujet.
Certes, dit notre auteur, la corrélation entre le vote F.N. et l’immigration est observée au niveau du département, mais elle disparaît au niveau local : « On doit noter, cependant, que l’effet de la présence étrangère sur le vote en faveur du F.N. n’est pas un effet direct et que la corrélation établie au plan départemental disparaît au plan cantonal ou communal. Souvent, ce n’est pas dans les quartiers ou les communes où il y a le plus d’étrangers qu’on vote le plus en faveur du F.N., mais dans les zones qui jouxtent les plus fortes concentrations étrangères. Pour que le fantasme d’exclusion de l’étranger puisse fonctionner, il faut que l’étranger soit dans les parages sans être connu dans le contexte immédiat. Il faut qu’un minimum de distance entretienne le sentiment d’inquiétante étrangeté de l’étranger. » Ainsi, ajoute-t-il, « la présence étrangère semble structurer le vote d’extrême droite au travers d’un « effet de halo » », et « le rejet de l’immigré – vecteur du vote frontiste – n’est pas le plus intense au contact direct des étrangers et des immigrés » . L’hostilité à l’égard des immigrés ne serait que la conséquence de l’ignorance et ressortirait au fantasme.
Le vote F.N. aurait d’autres causes : « Le F.N., avec son message d’exclusion et de rejet, apparaît comme la seule force politique en phase avec les inquiétudes et les rancœurs distillées par la crise de la société urbaine et par le constat d’impuissance du politique à répondre aux défis de la crise économique. » « Le passage (…) d’un capitalisme industriel d’assistance à un capitalisme postindustriel postindividualiste s’est accompagné d’un véritable bouleversement du monde marqué par la fragmentation sociale (…). L’émergence de l’extrême droite dans les années 80 et la confirmation de son implantation dans les années 90 sont une réponse directe à ces mutations. » Les immigrés ne sont que des « »boucs émissaires » des effets pervers du changement » « La réalité de l’immigration est souvent transformée en fantasme de l’invasion. (…) La figure de l’immigré joue le rôle de bouc émissaire des angoisses de cet électorat qui ont nom chômage, crise, violence, isolement. » « La crise économique et sociale (a) ouvert un espace aux thèmes de la dénonciation de l’immigration et de l’insécurité. » Ainsi, le coupable, c’est la « crise », l’immigration n’est pas responsable du vote des électeurs du Front national ; s’ils s’en prennent aux immigrés, c’est une manière d’exprimer, dans un langage fantasmatique, un malaise social, qui, au fond, n’a rien à voir avec la réalité de l’immigration.
Dans son livre de 1989, P. Perrineau donnait à la thèse du fantasme une version extrême : « Il ne restait à J.-M. Le Pen et au F.N. qu’à offrir un débouché politique à toutes ces angoisses : crainte du chômage, hostilité vis-à-vis de l’immigré, sentiment d’insécurité. Toutes les études ont montré que celles-ci relevaient plus du fantasme que de l’inquiétude objectivement fondée. Chômage, mais surtout immigration et insécurité sont souvent « démonisés » par des électeurs à la recherche de boucs émissaires pour calmer leurs angoisses. Ce monde urbain, inquiet et sujet au fantasme, traduit un véritable état d’anomie sociale. » Il est navrant qu’un chercheur d’une certaine réputation ose affirmer, dans un ouvrage scientifique, que le chômage, l’immigration et l’insécurité sont des fantasmes, et plus désolant encore que son autorité n’ait pas été atteinte par des assertions aussi aberrantes. D’ailleurs, dans son dernier livre, il reconnaît que l’augmentation de l’insécurité est réelle, ce qu’il est, en effet, difficile de nier, devant l’évidence des chiffres. Mais, pour ce qui est de l’immigration, il n’a fait aucun progrès. Et il se pose encore moins la question, politiquement incorrecte, de savoir si l’immigration ne pourrait pas être l’un des facteurs de l’insécurité.
Les conséquences politiques de cette théorie sont importantes. Il ne servirait à rien de renforcer la législation en vue de diminuer le nombre des immigrés ou même de le stabiliser. D’ailleurs, s’il est vrai que la connaissance des immigrés réduit les préventions qu’on peut avoir contre eux, on pourrait être tenté, paradoxalement, d’ouvrir davantage les frontières pour faire reculer le Front national… « Si le point de vue de Perrineau est le bon, écrivait Olivier Pognon dans Le Figaro en janvier 1997, l’immigration n’étant pas le principal moteur du vote Le Pen, ni la droite R.P.R.-U.D.F. ni, a fortiori, la gauche ne devraient hésiter à se démarquer fortement du F.N. sur ce sujet. C’est en trouvant enfin les moyens économiques de résorber le chômage et de réduire la « fracture sociale » que majorité et gauche peuvent espérer regagner le terrain perdu. »
Mais l’invocation rituelle à la « crise » et aux « mutations » de la « société postindustrielle » n’est qu’une échappatoire qui n’explique rien, parce qu’elle s’accommode de tout. La thèse de P. Perrineau n’est pas plus vraie qu’elle n’est vraisemblable. Pierre Martin écrit à ce propos : « La liaison entre les performances électorales du Front national et l’immigration est une question très disputée. De crainte que les immigrés ne soient transformés en boucs émissaires, nombreux sont ceux qui (la) récusent. Il est pourtant manifeste (qu’elle) existe. » Certes, la corrélation du vote Le Pen et de la présence étrangère s’atténue quand on passe au niveau géographique le plus fin, mais cela est assez facile à comprendre. Il y a, tout d’abord, un effet de composition : la population étrangère n’est pas le bon paramètre, ce qui compte, c’est le nombre des immigrés d’origine non européenne, essentiellement des musulmans, Maghrébins et Turcs, qu’ils soient de nationalité française ou étrangère . Comme les immigrés de nationalité française votent rarement pour le Front national, leur présence fait baisser ses résultats. Il y a aussi un effet d’éviction : ceux qui sont le plus rebutés par la cohabitation avec les immigrés et les plus susceptibles de voter F.N. sont les premiers à quitter un quartier envahi par ceux-ci et sont les derniers à s’y installer. De plus, le contact avec les immigrés n’a pas lieu seulement auprès du logement, mais aussi sur le lieu de travail et dans les transports en commun.
Une enquête de la S.O.F.R.E.S. diligentée par le M.R.A.P. renverse les conclusions hasardeuses de notre lauréat. « Les Français n’ayant pas de lien de proximité avec les immigrés font preuve d’une assez large tolérance, dit Muriel Humberjean. Les plus fortes préventions à l’égard des immigrés sont exprimées par les personnes qui subissent le contact des immigrés à leur travail ou dans leur voisinage. Chez ceux-ci, se manifestent des réactions « d’allergie » qui dépassent le simple constat des difficultés de cohabitation pour prendre des connotations idéologiques et politiques d’une réelle violence. »
Comme le dit Pierre Martin, « le lien avec l’immigration apparaît sous trois aspects : l’utilisation du thème de l’immigration dans le discours politique du F.N., les déclarations des électeurs du F.N. dans les sondages et la géographie électorale du F.N.. » Nous avons vu, en ce qui concerne les deux premiers aspects, que Pascal Perrineau prétendait mieux connaître les motivations des électeurs du F.N. qu’eux-mêmes et qu’il les accusait de fantasmer. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas apporté la preuve de ses allégations aventurées, puisque le seul argument tangible, tiré des corrélations, s’évanouit quand on l’examine. La référence à la psychanalyse, autre pseudo-science, et aux « troubles de l’identité masculine » dont seraient victimes les malheureux électeurs du F.N. ne méritent pas d’être pris au sérieux, si ce n’est qu’ils révèlent des tendances inquiétantes : l’hôpital psychiatrique n’est pas loin, pour ces individus déviants en mal de rééducation . La géographie électorale suffit, du reste, à régler la question. La carte du vote F.N. correspond, en effet, précisément, au niveau du département, à celle de l’immigration maghrébine et turque, ainsi que le souligne Pierre Martin .
M. Perrineau, dans le livre qu’il vient de faire paraître, un an après la publication de l’étude de M. Martin, ne prend même pas la peine de répondre à ce dernier. M. Perrineau ignore aussi que les sociétés multiculturelles sont multiconflictuelles. Il n’a entendu parler ni du Liban ni de la Bosnie, pour ne citer que ces deux cas. Il ne sait pas que les sociologues américains de l’école de Chicago, pourtant marqués à gauche, ont montré, dans les années 1920, qu’il y avait, dans les villes américaines, un « tipping point », point de retournement ou seuil de tolérance, à partir duquel un quartier où les noirs ont commencé à s’installer se vide de sa population blanche. Que cela plaise ou non, ce sont des faits que l’idéologie n’a pas à censurer. Il n’est donc pas étonnant qu’en France la corrélation du vote et de l’immigration ne soit pas très forte au niveau du quartier.
M. Perrineau plaque, en outre, sur le débat politique de l’immigration, une grille de lecture totalement fallacieuse. Ce qu’il appelle le « nationalisme d’exclusion », qui refuse la transformation de la France en société multiculturelle est, en réalité, le modèle républicain traditionnel de l’assimilation. Ceux qui, comme lui, utilisent le terme piégé et non défini d' »intégration » dissimulent le fait qu’ils ont renoncé à faire de l’assimilation des individus une condition pour l’acquisition de la nationalité française et pour l’installation définitive sur notre sol, et opté, sans le dire, pour la société multiculturelle, qui est la négation de l’idéal républicain.
L’imposture est maximum, lorsque notre auteur s’efforce de démontrer, sur la base d’un sondage biaisé, comportant des questions ambiguës qui confondent « nation » et « société », que les électeurs du Front national sont justement ceux, parmi les Français, qui sont en faveur de la société multiculturelle ! A l’évidence, ces électeurs souhaitent le départ des immigrés venus du tiers monde, parce qu’ils sont sceptiques sur leur aptitude à s’assimiler. Sur ce dernier point, P. Perrineau devrait leur donner raison, puisque il est un adepte de la prétendue intégration.
III – Le « gaucho-lepénisme », ou le brouillage de l’opposition droite-gauche
Pascal Perrineau avance encore une thèse importante, et moins évidemment absurde que la précédente, sur ce qu’il appelle le « gaucho-lepénisme » : les nouveaux électeurs du F.N. viendraient principalement de la gauche. « L’apparition massive de ce « gaucho-lepénisme » est sensible à plusieurs niveaux, écrivait-il en 1995. (…) La corrélation, établie au niveau des départements, entre l’évolution de l’électorat socialiste (…) et celle de l’électorat lepéniste de 1988 à 1995 est de – 0,78. Les nouveaux électeurs lepénistes semblent venir massivement d’un électorat socialiste déçu. » Pourtant, dans la même étude, il citait un sondage selon lequel 25 % seulement des électeurs du F.N. se déclarait en faveur du « maintien des acquis sociaux », moins que ceux de M. Chirac et de M. Balladur !
Dans son ouvrage de 1997, il essaye de prouver que les électeurs F.N. sont dans un « entre-deux idéologique », c’est-à-dire situés entre la droite et la gauche (ce qui, remarquons-le au passage, ne le conduit pas à renoncer à les étiqueter d’extrême droite…), en se fondant sur un seul sondage, partiellement contredit, du reste, par une autre enquête qu’il cite plus loin, où l’on voit que, sur les inégalités sociales et la place de l’Etat dans l’économie, ces électeurs ont des opinions voisines de celles des électeurs de l’ex-majorité . En réalité, de nombreux sondages de la S.O.F.R.E.S. indiquent que les électeurs F.N. sont les plus libéraux : ils sont les plus nombreux à souhaiter la suppression du S.M.I.C., du R.M.I. et de l’A.N.P.E., le remplacement de la Sécurité sociale par un système d’assurances privées, la réduction des subventions et des dépenses publiques, la baisse des impôts, à marquer leur hostilité aux syndicats et aux grèves. Comme l’écrit fortement Philippe Baccou : « Sur un échantillon très varié de questions posées récemment (fin 1994 – début 1995), les sympathisants de M. Le Pen prennent des positions au moins autant libérales et anti-bureaucratiques que les sympathisants de MM. Barre, Chirac et Balladur, et souvent plus libérales que ces derniers. A tous ces points de vue, les sympathisants de M. Le Pen se distinguent nettement de ceux de la gauche par leur bien plus fort degré de libéralisme. Le « gaucho-lepénisme », s’il existe, est un phénomène très marginal. »
Ce qui donnait une certaine plausibilité à la thèse du gaucho-lepénisme, c’est que l’électorat du Front a beaucoup changé depuis 1984, devenant moins « bourgeois » et plus « populaire », comme le montre, par exemple, son recul dans le XVIe arrondissement de Paris ou à Neuilly-sur-Seine, et sa progression dans le Nord-Pas de Calais, d’où la corrélation négative relevée par M. Perrineau. Mais, comme le révèle Pierre Martin par une analyse statistique plus fine, la réalité est complexe. « Il y a, à la fois, transferts de la gauche vers la droite U.D.F.-R.P.R. et transferts de l’U.D.F.-R.P.R. et de la gauche vers le F.N.. » La progression du Front national chez les ouvriers entre 1988 et 1995 résulte de la progression générale de la droite dans cette catégorie sociale. « Cette hypothèse (du gaucho-lepénisme), dit encore Pierre Martin, n’est confirmée ni par l’évolution électorale, ni par les motivations des électeurs F.N., ni par l’analyse des reports de voix au second tour. » En ce qui concerne les reports de voix en faveur de la droite classique, leur dégradation en 1997 paraît refléter la détérioration des relations entre celle-ci et le F.N., et le durcissement de ce dernier, plutôt que la « gauchisation » de son électorat.
Là encore, les conséquences politiques de la théorie de M. Perrineau sont importantes, et l’on peut dire que M. Juppé en a été la première victime. Selon Alexis Brézet, les experts de l’ancienne majorité considérait, en février 1997, que le F.N. avait pratiquement fait le plein de ses voix, que sa marge de progression était faible et qu’elle s’effectuerait autant aux dépens de la gauche que de la droite, donc qu’elle ne pouvait modifier l’équilibre politique. L’un des proches collaborateurs d’Alain Juppé, François Coppé, chargé de la rédaction du projet R.P.R. pour les législatives, déclarait ainsi : « La conclusion se tire d’elle-même. Notre marge de progression ne se situe pas sur notre droite mais au centre et au centre gauche. » Une telle analyse stratégique était grosse de l’échec qui est survenu.
Selon Olivier Pognon, la gauche pourrait à son tour être victime de la théorie du gaucho-lepénisme : « Si le point de vue de Perrineau est le bon, (…) elle ne saurait espérer retrouver les électeurs gagnés au lepénisme en transigeant sur ses idées ou sur son programme, puisque ces électeurs demeurent attachés aux thèses de la gauche. » La gauche n’a sans doute pas beaucoup d’électeurs à reprendre au Front national, mais la thèse de M. Perrineau a pour effet d’occulter la droitisation de la société française. Heureusement pour lui, M. Jospin a de meilleurs experts électoraux que l’ex-majorité, et il est difficile de leur faire prendre des vessies pour des lanternes. Voilà pourquoi, par exemple, il n’a pas abrogé les lois Pasqua et Debré, dont le laxisme avéré pouvait lui convenir. (Rappelons que sous l’empire de ces lois « rigoureuses », 20 % seulement des arrêtés de reconduite à la frontière sont exécutés.)
La dernière victime du mythe du gaucho-lepénisme pourrait être le Front national lui-même. Le « ni droite ni gauche » qui est devenu plus ou moins la ligne officielle du mouvement ? Pascal Perrineau l’en félicite, ce qui est mauvais signe ? brouille, en effet, le clivage droite-gauche traditionnel et prive ce parti de toute perspective stratégique réaliste, car il ne parviendra pas au pouvoir sans alliés et il est sûr qu’il ne les trouvera pas à gauche.
En conclusion, nous pouvons dire que les principales thèses de Pascal Perrineau sont pour le moins fragiles et même indéfendables, qu’il s’agisse de l’effet de halo ou du gaucho-lepénisme, et qu’elles paraissent être des arguments « instrumentaux », visant un effet politique. Ses erreurs analytiques, aussi graves soient-elles, pourraient être jugées innocentes, si elles ne baignaient pas dans le discours de propagande d’un observateur engagé et partisan. Son langage et sa dialectique mêlent en permanence l’affectif et le démonstratif, les jugements de valeur et les jugements de connaissance ; ils témoignent d’une véritable exécration envers l’objet de son étude. Ainsi le professeur Pascal Perrineau a-t-il bien mérité le prix Lyssenko de la désinformation scientifique.
Citant un passage, certes polémique et discutable, mais intéressant, de l’un des dirigeants du Front national (Jean-Yves Le Gallou) à propos de la guerre du Golfe, Pascal Perrineau assène : « Dans ce texte où s’exhale la haine de l’Autre, que celui-ci soit l’autre sexe, l’autre culture, l’autre race, on se trouve au cœur de l’immense machine à exclure qu’est le F.N.. » Pour notre part, nous n’avons trouvé aucune haine dans ces lignes de Jean-Yves Le Gallou, mais il nous semble que le commentaire de Pascal Perrineau exprime de la haine à l’égard du Front national et peut-être aussi, au delà des limites des partis, à l’égard de ceux qui veulent que la France reste française.