par Serge Schweitzer
Le « politiquement correct » est-il typiquement américain, comme certains l’ont prétendu, ou ne s’agit-il pas, au contraire, d’un phénomène où la France a précédé pour une fois les États-Unis ?
La subversion prend des formes diverses, sans cesse renouvelées. On peut poser que, très globalement, dans l’ordre économique au sens strict du terme, le marché a gagné, parce que nos collègues universitaires marxistes n’osent plus défendre la planification centralisée, du moins ouvertement. Mais le libéralisme et la liberté sont en péril. Après le temps de Marx et de Lénine, voici venu celui de Gramsci, annoncé depuis longtemps. Cet auteur marxiste italien disait qu’il fallait s’emparer des esprits et des cœurs, plutôt que des moyens de production. Le « politiquement correct » s’inscrit dans cette perspective.
Le politiquement correct s’est développé dans les universités américaines, où une coalition d’activistes se sont proclamés les représentants des « minorités » opprimées, les femmes, les noirs, les Hispaniques, les Asiatiques, les homosexuels, les handicapés, les obèses, etc.. Ils ont transformé l’université américaine en un champ clos de la subversion. Le professeur Eugene Genovese écrit, dans le New Republic : « Ayant vu mes professeurs licenciés à l’ère du maccarthysme, ayant dû me battre, en tant que marxiste pro-communiste, pour mon propre droit à enseigner, je redoute que nos collègues ne fassent preuve, aujourd’hui, d’un nouveau maccarthysme plus efficace et plus vicieux que l’ancien. »
Le politiquement correct porte d’abord sur la forme, donc sur les mots. Si vous allez aux États-Unis, faites attention : ne parlez pas de noirs, mais d’Africains Américains ; de handicapés, mais de gens différemment capables, etc.. En règle générale, ne parlez ni de race ni de culture ni de religion, d’âge ou de sexe, de différence. Ne rions pas trop de ces manies. Je lisais récemment le bulletin officiel de l’Education nationale, qui refuse, aujourd’hui, de parler de redoublement ; il dit : « allongement des études ».
Sur le fond, le politiquement correct est présent partout, au cinéma, dans la chanson, dans les arts, la sculpture, la peinture, etc., mais d’abord à l’université, lieu de transmission des savoirs et d’élaboration des connaissances, où se prépare le pays de demain.
Autrefois, aux États-Unis comme ailleurs, on étudiait les grands livres, et on avait des références qui s’appelaient Platon, Homère, Rousseau, Saint-Augustin… Or, voici ce qu’affirme un universitaire américain : « Les grands textes perpétuent le pouvoir de mâles blancs morts sur les femmes et les noirs, même depuis leurs tombes. » A Standford, pour les étudiants de première année, le fameux cours « culture, idées et valeurs » a mis au programme, depuis quelques années, d’une part, le révolutionnaire martiniquais Frantz Fanon et, d’autre part, le Popol Vuh, qui est un texte maya. Mais on n’est jamais assez vigilant. Au Hampshire College, il y a trois ans, on cherchait un nouveau titulaire pour la chaire de littérature d’Amérique latine. On avait trouvé un excellent candidat, qui avait fait d’importants travaux sur le sujet. Hélas, pour son malheur, il a cité Shakespeare, et le jury l’a refusé, en lui disant : « Votre propos est trop eurocentrique. » A Georgetown University, un cours de première année est intitulé White male writers (écrivains mâles blancs) ; on pensait que ni la couleur de la peau ni le sexe n’était essentiel pour un écrivain. L’enseignante retenue pour ce cours, Valery Babe, est inconnue et n’a jamais rien écrit de notable, mais elle a la chance d’être noire. Elle justifie ainsi sa nomination : « Qui connaît mieux les hommes blancs qu’une femme noire ? J’ai une lignée de grands-mères qui ont fait le ménage, fait la lessive, changé les enfants des mâles blancs. Toute mon éducation vient de ce qu’on appelle la culture blanche mâle. »
Houston Baker, professeur à l’université de Pennsylvanie, déclare, en octobre 1989, lors d’une conférence à Washington : « Lire et écrire ne sont que des techniques de pouvoir, des systèmes de lois martiales à la mode universitaire. Au lieu de prôner les vieilles relations de pouvoir, les universités feraient mieux d’écouter la voix des peuples en voie d’émergence. » L’université ne sera plus un lieu de savoir, d’élaboration et de transmission des connaissances, mais un lieu de rapports de forces, de luttes de pouvoir, un lieu où certains vont affirmer leur prédominance sur d’autres.
Leonard Jeffreys, chef du département des études afro-africaines du City College de New-York, élabore les programmes des écoles publiques de New-York. Il écrit : « Le sommet ultime du système de valeurs blanc est l’Allemagne nazie et ce sont des capitalistes juifs qui finançaient la traite des esclaves. » Il affirmait aussi à ses étudiants : « Les blancs souffrent d’une insuffisance congénitale de mélanine qui les empêche de fonctionner aussi efficacement que les autres groupes. Une des raisons pour lesquelles les blancs ont perpétré tant de crimes et d’atrocités est que leurs gènes ont subi une déformation à l’époque glaciaire, tandis que ceux des noirs étaient vivifiés par le soleil. »
Beckie Thomson, professeur d’études féminines dans une autre université, écrit : « Je commence le cours avec le principe féministe de base selon lequel, dans une société raciste et sexiste, nous avons tous avalé des comportements oppressifs. »
A l’université Duke, une des plus célèbres des États-Unis, qui a été le laboratoire du « politiquement correct », le professeur qui enseigne un cours d’anglais intitulé Paranoïa, politique et autres plaisirs étudie Le Parrain de Coppola pour montrer comment les blancs s’y prennent pour organiser la mafia. En 1988, dans cette même université, les étudiants noirs exigèrent l’embauche d’au moins un professeur noir dans chacun des départements. Un professeur émit quelques réserves : « Un programme de recrutement obligatoire risquerait d’aller à l’encontre du résultat recherché. » Le professeur de théologie Melvin Peters, membre de la commission des enseignants noirs, lui rétorqua : « C’est tout simplement insultant, c’est d’un racisme viscéral et inconscient. »
Le professeur Henry Gates proclame : « Une coalition arc-en-ciel de noirs, de gauchistes, de féministes et de marxistes s’est infiltrée dans l’université américaine et est prête à en prendre le contrôle. Cela ne saurait tarder, dès que la vieille garde prendra sa retraite, nous serons les responsables. Nous aurons suffisamment noyauté les universités américaines pour en être les patrons. » Un grand universitaire américain, le professeur Coles, écrit que, pour la première fois dans l’histoire de l’éducation supérieure américaine, « les barbares dirigent l’université ».
La chasse aux sorcières est systématique. Ronald Farley, un grand démographe, a été accusé de racisme et a dû abandonner son cours, à l’université du Michigan, parce qu’il citait des passages du leader noir Malcom X, chef des Panthères noires, déclarant dans son autobiographie : « Je suis un maquereau et un voleur. » On a reproché à un historien de citer les mémoires d’un planteur pour analyser la condition des esclaves, sans consacrer un temps égal à des documents émanant de ces derniers. Il ne le pouvait pas, parce que les esclaves n’écrivaient pas. Accusé de racisme, pendant des mois, il a fini par abandonner son cours. Un autre professeur, auteur d’une Histoire du peuplement américain, a été obligé, lui aussi, d’annuler son cours, parce qu’il s’obstinait à parler des Indiens (Indians), au lieu de dire : Native Americans (Indigènes américains).
Christina Sommers, qui est une philosophe de valeur, déclare : « Je suis huée en conférence. Mes ennemis écrivent pour tenter d’intimider les universités qui m’invitent et les journaux qui me publient. » Elle avait osé déclarer : « Les femmes continueront longtemps à fantasmer en voyant Rhett Butler porter Scarlett O’Hara pour franchir le seuil de leur chambre nuptiale. »
Rassurez-vous, Angela Davis a retrouvé récemment un cours, à l’université de Santa Cruz, en Californie, intitulé Histoire de la conscience sociale. Elle donne parallèlement des cours en prison et c’est vrai qu’elle a l’habitude des lieux.
On parle à tort de l’école de Virginie, à propos de deux économistes géniaux, Ronald Coase et James Buchanan, qui ont été exclus de l’université de Virginie pour opinion droitière, l’un en 1965, l’autre en 1968. Evidemment, quand Coase a eu son prix Nobel, en 1991, et Buchanan, en 1987, cela a donné des regrets à l’université. Seulement, il était trop tard.
On a beaucoup parlé de l’ouvrage d’Alan Sokal et Jean Bricmont, Les Impostures intellectuelles. Ces deux auteurs ont dénoncé la façon dont Derrida, Lacan, Kristeva et autres charlatans « post-modernes » se servaient abusivement de références scientifiques pour accréditer leurs thèses, sans comprendre un traître mot à la question. Le « politiquement correct » n’aurait pas pu s’implanter aux États-Unis si les écrits aberrants du courant post-moderne n’avaient point envahi l’université américaine.
La deuxième raison qui a rendu possible l’essor du « politiquement correct », c’est le relativisme. Si tout se vaut, rien ne vaut. Lorsque le vrai et le faux n’existent pas, parce que tout se vaut, lorsqu’une toile blanche intitulée Réflexions devant la plénitude est comparée à un Rembrandt, alors on peut faire avaler à des étudiants tout et n’importe quoi.
J’en arrive à ma deuxième partie : le politiquement correct est-il un phénomène américain ? Selon Le Nouvel Observateur, « le « politiquement correct », c’est une réaction contre la droite intégriste américaine » : c’est parce qu’il y a des fondamentalistes religieux que des gens sont obligés de se défendre, certes, par des moyens extrémistes et avec des thèses farfelues, mais qui sont la contrepartie du poids que l’ordre moral exerce sur la conscience américaine. Ce n’est pas sérieux. Plus intéressante est la thèse de François Furet, qui a enseigné la moitié du temps aux États-Unis, l’autre moitié en France, pendant les dix dernières années de sa vie, et qui a vu les ravages du « politiquement correct » sur les campus. Et Furet dit : « La cause, c’est le drame absolu qu’a constitué la question noire. » Mais c’est aussi une fausse réponse. Il est vrai que l’échec des programmes de l’État-providence n’a pas permis aux noirs américains de trouver leur place dans la société, mais, comme nous l’avons vu, le politiquement correct ne se réduit pas à la question noire.
Le politiquement correct n’est pas seulement un phénomène américain, et ce n’est pas un hasard si ce sont des Français qui l’ont rendu possible aux Etats-Unis. En France aussi, la pensée confisquée commence par la guerre des mots et mène à la police des idées.
Il y a des mots que l’on ne peut pas prononcer. Dans l’un de ses livres, François Léotard a voulu faire un parallèle entre les immigrés et un groupe social de l’Athènes antique qu’il faudrait appeler par son nom, les métèques, ce qui serait politiquement incorrect. Alors, il va parler des périèques, mais il ne sait pas que les périèques étaient à Sparte, et que, loin d’être des immigrés, ils étaient, au contraire, les premiers habitants du pays, arrivés bien avant les invasions doriennes…
Il y aussi le tabou référentiel qui s’attache aux locuteurs. M. Poignant, député-maire rocardien de Quimper, dit dans Libération le 28 octobre 1989, à propos de l’ancien ministre, M. Kofi Yamgnane : « M. Kofi, miam miam. » A l’époque, en 1989, cela n’intéresse personne. Deux ans après, quand M. Le Pen fait la même plaisanterie, cela déclenche un tollé.
La charge du mot peut s’éteindre éventuellement par l’intervention du grand sorcier, c’est-à-dire que si Mitterrand parle de seuil de tolérance à propos de l’immigration, il devient possible de nouveau d’aborder ce sujet, du moins pour un temps. Le rôle des mots est crucial.
Je voudrais, en guise de conclusion, montrer deux choses :
1) – La police des idées existe déjà en France.
2) – Il y a un « kit idéologique » qui vous permettra de passer chez Michel Field, si vous vous y conformez strictement.
Sur la police des idées, je dresserai un petit abécédaire.
– A, comme Annie Moulin, cette jeune fille d’Avignon qui disait avoir été tondue par quatre méchants racistes. Sa prétendue mésaventure a donné lieu à une campagne de presse extraordinaire. « Avignon, le racisme à fleur de peau », une page entière dans Libération. Dans L’Humanité, en couverture et en énormes caractères : « Ils l’ont tondue ». La presse s’est ridiculisée dans cette affaire, avant qu’Annie Moulin n’avoue : « J’ai inventé cette histoire. »
– G, comme le colonel Grosjacques, chef du service historique des armées, immédiatement révoqué par le ministre de la Défense, François Léotard, pour avoir reproduit mot à mot un dictionnaire traitant de l’affaire Dreyfus, en écrivant : « Aujourd’hui, l’innocence de Dreyfus est la thèse généralement admise par les historiens. »
– G, comme la loi Gayssot.
– I, comme identité, dans Le Figaro-Magazine, lorsque M. Giscard d’Estaing en parle.
– M, comme Léo Malet. La gauche l’aimait bien autrefois, mais il n’est plus jamais cité depuis des années. A sa mort, en 1996, Libération reproduit une interview plus ancienne : « Je vais vous dire une chose : les Arabes m’emm… et je ne les aime pas et je les tiens tous pour des c…. » Mais ce n’est pas suffisant, Léo Malet déclare encore : « Alors là, je dis que les Gitans commencent à me faire ch…, parce qu’ils sont drôlement racistes. On se demande ce que l’on a reproché à Hitler. » Voilà pourquoi Léo Malet ne figure plus désormais au Panthéon des auteurs de romans policiers. Est-il besoin de vous dire que quelqu’un dont le père est passé par les camps de concentration a peu de sympathie pour ce genre de thèses ?
– R, comme le lycée Edmond Rostand, à Saint-Ouen-l’Aumône. Les élèves ont protesté, selon Le Monde, « contre la présence d’ouvrages d’extrême droite dans leur lycée ». Ils avaient trouvé au centre de documentation un ouvrage de Xavier Martin, un de Jean-François Chiappe, d’autres de Jean Tulard, Jacques Bainville. Il y en avait même de Jean-François Deniau, d’Alain Madelin, de Guy Sorman et d’Alain Peyrefitte, dangereux fascistes, comme chacun sait. Vous voyez à quel degré d’intolérance on en est arrivé.
– U, comme Uranus, film merveilleux de Claude Berri, boycotté, puisque politiquement incorrect.
Dernier mot : il y a un kit du penseur politiquement correct en France, que je vais rappeler au professeur Dreyfus, pour le cas où il voudrait être invité chez Michel Field. D’abord, il faut dire que Pie XII a cautionné le génocide. Il faut être favorable aux quotas de femmes. Il serait aussi intéressant, pour être invité, de dire que le niveau des études monte. Vous savez que l’on a fait passer les épreuves du certificat d’études de 1920 à des élèves en 1996, et que cela a donné des résultats attristants. Le Monde du 29 janvier 1996 le constatait à sa manière : « Les domaines de compétence des élèves ont évolué depuis les années 20. » C’est vrai qu’ils sont meilleurs en informatique…
Le professeur Dreyfus augmente aussi notablement ses chances s’il dit que le plus grave, dans le sida, ce n’est pas la maladie, mais l’exclusion qui en résulte ; s’il prétend que Dieu est misogyne. Que le professeur Dreyfus ne se décourage pas, s’il adopte le prêt-à-penser, il pourra passer un jour chez Michel Field entre deux longues publicités.