Par Michel Rougevin-Baville
On sait qu’au Palais-Royal la doctrine n’est pas particulièrement cultivée. Vous vous souvenez sans doute de l’étincelante chronique qu’avait donnée le professeur Rivero pour faire l’apologie des faiseurs de système, égratignés au passage par celui qui devait devenir le vice-président Bernard Chenot. Ce dernier prônait à cette époque ce qu’il appelait plaisamment « l’existentialisme juridique ». Il ne faut pas pousser trop loin le paradoxe : nous reconnaissons l’utilité et même l’éminente fonction sociale des faiseurs de système. Leur travail permet d’abord d’exposer de manière intelligible ce qui ne serait sans eux, disons-le, qu’un vaste magma jurisprudentiel, mais surtout, il doit nous inciter à une réflexion sur notre œuvre de juridiction. Il est indispensable de prendre une conscience claire des grands courants qui sous-tendent la solution au coup par coup de dizaines de milliers d’affaires. Autrement dit, il faut aussi savoir transcender le point de vue existentiel.
Mon exposé vous paraîtra certainement terre à terre. Je ne me risquerai pas à proposer une réponse au grand point d’interrogation du thème principal de ce colloque : « Le déclin du droit ? » Quant au petit point d’interrogation que je suis chargé de traiter : « La juridiction administrative victime de son succès ? », mon ambition est seulement de vous apporter quelques éléments qui vous permettront peut-être d’y répondre vous-mêmes. Je puiserai largement dans mon expérience contentieuse directe, dans mes réflexions individuelles et aussi – tout en gardant la réserve qui s’impose au fonctionnaire – dans les réflexions collectives des groupes de travail qui se sont récemment penchés sur les réformes qu’exige la situation actuelle. Mon plan sera très banal : le succès de la juridiction administrative est certain, mais il ne doit pas dissimuler des dysfonctions assez graves. Ce succès de la juridiction administrative est facile à constater par un prestige qui n’est pas contesté. La première preuve de ce succès, c’est l’influence numérique. Les justiciables affluent au prétoire, ce qui suppose qu’ils espèrent y trouver quelque chose qui leur donnera satisfaction. Je vais, à mon tour, vous donner quelques chiffres indispensables. L’ensemble des tribunaux administratifs tournait, de 1965 à 1970, autour de 19.000 affaires par an. De 1971 à 1976, ce chiffre est passé à 23.000 à peu près, en moyenne. En 1976-1977, il y a eu plus de 30.000 affaires, mais on a dit que c’était une exception, parce que c’était une année d’élections municipales. Il est d’ailleurs exact qu’il y a eu un léger reflux en 1977-1978, avec 29.000 affaires seulement. En 1978-1979, les statistiques d’ensemble ne sont pas encore disponibles, mais les sondages faits auprès de quelques tribunaux donnent des proportions d’augmentation extrêmement inquiétantes : Paris : + 17 %; Lyon : + 19 %; Lille : + 29 % sur l’année précédente.
Au niveau du Conseil d’État, je prends pour point de départ la réforme de septembre 1953 où celui-ci était au bord de l’asphyxie, avec 6.000 affaires par an. Le lendemain de la réforme, les statistiques sont très vite tombées à 3.000 environ et, pendant quinze ans, cela a bien marché. Les statistiques se situaient entre 2.287, point le plus bas, en 1968-1969, et 3.708, point le plus haut, en 1963-1964. A partir de 1969, on assiste à une remontée assez rapide, jusqu’à 4.000. Puis il y a un palier entre 1972 et 1976; pendant quatre ans, on se situe autour de 4.000 affaires par an. Enfin, depuis trois ans, on assiste à une ascension vertigineuse :
4.950 en 1976-1977
4.843 en 1977-1978
5.736 en 1978-1979.
Ces chiffres sont dramatiques et, à eux seuls, ils justifieraient le titre de mon intervention. Pour l’instant, je les retiens seulement comme une sorte de mesure quantitative du succès de la juridiction administrative.
Deuxième élément, chacun s’accorde à dire que le « produit vendu » est de bonne qualité. Je n’insisterai pas outre mesure sur ce point, pour ne pas tomber dans l’autosatisfaction, mais disons qu’il est généralement admis que l’œuvre jurisprudentielle, dans son ensemble, depuis un siècle, est « monumentale », c’est-à-dire qu’elle a abouti à la création d’un droit original, souple, novateur et, dans l’ensemble, cohérent. Ces questions sont trop connues pour que j’aie à entrer dans le détail. Rappelons quand même les principales évolutions qui ont conduit de l’irresponsabilité de l’État à une généralisation de la responsabilité sans faute, à la notion de détournement de pouvoir et au contrôle très poussé de l’Administration qu’elle permet, à des théories et des notions plus récentes comme celle du bilan – le coût et les avantages en matière de déclaration d’utilité publique – ou celle des directives, catégorie juridique intermédiaire entre la circulaire purement interprétative et le règlement, qui a permis au Conseil d’État de conférer aux ministres un pouvoir « infraréglementaire », alors que, jusque-là, la jurisprudence leur déniait tout pouvoir réglementaire.
On reconnaît aussi en général que les décisions rendues dans chaque affaire – je descends de la jurisprudence en général aux cas particuliers -, non seulement par le Conseil d’État, mais, dans l’immense majorité des cas, par les tribunaux administratifs, sont de bonne qualité à la fois dans leur contenu, c’est-à-dire que le droit est correctement appliqué à des faits qui sont pris dans toute leur complexité, et également dans leur rédaction. A ce sujet, je me permettrai d’ouvrir une parenthèse qui, sans doute, fera plaisir au président Foyer pour exprimer mon attachement quelque peu réactionnaire à la rédaction par considérants. Elle a l’immense avantage d’obliger le rédacteur à cerner avec exactitude son expression, et je crois que les tribunaux judiciaires ont le plus grand tort de l’abandonner – ce qui n’est pas encore le cas, Dieu merci, des tribunaux supérieurs -, parce qu’ils vont tomber dans les longues dissertations illisibles à l’anglo-saxonne. Il ne manquerait plus que l’on admette les opinions dissidentes et ce serait complet !
Enfin, il est reconnu, et c’est ce qu’il y a de plus important, que le contrôle exercé par la juridiction administrative sur l’Administration, dans le cadre de sa soumission au droit bien sûr, est le plus poussé du monde. Il est en particulier beaucoup plus poussé que dans les pays qui ne connaissent qu’un seul ordre de juridiction. Signalons le contrôle des motifs, le contrôle du mobile même de l’action administrative, le contrôle de la nécessité ou de la possibilité d’une dérogation, le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, qui nous a amenés récemment à annuler l’inscription au P.O.S. d’une commune du littoral, d’un parking qui était gagné sur la mer.
Le troisième élément qui caractérise le succès de la juridiction administrative, c’est ce que j’appellerai un chœur de voix laudatives. La doctrine française, depuis Hauriou et Jèze, ne se prive pas de signaler ce qui lui paraît aberrant, mais, dans l’ensemble, personne, à ma connaissance, ne conteste le caractère extrêmement positif du bilan. Ce qui me frappe le plus dans la démarche des universitaires à l’égard de la juridiction administrative, c’est l’intérêt passionné qu’ils marquent pour son activité, d’où les excellentes relations qui s’ensuivent entre les universitaires et les magistrats administratifs – je n’aime pas ce mot, mais il est commode pour l’instant -, non seulement à Paris, mais également au niveau des tribunaux administratifs et des universités de province.
A côté, il y a l’étranger. Je ne rappellerai que pour mémoire le livre d’un juriste britannique paru en 1954, entièrement consacré au Conseil d’État et qui concluait nettement à la supériorité du contrôle pour excès de pouvoir sur les procédures existant dans son pays.
Citons aussi les imitations étrangères : au XIXe siècle, les Conseils d’État italien, grec, néerlandais, luxembourgeois; au XXe siècle, les Conseils d’État turc, belge, égyptien et libanais. Je ne cite pas ces pays dans l’ordre de leur importance, mais dans l’ordre chronologique de l’apparition de leur juridiction administrative. En Afrique d’expression française, notons la création de chambres administratives et de Cours suprêmes – et non de véritables juridictions administratives spécialisées, ne se justifiant pas sur ce continent – qui appliquent un droit très fortement inspiré de la jurisprudence du Conseil d’État, quand il n’est pas purement et simplement décalqué sur elle.
Enfin, la Cour de justice des Communautés européennes dont on entend beaucoup parler. Je me bornerai à constater, sans porter de jugement de valeur, qu’elle s’est grandement inspirée dans ses procédures, dans ses techniques d’investigation juridique et dans ses motivations, de la juridiction administrative française. Certes, cette filleule s’est fortement émancipée de son parrain, et disons qu’il s’est institué entre eux une situation sinon conflictuelle, du moins marquée par une certaine incompréhension réciproque.
Il y a aussi des voix laudatives venant des plus hautes autorités de l’État. Le général de Gaulle a eu, lui, quelques démêlés avec le Conseil d’État et je me souviens de telle intervention télévisée où il était question de « juristes engagés ». Ils n’étaient pas désignés autrement, mais il était facile de voir de qui il s’agissait ! Mais le président Pompidou, l’un des nôtres, a toujours manifesté la plus grande considération envers la juridiction administrative. Et le président Valéry Giscard d’Estaing a prononcé le 14 novembre 1979, devant notre assemblée générale, une importante allocution dans laquelle il a notamment souligné le « rôle décisif joué par le Conseil d’État pour faire coïncider, par une sorte de pédagogie historique, la liberté et la règle de droit ».
Je citerai encore les voix de la presse. Il faut toutefois, et j’en demande pardon aux journalistes qui sont ici, s’en méfier, à cause de son goût pour les nouvelles à sensation et peut-être aussi à cause de son goût un peu pervers pour voir Guignol rosser le gendarme, autrement dit pour voir la juridiction donner tort au gouvernement – par exemple, l’illégalité du péage sur le bac qui va à Oléron, cela fait un titre pour les journaux; la légalité du port obligatoire de la ceinture, elle, ne passe qu’en dernière page, quand elle passe ! Ici, je vais faire allusion, et je m’en excuse, à une question tout à fait récente et politique : j’ai été scandalisé par l’attitude de la plus grande partie de la presse quand on a dit que le Conseil d’État avait rendu au parti socialiste le siège qui lui avait été frauduleusement enlevé par une commission, bien entendu aux ordres du pouvoir. Je crois d’ailleurs que l’assemblée du contentieux et la commission de contrôle étaient l’une et l’autre composées de membres du Conseil d’État. Ils ont raisonné de la même façon; ils se sont posés un difficile problème juridique de conciliation de la jurisprudence antérieure du Conseil d’État avec la loi sur les élections européennes. Ils l’ont résolu de façon différente, c’est vrai, mais ils l’ont fait dans leur intime conviction, et non pas du tout pour qu’un député d’un parti remplace un député d’un autre parti. La plupart des commentaires, tant de la première décision que de la seconde, m’ont paru comporter à la fois un contresens total et une injustice profonde.
Dans ce chœur laudatif, il commence cependant à s’élever des voix discordantes, ce qui montre bien qu’un problème se pose, non pas tellement en public, parce que la majesté de l’institution en impose encore, mais le plus souvent en privé. Je pense aux avocats, qui ont parfois du mal à s’adapter à une procédure totalement écrite et à la direction un peu dictatoriale de l’instruction par le juge, mais surtout qui n’osent plus – et combien d’avocats me l’ont dit ! – conseiller à leurs clients de faire appel à la juridiction administrative, parce que c’est trop long, parce que c’est aléatoire et que le résultat auquel on arrive, notamment en matière d’indemnités, n’en vaut pas toujours la chandelle. Je pense aussi aux parlementaires, qui sont parfois des avocats – il y en a moins qu’autrefois, mais il y en a quand même encore. Dans la mesure où ils s’intéressent à la juridiction administrative, ce qui est une mesure limitée, c’est souvent pour suggérer des transferts de compétences aux juges judiciaires, peut-être parce que ceux-ci sont supposés plus accessibles et plus généreux dans les indemnisations. Enfin, les hommes politiques se plaignent parfois – et cette fois ce sera peut-être à propos de contentieux électoral – qu’encore une fois la juridiction administrative est trop longue, qu’elle verse dans le juridisme, qu’elle est trop subtile et que ses solutions sont aléatoires. Je me borne à signaler ces voix discordantes dans un chœur majestueux qui, dans l’ensemble, est très favorable.
Quelles sont les causes de cette réussite de la juridiction administrative ?
La première cause, la plus importante, c’est que la juridiction administrative est une administration qui se juge elle-même. Ce point me paraît essentiel et je voudrais prendre le contre-pied de la position développée, fort brillamment d’ailleurs, par le Pr. Yves Gaudemet dans un rapport sur l’avenir de la juridiction administrative, fait aux Journées de Nanterre en octobre 1978 et publié à la Gazette du Palais en septembre 1979. Il développe fort bien le point de départ : l’administration, soustraite au juge civil par la loi des 16 et 24 août 1790, « s’est dotée d’une sorte de conscience collective organisée en son sein et qui a pris progressivement la forme juridictionnelle ». Mais, pour M. Gaudemet, il faut poursuivre jusqu’au bout l’évolution et séparer presque complètement la fonction de juridiction et celle d’action. Il lui paraît choquant que le juge soit organiquement lié à l’un de ses justiciables. Concrètement, il voudrait en somme nous donner le statut de magistrats et rendre beaucoup plus difficile le passage de l’administration active vers la juridiction administrative et en sens inverse. Il écrit :
« Il n’est pas possible d’attacher valeur de dogme à la proposition souvent répandue que le contrôle juridictionnel est forcément meilleur et plus efficace parce qu’il émane de la juridiction située à l’intérieur de l’administration, finalement mal distinguée d’elle. Toute l’évolution de la juridiction administrative en France depuis 150 ans démontre le contraire. »
J’en suis navré, mais ma position personnelle sera diamétralement opposée. Je crois que la tendance à pousser la « juridictionnalisation », si j’ose dire, des juridictions administratives est un élément précisément de la crise du droit en ce qui nous concerne et des dysfonctions que je signalerai dans un instant. La situation du Conseil d’État et des tribunaux administratifs, plus du premier que des seconds malheureusement – et c’est ce qui pose problème dans l’organisation administrative -, le statut de leurs membres, leur participation effective, soit à temps partiel quand on préside des commissions ou qu’on rend des conseils à l’administration ou qu’on anime la préparation d’un projet de loi, soit par alternance dans le temps selon les séjours dans les cabinets ministériels – et je vous en parle par expérience personnelle -, tout cela donc, donne aux membres des juridictions administratives une meilleure connaissance des particularités, des besoins et aussi des impossibilités de l’administration.
Certaines interprétations de la loi ont pu surprendre les avocats, la loi allant tellement dans l’autre sens. Nous savions très bien que l’administration ne pourrait pas l’appliquer et nous avons préféré distordre un peu le sens des mots plutôt que de donner à l’administration un instrument inutilisable. Cela procure surtout une meilleure acceptation des décisions et un contrôle beaucoup plus efficace et beaucoup plus raffiné, qui se rapproche du contrôle hiérarchique. Je vais prendre un exemple que j’ai vécu : le ministre de la culture avait inscrit à l’inventaire des sites le bourg de Flavigny-sur-Ozerain, aux environs de Dijon, avec beaucoup de terrains autour. Il y a eu un recours disant : le bourg, d’accord, mais les terrains non, aucun intérêt. Nous sommes allés sur place et nous avons ensuite rendu un arrêt qui disait ceci : l’arrêté ministériel est annulé en tant qu’il concerne les terrains situés au dehors d’une ligne définie par… et qui citait un certain nombre de points sur la carte. Nous avons refait l’arrêté ministériel. Croyez-vous qu’un magistrat professionnel aurait pu le faire ?
Ici, je vais aller plus loin; il faut faire la part de l’exagération dans ce que je vais dire, et je vais choquer quelques-uns d’entre vous. J’irai jusqu’à dire que, fondamentalement, la juridiction administrative n’est pas le protecteur de l’administré et n’est pas le défenseur des libertés qu’on a voulu faire d’elle. Elle l’est de fait, mais c’est un sous-produit de sa fonction fondamentale. Le Conseil d’État, et après lui les tribunaux administratifs, sont avant tout les régulateurs de l’administration et c’est avant tout dans l’intérêt de l’administration qu’ils la censurent quand besoin est. C’est son intérêt, bien sûr pas immédiat, mais à long terme. Nous sommes dans un État libéral soumis au droit. Par conséquent, la régulation de l’administration implique qu’on lui impose de respecter la liberté et la règle de droit, mais c’est l’administration que l’on cherche à protéger et l’on protège l’administré par surcroît.
Encore un exemple : une petite commune des Deux-Sèvres avait exproprié de vastes terrains pour construire un aérodrome destiné à l’aviation de tourisme. Le Conseil d’État a annulé cette déclaration d’utilité publique ; cela a été fort critiqué; il l’a fait, non pas du tout dans l’intérêt des cultivateurs dont on prenait les champs, car les magistrats les auraient indemnisés, mais parce qu’il a estimé que cette création était disproportionnée par rapport aux possibilités financières de la commune. C’est un exemple-type de la mission de la juridiction administrative, qui est d’abord la protection de l’administration.
J’en veux aussi pour preuve que le Conseil d’État fera toujours prévaloir la continuité et la sécurité de l’État lorsqu’elles lui paraîtront menacées, au besoin en prenant des libertés avec la règle de droit. Je me réfère à la théorie des « circonstances exceptionnelles », qui a permis au préfet des Alpes-Maritimes de réglementer la liberté d’aller et venir de certaines dames… et qui a permis des choses beaucoup plus sérieuses. Je me référerai aussi à la jurisprudence que le Conseil d’État a adopté au moment des événements d’Algérie sur les pouvoirs exceptionnels conférés au gouvernement en matière d’internement des personnes. Il a forcément donné une très grande marge d’appréciation à l’administration en réduisant pratiquement son contrôle aux vices de forme et au détournement de pouvoir. Je sais bien que ceux qui nous encensent quand nous censurons le gouvernement nous accuseront d’être « à sa botte » quand nous lui donnons raison…
Le problème suivant se pose donc : la juridiction administrative est-elle indépendante ? Je crois honnêtement que oui, à l’égard de tout ce qui est politique politicienne, influence des partis. Oui, à l’égard des éventuelles pressions des hauts personnages de l’État, qui d’ailleurs n’existent pas. C’est une indépendance qui n’est pas garantie par les textes; elle est garantie par une tradition et un consensus. Elle n’en existe pas moins. Par contre, j’oserai dire que nous ne sommes pas indépendants intellectuellement quand l’intérêt supérieur de l’État nous paraît concerné. C’est notre raison d’être qui est en cause à ce moment-là. Cela dit, j’irai plus vite sur le reste.
Un juge largement affranchi de la règle écrite, je crois que cela a son intérêt et Maître Moore en parlait tout à l’heure en citant une phrase de Maurice Garçon. Je ne ferai pas l’injure à un public averti de m’étendre sur ce point. Il y a des pans entiers du droit administratif qui sont purement jurisprudentiels : le régime de l’acte administratif, le régime des contrats administratifs, celui des dommages de travaux publics, et, dans certains cas, la jurisprudence a précédé le législateur. La loi sur la garantie décennale est de 1978. Or, depuis cinq ans déjà, le Conseil d’État en avait fait une garantie de plein droit. De même pour la loi sur les accidents du travail. Le Conseil d’État prend parfois des libertés avec les textes qui lui paraissent mauvais. C’est l’exemple de l’arrêt d’Aillères sur l’existence du recours en Cassation. Même lorsque le texte disait : aucun recours, nous sommes manifestement allés au-delà des intentions du Législateur, mais pour des raisons qui nous paraissaient d’intérêt supérieur.
Troisième élément : un examen sur mesure de chaque affaire. Autrement dit, la juridiction administrative fait du travail d’artisanat d’art, par opposition au travail de grande série que sont obligés de faire les tribunaux judiciaires, compte tenu des statistiques données tout à l’heure. L’examen est très poussé. Au Conseil d’État, le dossier passe par cinq stades et, à chaque fois, tout peut être remis en cause : il y a l’examen par le rapporteur, puis par le conseiller d’État réviseur, puis par la sous-section, puis par le commissaire du gouvernement et enfin par la formation de jugement. Même si le nombre de stades n’est que de trois au tribunal administratif – rapporteur, commissaire du gouvernement et débat par le tribunal -, il y a quand même un examen extrêmement poussé de chaque affaire. Reste à savoir si nous pourrons continuer longtemps, et cela m’amène à ma seconde partie : le succès ne doit pas nous cacher l’apparition et le développement de dysfonctions assez graves.
Les dysfonctions de la juridiction administrative sont presque toutes liées à l' »hyper-inflation » des requêtes. Je rappellerai les chiffres, qui sont vertigineux. Tribunaux administratifs : on est passé en dix ans de 20.000 à 30.000 par an, et, cette année, l’augmentation est probablement de 15 à 20% par rapport à l’année dernière. Conseil d’État : de 3.000 à plus de 5.000 par an. Quelles sont les causes de ce phénomène ? Le président de la République disait dans son discours récent :
« Je ne crois pas qu’il faille a priori regretter une telle évolution. Elle tient à des facteurs objectifs : mouvements antérieurs de la démographie, multiplication des textes, accroissement des actes de toute nature de la vie sociale, accroissement dans la société de la proportion de ceux qui peuvent ou qui pensent pouvoir saisir une juridiction pour faire reconnaître leurs droits. D’ailleurs, les diverses causes de la croissance du nombre des affaires contentieuses continueront à jouer sans doute au cours des prochaines années. »
Nous assistons à une double évolution. D’une part, les relations juridiques et l’intervention de la puissance publique sont d’une complexité croissante. Les orateurs précédents se sont expliqués là-dessus. D’autre part, les justiciables passent de la mentalité de sujet à celle de citoyen qui sait qu’il a des droits et qu’il peut les faire valoir devant une institution ad hoc. La meilleure preuve en est que le Médiateur, qui peut apparaître comme une institution concurrente de la juridiction administrative, connaît un nombre d’affaires maintenant presque aussi élevé que celui du Conseil d’État.
Nous voilà en somme au cœur du sujet : la juridiction administrative est bel et bien victime de son succès ou de sa bonne réputation et de sa notoriété plus grande. Cela entraîne un certain nombre de dysfonctions, dont la principale est évidemment les délais de jugement. Je serais presque tenté de dire, si l’on me demandait de citer les défauts de la juridiction administrative : le premier, c’est la lenteur du jugement, le deuxième, c’est la lenteur du jugement, le troisième, c’est la lenteur du jugement, et je commencerai à en citer d’autres seulement ensuite !
En effet, face au rythme des entrées, le rythme des sorties, c’est-à-dire des affaires jugées, ou réglées d’une autre manière, ne suit absolument pas. Pour les tribunaux administratifs, en 1977-1978, face aux 29.000 entrées, il y a eu seulement 25.000 affaires réglées. Donc un stock qui augmente de 4.000 affaires en une seule année, et qui est de 58.000 actuellement. Il y a, il est vrai, des inégalités ; le tribunal de Limoges voit son stock, qui était déjà faible, diminuer ; cela remet en cause le principe de son existence ou, en tout cas, de sa zone juridictionnelle. Quatre tribunaux voient leur stock diminuer légèrement, mais pour tous les autres il augmente, et dramatiquement, notamment à Paris, Versailles et Marseille. Au Conseil d’État, en 1978-1979 il y a eu 5.736 affaires entrées et 4.847 réglées. L’évolution du stock en cinq ans a été la suivante : 6.923 – 7.211 – 8.943 – 9.353 – 10.242. Chaque année un bon millier, inexorablement. Résultat : la durée moyenne des litiges augmente sans cesse.
Dans les tribunaux administratifs, au 15 septembre 1978, 16.000 affaires étaient enregistrées depuis plus de deux ans. Donc, il est tout à fait courant qu’un jugement de tribunal administratif demande deux ans, trois ans ou même davantage. C’est très inégal. Dans un tribunal administratif peu chargé, l’excès de pouvoir simple peut prendre neuf ou dix mois; à Paris, cela peut prendre trois ou quatre ans. Dès qu’on est dans un plein contentieux un peu compliqué, un de ces jolis litiges de travaux publics où il y a en cause le maître d’ouvrage, deux ou trois entrepreneurs, l’architecte, le bureau d’études, une compagnie d’assurances et donc une bonne dizaine d’avocats sur l’affaire, et dès lors qu’une expertise est indispensable, les délais deviennent démentiels. Les auxiliaires de la justice et les experts y sont pour quelque chose, mais là, cela devient du dix ou douze ans assez facilement !
Pour le Conseil d’État, je n’ai pas de statistiques récentes, mais les chiffres que j’ai cités montrent que le stock d’affaires représente deux ans. On peut admettre en effet qu’il faut à peu près deux ans pour faire juger une affaire au Conseil d’État, dans le meilleur des cas, qui s’ajoutent aux délais que je viens de citer devant les tribunaux administratifs. La tendance est à l’accroissement, bien entendu, et pourquoi s’en prendre, comme certains d’entre nous le font, aux auxiliaires de la justice et aux ministères qui, paraît-il, gardent trop longtemps les dossiers ? Pourquoi s’en prendre à eux, puisque si, par extraordinaire, ils produisaient dans les délais impartis, nous serions engorgés de dossiers prêts à être jugés !
Or, il est évident qu’une annulation prononcée deux, trois ou quatre ans après les faits n’est pas une solution satisfaisante, soit qu’elle ne serve à rien, sinon à faire progresser la jurisprudence, mais cela fait plaisir à la doctrine et aux magistrats et non aux requérants, soit, ce qui est plus grave, qu’elle perturbe gravement la situation de fait (quand on annule le permis de construire d’un immeuble déjà construit et habité, quand on oblige l’administration à refaire les tableaux d’avancement sur quatre ou cinq années en arrière). Les choses se présentent dans un autre contexte et l’application des décisions du Conseil d’État est parfois presque impossible. Qu’est-ce qu’une condamnation à indemnité avec le taux de détérioration de la monnaie que nous connaissons ? Il est vrai que la réforme des taux d’intérêt compense ce délai dans une certaine mesure, depuis que les intérêts sont plus élevés qu’autrefois, mais cela ne compense pas l’attente qu’a subie le justiciable.
Ce qui est encore plus grave, c’est que les procédures dites d’urgence durent en réalité beaucoup plus longtemps qu’il ne serait décent. C’est un phénomène propre au Conseil d’État, car devant les tribunaux administratifs, les magistrats se débrouillent pour faire juger très vite, en tout cas dans des délais raisonnables, tout ce qui est référés, tout ce qui est demandes de sursis à exécution et tout ce qui est élections. D’ailleurs, pour les élections, ils sont bien obligés : s’ils n’ont pas jugé au bout d’un certain temps, ils sont dessaisis, ce qui est très désagréable pour eux. L’organisation propre du Conseil d’État, ce que j’ai appelé tout à l’heure de l’artisanat d’art, ce circuit interne assez long, l’empêche d’adapter commodément les procédures, malgré quelques exemples spectaculaires. Je pense à l’affaire Canal en 1962, jugée en quelques semaines, ou à la dissolution du conseil municipal de Saint-Malo, où le Conseil d’État a réussi à ordonner le sursis avant l’élection partielle… cela devenait un tour de force ! Ou bien l’exemple des élections européennes, encore que l’on se soit étonné que nous n’ayons pas rendu la décision en août ! Mais ces exemples se comptent sur les doigts de la main. Malheureusement, le courant des affaires dites urgentes, les appels de référés, les appels de sursis ou de refus de sursis à exécution ou encore le sursis direct demandé au Conseil d’État en ce qui concerne les expulsions d’étrangers demandent de huit à dix-huit mois – plus souvent huit ou dix que dix-huit heureusement, mais dix-huit mois, cela peut arriver -, ce qui est fondamentalement anormal. Comme les tribunaux administratifs se sont arrangés pour juger ces affaires vite, une réflexion pratique sur le fonctionnement interne de la juridiction administrative devrait pouvoir arriver à liquider ce problème.
Ce phénomène de la lenteur est capital et l’on ne saurait assez y insister, parce qu’il déconsidère la juridiction administrative dans l’opinion et ruine son efficacité sociale. Mais en luttant contre lui, en envisageant notamment la solution qui vient à l’esprit, qui est d’augmenter le personnel et les moyens matériels, ainsi que le rendement, est-ce qu’on ne risque pas de créer des effets pervers ? Et j’en viens à une autre dysfonction : est-ce encore l’administration qui se juge elle-même ?
Il y a, sans aucun doute, une certaine professionnalisation de la fonction juridictionnelle à l’intérieur de l’administration. La réforme de 1953 a évidemment marqué un grand pas vers un corps de magistrats spécialisés, puisque, désormais, on peut pendant toute sa carrière ne faire que du contentieux administratif, depuis la sortie de l’E.N.A. jusqu’à l’âge de la retraite. Je ne suis pas sûr que ce soit excellent. Certes, l’obligation de mobilité s’applique aux membres des tribunaux administratifs comme à leurs camarades des ministères. On peut aussi appartenir à des commissions de toute nature, au niveau local. Mais j’observe, en lisant les rapports des tribunaux administratifs, que les présidents de ces juridictions se plaignent vivement de la mobilité et de l’obligation d’appartenir à des commissions. Evidemment, cela diminue le rendement proprement juridictionnel. Heureusement peut-être, il y a un tour de l’extérieur assez important qui permet d’injecter dans les tribunaux administratifs des gens qui ont une réelle expérience de l’administration. Reste à savoir si ce tour de l’extérieur est convenablement utilisé et c’est un autre point.
Au Conseil d’État, l’interpénétration entre l’administration active et la juridiction reste beaucoup plus grande. Le tour de l’extérieur est important et le Conseil d’État joue traditionnellement une fonction de vivier pour l’administration, voire les cabinets ministériels. Dans l’ensemble, les carrières harmonieusement partagées sont encore fréquentes, mais il y a un risque, une tendance en pointillés, c’est que parmi nos collègues, ceux qui en sortent pour aller dans l’administration active fassent tout leur possible pour ne jamais rentrer, parce qu’ils s’y trouvent mieux probablement, et ceux qui, au contraire, n’arrivent pas à sortir ou ne le souhaitent pas, cherchent à rester pendant toute leur carrière le plus près possible du contentieux. Il y aurait alors deux catégories de membres du Conseil d’État, dont certains deviendraient des spécialistes exclusifs du contentieux, voire d’un contentieux : il y a des spécialistes réputés qui sont si bien dans le contentieux fiscal qu’ils ne veulent plus le quitter. Cela ne correspond guère à l’idée initiale d’un juge administratif qui soit au sein de l’administration « comme un poisson dans l’eau ».
Je signalerai aussi, au risque d’aborder des questions délicates, qu’il y a un petit problème politique : en effet, l’absence d’alternance au pouvoir depuis de très longues années fait que les membres du Conseil d’État dont les idées politiques ne sont pas celles de la Majorité ont plus de difficultés pour sortir que les autres. Je n’en fais pas reproche au gouvernement, c’est la moindre des choses, la plupart de ces postes étant choisis intuitu personae, mais ce n’est pas sans poser des problèmes, ou cela pourrait en poser.
Il y a aussi la féminisation des corps, car le contentieux convient peut-être mieux à la mère de famille, par ses horaires, par la moindre présence obligatoire dans un bureau, et celle-ci a une certaine tendance à y rester pour ne pas faire d’administration active.
Conséquence – et je vais poser une question un peu choquante – : est-ce que finalement nous ne faisons pas trop de droit ? En un sens, la jurisprudence devient extrêmement subtile. Il est vrai aussi que la prolifération des textes et leur rédaction discutable incitent à faire du droit. Il m’est arrivé, pas plus tard que cette semaine, de conclure sur un décret dont l’alinéa 1er de l’article 1er disait le contraire de l’alinéa 3 ! Sans faire de juridisme, nous avons été obligés d’annuler un des deux alinéas; nous avons pris celui dont l’annulation paraissait causer le moins de dégâts. Mais il ne faut pas aller trop loin. Si c’est pour faire de l’exégèse littérale des textes, à quoi sert un juge à l’intérieur de l’administration ? Je ne citerai pas d’exemples, parce que, pour ceux qui me viennent à l’esprit, j’avais trop pris part aux actes pour être objectif. Mais il y a des hypothèses où des annulations spectaculaires auraient pu être évitées si la formation de jugement ne s’était pas laissée prendre au piège d’un raisonnement théoriquement impeccable et avait tenu compte davantage des données de l’affaire, sous l’angle des intérêts de l’État en tant que tel, et non de tel ou tel ministre ou de tel ou tel gouvernement.
Il en résulte que l’efficacité du système est sérieusement en question. On se détourne d’un juge trop lent. On ne s’en détourne pas encore matériellement, puisque les statistiques sont en inflation, hélas, mais on s’en désaffectionne, si je puis dire. On cherche des procédures de remplacement : comité de règlement amiable, médiateur, arbitrage, transfert aux tribunaux judiciaires, etc..
Toujours dans le chapitre de l’efficacité, la question est de savoir si les décisions sont exécutées correctement. Je ferai une double réponse : les décisions elles-mêmes, rendues dans un cas précis, sont correctement exécutées, beaucoup plus qu’on ne le pense. Les textes de 1964 ont institué une commission du rapport qui peut être saisie par le justiciable quand il estime que la décision n’est pas correctement exécutée. Cette commission est maintenant assez bien connue; elle est saisie d’une centaine de recours par an. Dans 80 ou 85 % des cas, elle arrive à régler l’affaire à la satisfaction de l’intéressé. Dans les autres cas, elle constate que la réclamation n’était pas justifiée. C’est très peu par rapport aux milliers d’affaires traitées. Il est rarissime que l’administration refuse systématiquement d’exécuter les décisions, mais elle se trouve souvent empêtrée inextricablement, compte tenu de la rétroactivité de l’annulation, et la commission du rapport aide l’administration de ses conseils et va parfois jusqu’à suggérer une solution qui n’est pas exactement la solution juridique, mais qui arrange tout le monde. 0n doit parfois avoir recours au législateur. Qu’on se souvienne du concours d’entrée à Centrale, annulé plusieurs années après que les intéressés en étaient sortis ! Ou encore du péage de l’île d’Oléron… (C’est un arrêt que je connais particulièrement, puisque c’est moi qui ai conclu dans cette affaire. Il a mis le département de la Charente dans un situation impossible !) Par contre, la solution dégagée a souvent du mal à être appliquée, et il y a des cas où, par suite de la mauvaise volonté du ministère des finances, nous sommes obligés de rendre les même décisions et les mêmes arrêts 400 fois de suite. C’est très facile, cela améliore la statistique, mais cela fait perdre du temps.
Tout cela m’amène à poser la question de savoir si, entre l’administration active et la juridiction administrative, nous ne nous dirigeons pas, sous l’impulsion de brillants auteurs comme celui que je citais tout à l’heure, vers un divorce par consentement mutuel. De la part de l’administration, on rencontre de plus en plus une méconnaissance surprenante de règles fondamentales : la non-rétroactivité des actes administratifs ou l’interdiction des circulaires à caractère réglementaire. Au ministère des universités, où j’ai exercé, la forme la plus élevée d’acte juridique que l’on connaissait était la circulaire ! Un jour, un fonctionnaire m’a dit : « Pour cette affaire, nous n’allons pas prendre une circulaire, ce serait trop grave, nous allons nous borner à un télex ! » Cela démontre un inquiétant manque de formation juridique ! M. Giscard d’Estaing parlait de « l’affaiblissement des préoccupations juridiques de l’administration ». C’est une réalité.
Mais ces règles ne sont-elles pas elles-mêmes de plus en plus méconnues du fait qu’elles se compliquent, qu’elles se raffinent et surtout que le juge administratif apparaît de plus en plus étranger à l’administration ? Si les fonctionnaires actifs ne nous considèrent plus comme leurs collègues, leurs conseillers et même comme leurs mentors, le fossé ne va-t-il pas se creuser ? Et j’en reviens, une fois de plus, à M. Gaudemet : c’est le vice fondamental de sa thèse. Nous devons être un censeur vigilant, certes, mais un censeur interne qui œuvre dans l’intérêt du service public. Devant nous, le service public ne peut pas être et ne doit pas être un justiciable que l’on traite exactement comme la partie adverse. Je suis intimement convaincu que c’est l’intérêt même des requérants.
En conclusion, ayant beaucoup critiqué M. Gaudemet, je serai d’autant plus à l’aise pour m’associer pleinement à l’une de ses idées-forces : « Il faut se garder de l’esprit de système pour adapter en permanence l’institution aux exigences de l’administration active. » Il n’y a aucune raison de « ronronner » sur le passé, il faut faire évoluer l’institution. Je me bornerai à tracer quelques grandes lignes.
Bien entendu, des mesures quantitatives s’imposent : augmenter le personnel et les moyens. On commence déjà à le faire, puisque le corps des tribunaux administratifs est passé de 170 à 240 membres, à 270 bientôt avec les prochains recrutements.
Diminuer le volume des affaires est plus difficile. La seule solution efficace serait de transférer aux tribunaux judiciaires des blocs entiers de compétence. Cela présenterait deux inconvénients majeurs : d’une part, les tribunaux judiciaires sont eux-mêmes largement en danger, et, d’autre part, ils ne sont pas préparés à aborder un contentieux aussi particulier sans causer des dommages, si je puis dire, aux solutions nécessaires au fonctionnement du service public. Je prends un exemple : depuis qu’ils sont compétents pour les interventions de voirie en matière routière, ces tribunaux les abordent avec un point de vue de pénalistes, alors que nous, dans les contraventions de grande voirie qui sont restées de notre compétence, nous nous moquons de l’aspect « amende »; ce que nous cherchons, c’est la réparation du domaine public, même s’il n’y a pas lieu de prononcer l’amende, même s’il y a péremption, etc.. Quand j’étais conseiller juridique à la direction des routes, pendant de longues années, j’ai été obligé de constater que les tribunaux de grande instance n’étaient pas des juges satisfaisants pour les contraventions de voirie routière. Je ne crois donc pas beaucoup à ce type de solutions, sauf pour des contentieux qui reviennent tout naturellement à ces tribunaux. En ce qui concerne le contentieux des décisions de l’Inspection du travail, par exemple, comme il s’agit de droit du travail, je ne verrais aucun inconvénient à ce que tout passe aux tribunaux judiciaires. Il y a des frontières à tracer, afin d’éviter des renvois d’une institution à l’autre et de façon à avoir des systèmes moins subtils et plus accessibles. A cet égard, il était beaucoup question, autrefois, de la théorie des blocs de compétence. Je ne sais si l’on va être amené à y revenir ; c’est une théorie simplificatrice un peu brutale, mais c’est ce que l’on cherche dans la conjoncture actuelle.
Il y a aussi des directions de recherche qualitative. Il faudra, malheureusement, passer de l’artisanat à la grande série, tout au moins pour les affaires que je qualifierai de « simples » et de « répétitives », par exemple pour adopter le juge unique dans les tribunaux administratifs ou la sous-section statuant seule au Conseil d’État. On pourrait se dispenser, en effet, des conclusions du commissaire du Gouvernement dans toute une série d’affaires. On pourrait aussi simplifier la jurisprudence, mais je crois qu’il faudrait surtout préserver et même améliorer l’interpénétration et les contacts entre l’administration active, le Conseil d’État et les tribunaux administratifs.
Ce ne sont là que quelques axes de recherche. Je n’étais chargé que de répondre à une question : « la juridiction administrative victime de son succès ? » La réponse que j’ai proposée est, hélas, assez largement positive. Oui, elle a du succès, mais oui, elle en est la victime. Je suis cependant convaincu que c’est une victime qui peut encore être réanimée, si je puis dire, et même tout à fait sauvée. Nous sommes en face d’une crise de croissance, plutôt que d’un blocage irrémédiable.