La nation est un idéal de formation récente. C’est en France qu’il a pris sa physionomie définitive, et c’est à partir de la France qu’il s’est diffusé en Europe, puis à travers le monde. Le XXe siècle est le siècle des nations : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, devenu la clé de voûte des relations internationales, leur donne vocation à se constituer en nation sur le modèle des nations européennes du XIXe siècle. Celles-ci étaient elles-mêmes la réplique de la nation française, qui mérite d’être appelée la « mère des nations ».
I. L’expansion de l’idée nationale
L’idée nationale s’est répandue par vagues successives, qui se laissent présenter en quatre périodes.
1. Première période : 1789-1815
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 est l’acte de baptême de la nation française, qui était en gestation depuis des siècles, mais qui n’était pas pleinement constituée tant que l’on n’avait pas consacré son existence en reconnaissant sa souveraineté. L’acte n’était donc point sans portée. La Grande-Bretagne, qui pouvait trouver dans son histoire autant de raisons que la France de proclamer son unité nationale, n’a jamais accompli tout à fait sa mue. Un certain flou demeure dans ses limites géographiques et humaines, puisque l’Ecosse et le Pays de Galles se flattent toujours de former des nations à part et que la citoyenneté britannique (citizenship) a été largement accordée aux habitants du Commonwealth ; aujourd’hui encore, la loi distingue plusieurs niveaux de citoyenneté (1).
En France, la Déclaration du 26 août 1789 dit l’essentiel en peu de mots. C’est une déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle pose que les hommes ont, « par nature », le droit de se rassembler en nations, dont ils seront les citoyens ; l’emploi du mot « citoyen » signale l’assimilation de la nation moderne à la cité antique, et du national au citoyen. Le citoyen se distingue de l’étranger, qui ne doit pas faire la loi dans le pays : de là découle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le citoyen n’est pas non plus un sujet : la Déclaration stipule que la nation est souveraine à la place du roi, l’ancien souverain. Le monarque constitutionnel ne tient pas ses pouvoirs directement de Dieu, il est un délégué de la nation. Pendant la Révolution, on a fait grief au roi et à la reine des liens de parenté qu’ils entretenaient avec les familles régnantes des autres pays d’Europe, et l’on a dit qu’ils étaient étrangers à la nation, comme jadis les rois étrusques l’étaient à Rome. Cette accusation injuste était habile, car elle exploitait la contradiction qui existait entre le vieux principe de l’hérédité dynastique et la nouvelle conception de la souveraineté : celle-ci exige que le chef de l’État soit un Français à part entière et que son autorité « émane expressément » de la nation, selon les termes de la Déclaration du 26 août 1789.
Evoquant « l’histoire du concept de souveraineté nationale », le Pr. Julien Freund remarque qu’à l’origine « elle était avant tout un moyen de combattre l’absolutisme royal au profit d’un régime plus ou moins démocratique, grâce au transfert de la souveraineté d’un être physique et individuel à une entité collective : la nation ». « Il était inévitable, ajoute-t-il, qu’elle devienne aussi un instrument de politique extérieure. C’est ce qui s’est passé avec les guerres de la Grande Révolution qui ont imprimé un style nouveau aux rapports entre les États, soit que la souveraineté devînt un principe hégémonique justifiant les conquêtes, soit un principe autarcique sous l’aspect de l’autodétermination. » (2)
S’inspirant de la philosophie du droit naturel, les rédacteurs de la Déclaration de 1789 ne paraisse pas avoir mesuré le dynamisme des réalités historiques. Les événements révolutionnaires vont vite prouver que la nation est une force et que son sort est lié à la guerre, pour le meilleur et pour le pire. Dès 1792, la France révolutionnaire se précipite sur ses voisins, emportée dans un tourbillon qui se terminera en catastrophe, vingt-trois ans plus tard. Pendant cette période, à travers la succession des régimes : Constituante, Législative, Convention montagnarde, Convention thermidorienne, Directoire, Consulat, Empire, la France aura définitivement forgé son identité nationale. Elle aura aussi essaimé l’idée nationale à travers l’Europe.
Les armées révolutionnaires sont en général bien accueillies. Influencées par la philosophie des « Lumières », les élites intellectuelles reçoivent les représentants jacobins comme des libérateurs, qui viennent abolir l’obscurantisme en rendant à la raison ses droits. Mais une erreur philosophique n’est jamais sans conséquence, quand elle devient un principe de gouvernement. Allemands, Italiens, Espagnols… ont tôt fait de s’apercevoir que, pour être des hommes comme les Français, ils ne sont pas absolument comme eux. Cette prise de conscience élémentaire va déchaîner au XIXe siècle la réaction romantique du principe des nationalités, qui affirme le droit de chaque ethnie à l’indépendance.
2. Deuxième période : 1815-1914
Ce fut ensuite le siècle d’or du capitalisme. L’Europe de la Sainte-Alliance réussit à organiser une paix durable, tandis que la tradition, à son tour, se faisait idéologie, grâce à Joseph de Maistre, Bonald, Donoso Cortés…
La Prusse et le Piémont, cependant, sauront canaliser les forces nouvelles. L’aventure de l’unité allemande, après celle de l’unité italienne, donnèrent naissance à des nations d’un type nouveau, qui voulaient se confondre avec une ethnie, ou, comme on disait alors, une nationalité.
La France, de son côté, s’efforçait d’estomper les particularités ethniques des régions éloignées de la capitale. La révolution avait supprimé les anciennes provinces et plaqué sur le paysage français des entités administratives sans histoire et sans âme, les départements. Le recul des parlers locaux allait de pair avec la centralisation que les rois avaient déjà poussée (3). Croyant servir un idéal universaliste, les jacobins mettaient en œuvre une politique de francisation qui traduisait la volonté de puissance d’une ethnie. Malgré un pathos qui ne ressemblait pas à celui des Allemands, les Français se rapprochaient, dans la pratique, de l’idée que ces derniers avaient de la nation, quand la question de l’Alsace-Lorraine est venue tout embrouiller. L’Alsace-Lorraine a orienté les auteurs français vers une théorie purement subjective de la nation, tandis que les Allemands, quant à eux, voulaient réduire la nation à son soubassement ethnique. Tout dialogue fut dès lors impossible. Nous en payons les conséquences aujourd’hui encore.
3. Troisième période : 1914-1939
Dans les traités de Versailles et de Sèvres, qui doivent beaucoup aux conceptions du président Wilson, on trouve un curieux mélange de réalisme ethnique et d’utopie mondialiste. L’empire austro-hongrois et l’empire ottoman furent démembrés, conformément au principe des nationalités, qui ne pouvait cependant pas s’appliquer de la même manière en Europe et en Asie. A côté de la Pologne, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Grèce, de l’Albanie, États nationaux à base ethnique, les Alliés constituaient des entités artificielles, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, tandis que l’Autriche, pourtant d’ethnie allemande, restait séparée, comme après Sadowa : cette politique incohérente ne pouvait que convaincre les Allemands qu’ils avaient été injustement traités ; elle devait les pousser dans les bras de Hitler, qui promettait de les venger du « diktat » de Versailles et qui devait réaliser l’Anschluss, avant de précipiter l’Europe une nouvelle fois dans la guerre.
Au Proche-Orient, on traça des frontières qui n’avaient guère de justification historique. Les pays arabes qui émergèrent de ce découpage ont toujours eu du mal à cerner leur identité « nationale ». Un Syrien, par exemple, s’il n’est pas chrétien, est tiraillé entre trois appartenances : syrien, d’abord, il est aussi arabe, enfin musulman. De là ce roman tragi-comique de l’unité arabe. La République arabe « unie » de 1958, formée entre la Syrie et l’Egypte, ne l’est restée que trois ans : dès 1961, la Syrie reprenait formellement son indépendance. De plus, les mouvements islamiques n’ont jamais reconnu la légitimité des États laïques comme la Syrie, l’Iraq, etc., dans lesquels ils voient, non sans raison, le démarcage de conceptions occidentales étrangères à leur culture.
Le cas de la Turquie est intéressant. Après la défaite de l’empire ottoman, l’Occident paraît à son apogée et les Jeunes Turcs jugent que l’islam est responsable de la déchéance de leur patrie. Le sultan ottoman se considérait comme le calife, successeur légitime de Mahomet après Abou Bakr, Omar, Othman, Ali, les dynasties omeyades et abbassides. Même si la capitale avait été établie à Constantinople, devenue Istanbul, au lieu de Bagdad, même si l’hégémonie des Arabes avait été supplantée par celle des Turcs, c’était en théorie le même empire musulman, à vocation universelle, qui représentait l’Oummah tout entière. Mustapha Kemal Atatürk voulut faire table rase de ce passé islamique et institua un État laïc sur le mode occidental. Il réussit à modifier l’apparence de la Turquie, en l’espace d’une génération. L’a-t-il transformée en profondeur ? On peut en douter. Lorsque le chah voulut suivre une voie similaire en réveillant le souvenir glorieux des Achéménides, on put croire qu’il parviendrait à faire de l’Iran un État occidental… La révolution des ayatollahs a dissipé ces illusions. Certes, le régime turc est mieux établi et peut s’appuyer sur l’armée. Mais on assiste de nos jours à un retour en force de l’islam en Turquie, qui menace de faire éclater le vernis d’occidentalisation. La révolution kémaliste n’a changé que les formes de la civilisation, elle ne pouvait enraciner dans l’âme d’un peuple une culture qui lui était étrangère.
Mustapha Kemal fut l’interprète d’une idéologie à la fois socialiste et nationaliste qui s’est répandue dans le monde entier, et dont Mussolini, en Italie, a donné la formulation classique (4). D’autres États modernes détachés de l’empire ottoman ont revêtu ou revêtent encore, pour un observateur impartial, les caractères du régime fasciste : Maurice Bardèche, qui est resté après la Seconde guerre mondiale un des rares défenseurs de l’idéal socialiste et national du fascisme, croyait le retrouver dans l’Egypte de Nasser (5). Ne pourrait-on pas en dire autant de ces deux États laïcs, dirigés par des fractions du parti Baas, que sont la Syrie de Hafez El-Assad ou l’Iraq de Saddam Hussein ?
Le fascisme, de par ses origines socialistes, a tendance à confondre l’État et la nation. Sous des formes plus ou moins diffuses, il a été le vecteur du nationalisme dans le monde, partout où l’idéal de la nation ne trouvait pas à s’alimenter dans les traditions d’un peuple, quand les élites locales voulaient emprunter aux Européens leur idéologie en même temps que leur technologie.
4. Quatrième période : depuis 1939
La défaite de l’Allemagne de Hitler et de l’Italie de Mussolini a été aussi celle de leur idéologie, qui, malgré des différences importantes, se rattachait dans l’un et l’autre cas à cette synthèse de socialisme et de nationalisme élaborée au début du siècle par des révolutionnaires qui voulaient sauver la révolution. L’idéal de la nation aurait pu sombrer dans l’aventure et il a beaucoup pâti en Europe de cet amalgame. En France, le gaullisme a préservé l’essentiel, cette conscience que les Français ont gardée d’être les héritiers d’un destin exceptionnel et d’avoir vocation à la grandeur. Et, dans les autres continents, les peuples se sont mis à invoquer l’idée nationale à leur tour, pour obtenir leur indépendance.
Beaucoup de ces États nouveaux, notamment ceux d’Afrique, ont des frontières artificielles qui ne correspondent ni à la géographie d’une ethnie ni à l’histoire d’un peuple. Ils ne réunissent pas les conditions culturelles et historiques nécessaires à l’existence d’une nation. Seule l’Afrique du sud, au temps de l’apartheid, a essayé une politique de partition fondée sur les faits ethniques avec ses « foyers nationaux » (homelands, curieusement appelés aussi : bantoustans (6)). Or, ces États n’ont pas été reconnus par la communauté internationale…
Après la Société des nations, l’Organisation des nations unies maintient la fiction d’une société internationale : le monde serait divisé en nations qui auraient toutes même consistance, indépendamment de leur dimension (Nauru est l’égale de la Chine à l’assemblée générale), et de leur épaisseur historique et culturelle. Ces pseudo-nations sont de différents types. A côté de constructions artificielles, tel le Congo ou Zaïre, ancienne colonie belge, certains peuples ont une longue histoire, et n’ont pas attendu l’arrivée des Européens pour avoir conscience de leur identité : ainsi, la Chine et le Japon. Il serait intéressant d’examiner si ces peuples sont des nations au sens précis du terme et si leur occidentalisation relative les a conduits à des conceptions voisines des nôtres en ce qui concerne l’histoire, la souveraineté et le citoyen. Après avoir évoqué la diffusion mondiale, au XIXe et au XXe siècles, de l’idéologie nationale, on peut s’interroger sur les déformations et les malentendus qu’elle a impliqués, et sur l’avenir de l’occidentalisation du sentiment d’appartenance que cette idéologie représente pour des peuples si différents du nôtre.
Que peut signifier l’idéal de la nation dans des pays exotiques ? La question est importante. Elle l’est moins cependant à nos yeux que celle qui se pose à la France, « mère des nations », à l’heure où son identité nationale est contestée. Nous n’avons pas seulement à défendre notre niveau de vie, nous devons aussi sauvegarder l’existence même de notre nation. C’est pourquoi nous avons besoin plus que jamais d’une réponse claire à la question : qu’est-ce que la nation ? Après la crise algérienne, les débats sur la « construction européenne », puis ceux sur l’immigration, ont fait apparaître à nouveau les insuffisances des définitions habituelles. Pour venir au jour, l’identité culturelle de l’Occident s’est investie aux temps modernes dans des nations particulières, qui sont autant d’expressions de son génie propre. La grande question posée par l’union de l’Europe est de savoir si celle-ci peut apporter à l’Europe un supplément d’âme sans s’appuyer sur la réalité nationale. Quant à l’immigration, il s’agit de savoir si l’installation sur notre sol de population venues du tiers monde, qui ne peuvent ni ne veulent assimiler notre culture, est compatible avec l’idée que nous nous faisons de la souveraineté et de l’identité nationales.
La nation est, pour ceux qui en font partie, un puissant idéal, qui les appelle à dépasser leurs intérêts individuels pour le bien de la communauté. Pour un observateur impartial, elle apparaît comme un facteur de mobilisation à nul autre pareil. Les socialistes se sont rendus compte, en 1914, que les appels à la solidarité internationaliste, suivant la fameuse déclaration de Marx et Engels (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (7)) ne pouvaient tenir en échec les impératifs de l’union sacrée : l’idéal de la nation était plus fort que la conscience de classe.
La nation est une donnée de l’histoire, constituée par une longue série d’événements glorieux ou douloureux. En France, la formation de l’idée nationale s’est incarnée dans la succession des « quarante rois qui, en mille ans, ont fait la France », selon la formule de l’Action française. Ce rôle éminent d’une dynastie signifie-t-il que, dans le cas de notre pays tout au moins, l’identité nationale a été créée par des actes de volonté inconditionnés et n’impliquerait pas des circonstances bien définies ? C’est, bien souvent, vers cette conclusion discutable que trop d’auteurs français se sont orientés.
(1) Voir Jean-Yves Le Gallou et le Club de l’Horloge, Albin Michel, 1985 La Préférence nationale, réponse à l’immigration
(2) Julien Freund, L’Essence du politique, Sirey, 1965, p. 123
(3) Cf. Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, 1967
(4) Voir Zeev Sternhell, Ni Droite, ni gauche, Le Seuil, 1983 ; le Club de l’Horloge, Socialisme et fascisme : une même famille ?, Albin Michel, 1984
(5) Maurice Bardèche, Qu’est-ce que le Fascisme ?, Les Sept Couleurs, 1961
(6) C’est un souvenir de l’époque où l’Inde appartenait à l’empire britannique.
(7) Karl Marx (et Friedrich Engels), Le Manifeste communiste, in œuvres, Economie I, Gallimard, 1965