Philippe Meirieu, prix Lyssenko en 2011 pour sa contribution majeure à la ruine de l’enseignement

M. Philippe Meirieu a-t-il contribué de façon majeure 2à la ruine de l’école ?

L’école en désarroi : j’ai publié en 2008 un livre sous ce titre, préfacé par un de mes cadets à l’école normale, le mathématicien Laurent Lafforgue, membre de l’académie des sciences et lauréat de la médaille Fields. L’école est en mauvaise posture et ne remplit plus correctement son rôle spécifique : du côté du maître, enseigner pour faire apprendre, du côté de l’élève, apprendre pour savoir. Cette carence de l’école entraîne deux conséquences.

D’une part, elle fabrique de l’échec, et cela dès l’école primaire, dont le rôle est de donner les premières clés : lire, écrire, compter, calculer. L’école fabrique des mutilés, notamment des mutilés de la lecture et de l’écriture. Il ne sera que trop facile de transformer ces victimes en coupables, en un procédé malhonnête que dénonçait déjà Montaigne : « C’est plaisante chose de couper les bras aux gens pour leur reprocher, par après, d’être manchots. »

D’autre part, l’école fabrique de l’inégalité. Pourquoi ? Parce que, dans l’école d’aujourd’hui en France, comme dans l’auberge de la légende en Espagne, on ne trouve guère, la plupart du temps, que ce que l’on y aura soi-même apporté. L’école laisse trop souvent de nos jours les élèves adossés aux seules ressources que peuvent leur fournir leur famille, leurs proches, le milieu où s’inscrit leur existence. En fabriquant de l’inégalité, l’école en carence est donc source d’iniquité.

Je souligne un point capital. Cet état des lieux ne serait-il pas excessif ? Il l’est dans la seule et stricte mesure où, parmi les maîtres de tous les niveaux, toutes les directives officielles de l’Education nationale, elles-mêmes souvent inspirées pour l’essentiel par les tenants de la réforme permanente de l’école, ne sont pas toujours et partout intégralement suivies d’effet. Il demeure des espaces où l’école n’adhère qu’imparfaitement à la doctrine du moment et ces espaces fondent ce qui, dans l’école, demeure bon. L’ensemble se soutient, survit et localement réussit par ces zones lacunaires, ces secteurs de francs-tireurs et de contrebandiers. La remarque est d’autant plus importante que les tenants de la réforme, à commencer par M. Meirieu, ne craignent pas d’inscrire à leur profit les résultats de ces maîtres qui, parfois en prenant des risques pour leur carrière, osent ne pas se conformer à leurs préconisations. Quelle audace, je dirai même quel culot !

J’ai parlé des tenants de la réforme. Je pense avoir montré, après beaucoup d’autres, que la République a très largement, sur le terrain de l’école, rendu le tablier, lâché la commande, renoncé à la maîtrise de l’œuvre et même à la maîtrise de l’ouvrage. Bref, elle a désarmé.

Désarmé devant qui ? Devant une poignée de personnes, dont l’histoire, parodiant au négatif le mot de Churchill sur la dette du peuple britannique aux pilotes de la Royal Air Force dans l’été de 1940, reconnaîtra sans doute que jamais si peu d’hommes n’auront fait subir autant de mal à tant d’autres. Les pouvoirs publics ont fait choix, certes à des degrés variables selon les circonstances, mais sans discontinuité ni rupture autres que formelles ou verbales et depuis plus de trente ans, d’inscrire leur action dans le sillage de ces hommes.

Hommes qui, faut-il le préciser, ne sont ni des comploteurs occasionnels ou endurcis, ni de méchantes gens, ni des personnes de volonté mauvaise à l’encontre de l’école, ni des hommes de mauvaise foi. Ce sont des hommes de foi. Ce sont des croyants. Mieux, ce sont des Croisés.

L’école qui nous est infligée aujourd’hui, je ne dis pas que ces hommes l’ont voulue. Je dis qu’ils l’ont organisée. Cela suffit pour ne pas les absoudre et les dédouaner de leur responsabilité. Jamais.

M. Philippe Meirieu est un de ces hommes. Et pas n’importe lequel de ces hommes.

Il n’est pourtant le premier ni dans la succession historique, ni dans la hiérarchie des héros. Les Tables de la Loi ont été gravées dans le marbre avant lui et avant lui des voix plus hautes ont porté la parole réformatrice.

Antérieurement à M. Meirieu, trois textes fondateurs et sacrificiels ont ouvert la voie. Trois injonctions ont été émises, qui valent chiquenaudes initiales.

L’injonction, en avril 1968, de Jacques Natanson, demandant aux maîtres de se dépouiller de leur « attitude de riches de la culture » et de s’associer au combat des jeunes contre la violence scolaire, a littéralement entraîné, pour les élèves, une assignation à non-résidence dans la culture scolaire.

L’injonction, en ce même printemps, d’André de Peretti, attribuant comme mission principale à l’éducation l’étalonnage des rapports de maître à élève, a entraîné, pour l’un comme pour l’autre, assignation à résidence dans le relationnel.

L’injonction de Louis Legrand, qui est plutôt d’ailleurs un décret, pose en principe la différenciation entre les élèves qui participent « naturellement » au savoir universitaire et les autres. Elle tend à crucifier l’élève sur les déterminations familiales et sociales.

Ces trois injonctions, inscrites la première sur un registre à la fois religieux et révolutionnaire, la deuxième sur un registre quasiment psychanalytique, la troisième sur le registre non pas de la sociologie, mais du sociologisme, ont pesé lourdement dans la débâcle de l’école.

M. Meirieu se situe, par rapport à ces trois pères fondateurs, dans une filiation assez évidente, filiation dont il se réclame expressément pour ce qui est d’André de Peretti et de Louis Legrand. Ce dernier, en retour, le crédite d’ « une capacité de synthèse exceptionnelle, nourrie d’une connaissance précise et personnellement vécue de la pratique quotidienne de la classe », ainsi que de « visées profondes ».

Autant dire que ce fils premier-né des précurseurs n’a rien d’un premier venu. M. Meirieu n’est certes qu’un épigone. Il n’a fait que prendre un relais. Mais quel épigone, et quel relais ! Il bénéficie de trois atouts, et quels atouts !

Premier atout : la durée. Le coureur de fond tient la piste depuis plus de vingt-cinq ans. Tout en ayant enseigné, dès les années 1970, dans divers types d’établissements, M. Meirieu a commis plusieurs dizaines d’ouvrages, dont beaucoup ont connu de multiples rééditions, sans parler de ses articles, préfaces, conférences et de sa participation à des rapports ou à des débats.

Deuxième atout : la carrure de l’athlète, qui cumule longévité et vitalité.

Troisième atout : l’étendue tout à fait inhabituelle de son public. Il n’est finalement pas si courant, même pour de grands auteurs universitaires, de rencontrer à la fois beaucoup d’auditeurs et beaucoup de lecteurs. M. Meirieu a connu le privilège de cumuler les uns et les autres. Auditeurs et lecteurs variés incluant, au-delà des élèves et des étudiants, des professionnels en formation continue, des membres d’administrations, de collectivités, d’associations. Auditeurs et lecteurs libres et volontaires, mais parfois aussi quelque peu contraints, comme les stagiaires des instituts universitaires de formation des maîtres et la clientèle captive des candidats aux concours du recrutement.

On n’oubliera pas que, s’agissant de ces instituts, M. Meirieu a été associé à leur naissance, a suivi de près leur fonctionnement, en a dirigé un. On n’oubliera pas davantage qu’il a dirigé l’institut national de la recherche pédagogique. On n’oubliera pas enfin son rôle de conseiller et d’expert aux côtés de plus d’un ministre.

Et voici que se pose un problème. En assumant de telles fonctions, M. Meirieu n’est-il pas sorti de la sphère privée, où prévaut la plus grande liberté des opinions et propositions, liberté de les exprimer, d’en changer, ce dont il ne se prive pas, et même de se contredire, pour entrer dans la sphère publique, où prévaut aussi cette liberté, mais où intervient également la notion de responsabilité ? M. Meirieu ne se trouve-t-il pas, pour le moins, à la charnière des deux positions, la position privée et la position sinon publique, du moins quasi-publique ? Or, de ce statut hybride, M. Meirieu, en une posture de défense angélique ou diabolique, mais dans tous les cas fort habile, ne tire-t-il pas un avantage considérable, celui d’une sorte d’immunité perpétuelle et perpétuellement revendiquée ? N’est-ce pas le sens d’un propos qu’il a tenu dans un débat en 2001 ? « Je refuse, a-t-il déclaré, d’être réduit à des prises de position publiques marquées par des circonstances particulières. Je ne les renie nullement. Mais je demande qu’on les examine comme des moments d’une démarche faite de convictions et de compromis, de propositions essentielles et d’erreurs d’appréciation, de polémiques et de repentirs, bref de toute une série de phénomènes constitutifs de l’action publique. Il me paraît injuste de faire porter la suspicion globale sur un ensemble de travaux à partir de documents qui, tout en leur étant liés, sont des contributions au débat public, à réinsérer dans leur histoire et dans les conflits où ils ont été produits. »

Dont acte. Mais alors, M. Meirieu, qui, n’étant dans la sphère publique qu’un expert, n’aura, jamais, de ce chef et à ce titre, de compte à rendre devant personne, serait-il en outre exonéré de toute appréciation critique ?

C’est sans doute une raison supplémentaire de le soumettre à examen.

Cet examen ne sera en rien facile et pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que, dans la masse des écrits, on enregistre des évolutions, ce qui est normal, des nuances parfois importantes d’un ouvrage à l’autre, mais aussi des contradictions. Tous ceux qui ont lu cette œuvre ont souligné ce fait. J’en suis moi-même désormais convaincu : à toute critique sur tel ou tel point, M. Meirieu sera en mesure de nous opposer une citation faisant diversion, contradiction ou contre-proposition.

Ensuite, parce que M. Meirieu, comme la plupart des réformateurs de l’école, semble marquer une préférence pour ce qui est confus et contourné. C’est d’ailleurs un travers national, très anciennement français et peut-être gaulois : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Enfin, parce que M. Meirieu arbore tour à tour et parfois presque simultanément des postures variées et autant de langages : ceux de l’argumentateur, du maître de persuasion, de prescription et d’injonction, du procureur, du chargé de mission apostolique. N’arrive-t-il pas à l’auteur d’évoquer la « velléité pastorale » ?

Ce dernier registre semble prédominer. M. Meirieu nous conduit depuis vingt-cinq ans en Croisade.

Nous conduit-il au lyssenkisme ?

Le lyssenkisme comporte trois dimensions : d’abord, au mépris de l’observation et de l’expérience et parfois en déni de réalité, une vérité est décrétée, sous un habillage censément scientifique ou, à tout le moins, rigoureux ; ensuite, cette vérité fait obligation ; enfin, cette vérité faisant obligation est officialisée et bénéficie du soutien de la puissance publique.

Le lyssenkisme historique pousse tout cela à la caricature, tant il nous transporte aux extrêmes de l’imaginable et n’a pu tenir qu’avec l’appui d’un appareil d’Etat de la plus grande férocité.

Le cas qui nous intéresse, s’il est sans doute plus lourd de conséquences durables, est à coup sûr différent et moins immédiatement dramatique.

Sommes-nous donc en présence d’un lyssenkisme adouci ? Qu’en est-il de ses trois dimensions ?

Qu’est-ce que la vérité décrétée, sinon une forme de l’idéologie, dont Régis Debray a pu écrire qu’elle est le terrain où les réponses précèdent les questions ? Nous sommes ici embarrassés et il n’est pas sûr que M. Meirieu ne le soit pas lui-même. « Je crois, écrit-il en 2008, que nous devons aujourd’hui clarifier les choses plus que nous ne l’avons fait. En particulier, il faut distinguer fermement, au plan épistémologique et politique, les « sciences de l’éducation » de la pédagogie ; dans les sciences de l’éducation, on est sur le registre du débat scientifique et l’on doit se donner les moyens de tenter de « faire le vrai » ; en pédagogie s’il faut penser avec la plus grande rigueur possible, on n’est pas du tout dans le domaine de « la science » : on ne peut se passer d’une réflexion sur les valeurs. » M. Meirieu, qui se veut à la fois un scientifique de l’éducation et un pédagogue, n’a-t-il pas, au cours du dernier quart de siècle où s’étale sa production, emmêlé quelquefois les deux registres ? Ne lui est-il pas arrivé, en tentant de « faire le vrai », de décréter sa vérité ?

Peut-on considérer que la vérité décrétée par M. Meirieu est dans le cas de faire obligation ? Nous examinerons la mise en œuvre que nous en propose M. Meirieu.

Peut-on dire enfin que cette vérité faisant obligation a été plus ou moins officialisée dans un cadre institutionnel ? Nous porterons le regard sur les pratiques et les « dispositifs » assignés depuis plus de vingt années à l’école par la puissance publique dans les divers ordres de l’enseignement.

Tenter de répondre à ces trois questions impose de choisir, dans l’ œuvre immense de M. Meirieu, quelques points essentiels.

Il m’est apparu judicieux d’en retenir trois.

Premier point. M. Meirieu décrète que le rôle de l’école est de placer l’élève, qu’il soit bambin, enfant, adolescent ou adulte et qui sera rebaptisé « apprenant », en position de construire son savoir par lui-même, en posture de « chercheur-trouveur ». Les élèves sont ainsi amenés à apprendre à apprendre, et à apprendre ensemble.

Deuxième point. M. Meirieu décrète que l’école a pour raison d’être prioritaire de façonner un « type d’homme », en amenant les élèves à se construire en tant que « sujets sociaux », c’est-à dire à faire société, à devenir citoyens, à construire la loi.

Troisième point. M. Meirieu décrète que certains élèves, distingués par leur appartenance sociale et leur environnement culturel, doivent faire l’objet, à l’école, d’un traitement spécifique et discriminatoire.

LA CONSTRUCTION DE SON PROPRE SAVOIR PAR L’ÉLÈVE

Que l’élève doive construire lui-même son propre savoir, c’est ce que M. Meirieu n’a cessé d’enjoindre depuis plus d’un quart de siècle. Soyons plus clair : M. Meirieu ne dit pas seulement que cette mission constitue un devoir de l’école ; il décrète qu’elle est la seule réponse susceptible de permettre le fonctionnement de l’école d’aujourd’hui, en résolvant la contradiction majeure qui oppose la volonté d’enseigner du maître à l’impossibilité d’imposer à l’élève le désir d’apprendre. Dès 1985, dans L’école, mode d’emploi, M. Meirieu écrit sans ambiguïté : « L’enseignement centré exclusivement sur le savoir est réduit à n’être efficace que par accident et fort superficiellement Il ne s’attache pas à l’essentiel : la construction de la connaissance dans et par l’apprenant. » La démarche ainsi préconisée par M. Meirieu s’oppose formellement aux pratiques de l’école traditionnelle sur le terrain de la transmission des connaissances, décrite et décriée par l’auteur comme « impositive et frontale ».

Soulignons un point important. Cette construction du savoir n’est pas entendue au sens banal et, somme toute, acceptable, où on pourrait la cantonner. Car il est trop évident que l’élève, lorsque le maître pratique le questionnement pendant la leçon ou l’exercice après la leçon, que l’élève qui, après la classe, revoit, répète et rumine sa leçon, est dans le cas de participer à une sorte de construction de son savoir.

C’est en un tout autre sens, beaucoup plus profond, que M. Meirieu utilise l’expression, comme il nous le dit dans le même ouvrage : « L’objectif de la pédagogie est de faire en sorte que les élèves puissent vivre en raccourci la genèse des connaissances et se les approprier activement. C’est seulement ainsi que l’on peut espérer qu’ils accèdent à des savoirs en mesurant leur portée et en comprenant leur sens dans l’histoire des hommes. C’est seulement ainsi que l’on peut espérer qu’au sortir de l’Ecole, les adolescents seront en mesure, eux aussi, de faire l’Histoire. » Certes, l’auteur nous concède qu’il serait illusoire d’espérer que les élèves redécouvriront en quelques années la gravitation universelle ou la relativité d’Einstein. Il n’en demeure pas moins qu’il est impossible à l’élève de rien connaître, s’il n’a pas refait d’abord le cheminement qui a permis aux hommes, tout au long du parcours de l’humanité, de connaître.

Je pose aussitôt deux questions : est-ce pertinent ? est-ce opérationnel ? Je veux dire pertinent et opérationnel à l’école, au collège, au lycée.

Ces questions se posent de toute nécessité au regard des obligations pratiques contraignantes que M. Meirieu déduit aussitôt de cette première vérité décrétée. « Il s’agit, écrit-il dans Enseigner, scénario pour un métier nouveau, de mettre chaque élève en situation de construire son propre savoir en élaborant la méthode requise. Cette autonomie méthodologique lui permettra de s’approprier les outils conceptuels grâce auxquels il comprendra le monde, ainsi que les moyens de s’y exprimer. Et le fait de l’avoir acquise dans un compagnonnage intellectuel avec l’enseignant, au sein d’une interaction où chacun reconnaît à la fois sa radicale identité avec autrui et l’extrême fécondité de sa différence, esquisse une éthique de la communication qui préfigurera, peut-être, ce que pourrait être une véritable démocratie. »

On notera au passage que la dernière phrase de cette citation, comme celle de la précédente, renvoie à la finalité ultime de l’école selon M. Meirieu, que nous examinerons au point suivant : esquisser une éthique préfigurant une véritable démocratie et permettant aux adolescents, dès leur sortie de l’école (et pourquoi pas avant ?) de faire l’Histoire.

Nous voilà, en tout cas, au seuil de l’entreprise « constructive ». Et voici, énoncées avec quelque solennité, la mission du maître de la nouvelle école et la définition du « métier nouveau ». « L’enseignant d’aujourd’hui a sans doute à relever un défi qui ne s’est jamais présenté dans l’histoire des hommes. » N’est-ce pas d’une certaine présomption ou, à tout le moins, d’une certaine imprudence, que de s’articuler ainsi à la charnière de l’histoire ? Il semble que M. Meirieu soit assez coutumier de cette attitude. Voici le défi auquel l’enseignant est confronté. « Il s’agit de constituer tous ses élèves comme demandeurs de savoirs, constructeurs de connaissances et stratèges méthodologiques. Il s’agit, pour lui, de construire des situations qui en faisant le savoir aide (sic) les élèves à se mettre en situation de projet, en décomposant le savoir leur permette (sic) d’en reconstituer la genèse, en analysant les procédures efficaces d’appropriation leur donne (sic) les moyens de découvrir leur stratégie personnelle. » C’est écrit dans Enseigner, scénario pour un métier nouveau et cela date de 1989.

A répondre à une telle feuille de route M. Meirieu a consacré une bonne quinzaine d’années. Pour ce faire, il s’est attaché à forger, comme il le dit dans L’envers du tableau en 1993, des outils et même des « méta-outils », c’est-à-dire « des outils pour fabriquer des outils ». Cela nous a valu, entre autres ouvrages, L’école, mode d’emploi, Apprendre oui, mais comment et Enseigner, scénario pour un métier nouveau, parus respectivement en 1985, 1987 et 1989 et souvent réédités, aux éditions ESF, dans la collection Pédagogies, dirigée par M. Philippe Meirieu.

Le commentaire critique détaillé de ces ouvrages, avec l’examen systématique des outils et des méta-outils, serait à la fois facile et difficile. Il ne serait peut-être pas, en outre, de toute nécessité ni de première utilité.

Il y aurait quelque facilité à ironiser sans fin sur une terminologie qui nous promène des capacités méthodologiques aux pauses, aux entretiens, aux conseils et au compagnonnage du même nom, des procédures aux processus, des invariants structurels aux variables-sujets, des objectifs de repérage, de maîtrise et de transfert, respectivement connectés aux situations impositives collective, interactive et individualisée. J’en passe. Je renvoie au Glossaire qui accompagne le livre Apprendre oui, mais comment et qui nous fait cheminer de l’archétype mental aux indicateurs de surface, en passant par le conflit socio-cognitif, la décontextualisation, la métacognition, le prototype mental, la situation-problème, la clôture productive, les consignes-critères, les consignes-procédures et les consignes-structures, ainsi que la consigne-but, et l’objectif-obstacle, qui n’a rien à voir avec l’obstacle-objectif. Le plus énigmatique de ces personnages est précisément l’énigme, ainsi définie : « Savoir entrevu qui suscite le désir de son dévoilement. L’énigme naît ainsi de ce que l’apprenant sait déjà et dont le formateur sait montrer le caractère partiel, ambigu, voire mystérieux. Le désir de savoir peut ainsi émerger face à une situation-problème si celle-ci est construite à partir d’une évaluation diagnostique des compétences et capacités d’un sujet. Le déjà-là problématisé offre la possibilité de son dépassement. » M. Meirieu nous dira en 2011 dans L’école et son miroir son « extrême inquiétude » sur l’absence généralisée de maîtrise de la langue écrite et orale, car « on n’apprend pas à penser indépendamment de la langue » ; et de proposer de faire de l’entrée dans la « belle langue » une grande cause nationale, en multipliant les ateliers d’écriture, en organisant des « concours de lettres d’insultes et de lettres d’amour ». M. Meirieu sera-t-il à lui-même son premier client ? Quoi qu’il en soit, le Meirieu est une langue qui vaut son pesant de plomb.

Et c’est pourquoi le travail de déchiffrage de ce qu’il écrit est difficile, car il requiert de pénétrer sous le couvert d’une végétation touffue, foisonnante, sans cesse renaissante, où nous rencontrons quantité de buissons obscurs, plus mystérieux encore que l’énigme précédemment évoquée.

Dans le même temps, ce travail n’est pas de toute utilité, pour la raison qu’il a déjà été effectué, avec une patience et une précision devant lesquelles il convient de s’incliner. Je renvoie essentiellement à trois études, l’une, datant de 1993, d’Henri Boillot et Michel Le Du, La pédagogie du vide, critique du discours pédagogique contemporain, les deux autres datant de l’an 2000, celle de Gérard Molina, Refonder l’école ou accompagner sa dérive ?, publiée dans le numéro de L’aventure humaine intitulé « Oser enseigner », et celle de Denis Kambouchner, Une école contre l’autre. Impeccablement, sans une once de malveillance et en faisant la plus large place aux argumentations de l’intéressé, ces trois textes passent au crible de la rigueur, de la cohérence et de la pertinence les écrits de M. Meirieu. Il n’est pas nécessaire de refaire un travail qui a été bien fait.

Sans doute est-il en revanche opportun et peut-être de quelque utilité que je me place sur un autre terrain et que je considère cette vérité décrétée de la construction de son propre savoir par l’élève chercheur-trouveur sous la houlette de son maître-entraîneur dans ses effets directs, au regard de ce que j’ai pu voir et entendre pendant un bon quart de siècle, dans le cadre de mes fonctions.

Un certain nombre de points m’autorisent à porter une appréciation négative sur cette construction du savoir considérée par M. Meirieu comme une libération et dans laquelle je vois au contraire un véritable crucifiement de l’élève, du maître et de l’école.

Premier effet, premier méfait. Le caractère prééminent, voire prioritaire conféré à l’objectif d’apprendre à apprendre n’écrase-t-il pas l’acte même d’enseigner ? Ce primat, sinon absolu, du moins largement abusif, devient, pour le coup, un obstacle objectif qui sacrifie le contenu de l’apprentissage sur l’autel de la pédagogie. La construction du savoir recouvre l’acte d’instruire. Les phénomènes de recouvrement, on nous les décrivait autrefois très tôt à l’école : avalanches de neige, coulées de lave ou de boue, débordements fluviaux, raz-de-marée, glissements de terrain. On nous expliquait qu’ils avaient pour conséquence d’effacer, d’étouffer, de semer la désolation et de répandre la mort. La construction du savoir poussée à son extrême, c’est le tsunami qui engloutit l’enseignement scolaire.

Le sacrifice est d’une particulière gravité pour les tout premiers apprentissages, et singulièrement celui de la lecture. M. Meirieu qui, il est vrai, s’intéresse moins à l’apprentissage initial qu’à la pratique de la lecture au long de la scolarité, assure que cette pratique exige d’abord le lancement d’une hypothèse, puis le prélèvement d’indices et enfin l’utilisation de différentes stratégies. Là est, dit-il, la condition pour que l’enfant devienne un lecteur et non pas un liseur.

J’ai raconté, dans L’école en désarroi, un exemple concret de la mise en œuvre de ces principes. Inspecteur d’académie, je reçois, il y a plus de vingt-cinq ans, de deux inspecteurs départementaux chargés de l’enseignement primaire, un compte rendu sur l’apprentissage de la lecture selon la méthode dite alors nouvelle : inscription de cet apprentissage dans ce qu’ils appellent un registre de globalité, approche privilégiée, sinon exclusive de l’écrit par des supports strictement utilitaires, tels que panneaux de publicité, appellations de produits commerciaux figurant sur les boîtes de fromage, notices d’emploi des appareils ménagers, découverte des mots non par déchiffrement et épellation, mais par intuition, pari et prise de risque, pratique des textes dans le strict cadre de la communication et de la socialisation. Interrogés sur les auteurs d’une pareille théorie, censée libérer l’enfant de toute « aliénation » par le miracle de la « lecturisation », les deux inspecteurs l’attribuent pour partie à un de leurs collègues, Jean Foucambert, et pour partie à M. Philippe Meirieu. Reconnaissant d’autre part fort honnêtement l’échec, dans les écoles qu’ils visitent, de la démarche préconisée par ces deux inspirateurs, ils en sont réduits à répondre à mon inquiétude par la phrase la plus horrifiante qu’il m’ait été donné d’entendre : « En tout état de cause, les bons s’en sortiront toujours. »

Terrible aveu et terrible constat : dans l’école de la construction du savoir par l’élève, les bons élèves s’en sortiront toujours. Mais qui sont les bons ? les plus doués ? les plus travailleurs ? ou alors ceux qui ont la chance de disposer d’arrières familiaux solides ? Et les autres ? Deuxième effet, deuxième méfait : l’école de la construction du savoir sécrète entre les élèves une authentique discrimination.

Troisième méfait : le retard institué. Au prétexte que l’élève construit lui-même son savoir, n’est-on pas en droit de considérer qu’il a pour ce faire devant lui le temps de son entière scolarité, voire le temps de sa vie ? Cette tendance à toujours reporter ne s’encastre que trop bien dans la doctrine que l’on pourrait dire de la procrastination, en enrichissant le glossaire de M. Meirieu de ce terme qui signifie la remise au lendemain. Cette doctrine remonte à 1944, lorsqu’une commission de réforme proposa le principe de la prolongation de la scolarité obligatoire pour tous jusqu’à la fin du premier cycle de l’enseignement secondaire, l’école primaire ne devant plus dès lors être que l’« antichambre » de ce dernier, et son rôle étant essentiellement de « donner le goût d’apprendre », quitte à différer toujours plus avant l’acquisition des connaissances proprement dites, à commencer par la connaissance de la langue française à travers la lecture et l’écriture. Mais à force de prétendre inciter l’élève à construire lui-même son savoir, ne l’installe-t-on pas dans la posture d’un éternel « apprenant », à qui l’on n’apprend rien et qui lui-même n’apprend pas grand-chose et apprend encore moins à apprendre ? L’école primaire de la réforme se voulait antichambre. Elle s’est révélée être l’antichambre du néant. Quand prévaut la construction du savoir par l’élève, le collège n’est-il pas condamné à faire ce que l’école primaire n’aura pas fait ? Le lycée n’est-il pas dans la même situation vis-à-vis du collège ? Et ainsi de suite. D’où les tentatives successives de réformes. D’où aussi leur échec. Il y a un temps pour tout. Le temps ne revient pas en arrière et l’élève, qui ne vivra pas deux fois sa vie d’élève, notamment l’âge d’or de l’assimilation, entre cinq et quinze ans, ne remontera pas le handicap. Comment le mutilé de la première école pourrait-il être le coureur de fond du collège et du lycée ?

Aller à la rescousse et au sauvetage de l’école, lorsqu’elle sacrifie à la construction du savoir par l’élève prônée par M. Meirieu, c’est aller à la recherche du temps perdu.

C’est également, quatrième méfait, aller à la recherche des programmes perdus et de l’exposition perdue. Je dis bien : l’exposition perdue, car laisser, fût-ce en l’aidant, l’élève construire son savoir, c’est aussi ne pas appeler les choses par leur nom. Or ce semble être, plus d’une fois, la préoccupation des instructions officielles : « ne pas nommer, ne pas caractériser, comme si l’on craignait à tout moment d’avoir enseigné trop de connaissances. » Comme si régnait « la crainte d’utiliser les mots, comme si toute formalisation était exclue et toute abstraction prématurée ». J’emprunte ces lignes à un ouvrage publié en 2006 par un certain nombre de « professeurs en colère », sous le titre Les programmes scolaires au piquet. La situation évoquée nous intéresse d’autant plus que les programmes en question, ceux des mathématiques pour la classe de sixième publiés en novembre 1995, répondent en écho direct aux préconisations de M. Meirieu, lorsqu’ils stipulent : « L’activité de chaque élève doit être privilégiée, sans délaisser l’objectif d’acquisitions communes. Dès lors, seront choisies des situations créant un problème dont la solution fera intervenir des « outils », c’est-à-dire des techniques ou des notions déjà acquises, afin d’aboutir à la découverte ou à l’assimilation de notions nouvelles. » Dans la réalité, les « activités » des élèves deviennent totalement artificielles, pour une raison simple : les concepts historiques ne sont pas si faciles à « réinventer » par des élèves déjà en difficulté sur les bases du calcul et de la lecture. De plus, ces activités sont dévoreuses de temps, au détriment de la place du cours dans les cahiers des élèves. Résultat : ces derniers se retrouvent perdus, à l’exception de ceux dont les parents peuvent refaire le cours à la maison. Tel est le lot des élèves chercheurs-trouveurs et constructeurs de leur savoir. En attendant, pour avoir voulu « relever le défi qui ne s’est jamais présenté dans l’histoire des hommes », comme le prônait M. Meirieu, l’autorité ministérielle n’a pas craint d’installer un « bricolage grotesque », duquel, écrivent par euphémisme les professeurs en colère, « les élèves tirent un bénéfice très relatif au vu du temps investi ».

Bricolage grotesque. Bénéfice relatif. Temps investi. Je ne peux pas ici passer sous silence l’exemple d’une activité décrite et préconisée par M. Meirieu lui-même dans Enseigner, scénario pour un métier nouveau. « Le principe est ici de mettre l’élève en face d’une tâche qui le mobilise et qui requiert, pour être menée à bien, de surmonter un obstacle qui constitue précisément l’objectif d’acquisition. Ainsi le professeur d’histoire, qui cherche à faire appréhender par ses élèves l’enjeu politique représenté par le procès de Louis XVI, peut-il leur demander de reconstituer, par groupes de huit, les grandes étapes de celui-ci ; au sein de chaque groupe, il attribue à chaque élève, de manière aléatoire, une identité précise, correspondante (sic) à un personnage historique ayant pris la parole au procès. Par ailleurs, il met à la disposition des groupes, en un seul exemplaire, une série de huit discours authentiques, mais dont les signatures ont été enlevées. Il fournit aussi une abondante documentation et suggère que, à la fin de chaque séance de travail, les trois élèves ayant le même rôle se retrouvent quelques minutes… Un groupe pourra réaliser un jeu scénique, un second une bande dessinée, un troisième un scénario de film L’essentiel est que chaque élève trouve le texte correspondant à son personnage, comprenne la logique qui l’anime et les enjeux des oppositions qu’il découvre ; l’essentiel est que, à l’occasion de l’énigme à laquelle il est confronté et de la tâche qu’il doit réaliser, il atteigne l’objectif fixé. »

Je rappelle que cet objectif n’est rien d’autre que d’« appréhender l’enjeu politique du procès de Louis XVI », que cette activité occupe apparemment plusieurs séances et que nous sommes vraisemblablement dans une classe de collège. Temps perdu, exposition perdue : on mesure le prix à payer, pour l’élève d’abord, mais aussi pour les deniers publics alimentés par le contribuable, de la construction du savoir et de l’impératif qu’en son principe elle suppose : rien de frontal, rien d’impositif et le moins possible de magistral !

Au-delà du temps perdu et des programmes perdus, M. Meirieu met à mal, sur l’autel de la construction du savoir, deux réalités essentielles de l’école : la classe et les disciplines enseignées.

La classe est une des bêtes noires de M. Meirieu. Dans ses écrits, il la définit tantôt comme une « coagulation d’élèves », tantôt comme une « structure scolaire tubulaire permanente », parasitaire, voire paralysante, et qu’il convient donc d’affaiblir, en attendant de l’éradiquer. Dès 1987, dans Apprendre oui, mais comment, il affirme : « On ne le dira jamais assez, c’est la notion de classe qui nous ligote , c’est la notion de classe et celle de cours, qui lui est si étroitement associée, qui renvoient dans les marges l’entretien méthodologique avec l’élève, c’est la notion de classe et la géographie de l’apprentissage qu’elle impose (?) qui modélisent la communication, interdisent ou rendent très difficile le recueil de l’information. C’est la notion de classe, enfin, qui enferme les enseignants dans l’individualisme et fait du travail en équipe une épopée héroïque. C’est donc la notion de classe qu’il faut casser ou, tout au moins, assouplir ».

Reconnaissons qu’au-delà de cette diatribe M. Meirieu, qui se veut constructif, nous livre une proposition alternative. « Assouplir la classe, écrit-il, c’est organiser l’ensemble des activités scolaires à partir de référentiels de formation et de manière contractuelle ; c’est négocier avec les élèves les tâches et les travaux qui leur permettront de progresser ; c’est organiser l’apprentissage et non l’enseignement. En ce sens on pourrait définir l’école à construire comme l’association d’ateliers diversifiés et du tutorat systématique, des ateliers diversifiés utilisant tous les outils dont nous disposons, toutes les richesses de l’équipe enseignante, mais aussi de l’environnement scolaire et social ; et du tutorat systématique pour que chaque élève puisse identifier son niveau, se fixer des objectifs, réfléchir ses méthodologies, évaluer ses acquisitions. »

Cette proposition de M. Meirieu n’est pas restée sans conséquence. Elle a été prise en compte et parfois à son compte par l’Education nationale, non pas tant par la démolition de la classe ni par la systématisation du tutorat, en dépit de démarches en ce sens, que par la mise en œuvre de ce que M. Meirieu d’abord, les experts officiels ensuite, les directives ministérielles enfin, ont appelé des dispositifs.

Pour le coup, nous sommes entrés dans la construction du savoir par l’élève. Pour le meilleur ?

J’en ai pris la mesure au cours de vingt-cinq années d’observations et je me permets de renvoyer à ce que j’en ai écrit dans mon livre.

Je pense qu’il est utile de rapprocher ce qu’écrit M. Meirieu à la page 135 de L’école, mode d’emploi et ce que je décris moi-même aux pages 35-38 et 181-182 de L’école en désarroi, au sujet d’une part des itinéraires de découverte au collège, d’autre part des travaux personnels encadrés, ce dernier dispositif étant partie intégrante d’une réforme du lycée dont M. Meirieu lui-même était la cheville ouvrière.

Je suis d’accord avec M. Meirieu lorsqu’il évoque le « grand désordre » d’une « classe » de sixième où les élèves « s’adonnent à des activités diverses, précisément définies pour chacun d’eux et correspondant à leurs ressources et à leurs besoins. Ce désordre est même, à dire le vrai, fantastique. Mais il n’est, aux yeux de M. Meirieu, qu’« apparent ». Tout autre est mon point de vue.

Tout autre aussi fut mon impression au sortir des séances d’activités liées à ces dispositifs auxquelles il me fut donné d’assister. Et tout autre aussi ma conclusion. Impression et conclusion que partagent la plupart des professeurs impliqués dans ces dispositifs, lorsqu’ils s’expriment dans la liberté de la conversation privée et de la confidence. J’ai toujours entendu d’eux deux discours successifs. Après avoir régurgité au visiteur, perçu comme le représentant de l’institution, le brouet des instructions officielles, les lieux communs sur l’innovation, l’interdisciplinarité et le travail des maîtres en équipe, l’aspect ludique de l’exercice pour les élèves, bref les affirmations lénifiantes de M. Meirieu, ils en viennent, la confiance s’instaurant, à donner leur sentiment réel.

Ces itinéraires de découverte, censés faire travailler ensemble des collégiens sur des sujets interdisciplinaires, avant de leur faire « restituer » le fruit collectif de ce travail, ne sont, nous est-il dit, que mixture de vrai jardin d’enfant et de fausse recherche ; ils n’apportent rigoureusement rien aux bons élèves, sinon une perte sensible de leur temps ; ils n’apportent à peu près rien non plus aux autres, sinon, là encore, mais plus dramatiquement, une perte irréparable d’un temps où ils pourraient tout simplement apprendre ; en outre, les uns et les autres courent le risque, du fait et au vu de ce bricolage, d’être à jamais détournés et dégoûtés de la vraie recherche.

La même conclusion est donnée sur l’efficacité des travaux personnels encadrés, activité consistant à faire coopérer deux ou plusieurs élèves de lycée à une recherche impliquant plusieurs disciplines, supposant éventuellement des déplacements et donnant lieu à un compte rendu. Ce dispositif, nous est-il dit, au-delà des critiques ci-dessus évoquées, ouvre la voie à une pratique de plus en plus courante : l’évaluation individuelle d’un travail de groupe. Le résultat peut être caricatural, énorme d’absurdité et d’injustice. Pourquoi ? Parce qu’un gaillard culotté saura, lors de la « soutenance » orale qui est censée clore l’opération, tirer le bon parti du travail sérieux qu’aura effectué, pendant plusieurs semaines, un de ses camarades, lequel, de comportement plus discret, sera jugé insuffisamment « participatif », disgrâce majeure dans le cadre de la pédagogie Meirieu, et se verra pénalisé au regard de ses efforts et de ses résultats, dont quelqu’un d’autre engrangera le bénéfice. Les lycéens ont compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer, à l’heure des certifications, de ces errements. Je ne sais pas s’ils aiment M. Meirieu, mais ils ont su profiter au mieux du dispositif de sa réforme.

Comment l’administration de l’Education nationale ne serait-elle pas dans le même état d’esprit ? Le dispositif, à coup sûr, est éminemment opératoire : son évaluation tronquée et truquée ne vaut-elle pas réponse, dans la facilité et la démagogie, à la question du niveau, que l’on fait monter sans vergogne, et à celle du diplôme, que l’on délivre plus libéralement, pour faire honneur aux exigences de la statistique ? On comprend qu’un pacte très fort unisse les gestionnaires à M. Meirieu. Les gestionnaires aiment M. Meirieu. Celui-ci le leur rend bien.

Pour le cas où quelques maîtres seraient en doute ou rechigneraient à s’interdire de lucidité, M. Meirieu enfonce le clou. Dans sa Lettre à un jeune professeur, datée de 2005, il s’exprime sans ambiguïté : « Ainsi auriez-vous tort de boycotter les multiples dispositifs d’accompagnement des élèves que nous ont concoctés les administrateurs de l’éducation. Malgré leur apparence, ce ne sont pas des lubies de technocrates pour nous empêcher d’enseigner en rond, mais bien les pièces d’un puzzle qui dessinent, de manière embryonnaire, mais prometteuse, un système scolaire plus démocratique. »

Comment mieux nous embourber dans la mauvaise ornière ? Ne glissons-nous pas vers le déni de réalité ? Et le déni de réalité, où Bossuet croyait voir « le plus grand dérèglement de l’esprit », n’est-il pas le seuil même du lyssenkisme ?

Voilà, en tout cas, ce qui se passe dans l’école où les élèves sont censés construire leur propre savoir, apprendre à apprendre et apprendre ensemble à apprendre.

LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU TYPE D’HOMME

Après la construction de son propre savoir par l’élève, la deuxième vérité décrétée par M. Meirieu, c’est que la raison d’être ultime de l’école est moins d’instruire l’élève que de construire un nouveau type d’homme, celui que requièrent le monde d’aujourd’hui et surtout la préparation du monde de demain.

Dès 1985, dans L’école, mode d’emploi, M. Meirieu ouvre le feu, avec la grandiloquence dramatisante dont il est coutumier et le souci qui lui est habituel de poser le caractère radicalement nouveau dans l’histoire de la situation qu’il décrit. « C’est bien là le défi du XXIe siècle, la question que les hommes n’ont encore jamais eue (sic) à résoudre, et pour laquelle il faut inventer des solutions : vivre ensemble dans un univers où l’isolement devient absolument impossible et où la fusion serait suicidaire. »

En 2006, dans Ecole, demandez le programme !, M. Meirieu donne une nouvelle formulation : « L’éducation est ce qui permet d’espérer une société libérée des préjugés et de la violence, capable de métaboliser ses pulsions archaïques dans la création artistique ou l’invention scientifique, de débattre en respectant les arguments de chacun, de construire le bien commun à partir de la confrontation des intérêts individuels. » Et d’évoquer une « culture commune partagée », permettant « à chacun d’être un citoyen lucide et de plein exercice ».

Enfin, le cap est encore rappelé dans la Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, en 2009 : « Créer une société capable de définir l’intérêt général dans une délibération exigeante. Une société de sujets qui tentent ensemble l’aventure d’une véritable démocratie. Une démocratie où rien n’est écrit à l’avance. Où le monde est constamment à remettre en chantier… Véritable révolution copernicienne : il ne s’agit plus d’adapter des individus au monde, mais de former des sujets capables de recréer le monde… Passage d’une éducation-conformisation à un monde déjà là à une éducation-préparation à un monde à naître… horizon d’un universel possible où s’accorderaient enfin les volontés individuelles dans la perspective d’un « bien commun » ». Ce cap de la construction individuelle et collective du sujet par lui-même à l’école, rappelé en 2009, est loin d’être anodin.

De même que la construction du savoir par l’élève n’avait rien de banal, puisqu’elle renvoyait à la construction de la connaissance par l’humanité en son histoire multimillénaire, de même la construction de l’homme de demain réfère à une dimension ambitieuse et grandiose. M. Meirieu ne craint pas, en effet, de franchir les limites mêmes de l’univers, dans son projet d’élaboration du « bien commun ». Il s’interroge avec persistance d’une édition à l’autre de Pédagogie, le devoir de résister, page 78 en 2007 et page 93 en 2008 : « Comment faire pour que notre projet soit encore plus « collectif », au-delà des limites de notre groupe, de notre classe, de notre quartier, de notre ville, de notre pays, de notre continent, de notre monde, de notre univers ? » Grands dieux ! Où nous arrêterons-nous ? On retrouve ici la dimension, mais sans le souffle, quasiment biblique, des pères fondateurs de la réforme, Jacques Natanson et André de Peretti, dans leurs incantations d’avril 1968.

Quand M. Meirieu nous convie aussi loin, au-delà des limites de l’univers, il est urgent de revenir sur terre et de faire distinction.

 La vérité décrétée par M. Meirieu relève d’une posture individuelle, d’une option strictement personnelle, certes respectable, mais contestable. Dès 1997, aux pages 16 et 17 de L’école ou la guerre civile, M. Meirieu lui-même en convient. : « Nous faisons clairement et absolument le choix de la prééminence absolue du politique… L’Ecole implique des choix de société, des choix philosophiques, des options prises sur l’avenir de notre pays, sur le type d’homme et d’organisation sociale que nous voulons… Ces choix sont des choix de valeurs. Il faut les faire le plus lucidement possible et il faut les assumer comme tels. » On ne peut que donner acte à M. Meirieu de choix qui lui sont personnels. Libre donc à titre privé à M. Meirieu de décréter sa vérité.

 Malheureusement, cette vérité n’est pas sans conséquence. La conséquence est tout simplement qu’en regard de cet objectif fixé comme priorité absolue à l’école, l’enseignement proprement dit ne peut se trouver qu’en position subordonnée, la transmission des connaissances n’intervenant que comme un moyen de cheminer vers le paradis de l’homme nouveau et du « bien commun ». Nous en sommes avertis fort clairement à la page 167 de L’envers du tableau : « C’est seulement parce qu’elles outillent l’élève pour lutter contre la violence que les disciplines d’enseignement sont légitimes, bien plus qu’en vertu d’une dignité épistémologique qui permettrait de les classer selon une hiérarchie subtile. » Voilà, ici encore, l’exemple même d’un phénomène de recouvrement, celui de l’école instruisante par l’école censément appelée émancipante, puisque M. Meirieu nous redit en 2008, dans Pédagogie, le devoir de résister, en la page 91 : « S’émanciper et s’associer sont les deux démarches inséparables qui conditionnent l’accès au statut de citoyen : ce sont donc les deux objectifs que l’éducation doit se donner prioritairement. »

Cela se traduit chez M. Meirieu par des préconisations très générales, comme « faire acquérir à tous les codes intellectuels et sociaux grâce auxquels construire un monde nouveau. » Cela donne lieu parfois à des consignes très précises, comme celle de procéder, au titre de la coopération entre élèves, à des corrections mutuelles de devoirs, qui sont, pour chacun, « une façon de renoncer à sa toute-puissance et de faire reculer ses velléités narcissiques ».

Malheureusement encore, la position de M. Meirieu n’est pas demeurée une position personnelle. Elle a pénétré la sphère publique et l’on doit s’interroger sur les implications qu’elle a induites quant aux missions de l’école et à son fonctionnement. N’a-t-elle pas entraîné des modifications des unes et de l’autre ? Ces modifications ne valent-elles pas détournement ? La deuxième vérité décrétée par M. Meirieu n’est-elle pas dans le cas de faire, comme la première, obligation ? La question mérite d’être sérieusement posée. Je la pose sur les bases observables que j’ai ailleurs indiquées.

Je renvoie à ce que j’ai écrit aux pages 169 à 171 de L’école en désarroi, dans le cadre de ce que j’ai appelé les substituts pernicieux infligés par la réforme à l’école, et plus précisément la pseudo-démocratie et l’indisponibilité intellectuelle organisée. Il s’agit du dispositif officiel intitulé éducation civique, juridique et sociale, dans le cadre de la réforme des lycées inspirée naguère par M. Meirieu, et donc enfant de ce dernier, enfant du reste hautement reconnu et revendiqué. Cette éducation-là, qui a bien failli s’appeler politique et où, à ce que beaucoup des professeurs qui y ont participé en ont dit, le loisir de confabuler l’emporte de loin sur le loisir de penser, ne risque-t-elle pas d’être tout sauf de l’école, et même le contraire de l’école ? Plus d’un a dénoncé les dangers de cette « non-matière », ou « non-discipline », qui relève d’un statut hybride, puisqu’elle se situe aux antipodes de l‘otium, du loisir de penser, mais n’est en rien pour autant de l’ordre du negotium, l’activité concrète et utilitaire, incluant l’activité politique. Le contre-effet de cette démarche n’est-il pas déjà au rendez-vous ? De même que les itinéraires de l’artifice et du détour ont été en passe de dégoûter à jamais plus d’un collégien de la recherche et de l’esprit de recherche, ainsi l’éducation dite civique, juridique et sociale n’aura-t-elle pas été dans le cas de mutiler pour toujours, chez nombre d’élèves des lycées de la réforme, l’esprit de l’examen, de la critique, du questionnement ?

Allons au principe du débat. Il n’est pas niable qu’au nombre des résultats de son école une nation soit en droit d’attendre la formation ou la préparation des futurs citoyens.

Est-il sûr que l’école doive se fixer comme objectif premier et prioritaire cette préparation ? N’est-ce pas mettre la charrue avant les bœufs ? Vouloir, avant toute chose, faire citoyen le mot étant très souvent, chez M. Meirieu, dégradé improprement, mais non pas impunément, en adjectif -, n’est-ce pas courir le risque de préparer des non-citoyens par millions ? L’école a pu jouer le rôle d’une propédeutique à la citoyenneté, précisément en ce qu’elle était école, lieu où l’on apprend, où l’on s’instruit, où l’on s’exerce à penser. Vouloir faire du maître d’école un maître en construction individuelle et collective de l’élève par lui-même, un maître en construction de la loi, en exigence de vérité, en construction d’un nouveau type d’homme, n’est-ce pas le meilleur moyen d’aller vers la désillusion et vers l’échec ? La meilleure voie pour aider l’enfant, l’adolescent à grandir dans sa personne n’était-elle pas, n’est-elle pas, pour l’école, de l’aider à exercer et à cultiver son esprit ? Autrement dit, se donner comme objectif, et comme objectif essentiel et prioritaire celui que se donne M. Meirieu, n’est-ce pas s’interdire de l’obtenir comme résultat ? Ce résultat, il a pu arriver à l’école de naguère de l’atteindre par surcroît. M. Meirieu persiste à vouloir en faire par décret l’objectif absolu.

Sans même référer au contenu plus que contestable que M. Meirieu inflige à sa démarche, le risque n’est-il pas que la formation des esprits soit recouverte par la direction des consciences ?

M. Meirieu, qui a érigé, sur la base d’un choix privé, une vérité décrétée, tient sur cette base un discours normatif, qui, très vite, devient prescriptif. Il y a longtemps qu’il nous a donné sa conception de l’ « entretien méthodologique » : « Quand il s’agit d’un enjeu qui ne concerne, au fond, rien d’autre que l’émergence du sujet dans l’élève, aucune prescription ne nous interdira d’être prescriptif. » Ce discours, que l’on entend depuis vingt ans, vaudrait-il pour l’ensemble de son propos ?

Les stagiaires des instituts de la formation de la grande époque en gardent quelque souvenance. Une telle parole, dans l’ordre strictement privé, peut troubler. Si, par l’aval et la grâce de la puissance publique, elle devient semi-officielle…

LE TRAITEMENT SPÉCIFIQUE IMPOSÉ À CERTAINS ÉLÈVES

La troisième vérité décrétée par M. Meirieu veut que certains enfants et adolescents, distingués par leur origine sociale, leur localisation géographique et leur environnement culturel, fassent à l’école l’objet d’un traitement spécifique et discriminatoire.

La formulation première et exemplaire de cette vérité appartient au plus grand des réformateurs, qui s’appelle d’ailleurs Louis Legrand. Elle ne revient donc pas à M. Meirieu ; mais celui-ci s’en est approché du plus près, durcissant tout au plus, et à son habitude, en un stéréotype éculé la citation lapidaire de Louis Legrand extraite de son livre Une école pour la justice et la démocratie. Cette citation se décline en deux phrases, dont la première porte condamnation et la seconde prononcé de la sentence : « L’exclusion systématique du relationnel ne peut manquer d’avoir des conséquences importantes sur la prise en compte des élèves venus de milieux qui ne participent pas naturellement au savoir universitaire C’est pourquoi l’enseignement des enfants des classes populaires nécessite obligatoirement le détour par le concret, le pratique et le relationnel, c’est-à-dire par la pédagogie. »

La formule est terrible dans son contenu. Plus terrible encore le fait que l’auteur de cette formule a inspiré depuis trente ans et, ne le cachons pas, continue d’inspirer les choix de l’Etat républicain à l’encontre et pour le malheur de son école publique. Il convient donc de considérer cette formule de Louis Legrand avec toute l’attention qu’elle mérite, et de le faire dans la prudence et dans la lucidité. Je m’y suis efforcé dans L’école en désarroi et j’y renvoie.

L’important, dans ce texte, ce sont les adverbes. Il y a dans ce texte deux adverbes, parce que le décret de Louis Legrand est double.

Certains élèves ne participent pas naturellement au savoir universitaire. C’est un décret de discrimination et de séparatisme.

L’enseignement de ces élèves, des enfants venus des classes populaires, nécessite obligatoirement le détour par le concret, le pratique et le relationnel, c’est-à-dire par la pédagogie. C’est un décret d’exclusion et de crucifiement.

La liaison entre les deux propositions est forte. C’est une liaison de cause à conséquence, dans le cadre d’un strict automatisme. C’est un nœud qui ne peut être défait, un attelage qui ne peut être rompu.

Naturellement. Le terme n’est, bien sûr, pas choisi au hasard. Pas davantage n’est-il neutre. Il porte haut son sens originel et étymologique. Naturellement, c’est par nature. Naturellement, c’est nativement. Nativement, c’est par naissance. Naître, c’est être engendré. C’est être engendré par des ascendants et c’est être engendré en un lieu. Serions-nous ici sur le registre de la biologie et de la génétique ? Pourquoi l’auteur a-t-il choisi délibérément de ne pas faire usage de tel autre adverbe ? Pourquoi n’a-t-il pas inscrit dans son décret l’adverbe socialement ou, mieux encore, celui auquel les réformateurs font référence, révérence et adulation, sociologiquement ? La réécriture du décret du très laïque Louis Legrand par M. Philippe Meirieu dans ce que j’appelle l’encyclique Au pied du berceau nous met sur la voie. Depuis vingt-cinq ans, M. Meirieu use et abuse jusqu’à la satiété et à la nausée de ce poncif : les enfants qui n’ont pas trouvé dans leur berceau, à son pied ou à son entour, la panoplie, c’est-à-dire l’ensemble des armes indispensables pour devenir de bons élèves. Le berceau, c’est la couche du nouveau-né, le territoire du nourrisson, l’abri du tout premier âge. L’image réfère sans conteste à la situation immédiatement postnatale. En fait d’armement scolaire, l’enfant né dans un « quartier barbare » et issu d’un homme d’équipe des chemins de fer et d’une employée de maison sera-t-il considéré comme le fils de Madame sans gène ? Devra-t-il être à la fois victime de son quartier et coupable de sa famille ?

La démarche est insensée. Elle l’est parce que le déterminant social et familial, si réel soit-il, n’est en aucun cas un absolu. On sait combien frères et sœurs peuvent différer à l’intérieur d’une même famille. N’est-il pas dangereux de jouer avec imprudence sur les mots : héritier, héritage, hérédité ? N’est-il pas absurde de durcir les différences en discrimination et d’imputer à quelque ordre maléfique d’une « nature sociale » les grâces des uns et les disgrâces des autres ?

La démarche est criminelle. Elle l’est parce qu’elle inflige « le concret, le pratique et le relationnel, c’est-à-dire la pédagogie » aux enfants et adolescents qui auraient besoin, sinon plus que les autres, à tout le moins autant que les autres, de l’école authentiquement instruisante, c’est-à-dire émancipante.

Est-il raisonnable d’avoir organisé depuis près de trente ans des zones territoriales de la discrimination à l’école ?

C’est pourtant la politique qui est appliquée, politique du crucifiement sur les déterminations, au bénéfice du pédagogisme et sous la caution de la sociologie engagée. Une telle « logique » a été dénoncée depuis bien longtemps. Dès 1991, Jacques Muglioni s’en expliquait : « Quand l’école renonce à enseigner, elle invoque l’origine des élèves, l’influence de l’environnement. Il faut, dit-on, s’adapter. Les sciences sociales ont cette supériorité absolue sur les sciences de la nature de pouvoir produire par le discours les situations qui vérifient après coup leurs théories… Affaiblir l’école est encore le meilleur moyen de donner raison à la sociologie. » C’est ce qu’a souligné aussi, sur la base de sa propre expérience, un professeur de lettres, Corinne Bouchard : « Le système est « gangrené » par l’idée que les doctrines en cours sont « scientifiques » ; donc, si la réalité ne donne pas les résultats attendus par la théorie, la réalité a tort, et une radicalisation de la doctrine devrait la corriger. Toute la dérive actuelle procède de cette logique. » Nous donnons plus loin un exemple de la rigueur « scientifique » de M. Meirieu. En attendant, ne sommes-nous pas là dans les parages du lyssenkisme ? Conclusion : feu à volonté sur les élèves placés, pour le coup, au centre de la cible ! Les bons s’en sortiront toujours ; le sociologue engagé et le compagnon méthodologue, je veux dire par ce dernier terme M. Meirieu et ceux qu’il appelle ses « comparses » reconnaîtront, les leurs.

La responsabilité du second est beaucoup plus lourde que celle du premier. Le sociologue engagé a tort de prétendre que le déterminant social et culturel est écrasant jusqu’à en être exclusif. Mais il n’est que trop évident que ce déterminant existe. Le pédagogue de l’école nouvelle va, lui, beaucoup plus loin : le statut social détermine, à ses yeux, non seulement un environnement, mais, si l’on comprend bien, des aptitudes à certaines opérations mentales, qui seraient le préalable nécessaire à la réception de toute inculcation scolaire. C’est en ce sens que l’on pourrait parler, si l’on commettait l’imprudence de le suivre sur ces traverses, de « grâces » et de « disgrâces » imputables à une soi-disant « nature sociale ». La thèse du sociologue engagé est contestable parce qu’excessive. Celle du pédagogue militant est-elle tout simplement recevable ?

La question est d’autant plus angoissante que la mise en œuvre du principe décrété par Louis Legrand et ressassé sans trêve dans l’encyclique Au pied du berceau est allée très loin, jusque, là encore, au recouvrement de l’école publique par le pédagogisme et son rouleau compresseur.

Considérer, en effet, et traiter dans leur ensemble les enfants dont les familles résident dans un secteur géographique donné, en gommant la réalité qui fait que : premièrement, tous les enfants, à l’intérieur de ce secteur, n’appartiennent pas à la même catégorie sociale, laquelle est pourtant censée être le critère et le fondement de la thérapie pédagogiste ; deuxièmement, dans une même catégorie et jusque dans une même famille, les différences peuvent être et sont souvent, en fait, très considérables entre les enfants ; troisièmement et surtout, que le déterminant social, dont sociologues engagés et pédagogues militants n’ont pas craint de faire un déterminant de nature, ne saurait, en tout état de cause, à l’heure des premiers apprentissages et, en particulier, de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, discriminer d’une part des élèves aptes à la lecture et à l’écriture et demandeurs de lecture et d’écriture et d’autre part des élèves dépourvus de cette double « grâce » naturelle ; décréter que ces derniers seraient justiciables des méthodes du pédagogisme réformateur et de ces méthodes-là seulement et enfin les leur appliquer : c’est d’abord absurde et d’une totale perversité, puisque c’est ajuster le droit au fait et surtout ajuster le fait à l’idéologie, celle d’une pseudo-discrimination de nature ; c’est ensuite criminel et d’une suprême iniquité, puisque le résultat auquel il est abouti est de donner moins à ceux qui n’ont pas forcément besoin de recevoir plus, mais qui n’ont, à coup sûr, aucunement mérité de recevoir moins.

Une telle machinerie fonctionne depuis trente ans. Elle fonctionne très exactement à rebrousse-peuple.

Les enfants qui la subissent de plein fouet ne s’en relèveront sans doute jamais complètement. Les autres, ceux dont les maîtres, courageux et prenant des risques certains de carrière, enseignent en clandestins et à contre-réforme, ceux-là franchiront sans difficulté les obstacles des premiers apprentissages.

L’école et la démocratie auront perdu ? Peu importe ! La pédagogie aura eu le dernier mot. Elle l’aura eu d’autant plus qu’un nouveau décret de M. Meirieu, daté de 2006, en aura étendu les bienfaits à l’ensemble de la population scolarisée, au-delà même des réprouvés de l’encyclique Au pied du berceau.

LE DERNIER ÉTAT (PROVISOIRE?) DE LA « PENSÉE MEIRIEU »

Elle affiche, sur un mode plus exclamatif que jamais, trois déterminations, ou plus exactement trois postures.

Assez des classifications, surtout lorsqu’elles sont mortifères !

La pédagogie pour tous, et cette fois sans exception !

De la rigueur, encore et toujours, chez le pédagogue et le scientifique de l’éducation !

Dans son livre, Pédagogie, le devoir de résister, au chapitre où il se propose d’ « ouvrir les possibles », M. Meirieu s’en prend aux « classifications mortifères » et entreprend d’« interroger systématiquement toutes les classifications ».

« Nous assistons régulièrement, écrit-il, à l’arrivée de nouvelles études mettant en évidence des corrélations qui, indépendamment de leur plus ou moins grande validité descriptive… se veulent « prescriptives ». » Or, une chose est de constater a posteriori une corrélation, autre chose est d’en déduire des préconisations qui font comme si ces corrélations étaient des causalités… Le danger est d’autant plus grave quand ces préconisations consistent à classer définitivement les enfants dans des catégories qui font l’objet de « traitements spécifiques et adaptés ». Et il dénonce à juste titre le péché contre l’esprit qui consiste à « se donner une hypothétique « nature » qui confère tout à la fois une identité stable et une place définitivement acquise ». M. Meirieu indique même qu’il voit là un élément caractéristique des « sociétés autoritaires, voire totalitaires des XXe et XXIe siècles », qui, « renouant avec les sociétés dites « primitives » », jettent par-dessus bord ce qu’il appelle « les principes fondateurs des sociétés démocratiques ».

Certes, M. Meirieu se réfère dans ce livre aux classifications et typologies caractérologiques. Mais n’a-t-il pas lui-même institué, dans la foulée de Louis Legrand, une authentique classification en érigeant en catégorie séparative « les enfants qui n’ont pas trouvé au pied de leur berceau leur panoplie de bon élève », pour reprendre les propres termes de l’encyclique ? Cette classification n’est-elle pas, elle aussi, discriminatoire ? N’est-elle pas, elle aussi, mortifère ? Ne renverse-t-elle pas, elle aussi, à l’instar des sociétés « dites primitives » et à l’exemple des sociétés totalitaires « les principes fondateurs des sociétés démocratiques » ? Ne remplace-t-elle pas, au détriment du bambin, de l’enfant, de l’adolescent, le « droit de choisir son propre chemin » par l’ « assignation à résidence » et par la « nature dont on hérite » ? N’y a-t-il pas là un exemple-type de cette « analyse linéaire », de ce « diagnostic rapide », dont M. Meirieu nous invite, en 2008, à nous méfier ?

Le moins que l’on puisse écrire est qu’il y a doute.

La posture du doute serait-elle inconfortable ? M. Meirieu l’aurait-il ressentie comme telle à l’été de 2009 ? Aux dernières pages de son livre Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, il finit par écrire : « On ne peut pas considérer qu’un enfant qui réunit les caractéristiques associées à l’échec scolaire est condamné à celui-ci… Rien n’est donc plus injustifié et démobilisateur que de solliciter la caution des sciences humaines pour expliquer un échec éducatif. » Il suggère même une explication : « Cette conception, écrit-il, malgré son aspect très contemporain, n’est que l’habillage d’une position philosophique classique, le déterminisme… Evidemment, tous les chercheurs en sciences humaines ne sont pas délibérément et métaphysiquement déterministes… Mais, dès lors qu’on érige la posture de recherche des sciences humaines en position systématique au regard de toutes les situations sociales, on bascule dans le déterminisme matérialiste. » Et d’en appeler à Descartes, à Kant, à Durkheim, lesquels, peut-on supposer, n’auraient cautionné ni le décret de séparatisme de Louis Legrand, ni son dérivé, l’encyclique Au pied du berceau.

Grands dieux ! M. Meirieu se serait-il engagé à leur suite, à la suite de Jacques Muglioni et tout simplement sur la voie du bon sens ? Et a-t-il effectué la totalité du parcours ?

Dans le décret de Louis Legrand, la discrimination était au principe, par la grâce de l’adverbe naturellement : d’un côté les uns, de l’autre côté les autres. M. Meirieu l’aurait-il, après un cheminement de vingt-cinq ans, compris ? Cela ne saurait suffire. Au terme du même décret, par la grâce de l’adverbe obligatoirement, il y a le crucifiement. M. Meirieu l’aurait-il, là aussi, compris ? Il lui resterait, en ce cas, à considérer le mécanisme qui permet de passer de l’un à l’autre, la médiation, comme il dirait peut-être dans la langue du Glossaire. Ce mécanisme transformant la discrimination en crucifiement n’est rien d’autre que le sacrifice de l’école sur l’autel de la réforme : il fallait tuer le maître parce qu’il était maître ; il fallait tuer l’élève parce qu’il était élève ; il fallait tuer l’école parce qu’elle était école. La responsabilité de ce qui s’est passé n’incombe pas uniquement, ni même prioritairement au seul « déterminisme matérialiste » ; elle relève du choix délibéré qui a été fait de mettre en place l’école nouvelle, celle de la construction de son savoir par l’élève et celle de la construction d’un nouveau type d’homme appelé à créer lui-même un monde nouveau, ces deux vérités décrétées valant obligation et, par le fait du recouvrement qu’elles imposent à l’école instruisante, laissant fort logiquement aux déterminations extérieures toute latitude pour jouer au maximum sur le destin scolaire des élèves. N’y a-t-il pas là une de ces « régressions chosifiantes », dont M. Meirieu nous dit s’inquiéter ?

Conclusion : s’il forme le projet, comme il l’écrit en 2007 dans la première édition de Pédagogie : le devoir de résister, de « ne jamais préempter l’avenir de quiconque », si « nul ne doit être condamné à reproduire son passé », suffira-t-il au fabricant de méta-outils d’être réveillé « de temps en temps de sa torpeur technocratique » ? Ne faudra-t-il pas au directeur de conscience, qui a choisi, dans la Lettre de 2009, de s’adresser au lecteur, « son semblable, son frère », être réveillé, et définitivement, de sa torpeur idéologique ?

Il semble bien qu’il en aille tout autrement.

A la posture de doute sur le diagnostic (ou au doute de posture ?) fait suite une posture de certitude sur la thérapie ou, comme dirait le Glossaire, la remédiation.

Les enfants ne participant pas naturellement au savoir universitaire ne doivent plus faire l’objet d’un traitement spécifique par le concret, le pratique et le relationnel, c’est-à-dire par la pédagogie ? Pourront-ils, à l’instar de leurs camarades, bénéficier des services de l’école, sans qu’il y ait recouvrement de celle-ci par la pédagogie ? Que non pas !

A l’inverse, c’est à l’ensemble des élèves que les bienfaits de la pédagogie seront dispensés. M.Meirieu, dans Ecole, demandez le programme !, n’hésite pas à « décréter la priorité à l’éducation sur toutes les zones ».

Place donc à la pédagogie, partout et pour tous !

Effectivement, elle est présente et même omniprésente jusqu’à en être impérative. Mais plus elle est impérative, plus elle est imprécise.

Dès Enseigner, scénario pour un métier nouveau, l’auteur nous avait mis en garde sur « l’aventure éducative où rien ne doit arrêter notre effort de rigueur dans la préparation que la prise en compte de l’imprévu dans la réalisation, où la transparence requise pour ne pas s’aliéner à la grammaire sociale (?) nous livre toujours à d’autres obscurités que l’on n’éclaircit guère sans retrouver les dangers dont on voulait s’écarter. C’est qu’il y a tant d’épaisseurs, de niveaux et d’enjeux dans la chose éducative que l’on est sans doute condamné à n’y pénétrer que partiellement, à choisir de n’y apporter la lumière que dans quelques zones à notre portée, conscients de l’immensité de l’ombre qui nous entoure. »

Dans L’école, mode d’emploi, il précise, si l’on peut dire : « Je n’ai pas grand-chose d’autre à offrir pour transformer l’école qu’un peu plus de qualité dans le regard, que la reconnaissance de la personne et le désir de lui offrir de quoi se construire et se dépasser. J’ai bien quelques outils ; je les crois indispensables, mais je les sais précaires, toujours menacés d’être absorbés par les systèmes de dressage. J’ai bien quelques propositions, quelques idées sur l’organisation ; j’ai la faiblesse de les croire opérationnelles, mais je les sais fragiles tant qu’elles ne sont pas investies de la conviction des hommes qui, seule, peut leur donner la vie. »

Il en résulte une feuille de route à la fois moralisante et quelque peu brouillée. Elle nous est révélée dans le même livre, qui traite de la pédagogie différenciée et où M. Meirieu prône « une pensée qui soit ouverte sans, pour autant, être « molle » », où l’ennemi sera enfin « tout ce qui abîme et sépare les hommes, ne leur permet pas de se construire différents ni de se reconnaître porteurs de la même humanité, capables d’inventer les moyens de vivre ensemble ». Et dans ce combat le seul horizon possible serait « quelque chose comme « une éthique de la communication pédagogique », un parti pris d’examen rationnel qui échappe à la fois au relativisme, à la confiture idéologique bienveillante (sic) et à la normativité extérieure a priori (?) ».

Qu’en est-il dans les derniers ouvrages ? Il apparaît que la pédagogie à la Meirieu est de plus en plus impérativement exigée et de moins en moins clairement explicitée.

La possibilité même de la mettre en cause est définitivement écartée. Toute critique à son encontre est stigmatisée comme relevant de la « pensée magique ». Si nous ne comprenions pas, il nous est dit, dans Pédagogie, le devoir de résister : « Le refus de la pédagogie signe une conception radicalement matérialiste et marchande de l’école : les connaissances sont des biens que l’on met sur le marché et que s’approprient ceux qui peuvent et veulent bien les acheter. » L’énormité de la première phrase a dû activer chez M. Meirieu l’instinct de la prudence : présente dans l’édition première, elle a été gommée dans celle de l’année suivante.

Quant à la précision… Dans la Lettre à un jeune professeur, M. Meirieu croit entendre, « tapi en embuscade, le souci (du maître à qui il écrit) de comprendre ce qui se joue au plus intime de l’acte d’enseigner ». En réponse, M. Meirieu rapporte l’essentiel du métier à la « source intérieure », au « foyer mythologique d’où part l’essentiel de notre énergie ». Et le conseil qu’il donne en viatique à son lecteur est celui-ci : « s’obstiner à rendre possible ce qu’on sait ne pas pouvoir déclencher mécaniquement ».

De quoi s’agit-il ? De l’ « événement pédagogique », qui « constitue le noyau dur de notre identité professionnelle ». M. Meirieu le décrit ainsi : « Ce qui se passe à ce moment-là est, à proprement parler, extraordinaire : contre toutes les formes de fatalité et malgré toutes les difficultés objectives de l’entreprise, de la transmission intervient dans la classe. Des élèves apprennent, comprennent, progressent, alors que personne ne l’attendait plus. On se prend à réussir ce que les préparations les plus sophistiquées ne pouvaient même pas laisser espérer. On s’emballe. La situation échappe, tandis que, simultanément, le savoir habite complètement les paroles qui s’échangent. » Et il est entendu que « l’événement pédagogique ne peut être programmé par personne. Nous pouvons tout faire pour qu’il advienne, s’efforcer (sic) de le rendre plausible… Il reste toujours, heureusement, fabuleux. Même largement prévisible, il n’en demeure pas moins, quand il advient, inimaginable. »

Il est de fait que les élèves de ma génération ont connu, au cours de leur scolarité, des moments d’ « état de grâce » et M. Meirieu semble y faire allusion lorsqu’il évoque la « pureté cristalline » de l’école aux époques d’Alain Fournier et de Marcel Pagnol. Mais cet état de grâce tenait-il aux éléments du décor : tableaux noirs, encres violettes, blouses grises ? Ne tenait-il pas plutôt à l’école elle-même, à l’école instruisante, celle où l’élève apprenait, prioritairement à toute autre finalité ? Je ne suis pas sûr que le terreau de l’école réformée, l’école dite bien évidemment à tort par ses zélateurs émancipante, celle où l’élève « apprend à apprendre », collectivement et dans la perspective de « faire société », soit le terreau le plus favorable à la venue de cet état de grâce.

M. Meirieu en est-il conscient ? En tout cas, dressant une sorte de bilan personnel, il nous dit : « Mon principal tort – le mien sans doute et ceux (sic) de mes comparses (!) – a été de ne pas suffisamment placer l’acte de transmission au cœur de nos efforts… Nous avons trop fait à côté, quand il fallait faire au cœur. Nous n’avons pas suffisamment compris qu’on ne pouvait travailler « pour les élèves » qu’avec les professeurs. »

Question : que font donc depuis trente ans les pédagogues et les scientifiques de l’éducation, censément compétents et conscients de l’être ? Qu’a donc fait M. Meirieu lui-même, qui tient à s’inscrire dans l’une et l’autre des catégories, dans le cadre de sa contribution majeure des années 1990 à la formation des maîtres grâce à ses manuels et à sa manufacture d’outils et de méta-outils ?

Il semble que M. Meirieu se dépêtre de cet embarras en sortant par le haut, ou plutôt par une formulation dramatisante, qui nous a été révélée dans une conférence à Toulouse le 28 novembre 2008 : la pédagogie est une indignation industrieuse.

L’indignation est une position, peut-être plus exactement une posture. Tel un combattant, un joueur, un acteur, M. Meirieu a fait choix d’adopter cette posture.

Cette indignation se veut industrieuse. Elle œuvre en quête de sa terre promise. Elle ne semble pas l’avoir atteinte à ce jour. Et le chercheur-trouveur de la pédagogie n’évite pas toujours d’être la proie du doute.

Mais il se ressaisit bien vite. Le pédagogue se rassure et nous rassure par sa rigueur ; le scientifique de l’éducation se rassure et nous rassure par sa scientificité. J’en retiens, parmi d’autres, un seul exemple, extrait de la Lettre à un jeune professeur, en la note 5 de la page 35. M. Meirieu veut nous démontrer que le niveau général ne cesse de s’élever depuis que la puissance publique a choisi, bien qu’il juge ce choix timoré et bien insuffisant, de mettre en œuvre les principes et donc les dispositifs que lui-même préconise. Le raisonnement vaut son pesant d’or.

« Paradoxe apparent : le niveau général ne cesse de monter et, en même temps, le niveau que les professeurs constatent dans leurs classes ne cesse de baisser ! C’est, pourtant, une évidence arithmétique indiscutable ! Prenons, pour nous en convaincre, un exemple arbitraire parmi d’autres. En 1960, moins de 10 % de la tranche d’âge des jeunes de 15-16 ans sont en classe de Seconde de lycée. Ce sont, pour la plupart, des jeunes issus des classes moyennes et supérieures. Bien entourés, bien dirigés ( j’ajoute ici la précision qui manque : ayant derrière eux dix années d’école authentiquement instruisante ), ces élèves ont un bon niveau en orthographe, savent rédiger un texte correctement et obtiennent une moyenne de 12 sur 20 en dissertation de français… Quarante-cinq ans plus tard, plus de 70 % de la même tranche d’âge sont en Seconde : issus de milieux sociaux et culturels bien plus diversifiés, sans doute plus inégalement suivis par leurs familles et moins systématiquement stimulés par leur environnement ( j’ajoute ici la précision qui manque : ayant derrière eux dix années d’école et de collège où l’on construit son propre savoir et où l’on prépare l’homme nouveau), ils n’obtiennent sur la même dissertation qu’une moyenne de 8 sur 20… Le niveau des jeunes Français a-t-il vraiment baissé ? Petit calcul. En 1960, un élève de Seconde a, en moyenne, 12 sur 20 à sa dissertation ; donnons aux autres une note forfaitaire, pour le papier et le temps passé ( ?), de 2 sur 20 : la moyenne de la tranche d’âge est de 3 sur 20. Aujourd’hui, avec les mêmes modes de calcul, la moyenne de la même tranche d’âge sur le même exercice est de 6,2 sur 20 : elle a plus que doublé ! Hausse spectaculaire du niveau général, tandis que le professeur de Seconde voit, lui, les résultats baisser de 4 points ! Dans le même temps, le nombre d’élèves ayant 12 et plus a augmenté, mais ces élèves sont proportionnellement moins nombreux que jadis ! »

Le scientifique de l’éducation a tranché. Au pédagogue de conclure !

« Reste évidemment la seule vraie question : comment faire pour que l’accès aux études s’accompagne d’une hausse correspondante du niveau des élèves qui y accèdent ? Comment transformer « la démocratisation de l’accès » en « démocratisation de la réussite » ? C’est, évidemment, affaire de pédagogie. Et c’est ce dont nous parlons. »

Le scientifique de l’éducation s’est montré scientifique. Le pédagogue s’est montré rigoureux.

Le fabricant d’outils et de méta-outils peut rouvrir boutique pour vingt-cinq nouvelles années. Après avoir trop « fait à côté », il pourra « faire au cœur ». Et il méritera d’être noté, au moins pour le papier et le temps passé.

L’EXACERBATION DE LA CROISADE PÉDAGOGISTE

Arc-bouté sur cette caution de scientificité et de rigueur, M. Meirieu revêt d’une couche épaisse d’affectivité le discours tenu dans les manuels des années 1990. L’imprécation et l’injonction permanentes prennent le dessus, dans une dramatisation constante.

Il nous est dit en 1998 : « Le mépris dans lequel beaucoup de nos intellectuels, certains enseignants et une partie de l’opinion publique tiennent la pédagogie prépare la privatisation rapide du système scolaire Le service public d’éducation n’ a pas d’autre choix : investir massivement dans la pédagogie ou périr. »

Et de verser des larmes sur les familles qui, ne trouvant pas à l’école le secours et le recours, « se retournent vers des filières spécialisées, des officines douteuses » et, pour aller à la dramatisation, « des sectes millénaristes prêtes aujourd’hui à proliférer sur les décombres de la laïcité ». M. Meirieu n’est pas le premier, ni le seul, parmi ses « comparses », à utiliser avec culot ce discours artificieux. Cauteleux, benoîts, contristés, les réformateurs font lamentation sur le développement immodéré des cours particuliers, des soutiens extérieurs, des appuis familiaux qui, selon eux, vaudrait scandale. Mais quoi ? Qu’est devenu, de leur fait et du fait que l’Etat qui leur a prêté main forte, le pré carré de l’école ? Une fois la prairie dégarnie et la terre rendue inculte, comment faire empêchement et comment faire reproche à ceux-là qui le peuvent de brouter aux lisières ? Les plates-bandes prospèrent, à l’entour du massif en friche ? Qui s’en étonnerait ? Le scandale, et il est énorme, n’estt-il pas que l’école ait été mise à la friche, et qu’elle l’ait été par la grâce des réformateurs ? Hypocrisie suprême de ces derniers, ou alors inconscience absolue !

Et M. Meirieu persévère dans son être et surtout dans son projet.

La mission proprement politique de l’école ? Elle se réalise quand, « à la croisée du pédagogique et du social, tout à la fois, on apprend et on apprend à apprendre ensemble ».

« L’arme formidable contre toutes les formes de fatalité » ? C’est l’éducation démocratique à la démocratie.

« Bien mal inspiré », nous dit M. Meirieu, est celui qui oserait « accuser la pédagogie de promouvoir un spontanéisme échevelé qui, au nom du primat de la construction du savoir par l’enfant, le priverait de toute appropriation distanciée ».

« Comment, se demande-t-il pourtant, amener cet enfant à être, un jour, autonome si l’on ne le considère pas comme tel, avant même qu’il le devienne ? » Et de répondre : par « l’invention, la création, l’élaboration de méthodes qui permettent d’avancer sur deux pieds à la fois : en tension entre les pôles… » Cela est écrit et publié en 2008. Et nous voilà rendus aux termes mêmes d’André de Peretti en avril 1968. Devant le buisson obscur, sur un pied ou sur deux, nous titubons.

Serons-nous éclairés par l’énoncé de la solution préconisée, savoir « la rythmicité proprement pédagogique » ? Réponse : « L’éducation est d’abord exploration d’espaces inconnus, prise de risque, tentatives plus ou moins réussies, tâtonnements et stabilisation progressive de nouvelles capacités. » Voyez les propos d’ André de Peretti en 1968.

Et que doit faire, sur ces bases, « le professeur dans une société démocratique » ? « Face à la dictature de l’immédiateté, il doit travailler sur la temporalité. Quand, partout, on exalte la pulsion, il doit permettre l’émergence du désir. Contre les rapports de force institués, il doit promouvoir la recherche de la vérité et du bien commun. Pour contrecarrer la marchandisation de notre monde, il doit défendre le partage de la culture. Afin d’éviter la sélection par l’échec, il doit incarner l’exigence pour tous. »

Car M. Meirieu nous dit que la sélection sociale est toujours là. Parbleu ! Elle n’est pas toujours là. Elle est plus que jamais là. Pour une raison simple et suffisante, à savoir la quasi-disparition de toute sélection scolaire active. Active sur les bases de l’instruction, de l’exercice, du questionnement et de la notation. Dans l’école de la réforme, où l’élève, comme à l’auberge espagnole, ne trouve guère que ce qu’il a lui-même, sur ses ressources familiales, apporté, la prétendue sélection scolaire ne peut que décalquer la sélection sociale, comme le ferait une machine enregistreuse ou photocopieuse. Cette école-là ne sélectionne pas. Elle laisse venir. Ou, plus précisément, elle laisse venir les uns et elle laisse aller les autres. Pour être encore plus clair, elle laisse venir ceux qui le peuvent et laisse aller les autres là où ils peuvent. Après ? Eh bien !, les bons s’en sortiront toujours ! L’école de la nouveauté, celle où l’enfant et l’adolescent construisent leur savoir et sont appelés à construire l’homme et le monde de demain, cette école-là n’est pas celle de la sélection. C’est l’école de la jungle. J’ai développé ce point dans L’école en désarroi. Je me permets d’y renvoyer.

LA NOUVELLE POSTURE DE M. MEIRIEU : LA DIRECTION DE CONSCIENCE

On a vu qu’à partir de 1985 et pendant une quinzaine d’années M. Meirieu a tenu boutique de marchand d’outils et de méta-outils. Cette période lui a été on ne peut plus faste. Elle a été productrice en ouvrages et ces ouvrages ont accédé à la dignité, au statut et surtout au marché de manuels pour la clientèle des stagiaires des nouveaux instituts de la formation et des candidats aux concours du recrutement. Elle a été couronnée par des missions publiques et des fonctions de même nature qui n’ont pas été sans donner quelque prise au personnage sur le pouvoir de faire et le pouvoir d’empêcher dans le service public de l’Education.

Depuis plusieurs années, l’auteur suit un cheminement quelque peu différent. M. Meirieu n’a certes pas renoncé à son discours scientifique, rigoureux, normatif et prescriptif des années 1990. Pas davantage ne l’a-t-il renié. Une autre préoccupation a toutefois pris le relais. M. Meirieu semble avoir ouvert une entreprise de prestations intellectuelles, ou, plus exactement, éthico-affectives, qui tient à la fois du cabinet de conseil, de la cellule d’aide psychologique et de la direction de conscience. La première période était celle de l’affirmation des vérités décrétées. Le moyen en était le traité magistral. La deuxième période est celle du prosélytisme apostolique. Le moyen en est la Lettre. M. Meirieu a souvent écrit et il nous a redit sur une radio le 6 avril 2011 qu’il se définissait lui-même comme un maniaque de la correspondance. De fait, après avoir écrit à quelques-uns de ses « amis politiques » sur « la République et l’état de son école » en 1998, et avant d’adresser une Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, en 2009, il a donné, en 2005, une Lettre à un jeune professeur, où il se propose de débusquer, dit-il, « la dimension cachée du métier ». Il s’y révèle bon conseilleur et surtout bon vendeur de sa propre marchandise. « Au risque, dit-il, de prêcher pour ma paroisse, je ne peux que vous inviter à lire les pédagogues », et, plus précisément, les fascicules de L’éducation en questions, par Philippe Meirieu… Ainsi est assurée la continuité…

Cette période apostolique s’inscrit en effet sous le signe du démarchage commercial, comme en témoigne le titre de 2006, Ecole : demandez le programme ! Elle s’inscrit aussi sous le signe du prosélytisme, avec les deux éditions, en 2007 et 2008, de Pédagogie : le devoir de résister.

Dans cette nouvelle série d’ouvrages, une certaine évolution de l’expression est perceptible. Plus encore qu’antérieurement, l’auteur use préférentiellement de l’impératif, de l’exclamatif, de l’incantatoire. Le caractère dramatisant du propos est accentué. Fait nouveau : il arrive à M. Meirieu de s’abaisser à une familiarité d’expression ( vulgarisation oblige ? ) à laquelle il ne nous avait pas accoutumés. Il en est ainsi dans le paragraphe de Pédagogie intitulé « Rambo, le retour », où il stigmatise « tous ceux qui sont passés du côté de la certitude virile » et ont choisi de « se comporter en mecs, quoi ! » Soit dit en passant, il éprouve parfois quelque difficulté à occulter sa propre posture de « certitude virile » – faut-il dire de libertaire-totalitaire ? -, à qui aucune prescription n’interdira d’être prescriptif, comme il disait dès 1989, lorsqu’il réitère en 2006 : « Dans une école démocratique, la liberté pédagogique n’ a de sens qu’articulée à une pédagogie de la liberté. »

Au-delà de ces faiblesses et de ces pirouettes, il semble bien que, dans ses derniers livres, M. Meirieu veuille se rendre avant tout présentable, comme doit l’être un produit sur un marché.

Y réussit-il ? Suffit-il de chasser le naturel ?

Passons sur ce qui est véniel.

 D’abord, la persistance tenace du jargon, avec des formules adulées (« se mettre en jeu et se mettre en je ») et quelques nouvelles venues proliférantes dans leur répétitivité, telles ces pulsions archaïques que l’auteur se coltine en vue de les métaboliser.

Ensuite, la posture modeste, contrite, n’évitant peut-être pas toujours l’obséquiosité ou la démagogie envers le « jeune professeur » destinataire de l’ « écriture longue ».

Il y a plus grave. L’émotion est présente, toujours. Ne l’est-elle pas à l’excès ? L’auteur serait-il lui-même victime de cette « virilité archaïque », dont sont fascinées, selon lui, les jeunes générations ? Toujours est-il que la diabolisation extrême et poussée à la caricature, sur le registre de la condamnation intellectuelle et du discrédit moral, qu’il inflige à ceux qu’il appelle les antipédagogues interpelle le lecteur. Peut-être interpelle-t-elle M. Meirieu lui-même, si j’en réfère aux deux éditions de son livre. Dans l’une comme dans l’autre, les réprouvés sont accusés d’ignorance, d’incompétence, d’aveuglement, de danger pour la démocratie, sans parler de pensée paresseuse et de pensée magique, sinon de pensée totalitaire. Dans la première édition, ils sont aussi crédités et fustigés à ce titre, de mauvaise foi. C’est là une accusation fort grave, que je me garderais d’adresser à M. Meirieu lui-même, dont j’ai toujours dit et pensé qu’il n’était pas de mauvaise foi, mais de foi. Est-il permis d’écrire ces mots dans l’emportement de la passion ? M.Meirieu a dû se poser la question, car ce chef d’accusation a disparu de l’édition de 2008. « Ecrire impose d’être au plus près du plus juste », tel est le précepte que nous livre la Lettre de 2009. M. Meirieu, qui prône, on l’a vu, l’écriture longue et qui suggère de progresser par versions successives et retravaillées d’un texte avant son évaluation finale, a donc choisi, pour rendre le paquet plus présentable, de retirer l’emballage trop voyant de la mauvaise foi. C’est un premier pas.

Il en reste d’autres à franchir pour que M. Meirieu accorde à ceux qui ne pensent pas comme lui le traitement d’équité qu’il réclame pour ses « comparses » en pédagogie : « Il faudrait, par honnêteté intellectuelle, revoir les accusations qui sont, avec tant de légèreté, portées contre eux. »

Je ne retiens qu’un exemple, lequel est d’une gravité qui nous fait peut-être passer de la faute vénielle au péché mortel. C’est l’utilisation, dont M. Meirieu ne sait pas toujours se garder, du procédé de l’amalgame. Dans Pédagogie : le devoir de résister, en son édition de 2008 et aux pages 36-37, M. Meirieu écrit : « En pourfendant les « projets scélérats de l’école unique », conformément à la grande tradition de l’extrême droite (J.-M. Barreau, 1998-2003), les antipédagogues récusent l’expression de « culture commune » qu’ils considèrent comme une idéologie dangereuse : ce serait une sorte de condensé minimaliste de slogans et de savoir-faire, un prêt à penser douteux, cheval de Troie des dogmes libéraux-libertaires, avec pour vocation de normaliser les élèves et de contrôler les esprits (D. Kambouchner, 2000). »

Depuis plus de vingt-cinq ans, les positions et les préconisations de M. Meirieu sur l’école ont été contestées par des gens de tous les bords de l’échiquier politique, ainsi que par des personnes ne faisant état d’aucun engagement sur ce terrain. Existe-t-il un lien entre la tradition qu’évoque M. Meirieu au début de son texte et la position de Denis Kambouchner ? Ni la lecture d’Une école contre l’autre, ni le débat ayant opposé son auteur à M. Meirieu le 5 mai 2001, dont le texte a été publié dans la Revue française de pédagogie ne permettent de l’inférer. A moins donc que M. Meirieu dispose sur ce point d’informations sûres et avérées, je lui suggère, puisque écrire impose d’être au plus près du plus juste, de faire disparaître ces quelques lignes, en vue d’une éventuelle édition nouvelle, retravaillée et plus présentable.

Le conseil vaut pour l’épreuve écrite. Il vaut aussi pour l’épreuve orale. Il m’est arrivé d’entendre, il y a quelques années lors d’une conférence, M. Meirieu s’en prendre sans aménité aux quelques téméraires qui, dans une salle truffée de fidèles, osaient mettre en cause tel point de la doctrine. L’alacrité ironique, puis la hargne les renvoyaient au néant : « Vous lisez Marianne chaque semaine… » Me sont alors revenues en mémoire certaines confidences des stagiaires des instituts de la formation…

Il ne fait pas bon être d’un avis opposé à M. Meirieu…

                                                       Jean-Paul Riocreux

                                                               ancien inspecteur d’académie

Bibliographie des œuvres de M. Philippe Meirieu

Itinéraire des pédagogies de groupe – Apprendre en groupe ? 1, Lyon, Chronique sociale, 1ère édition 1984, 7ème édition 2000 (202 pages). Outils pour apprendre en groupe – Apprendre en groupe ? 2, Lyon, Chronique sociale, 1ère édition 1984, 7ème édition 2000 (202 pages). L’école, mode d’emploi – Des « méthodes actives à la « pédagogie différenciée« , Paris, ESF éditeur, 1ère édition 1985, 14ème édition 2004 (188 pages). Apprendre… oui, mais comment, Paris, ESF éditeur, 1ère édition 1987, 21ème édition 2009 (194 pages). Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, ESF éditeur, 1ère édition 1989, 8ème édition 1995 (158 pages). Le choix d’éduquer – éthique et pédagogie, Paris, ESF éditeur, 1ère édition 1991, 9ème édition 2005 (198 pages). Emile, reviens vite, ils sont devenus fous, en collaboration avec Michel Develay, Paris, ESF éditeur, 1ère édition 1992, 4ème édition 1994 (208 pages). L’envers du tableau – Quelle pédagogie pour quelle école ?, Paris, ESF éditeur, 1ère édition 1993, 3ème édition 1997 (282 pages). La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF éditeur, 1ère édition 1995, 2ème édition 1996 (282 pages). Frankenstein pédagogue, Paris, ESF éditeur, 1ère édition 1996, 4ème édition 2003 (128 pages). L’école ou la guerre civile, en collaboration avec Marc Guiraud, Paris, Plon, 1997 (212 pages), épuisé. Lettres à quelques amis politiques sur la République et l’état de son école, Paris, Plon, 1998 (178 pages), épuisé. Des enfants et des hommes – Littérature et pédagogie 1, Paris, ESF éditeur, 1999 (134 pages). L’école et les parents : la grande explication, ouvrage collectif dirigé en collaboration avec Daniel Hameline, Paris, Plon, 2000 (260 pages), réédité aux éditions Presses-Pocket, 2001, épuisé.

L’éducation en questions, série de huit fascicules accompagnant les films présentés sur France 5 et consacrés aux grandes figures de la pédagogie.

Fascicules parus :

Célestin Freinet, ou comment susciter le désir d’apprendre ?

Maria Montessori, ou peut-on apprendre à être autonome ?

Janusz Korczak, ou comment surseoir à la violence ?

Fernand Oury, ou y a-t-il une autre loi possible dans la classe ?

Jean Gaspard Itard, ou tous les enfants peuvent-ils être éduqués ?

Joseph Jacotot, ou peut-on enseigner sans savoir ?

Léon Tolstoï, ou doit-on croire les enseignants sur parole ?

Johann Heinrich Pestalozzi, ou que faire avec des enfants qui ne veulent pas de vous ?

Mouans-Sartoux, PEMF éditeur, 2001 (48 pages chacun).

La machine-école, entretiens avec Stéphanie le Bars, Paris, Gallimard-Folio Actuel-Le Monde, 1ère édition 2001, 3ème édition 2003 (264 pages). Repères pour un monde sans repères, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 (280 pages). Le pédagogue et les droits de l’enfant : histoire d’un malentendu ? Genève, Editions Tricorne, 2002 (46 pages), épuisé. De l’autre côté du monde : figures et légendes de la mythologie grecque, en collaboration avec Victor Caniato, Lyon, Stéphane Bachès éditeur, 2002 (100 pages). Deux voix pour une école, dialogue avec Xavier Darcos, Paris, Desclée de Brouwer, 2003 (204 pages) (écouter l’émission de radio « A plus d’un titre » sur l’histoire et le contenu de ce livre). Récits d’enfance, Paris, Desclée de Brouwer, 2003 (136 pages). Faire l’école, faire la classe, Paris, ESF éditeur, 2004 (188 pages). Le monde n’est pas un jouet, Paris, Desclée de Brouwer, 2004 (360 pages). Les devoirs à la maison – Parents, enfants, enseignants : pour en finir avec ce casse-tête, nouvelle édition refondue et complétée, Paris, La Découverte, 2004 (152 pages). L’obligation de résultats en éducation, coordonné avec Claude Lessard, Bruxelles, De Boeck, 2005 (328 pages), édité également aux Presses de l’Université de Laval, Montréal, Canada. Nous mettrons nos enfants à l’école publique…, Paris, Mille et une nuits, 2005 (110 pages). Lettre à un jeune professeur, Paris, ESF éditeur-France-Inter, 2005 (96 pages). L’enfant, l’éducateur et la télécommande, entretiens avec Jacques Liesenborghs, Bruxelles, Labor, 2005 (204 pages). Ecole : demandez le programme !, Paris, ESF éditeur-France-Inter-Le Café pédagogique, 2006 (160 pages). Pourquoi est-ce (si) difficile d’écrire ?, Paris, Bayard-Jeunesse, 2007 (64 pages). Pédagogie : le devoir de résister, Paris, ESF éditeur, 2007 (128 pages). Une autre télévision est possible, Lyon, Chronique sociale, 2007 (128 pages). Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Paris, 2009, Rue du Monde (320 pages).

Annexe

Pourquoi en est-on arrivé là ?

par Jean Violette

Il y a certes le poids des individualités comme celle qui vient d’être honorée aujourd’hui par le prix Lyssenko, mais y a aussi des raisons de fond au délire pédagogique au sein de l’Education nationale.

1) D’abord, la droite ne s’est pas assez préoccupée de l’école et encore moins de la pédagogie, à l’exception du Club de l’Horloge, des campagnes du Figaro-Magazine dans les années quatre-vingt sur les manuels scolaires et de certaines initiatives de la nouvelle droite (revue Nouvelle éducation par exemple).

C’est la gauche seule qui a investi à long terme ces questions et sans réelle contradiction publique.

– Car la droite parlementaire n’a abordé la question scolaire que sous l’angle de la préservation de l’école libre, c’est-à-dire de la possibilité d’échapper à l’école publique.

De même pour la réforme de la carte scolaire, qui offre la possibilité d’échapper aux établissements les plus dégradés. C’était important, mais pas suffisant : car la concurrence exercée par l’école libre a été impuissante à éviter les dérapages de l’école publique.

Le « marché de l’enseignement », comme une certaine droite libérale le croyait dans les années quatre-vingt, n’a pas fonctionné, en tout cas pas dans le sens imaginé. Le succès de l’enseignement privé ou libre n’a nullement incité l’Education nationale à se réformer. Il a au contraire joué le rôle de soupape de sécurité pour un système en risque d’imploser, en permettant à un nombre croissant d’enfants d’y échapper.

Mais tout se passe comme si la droite avait ainsi abandonné les enfants des autres à leur triste sort. Comme l’écrit Sophie Coignard dans son livre Le Pacte immoral (Albin Michel, 2011), les politiques s’accommodent d’un grand écart prodigieux entre le discours (l’éducation nationale serait une priorité nationale) et la réalité (les performances éducatives du système diminuent) : mais c’est parce que ce sujet « ne passionne pas nos éminences. La plupart d’entre elles ont été, si l’on ose dire, à bonne école » (page 102) et leurs enfants et petits-enfants également : ils ont su échapper au mammouth.

Pire, la droite depuis 1968 a fait le jeu de la gauche en la matière : ce sont des ministres qui n’étaient pas tous de gauche qui ont mis en œuvre le plan Langevin-Wallon et ses succédanés – comme le collège unique – et qui ont cautionné de leur autorité toutes les dérives des pédagomanes. Or tout était connu et analysé dès les années soixante-dix, pour la simple raison que les révolutions pédagogiques introduites en France au nom des « sciences de l’éducation » n’avaient rien d’original : elles avaient déjà été mises en œuvre ailleurs – notamment aux Etats-Unis – avec des résultats tout aussi catastrophiques. La droite ne peut en la matière plaider l’ignorance. Il suffisait de se renseigner et de lire un peu…

Car les pédagogues à la Philippe Meirieu sont à la pédagogie ce que les tenants de l’art dit moderne ou contemporain sont à l’art : ce sont des imposteurs qui se contentent de remettre au goût du jour de vieilles lunes conçues à la fin du XIXème siècle pour l’essentiel ou au XVIIIème siècle, mais qu’ils présentent pourtant comme des nouveautés révolutionnaires. Et des imposteurs qui imposent un nouvel académisme, pédant et intolérant de surcroît, au nom du progressisme.

Car, quand Philippe Meirieu affirme par exemple qu’il faut « faire le deuil de la maîtrise, pour accepter l’émergence de l’autre dans son altérité » (cf. Des enfants et des hommes, 1999), il ne fait que reprendre – dans un français obscur au surplus – ce que déclarait l’Américain John Dewey, père de « l’éducation nouvelle », au tout début du siècle dernier, à savoir que « pour enseigner le latin à John il n’est pas nécessaire de connaître le latin, mais de connaître John » ! On le voit, John Dewey était plus lisible que Philippe Meirieu ! Ou bien il reprend ce qu’affirmait le pédagogue soviétique Makarenko (1888-1939), pour qui la relation maître-élève devait être cassée (« Je répète qu’un tel couple n’existe pas. Pour cette raison, les méthodes d’enseignement et d’éducation ne doivent pas être déduites du rapport éducatif maître-élève. » La pédagogie socialiste, Théo Dietrich Maspero, 1973).

Ou de copier Jean-Jacques Rousseau, qui écrivait dans L’Emile : « J’appelle plutôt gouverneur que précepteur le maître de cette science, parce qu’il s’agit moins pour lui d’instruire que de conduire. Il ne doit point donner de préceptes, il doit les faire trouver ».

– Malheureusement, vis-à-vis de l’école la droite s’est cantonnée dans une posture passive et non pas offensive, posture dont les deux mamelles étaient l’évitement et le lâchage.

L’évitement : éviter d’abord le ministère de l’Education nationale (car ce portefeuille ministériel est perçu comme une corvée, voire une sanction), éviter le conflit social, éviter la mauvaise rentrée scolaire, éviter les vagues, éviter les manifestations d’étudiants, éviter de mettre ses enfants dans l’école publique. En déversant au surplus une part croissante du budget de l’Etat dans le gouffre opaque de l’Education nationale [depuis 1980 le budget moyen par élève a augmenté de 80 % selon Luc Chatel – Les Echos du 27 avril 2011 -] ou de l’université pour acheter la paix sociale. Au demeurant, la durée moyenne de passage d’un ministre rue de Grenelle est de deux ans, alors que les réformes pédagogiques ne produisent que des effets à moyen et long terme : les mauvais résultats ont donc toutes les chances de ne pas apparaître tout de suite et ce sont donc les successeurs qui auront à les gérer.

Le lâchage, sport auquel, à la différence de la gauche, elle excelle. Les ministres de droite qui ont essayé de réformer le mammouth ont tous, tôt ou tard, été lâchés par l’exécutif ou leur majorité, au premier incident… Il va de soi que cette attitude n’a pas contribué à soutenir les bonnes volontés.

Et, pour couronner le tout, la droite parlementaire se donnait bonne conscience en jouant périodiquement [le temps d’une élection…] les pleureuses devant les résultats médiocres de l’institution. Pleure comme une femme ce que tu n’as pu défendre comme un homme, comme dit la légende arabe !

 Cette attitude a conduit la droite au « KO » idéologique. Et c’est le « KO » idéologique qui a ouvert la voie au « KO » pédagogique, car les dérives pédagogiques ont non seulement été tolérées, mais aussi reconnues, encouragées et distinguées. Et les Philippe Meirieu ont eu toute latitude pour expérimenter sur les enfants des autres leurs théories bizarres…

 Nous payons aujourd’hui collectivement les conséquences de cette non-stratégie, de cette bataille non livrée et du monopole idéologique exercé par la gauche sur les questions d’enseignement.

2) Ensuite, le bouleversement de la pédagogie cache aussi des intérêts discrets, mais puissants :

Des intérêts économiques d’abord.

Car, derrière le bouleversement des méthodes pédagogiques, il y a aussi le monde tentaculaire de l’édition scolaire (10 % du total de l’édition) et des techniques de communication. Car, à chaque nouveau programme, il faut de nouveaux manuels et supports pour l’élève et pour l’enseignant, de nouvelles « mallettes pédagogiques » gentiment proposées par certains groupes industriels, de nouveaux ordinateurs à vendre, de nouveaux « échanges culturels » ou linguistiques à organiser. Et puis il y a aussi les fructueuses officines de soutien et de rattrapage scolaire ou universitaire pour pallier les graves déficiences du système public. Rattrapage qui profite aussi aux enseignants qui ne l’assurent pas toujours gratuitement. Marché d’environ 800 millions d’euros par an d’après le ministre de l’Education nationale (débats du sénat du 30 mars 2011), auquel il faut ajouter le crédit d’impôt pour les dépenses de soutien scolaire privé. Il faut aussi citer les psychologues scolaires, qui ont vu s’ouvrir un fructueux marché pour lutter contre les prétendus troubles des élèves (dyslexie par exemple), résultant en réalité de l’institution elle-même.

Au fur et a mesure que l’école s’est écartée de l’enseignement des disciplines et des humanités, elle est devenue plus perméable, au nom des activités d’éveil, aux groupes d’intérêt, aux marques et aux intérêts mercantiles. Bien qu’elle enseigne mal l’économie au surplus !

Des intérêts corporatistes ensuite.

Le bouleversement pédagogique a aussi facilité le laxisme de certains enseignants, conséquence d’une baisse de motivation liée notamment à l’évolution du recrutement (le métier d’enseignant est de moins en moins une vocation, le niveau des concours de recrutement tend à la baisse) : il est plus facile de demander aux élèves de faire un exposé, d’exprimer leur « créativité » ou leur « maîtrise du discours », que de préparer un cours. Il est plus facile de demander aux élèves de « commenter l’actualité » que d’enseigner des disciplines et de contrôler l’acquisition des connaissances. Il est plus facile d’être laxiste en matière de comportement des « apprenants » que de faire régner l’ordre dans des classes hétérogènes. La déconstruction des instruments sanctionnant l’acquisition des connaissances des élèves (notation, contrôles, redoublement), autre volet de la révolution pédagogique mise en œuvre en France, permet en effet du même coup d’éviter d’apprécier… les performances réelles des enseignants. D’où aussi sans doute l’adhésion syndicale au discours sur la non-sélection des élèves…

Il est comique de voir les mêmes organisations syndicales qui ont couvert ou encouragé ces dérives depuis des années se plaindre aujourd’hui d’être victimes… de l’insécurité et de la violence dans les établissements scolaires. Ou bien de déplorer que l’école ne contribue plus à « l’intégration » des étrangers : comment pourrait-il y avoir intégration à un modèle culturel alors même que l’on a détruit l’enseignement des humanités ? Ces pompiers incendiaires sont comiques et tristes à la fois.

Des intérêts idéologiques enfin.

– Les dérives pédagogiques ont aussi eu pour fonction de tenter de masquer l’échec manifeste du dogme égalitaire dans l’enseignement, du fait de la croissance, puis du caractère de plus en plus hétérogène de la population scolaire. Elles ont un caractère fonctionnel.

L’école publique dans la seconde moitié du XXème siècle a déjà eu beaucoup de mal à relever le défi de la démocratisation de l’enseignement – conséquence de l’explosion des naissances des années cinquante – et à répondre à la demande sociale en faveur d’un accès large à l’université, dans des conditions de sélectivité et donc de qualité suffisantes.

Mais elle ne se relève pas du choc de l’immigration de peuplement.

Le pédagogisme a eu pour fonction idéologique de légitimer la baisse des exigences de l’enseignement public, consécutive à l’arrivée massive – bien qu’elle soit inégalement répartie sur le territoire – d’une population scolaire maîtrisant mal la langue, la culture française et aux aptitudes académiques inégales, derrière le pathos de nouveaux référentiels éducatifs. Au nom de l’idée – en réalité discriminante – que, puisque les publics changeaient, il fallait changer « les méthodes et les contenus » et en particulier réduire la transmission des normes et des traditions culturelles. A bas l’étude de La Princesse de Clèves : ce n’est utile ni aux enfants de pauvres ni aux enfants d’immigrés ! Tel était le curieux mot d’ordre de ces nouveaux progressistes qui voulaient « briser la transmission des savoirs », tout en se lançant périodiquement dans des campagnes contre « l’illettrisme ».

Le bouleversement pédagogique n’est donc pas neutre idéologiquement : il s’inscrit dans le mouvement de rééducation et de déracinement de l’homme européen, qui est à l’oeuvre depuis la seconde moitié du XXème siècle.

La pédagogisme n’est pas seulement fou ou risible : il est en réalité au service d’un projet cynique de domestication.

La véritable révolution pédagogique qui a été mise en œuvre sous l’influence des pédagomanes comme Philippe Meirieu s’inscrit totalement dans le sens de l’idéologie de la super-classe mondiale dominante (ce qui est normal, car « l’esprit de mai 1968 » a en réalité été le brise-glace du néo-capitalisme et du mondialisme qui perçoit les cultures, les spécificités et les disciplines non marchandes comme autant d’obstacles à son pouvoir et qu’il fallait détruire).

La révolution pédagogique est en réalité en effet :

un vecteur du déracinement culturel par la déstructuration des humanités traditionnelles (langues anciennes , histoire, orthographe) ; la promotion des disciplines abstraites comme outil principal de sélection (mathématiques) ; « la lutte contre les stéréotypes » : c’est-à-dire la lutte contre la représentation traditionnelle du modèle culturel français et européen (mixité) . Procède aussi de ce mouvement « l’ouverture » aux autres cultures (toujours à sens unique et jamais critique : donc relativiste). La promotion d’une approche avant tout critique de l’histoire européenne seule (esclavage, colonisation, persécutions religieuses ou raciales) contribue à développer la haine de soi et de sa culture ; la valorisation du métissage au nom de l’antiracisme produit les mêmes effets indirects.

un vecteur de l’anglicisation de la culture, l’anglais devenant langue obligatoire de référence (dès la maternelle) ; puisque c’est la langue des dominants (Dieu merci, les performances de l’Education nationale en matière d’apprentissage des langues sont mauvaises !)

un vecteur du développement de l’individualisme et de déstructuration des familles (droits de l’enfant, promotion des préférences sexuelles, volonté de couper l’école de la famille par des pratiques pédagogiques de rupture, on voit même maintenant qu’il faut favoriser l’accès des « apprenants » à la contraception, etc.) ;

un vecteur de diffusion d’une culture de la facilité (suppression des notes, de la sélection officielle [mais la sélection officieuse, elle, se porte très bien…], encouragement à l’expression [collective, car c’est plus « citoyen »], valorisation de l’oral et de l’image par rapport à l’écrit, de la spontanéité/créativité). L’école a été en effet non seulement incapable de relever le défi des media et des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), qui ont transformé les « apprenants » en consommateurs passifs de données, d’images et de sons, mais elle s’est jetée tête baissée dedans, au nom de la « modernité » et de la « citoyenneté » : il est désormais plus facile de récupérer une notice sur Wikipedia pour préparer à la va-vite un « exposé » que de lire un livre (on recommande même parfois de visionner un film tiré du livre en lieu et place de lire le livre… c’est plus rapide et plus facile).

Mais cette révolution pédagogique – qui repose aussi sur l’idée bizarre [commerciale en fait, cf. la méthode Assimil] que l’on pourrait s’instruire en s’amusant, que l’enseignement [et plus encore l’éducation] pourrait être ludique – débouche en réalité sur un dressage : sur un apprentissage de la soumission à l’égard du système, en particulier de la soumission aux media et au politiquement correct, c’est-à-dire à la nouvelle idéologie dominante.

Le système a en effet besoin d’individus déracinés et déculturés, d’électeurs conformes, de consommateurs fidèles et de travailleurs résignés, trop heureux d’avoir un emploi. Les pédagomanes les lui fournissent.

On vient de voir sur nos écrans de télévision qu’il faudrait proscrire les gifles qui seraient, paraît-il, des « violences éducatives » néfastes. Mais que dire de la violence éducative instituée qui consiste chaque année à déverser sur le marché du travail des milliers de jeunes déracinés, maîtrisant mal la langue et la lecture, ne connaissant ni l’histoire ni la géographie de leur pays et qui ne savent pas rédiger un CV sans faire vingt fautes d’orthographe ni comment se comporter face à un adulte lors d un entretien d’embauche ?

Il faudrait rappeler ce qu’écrivait Jean-Jacques Rousseau sur ce plan dans Emile ou de l’éducation – qui est une sorte de manuel de manipulation toujours très actuel – : « Prenez une route opposée avec votre élève ; qu’il croie toujours être le maître et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le jeune enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien n’est-il pas à votre merci ? ». Jean-Jacques Rousseau était certes optimiste : le maître aujourd’hui ne maîtrise plus l’élève. Mais celui-ci n’en est que plus à la merci du Système.

Les pédagogues à la Philippe Meirieu sont en réalité des idiots utiles au service du Système et de la nouvelle classe dominante.

3) Il y a quand même une bonne nouvelle : la glaciation pédagogique qui a commencé en 1968 a commencé de fondre : tout simplement à l’épreuve des faits, comme c’est toujours le cas avec les utopies.

– Il y a d’abord un phénomène générationnel simple : les anciennes générations d’enseignants ont surtout profité de la révolution pédagogique, qu’elles ont contribué sinon à instaurer, en tout cas à promouvoir, mais elles partent désormais en retraite. Elles sont remplacées par de nouvelles générations d’enseignants qui, elles, sont surtout confrontées aux effets pervers de la mise en œuvre des recettes miracle des pédagomanes : manque de respect, manque de motivation des élèves, violences, refus de suivre certains cours pour différentes raisons, hétérogénéité des classes, diminution des performances, etc. Elles sont en outre moins motivées et plus féminisées que leurs anciens.

Et elles ont donc tendance à se retourner contre l’institution scolaire comme responsable [à juste titre] de ces dérives (cf. l’attitude des enseignants victimes de violences de la part des élèves ou des parents d’élèves, mais qui portent plainte contre… leur hiérarchie).

Les effets sociaux catastrophiques de la dégradation de l’enseignement public apparaissent ensuite de plus en plus clairement : la mobilité sociale se réduit, les performances diminuent, la violence prospère.

D’après l’OCDE, qui mesure « l’équité » des systèmes d’enseignement des pays développés, la France serait la championne de la prédestination scolaire en fonction de l’origine sociale (Haut conseil de l’éducation, Le collège. Bilan des résultats de l’école, 2010).

Les performances éducatives sont en outre d’une médiocrité désormais mesurable et publique :

En 2007, 19 % des élèves sont en graves difficultés de lecture à l’entrée en 6ème (31,3 % dans les ZEP). D’après le Haut conseil de l’éducation, 40 % des élèves sortent du CM2 avec de « graves lacunes » (L’école primaire, 2007). Selon l’enquête PISA (Program for International Student Assesment, réalisée tous les trois ans par l’OCDE), en 2006 22 % des élèves de quinze ans ne maîtrisent pas la lecture. 21,4 % des jeunes gens testés lors des JAPD en 2008 se révèlent être des « lecteurs inefficaces ». Le taux d’échec en première année universitaire est de 50 %, etc.

Ces difficultés ont tendance à se cumuler dans le temps, puisque les jeunes en échec restent dans un système qui prétend exclure la sélection et qui n’arrive pas à mettre en œuvre un « soutien » adapté à leur intention. Elles sont renforcées en retour par un effet d’écrémage/fuite des meilleurs hors du système de l’Education nationale. Comme le dit fort bien Jean-Paul Riocreux (L’école en désarroi), cette école formatée conformément aux préconisations des Philippe Meirieu ne sélectionne pas en effet : elle laisse hypocritement le monde réel s’en charger à sa place. C’est donc l’école de Ponce Pilate.

– Par conséquent, la remise en cause des méthodes pédagogiques qui ont manifestement démontré leur inefficacité ou leur nocivité n’est plus aujourd’hui un sujet tabou (cf. Laurent Schwartz au début des années quatre-vingt, le rapport Thélot de 2004 sur l’échec du collège unique, la circulaire Robien de janvier 2006 sur l’apprentissage de la lecture, la remise en cause du rôle des IUFM ; 67 % des Français réclament la remise en cause du collège unique, 81 % constatent que beaucoup d’élèves maîtrisent mal les bases à la fin du primaire – sondage CSA/APPEL -, etc .). Il suffit d’entrer dans une librairie pour voir que les ouvrages critiques sur les dérives de l’Education nationale sont de plus en plus nombreux. Cette remise en cause s’appuie sur les faits. Les contrôles d’aptitudes conduits selon des méthodes internationales relèvent publiquement la baisse de compétence des élèves français dans la durée, malgré une durée d’enseignement en général plus longue et des programmes plus fournis que dans les autres pays européens : donc une productivité éducative médiocre et au surplus en baisse dans notre pays, ce qu’il est de moins en moins possible de cacher.

Il y a d’ailleurs des enseignants qui s’efforcent depuis longtemps de retourner en catimini aux méthodes « traditionnelles », mais en réalité éprouvées. Ce sont des résistants dont on reconnaîtra un jour les mérites, alors qu’aujourd’hui ils sont encore marginalisés, voire sanctionnés par le Système.

Il en va de l’enseignement comme de l’endettement public : il s’agit de phénomènes d’accumulation qui ne produisent leurs effets que dans la durée. Il y a d’ailleurs beaucoup de points communs entre la fuite en avant dans l’endettement et l’implosion du système éducatif :

dans les deux cas ce sont les générations futures que l’on sacrifie au profit d’intérêts à court terme ; dans les deux cas le sentiment s’impose progressivement qu’on ne peut plus continuer ainsi ; dans les deux cas on sait ce qu’il faut faire. On sait ce qu’il ne faut pas faire. Il manque seulement la volonté de le faire et le courage de le faire.

Le dernier chapitre de l’ouvrage du Club de l’Horloge, L’école en accusation, paru en 1984 – soit il y a vingt-sept ans et un an avant que Philippe Meirieu publie son livre L’école mode d’emploi -, s’intitulait « Pour un vrai changement dans l’école ». Il est toujours d’actualité et je vous y invite à vous y reporter.

C’est sans doute un peu frustrant d’avoir prêché dans le désert. Mais c’est aussi réconfortant de savoir que le temps des Philippe Meirieu – qui était déjà dénoncé dans L’école en accusation – est désormais compté.