L’Occident sans l’islam
Le choix du lauréat du prix Lyssenko s’imposait, cette année, à la suite de ce que l’on a appelé l’affaire Gougenheim. Roger-Paul Droit avait publié dans les colonnes du Monde, le 4 avril 2008, un excellent compte rendu du livre de Sylvain Gouguenheim qui venait de paraître aux éditions du Seuil sous le titre : “Aristote au Mont Saint-Michel”, et le sous-titre : “Les racines grecques de l’Europe chrétienne”. Dans la présentation qui figurait en première page du journal, on pouvait lire : “L’Occident sans l’islam. Remettant en cause une idée solidement installée, l’historien Sylvain Gouguenheim conteste que le savoir des Grecs ait été transmis à l’Europe par le monde musulman.” Solidement installée, en effet, puisque le président Jacques Chirac n’avait pas craint de déclarer, en 2003 : “Les racines de l’Europe sont autant musulmanes que chrétiennes”[1] (sic).
Et Roger-Paul Droit de développer : “Etonnante rectification des préjugés de l’heure, ce travail de Sylvain Gouguenheim va susciter débats et polémiques. (…) Cet universitaire des plus sérieux met à mal une série de convictions devenues dominantes. Ces dernières années, en suivant notamment Alain de Libera ou Mohamed Arkoun, Edward Saïd ou le Conseil de l’Europe, on aurait fait fausse route sur la part de l’islam dans l’histoire de la culture européenne. Que croyons-nous donc ? En résumé ceci : le savoir grec antique (…), après avoir tout à fait disparu d’Europe, a trouvé refuge dans le monde musulman, qui l’a traduit en arabe, l’a accueilli et prolongé, avant de le transmettre finalement à l’Occident, permettant ainsi sa renaissance (…). Selon Sylvain Gouguenheim, cette vulgate n’est qu’un tissu d’erreurs, de vérités déformées, de données partielles ou partiales. (…) Somme toute, contrairement à ce qu’on répète crescendo depuis les années 1960, la culture européenne, dans son histoire et son développement, ne devrait pas grand-chose à l’islam. En tout cas, rien d’essentiel. Précis, argumenté, ce livre qui remet l’histoire à l’heure est aussi fort courageux.”
L’article du Monde a aussitôt déclenché les orgues de Staline contre le malheureux écrivain. Daté du 28 avril 2008, un “Appel des enseignants, chercheurs, personnels, élèves et anciens élèves de l’ENS-LSH [Ecole normale supérieure Lettres et sciences humaines]”, établissement sis à Lyon où Sylvain Gouguenheim est professeur d’histoire médiévale, appel qui porte plusieurs centaines de signatures, dénonce sans rire, selon le procédé éprouvé du voleur qui crie : “Au voleur !”, les prétendues “prises de position idéologiques de Sylvain Gouguenheim (qui) n’engagent en rien les membres de son école” et affirme l’attachement des pétitionnaires “à la nécessaire distinction entre recherches scientifiques et passions idéologiques”[2]. Il était difficile d’être plus hypocrite. La référence à l’objectivité scientifique ne manque pas de sel, quand on a fréquenté les écrits des partisans de la thèse des racines musulmanes ou de “l’héritage oublié”, comme dit Alain de Libera, le chef de file de ce courant de pensée.
Reconnaissons qu’Alain de Libera, pour sa part, est moins tartuffe que ses camarades. Il ne cache pas son jeu, qui est ouvertement idéologique. Dans un article de Télérama du 28 avril 2008, il se déchaîne ainsi contre Gouguenheim : « Les amateurs de croisade pourraient y regarder avant d’appeler le public à la grande mobilisation contre les sans-papiers. (…) Je “nous” croyais sortis de ce que j’ai appelé il y a quelques années (…) : la “double amnésie nourrissant le discours xénophobe” (…). Je croyais naïvement qu’en échangeant informations, récits, témoignages, (…) nous, citoyens du monde, étions enfin prêts à revendiquer pour tous (…) le “grand héritage humain”. C’était oublier l’Europe aux anciens parapets. (…) Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la laisse au “ministère de l’immigration et de l’identité nationale” et aux caves du Vatican. » Ainsi Libera énonce-t-il d’emblée, sur le ton de la rage, l’enjeu politique et idéologique de l’affaire Gouguenheim. Alors qu’il s’agit en apparence, au départ, d’une controverse érudite sur les traductions d’Aristote ou sur l’influence du philosophe musulman Averroès en Occident, il nous conduit directement dans une polémique très actuelle sur la place de l’islam en France…
“L’héritage oublié”
Dès la première page de son livre, Sylvain Gouguenheim n’avait pas craint de contester Libera et sa thèse de l’héritage oublié, entendez, de l’héritage qui nous viendrait de l’Islam et que nous, Occidentaux, aurions oublié : « S’impose maintenant l’image biaisée d’une chrétienté à la traîne d’un “Islam des lumières” auquel elle devrait son essor, grâce à la transmission d’un savoir grec dont l’époque médiévale aurait perdu les clés. On parle d’un “héritage oublié” dont il faudrait rendre conscients les Européens. » “On”, c’est Alain de Libera, qui intitule “L’héritage oublié” l’un des chapitres de Penser au moyen âge[3], où il écrit notamment : « Que les “Arabes” aient joué un rôle déterminant dans la formation intellectuelle de l’Europe (est une chose) qu’il n’est pas possible de “discuter” à moins de nier l’évidence. La simple probité intellectuelle veut que la relation de l’Occident à la nation arabe passe aujourd’hui par la reconnaissance d’un héritage oublié. »[4] La seule “évidence” qu’il nous paraît impossible de nier, pour notre part, c’est que le lauréat du prix Lyssenko recourt ici à la rhétorique de l’intimidation pour dissimuler la faiblesse de ses arguments et que la “probité intellectuelle” dont il se réclame n’est pas éclatante…
En fait, dans Penser au moyen âge, Alain de Libera étale au grand jour les préjugés idéologiques qui le qualifiaient pour le prix. Aussi étonnant que cela puisse paraître pour un ouvrage d’érudition qui s’attarde sur des détails de la pensée de Boèce de Dacie ou de Jean de Jandun, qui commente longuement la condamnation de 219 thèses philosophiques par Etienne Tempier, évêque de Paris, en 1277, il consacre littéralement des dizaines de pages, dans les premiers chapitres, à nous faire profiter de ses analyses de la société actuelle et des ses opinions politiques, dont il ne fait pas mystère. Par exemple, après avoir évoqué les jeux vidéo, dans l’une de ces digressions saugrenues dont il a le secret, il se laisse aller à dire, dans son style inimitable : « Ces scénarios affligeants sont la reconstitution de l’axe Tokyo-Berlin. Siegfried ne tue plus Fafner : comme toute entreprise un peu vieillotte, il a d’abord affaire au Japon. (…) Le modèle d’une nature homogène, purgée du cosmopolitisme des essences et des espèces exotiques par l’action réparatrice d’un héros de la gonflette se laisse aisément transposer au domaine de la vie sociale. Identifiées aux marges ténébreuses de l’empire de la Lumière, les banlieues attendent le grand éboueur, celui qui restaurera l’harmonie, la propreté et la confiance dans les cages d’ascenseur et le réseau express régional, celui qui nettoiera les tags et dessinera des moutons, celui qui, fût-ce au prix de quelques ratonnades, fera revivre l’âge d’or de La Rue de l’espoir, du Père la frite et de La Famille Duraton. C’est là qu’intervient Le Pen, le fantasme du chevalier blanc et la fiction mi-littéraire, mi-politique, d’un retour aux “valeurs” de l’Occident chrétien. »[5] Des pages comme celles-là, qui sont pour le moins déplacées dans un ouvrage d’histoire de la philosophie, et qui valent leur poids d’arrogance et de mépris, il y a en a des dizaines. Il fallait en citer un extrait, aussi ridicule soit-il, aussi désagréable soit-il à entendre, pour mesurer à quel point son enquête historique est faussée, ab initio, par ses préjugés idéologiques. Ainsi, d’ailleurs, que par certaines préoccupations corporatives : son livre contient, en effet, un plaidoyer pour que l’on fasse plus de place, dans l’enseignement, à l’histoire de la philosophie au moyen âge. Pour réhabiliter celle-ci aux yeux des intellectuels de gauche, il affirme, en substance, qu’il est indispensable de la faire connaître pour que l’on mesure tout ce que nous devons à l’islam… La thèse de l’héritage oublié a aussi une vocation alimentaire.
La perspective qui guide l’enquête
Alain de Libera, nous l’avons dit, a le mérite de ne pas avancer masqué. Le “Larvatus prodeo” de Descartes, ce n’est pas sa devise. Il assène ainsi, en introduction : « Puisque l’histoire de la philosophie ne servirait à rien si la morale que l’on retrouve n’en dictait pas une autre (…), cet essai parlera donc aussi de notre société, de la laïcité, du pluralisme religieux et culturel, du racisme et de la xénophobie. (…) A quoi bon faire de l’histoire si c’est pour remâcher la vie des morts ? (…) Il nous a semblé plus utile, retrouvant l’ambition commune des anciens “métissages”, de plaider avec des mots anciens la cause, toujours nouvelle, de la raison. »[6] Nous allons voir, justement, que la raison, sujet central de son livre, est singulièrement malmenée par notre lauréat.
Il a fixé d’emblée, en effet, “la perspective qui guide l’enquête”, c’est-à-dire, pour dire les choses franchement, selon nous, la conclusion à laquelle il prétend aboutir et qu’il a posé d’emblée, avant de l’avoir démontrée. “Notre conviction, dit Libera, est que l’histoire de l’aristotélisme occidental est, pour une large part, celle d’un emprunt – d’un emprunt aux Arabes. On peut encore exprimer cela plus brutalement en disant que le penseur européen des XIIIe et XIVe siècle est un produit d’importation.”[7]
Le fiasco intellectuel de l’enquête en question est patent cependant, quand on a le courage de la suivre jusqu’au bout, puisqu’elle culmine dans le portrait philosophique de deux grands auteurs, Dante et Maître Eckhart, où il ne reste plus grand-chose, en réalité, selon les propres analyses de Libera, de la filiation musulmane. Ni l’Italien ni l’Allemand, figures majeures de “l’intellectuel au moyen âge”, ne peuvent être présentés comme des “produits d’importation” ! Ce ne sont pas de simples disciples d’Avicenne ou d’Averroès, ou d’autres auteurs musulmans, quels que soient les emprunts qu’ils aient pu leur faire, peut-être, et que Libera n’a pas réussi à exagérer au point de servir à sa démonstration avortée.
L’inanité de la thèse
Alain de Libera est un de ces lyssenkistes qui nous font regretter Lyssenko. Trophime Denissovitch Lyssenko, qui fut, comme on sait, le biologiste favori de Staline, s’attaquait à la génétique, qu’il dénonçait comme une science bourgeoise, fasciste, nazie. Ses thèses proprement scientifiques étaient radicalement fausses, c’est entendu, mais elles n’étaient pas évidemment absurdes quand il a commencé à les soutenir, dans les années 1930, parce que la génétique était encore dans l’enfance. Il en allait tout autrement, par exemple, de notre premier lauréat, Albert Jacquart, distingué en 1990 pour l’ensemble de son œuvre ; ce curieux généticien expliquait, en effet, que l’hérédité n’existait pas et que les enfants n’avaient aucun rapport avec leurs parents. Ou encore d’André Langaney, autre biologiste, qui niait l’existence des races humaines. On peut être effaré de la réputation qui est attribuée, dans nos sociétés désinformées, à ce genre de théories évidemment contraires à la vérité.
Dans son acception la plus large, la doctrine des racines islamiques demandait, il est vrai, une réfutation savante, et c’est l’immense mérite de Sylvain Gouguenheim de l’avoir entreprise avec succès. Mais la version qu’en a donné Alain de Libera était tellement radicale que toute personne moyennement informée de l’histoire ne pouvait que la trouver fondamentalement absurde. Si l’on fait l’effort de lire Penser au moyen âge avec un minimum d’esprit critique, on découvrira que Libera est incapable de soutenir sa thèse avec des arguments solides. Il a beau aligner les discours filandreux et les raisonnements abscons, sa théorie lui échappe au fur et à mesure qu’il avance dans son exposé. C’est ce que nous appelons l’auto-réfutation de Libera, ou Libera réfuté par lui-même. Mais si, lassé, le lecteur de Libera renonce à aller jusqu’au bout et abandonne le livre juste après que l’auteur a affirmé tout ce que nous devons à ce prétendu “héritage oublié”, il pourra, quand même, après un minimum de réflexion, se convaincre de l’inanité de la thèse.
Remarquons d’abord que le terme d’héritage est inadéquat pour désigner les emprunts qui ont été faits par l’Occident au monde islamique, à certaines époques. De plus, les emprunts avérés de l’Occident aux philosophes “arabes” (qui étaient souvent des philosophes iraniens écrivant en arabe, comme Avicenne) n’ont jamais été méconnus ni oubliés ; Libera ne parvient même pas à démontrer qu’ils aient été sous-estimés. Et puisque les traductions de l’arabe, non seulement des auteurs arabes, mais surtout des auteurs grecs traduits en arabe, ne commencent guère qu’au XIIIe siècle, on ne pourrait attribuer à ces auteurs ou à ces traductions l’essentiel de notre “identité intellectuelle” sans ignorer les siècles précédents. Or, quel qu’ait été le déclin des études pendant le haut moyen âge, chacun se souvient de la renaissance carolingienne, et surtout, chacun sait que les évangiles ont été écrits en grec, que les Pères de l’Eglise, dont la moitié étaient grecs, étaient tous nourris de philosophie grecque, et que le christianisme a donc toujours véhiculé, tout particulièrement dans les monastères, l’héritage de l’antiquité grecque, comme une partie intégrante de sa pensée et de sa doctrine.
La réhabilitation d’Aristote
L’honnête d’homme, que nous supposons donc avoir lu Libera, mais pas Gouguenheim, ne manquera pas non plus d’être frappé par le rôle que notre médiéviste émule de Lyssenko donne à Aristote dans l’essor de la pensée occidentale. Depuis la prétendue “renaissance” du XVIe siècle, on répète, et on nous a appris, sur les bancs de l’école laïque, sinon à mépriser Aristote, du moins à condamner l’autorité que les penseurs “moyenâgeux”, comme on dit avec dédain, ont conféré à la pensée d’Aristote. “Aristoteles dixit” (Aristote a dit), ce serait le leitmotiv de l’obscurantisme médiéval. Et voici maintenant que, par un tour de magie, nous devrions avoir une infinie reconnaissance aux “Arabes” pour nous avoir apporté Aristote.
Gouguenheim a montré que l’Occident n’avait pas eu besoin de la transmission musulmane pour redécouvrir Aristote et il a insisté, notamment, sur le rôle de traducteur de Jacques de Venise, qui travaillait au monastère du Mont Saint-Michel (d’où le titre de son livre : “Aristote au Mont Saint-Michel”). Mais, quand même tout Aristote nous serait venu des musulmans, ne devrions-pas, au contraire, leur en vouloir, selon la vulgate de l’enseignement public, laïc et obligatoire, si Aristote était la matrice de l’obscurantisme ?
Libera ne s’affranchit de cette vulgate que lorsque cela l’arrange. Evidemment, si l’on veut nous trouver une dette envers les Arabes ou les musulmans en général, une fois reconnu qu’ils nous ont donné les rudiments de l’algèbre et les chiffres “arabes” (qu’ils ont d’ailleurs empruntés aux hindous), il faut admettre que pour l’essentiel, il nous ont transmis des traductions d’Aristote, des adaptations d’Aristote et des commentaires d’Aristote… Si l’on retranche Aristote, il ne reste plus grand-chose de l’héritage oublié. L’opération idéologique est donc claire. Force est de réhabiliter Aristote si l’on veut présenter l’Occident comme le débiteur de l’Islam !
Cette réhabilitation d’Aristote est, à nos yeux, un petit bénéfice collatéral de l’entreprise lyssenkiste de l’héritage oublié. Ne boudons pas notre plaisir. Il en est un autre, qui est infiniment plus grand, c’est la nécessité, pour les adversaires de l’identité de l’Occident, autrement dit, pour les intellectuels de gauche, de réhabiliter le moyen âge lui-même, puisque le XIIIe et le XIVe siècles sont les deux seuls, dans notre histoire, où l’influence du monde islamique n’ait pas été négligeable. Certes, Libera et alii s’emploient à mettre en valeur les hérétiques, les hétérodoxes, comme Boèce de Dacie ou Maître Eckart, ou les sectateurs du Libre Esprit, les bégards et les béguines, plutôt que Saint Thomas d’Aquin et le Bienheureux Duns Scot. Mais il ne peuvent pas échapper à une réévaluation générale de la qualité intellectuelle de la pensée médiévale ; ils ne peuvent pas ne pas remettre en cause, quoi qu’ils en aient, les préjugés stupides qui se sont épanouis depuis la prétendue Renaissance à l’égard de tant d’éminents penseurs du moyen âge et de la société où ils ont vécu. L’affaire Gouguenheim amène la gauche intellectuelle, pétrie d’idéologie et d’intolérance, en un mot, de lyssenkisme, sur un terrain où elle ne peut que “tirer contre son camp”. C’est pourquoi l’on peut dire que Sylvain Gouguenheim méritait d’inscrire son nom dans l’histoire des idées.
La confrontation de l’hellénisme et du monothéisme
L’honnête homme va surtout découvrir dans le livre de Libera une phrase qui résume la thèse de cet auteur et qui, dans le style péremptoire qu’il affectionne, suffit à le discréditer : “C’est dans le monde musulman que s’est effectuée la première confrontation de l’hellénisme et du monothéisme ou, comme on dit, de la raison et de la foi.” “Hénaurme”, comme aurait dit le père Ubu. Toute personne normalement cultivée sait pertinemment que le christianisme n’a cessé de se nourrir de la pensée grecque. Les évangiles ont été écrits en grec, et le quatrième évangile, celui de Saint-Jean, adopte le langage de la philosophie grecque, lorsqu’il affirme : “Au commencement était le Verbe”, en grec, le Logos. Il est inutile de s’étendre sur la vacuité, ou, pour dire les choses carrément, sur la stupidité de la phrase d’Alain de Libera, qui fait impudemment l’impasse sur les six siècles de pensée chrétienne qui se sont développés avant l’hégire. M. de Libera n’a-t-il jamais entendu parler de Saint-Augustin ? Ne sait-il pas que les Pères de l’Eglise n’ont cessé d’argumenter contre les philosophes païens qui refusaient la foi chrétienne ?
La confrontation entre la raison et la foi a pris principalement, en terre d’islam, le caractère de la gnose, c’est-à-dire de l’absorption de la foi dans la raison, comme le montre Henry Corbin dans son Histoire de la philosophie islamique[8]. Or, la chrétienté, si elle a connu la gnose, l’a toujours rejeté à la marge. L’Eglise a toujours voulu distinguer la foi (pistis) de la connaissance rationnelle (gnosis). C’est donc peu de dire qu’elle n’a pas ignoré la confrontation dont parle Libera. La définition des dogmes chrétiens ne peut pas se comprendre sans elle.
Il est donc absurde de supposer que l’Europe, ou l’Occident, ait eu besoin de l’islam pour découvrir l’usage de la raison. C’est le contresens majeur commis par Libera. Mais notre lauréat s’est trompé tout aussi lourdement sur l’islam que sur le christianisme. Il écrit ainsi, à propos de la “crise de la scolastique” : “Le projet pédagogique était averroïste dans son présupposé – la non-contradiction de la raison et de la révélation”[9], ce qui impute ridiculement à l’influence d’Averroès un trait permanent de la culture chrétienne. Mais, ajoute-t-il, “plutôt que d’averroïsme, c’est bien d’arabisme qu’il faut parler”[10]. Admirable tour de passe-passe sémantique où l’on a du mal retrouver la “probité intellectuelle” dont Libera se targue. La pensée d’Averroès est restée quasiment ignorée dans le monde musulman : “En Orient (…), dit Henry Corbin, l’œuvre d’Averroès passa pour autant dire inaperçue.”[11] Et il ajoute : “Si un bon nombre des œuvres d’Averroès sont venues jusqu’à nous, on en est redevable aux philosophes juifs. Les copies arabes en furent toujours très rares, car l’acharnement avec lequel les Almohades traquèrent la philosophie et les philosophes en empêcha la multiplication et la diffusion.”[12] Il est donc singulièrement abusif de confondre l’averroïsme avec un quelconque arabisme, comme si la pensée d’un seul auteur pouvait tenir lieu de toute une civilisation. Mais Libera n’a pas ce genre de scrupule, puisqu’il sait d’avance où il veut en arriver, et il continue, sans désemparer : « A quoi bon tenter de renouer avec l’“héritage oublié” ? La réponse est simple et elle se confond avec ce que nous appelons l’arabisme : parce qu’on y trouve une dimension à la fois religieuse, humaniste et rationnelle ; parce que cette dimension fait partie de notre héritage (…). En quoi consiste cette dimension ? En deux idées au moins : celle d’une recherche collective, plurielle, voire pluraliste de la vérité ; celle d’une destination intellectuelle et éthique de l’homme. »[13] Or, cette “dimension”, que Libera veut appeler “arabisme”, n’est certainement pas spécifique du monde islamique. Elle a toujours été beaucoup mieux représentée dans l’Europe chrétienne.
Nous avons hérité de la Grèce la distinction entre philosophie et religion, qui nous paraît évidente. Or, elle est ignorée des autres civilisations. En Chine, le confucianisme et le taoïsme sont tout à la fois philosophie et religion. On peut en dire autant des six “darshana” ou systèmes philosophiques de l’Inde, qui sont parties intégrantes de l’hindouisme. Dans l’Orient islamique, malgré les apparences, la distinction n’est pas claire non plus. Henry Corbin écrit à ce propos : « La distinction nettement tranchée entre “philosophie” et “théologie” remonte, en Occident, à la Scolastique médiévale. Elle présuppose une “sécularisation” dont l’idée ne pouvait venir en Islam, pour la première raison que l’Islam n’a pas connu le phénomène Eglise, avec ses implications et ses conséquences. »[14] Cette remarque est essentielle, et elle suffirait à réduire à néant les prétentions théoriques d’Alain de Libera.
Laïcité et philosophie
Si l’on suit, en effet, ses analyses de l’université au moyen âge, il croit voir apparaître la figure de l’“intellectuel”, qui semble incarner à ses yeux, bien qu’il ne le dise pas clairement, notre “identité intellectuelle” en formation, parmi les philosophes, maîtres ès arts, qui sont interdits de théologie, à moins de changer de faculté, et qui finissent par se convaincre que la philosophie se suffit à elle-même, qu’elle n’a pas plus besoin de la religion que de la théologie. Cette autonomisation de la philosophie est sans aucun doute une étape importante de la formation du monde moderne, mais elle n’aurait pas été possible si, pour les théologiens eux-mêmes, la distinction n’avait pas été essentielle. Elle était d’ailleurs inscrite dans la séparation des deux facultés. Mais on ne pouvait pas devenir théologien sans être d’abord philosophe. C’était la doctrine résumée par le fameux adage : “Philosophia ancilla theologiae” (la philosophie est la servante de la théologie).
Dans l’Orient islamique, les choses sont bien différentes. Le kalam est à la fois théologie et philosophie. La philosophie proprement dite, la falsafa, désignée par un mot emprunté au grec, a toujours été à la périphérie de l’Islam, et le kalam ne s’en préoccupe pas, sauf pour la combattre. Comme un corps étranger, elle est demeurée marginale, sauf quand elle a été intégrée dans une gnose, sous la forme du soufisme ou du chiisme. Quant à Averroès, ce philosophe arabe d’Espagne, qui a été le plus proche du rationalisme que nous connaissons en Occident, son influence a été très faible en terre d’islam.
En fait, la distinction de la philosophie et de la théologie, qui prolonge celle de la raison et de la foi, est une manifestation essentielle de la laïcité qui est au principe de l’Occident. Elle est contraire au génie de l’Islam. Mahomet était à la fois prophète et homme d’Etat et le Coran, qui est la Parole de Dieu, selon le dogme islamique, et non celle d’un homme inspiré, ne définit pas seulement la foi, mais aussi l’organisation de la Cité, le droit civil et le droit pénal. L’islam n’a pas de prêtres, mais des oulémas, des docteurs de la Loi, qui sont chargés d’interpréter et d’appliquer les règles sociales définies par la charia, la loi coranique. Il n’y a pas de laïcité dans l’islam. C’est pourquoi l’hypothèse de Libera, qui voudrait que la laïcité radicale, ou laïcisme, défini comme l’émancipation de la philosophie, ou de la raison, qui donnent congé à la foi, soit un “produit d’importation” et que nous l’ayons emprunté à l’islam, où elle n’existait pas et ne pouvait pas exister, est hautement fantaisiste.
Le jury du prix Lyssenko ne pouvait pas trouver mieux qu’Alain de Libera. Nous avons affaire à un auteur qui défend avec autant d’arrogance que d’acharnement une thèse absurde et qui invoque ouvertement des prolongements politiques actuels qui sont parfaitement déplacés dans une discussion scientifique. Et l’enjeu du débat qui est apparu au grand jour avec l’affaire Gouguenheim n’est pas seulement historique, il est aussi politique, tant il est vrai que “la vérité nous libère”. En effet, la doctrine de l’héritage oublié, selon le professeur Alain de Libera, est faite pour brouiller la définition de notre identité ; elle rabaisse l’Occident et contribue à culpabiliser les Occidentaux, renvoyés à leur prétendue ingratitude ; enfin, elle est évidemment conçue pour légitimer l’immigration et la place croissante qui est reconnue à l’islam en France. Le monde musulman, pour sa part, y adhère avec enthousiasme. Selon le professeur Dominique Urvoy, « la formule incriminée : “L’Europe doit ses savoirs à l’islam”, est partout répétée en pays musulman depuis Tahtawî (v. 1835) et al-Afghânî (v. 1884). »[15]
Alain de Libera ne se contente pas de soutenir une erreur manifeste, il met son entreprise de désinformation historique au service d’un projet idéologique. Il fallait qu’il reçût le prix Lyssenko.
Annexe
A propos du mythe d’Al Andalus
par Philippe Conrad
Après avoir exalté, durant les guerres balkaniques des années quatre-vingt-dix, le mythe de la « Sarajevo multiconfessionnelle », havre de « tolérance » entre les diverses religions présentes au sein des territoires européens de l’Empire ottoman, les tenants de la bien-pensance « multiculturelle » ont mis en avant – principalement depuis 1992, date anniversaire de la découverte de l’Amérique, de la prise de Grenade et de l’expulsion des juifs d’Espagne – une Andalousie rêvée, celle où la domination musulmane aurait permis la coexistence pacifique des « trois religions », garantie par la remarquable « tolérance » qui aurait régné sous les califes de Cordoue ou les émirs de Grenade. Ce « mythe d’Al Andalus » que vient d’analyser, dans un essai aussi percutant que documenté la philosophe espagnole Rosa Maria Rodriguez Magda ( « Inexistente Al Andalus. De como los intelectuales reinventan el Islam » [Une Al Andalus inexistante. Comment les intellectuels réinventent l’Islam] ) apparaît comme l’héritage de la découverte romantique des vestiges musulmans d’Espagne du sud, quand, de Chateaubriand à Washington Irving, un « orientalisme » né de l’imagination des voyageurs d’alors proposait aux esprit européens en mal d’exotisme une vision de l’Islam et des sociétés musulmanes bien éloignée des réalités. Les historiens prirent ensuite le relais, mais la plupart d’entre eux, de F.J. Ramonet à Levi Provençal ou Menendez Pidal, rendirent compte exactement de ce qu’avait été le passé musulman d’une partie de l’Espagne.
Les grandes interrogations engendrées par la crise de 1898 conduisirent ensuite à un large débat à propos de l’identité espagnole et, quelques années plus tard, c’est l’occasion pour Americo Castro d’affirmer, face au médiéviste C. Sanchez Albornoz, que l’Espagne était née, à parts égales, des apports musulmans, juifs et chrétiens Une thèse largement réfutée, mais qui a préparé le terrain à la surévaluation de la part musulmane intervenant dans « l’essence de l’Espagne ». La valorisation de la Reconquista réalisée durant l’époque franquiste et la place exclusive faite alors à l’héritage catholique consubstantiel à l’identité nationale, suscitèrent en réaction, une fois survenue la transition démocratique, une valorisation exclusive du passé musulman, instrumentalisée par une intelligentsia et des institutions européennes favorables à un processus de mondialisation écartant toute relation conflictuelle avec l’Islam et faisant de l’Andalousie « tolérante » des VIIIe-XVe siècles le modèle de la coexistence harmonieuse qu’il convenait de mettre en œuvre dans l’avenir entre l’Europe de tradition chrétienne et l’Orient ou le Sud méditerranéen, riches de leurs héritages musulmans. La Reconquista apparaît dans cette perspective comme un « épisode sombre » de notre Histoire européenne, comme un « génocide culturel », comme la première étape de l’expansion coloniale européenne des siècles ultérieurs. Cette condamnation de l’Europe barbare, destructrice du brillant foyer de civilisation apparu dans le sud de la péninsule ibérique, allait de pair avec la valorisation d’une culture arabe sans laquelle l’Occident n’aurait pu récupérer l’héritage de la pensée grecque et réaliser ensuite la montée en puissance que l’on sait.
Le Xe siècle, qui correspond à l’apogée du califat de Cordoue, fut à l’évidence une période des plus brillantes et il est vrai que cette époque vit se relâcher quelque peu l’orthodoxie musulmane qui fondait la domination des fidèles du Prophète sur les populations chrétiennes et juives, réduites au statut de « dhimmi », c’est-à-dire de protégés appelés à subir de multiples discriminations condamnant sans appel toute idée d’une « tolérance » au sens moderne du terme, en tout état de cause totalement anachronique dans le contexte de l’époque. La réalité fut en effet, on s’en doute, beaucoup moins souriante. La conquête arabo-berbère fut brutale et ce fut par la force des armes que furent subjuguées les populations romano-wisigothiques. Ainsi soumis, les chrétiens mozarabes multiplièrent les révoltes et maintinrent pendant plusieurs siècles leur foi, l’exil vers les régions demeurées chrétiennes ou le recours au martyre témoignant également du peu de cas qui leur était fait par la religion victorieuse. Les garanties procurées par le statut de « dhimmi » étaient bien légères et, au fil du temps, la situation des chrétiens se détériora, notamment après l’irruption des Almoravides et des Almohades qui, aux XIe et XIIe siècles, aboutit à leur déportation massive et à leur disparition en Afrique du nord. Si l’on retient les préoccupations culturelles d’un souverain tel que le calife Al Hakham, le zèle religieux de ses successeurs, parmi lesquels le terrible Al Mansour, aboutit à la destruction de tous les livres inspirés par les « sciences antiques ». Les périodes propices à l’essor culturel se révélèrent généralement très courtes et – aussi bien dans les « reinos de taifas » qui prennent la suite du califat qu’à l’époque des conquérants marocains, la « tolérance » tant célébrée de nos jours se révèle inexistante. Le savant juif Maïmonide doit s’enfuir en Egypte pour sauver sa peau et les autorités musulmanes du temps s’en prennent pratiquement à tous les esprits cultivés qui ont fait la réputation intellectuelle d’Al Andalus, d’Averroès à Ibn Arabi en passant par Ibn Hazm. L’islam sunnite malékite andalou prédisposait de toute manière à une lecture fondamentaliste des textes sacrés et écartait toute tentative de spéculation rationnelle.
En 2004, l’historien Serafin Fanjul a pu titrer l’un de ses livres « Al Andalus contra España » [Al Andalus contre l’Espagne] et un autre « La quimera d’Al Andalus » [La chimère d’Al Andalus]. Il rendait ainsi compte de l’entreprise idéologique visant à opposer l’épisode historique andalou à l’identité espagnole telle qu’elle s’est forgée au fil des siècles, en même temps qu’à suggérer à l’Occident les « repentances » nécessaires, la Reconquête s’inscrivant désormais dans la longue série des crimes supposés des Européens. Il s’agissait ainsi d’imposer cette « tyrannie de la pénitence » évoquée par Pascal Bruckner dans l’essai qu’il a consacré au masochisme occidental. L’entreprise de mise en accusation ainsi engagée s’inscrit évidemment dans un projet plus vaste visant au désarmement psychologique et idéologique d’un Occident qui n’en finit pas de demander pardon. On peut cependant espérer que les nostalgies andalouses formulées aujourd’hui dans le monde musulman susciteront les réactions nécessaires et conforteront « l’homme espagnol » cher à Bartolomé Benassar dans son identité, enracinée dans la préservation d’une authentique mémoire nationale qui lui permettra de dissiper les chimères entretenues par certains esprits malades. Il faut cependant rappeler que, quand Pierre Guichard, le meilleur spécialiste français de l’Andalousie musulmane – que personne ne songerait à ranger parmi les tenants de la théorie du « choc des civilisations » – fut invité en 1992 à rédiger une « contribution sur l’influence d’Al Andalus sur l’Europe et la région méditerranéenne », son texte fut refusé, car « il ne correspondait pas suffisamment aux idéaux de coexistence qui étaient à l’origine du projet ».
[1] Cité par Annie Laurent dans La Nef, juin 2008.
[2] L’“Appel” a été diffusé par Internet, avec la liste des signataires. Nous l’avons trouvé sur le site de Télérama et sur le blog de Pierre Assouline.
[3] Alain de Libera, Penser au moyen âge, Editions du Seuil, 1991.
[4] Op. cit., p. 104.
[5] Ibid., p. 91.
[6] Ibid., p. 25.
[7] Ibid., pp. 19-20.
[8] Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 1986.
[9] Ibid., p. 133.
[10] Ibid., p. 137.
[11] Op. cit., p. 335.
[12] Ibid., p. 338.
[13] Op. cit., p. 139.
[14] Op. cit., p. 14.
[15] Dominique Urvoy, “Aristote au Mont Saint-Michel. Remarques à propos d’une polémique”, Studia arabica, 18 mai 2008.