Carlo Ginzburg et Jean-Paul Demoule, prix Lyssenko en 1993 pour leur contribution aux études indo-européennes

Après la biologie, la démographie et la criminologie, le jury du prix Lyssenko s’est intéressé, cette année, aux études indo-européennes et a décidé d' »honorer » un historien italien, Carlo Ginzburg, et un archéologue français, Jean-Paul Demoule, qui ont tenté de discréditer l’œuvre de Georges Dumézil, en portant contre celui-ci les accusations les plus graves. Le dossier de ce « prix » a été présenté dans un passionnant ouvrage de Didier Eribon : Faut-il brûler Dumézil ? . Avant d’en résumer les conclusions, il nous faut dire un mot de l’œuvre de Georges Dumézil, en la situant dans l’ensemble des études indo-européennes.

I – Georges Dumézil et les études indo-européennes Georges Dumézil (1898-1986) est sans doute un des plus grands savants de ce siècle. Malgré les nombreuses controverses que ses travaux ont soulevées, en raison de leur originalité, il a été couvert d’honneurs : professeur au Collège de France de 1949 à 1968, il est élu à l’Académie française en 1978. Depuis son passage à l’émission « Apostrophes », en 1986, son nom n’est plus inconnu du public cultivé, qui n’a peut-être pas, cependant, une claire notion de ce que sont les études indo-européennes. On a compris au XVIIIe siècle que beaucoup des langues de l’Inde, et notamment le sanscrit, la langue sacrée des textes védiques, avaient de remarquables concordances avec les langues anciennes de l’Europe, comme le grec et le latin. Ces rapprochements étaient si forts qu’ils ne pouvaient s’expliquer qu’en termes de parenté. De même que le latin s’est répandu en Europe, pour donner naissance aux langues romanes (le français, l’italien, l’espagnol, etc.), il fallait supposer que le latin, le grec et le sanscrit étaient issus, à leur tour, d’une langue mère dont nous n’avons pas de traces écrites, et que l’on a appelée, par convention, l’indo-européen (ou le proto-indo-européen), puisque ses rejetons se trouvaient en Inde et en Europe.

La grammaire comparée des langues de la famille indo-européenne a connu un essor spectaculaire au XIXe siècle, avec Franz Bopp (1791-1867), et l’on peut dire que toute la linguistique moderne est sortie de là. On sait, aujourd’hui, que la plupart des langues de l’Europe sont « indo-européennes », en ce sens qu’elles dérivent d’une langue primordiale parlée il y a quelque 5.000 ans. Outre les langues romanes, déjà mentionnées, qui en sont les héritières par l’intermédiaire du latin, il faut citer les langues germaniques (anglais, allemand, etc.), les langues celtiques (breton, irlandais…), les langues slaves (russe, polonais…), les langues baltiques (lithuanien, letton), ainsi que le grec moderne et l’albanais. (Ne font exception, en Europe, que le basque et les langues finno-ougriennes, comme le finnois et le hongrois.) La famille indo-européenne est représentée, en Asie, par les langues indo-iraniennes (langues de l’Inde, dites indo-aryennes, et langues de l’Iran, comme le persan), ainsi que par l’arménien. Dès le début des études indo-européennes, on a pensé que les concordances linguistiques devaient, à un autre niveau, être accompagnées de concordances culturelles. Le langage, en effet, n’est que la forme du discours et la transmission de la langue est un vecteur de l’influence culturelle ; c’est ce qui se passe, verticalement, en quelque sorte, d’une génération à l’autre, au sein d’une famille, et aussi, « horizontalement », d’un groupe social à l’autre ou d’un peuple à l’autre. Les Gallo-Romains n’ont pas reçu seulement la langue latine, mais aussi quantité de principes et d’institutions qui sont une composante essentielle de l’identité de la France.

Cependant, les tentatives faites pour retrouver un fonds commun indo-européen dans la religion, la mythologie, les rites et légendes, n’ont guère été fructueuses pendant longtemps. Le mérite immortel de Georges Dumézil a été de mettre au jour un héritage commun que ses devanciers avaient cherché en vain. Il y est parvenu en faisant passer au second plan les méthodes qui avaient si bien réussi à la linguistique. Il ne s’agissait plus de rapprocher les noms des dieux romains ou grecs de ceux des dieux indiens, par exemple, et d’établir entre eux des « équations onomastiques », mais de comprendre les idées sous-jacentes et d’observer qu’elles font système, qu’il y a dans les traditions de l’Inde, de Rome et de l’Islande des « structures » communes. La principale de ces structures a été reconnue par Dumézil en 1938 ; c’est ce qu’il a appelé l’idéologie tripartie des Indo-Européens. On peut aussi parler du « modèle des trois fonctions ». Ainsi, selon la plus ancienne tradition des Indo-Européens, une société équilibrée est fondée sur trois fonctions, bien distinctes et hiérarchisées, qui se rapportent, respectivement, à la « souveraineté » (première fonction), à la guerre, dans la défense comme dans l’attaque (deuxième fonction), à la production et à la reproduction (troisième fonction). La première fonction, dite de souveraineté, selon Dumézil, possède elle-même deux aspects antagonistes, mais complémentaires : l’un, fondateur et inquiétant, que l’on peut qualifier de « royal » (il correspond au personnage de Romulus, dans l’histoire des origines de Rome), l’autre, régulateur et rassurant, que l’on peut qualifier de « sacerdotal » (il correspond à Numa Pompilius). A vrai dire, ce modèle des trois fonctions était connu depuis longtemps, puisqu’il est exposé, avec force détails, dans La République de Platon, c’est-à-dire dans l’ouvrage le plus célèbre du philosophe le plus célèbre (qui ne distingue pas, cependant, deux aspects dans la première fonction)… Il apparaît aussi, très clairement, dans la conception des trois états ou des trois ordres, qui a prévalu à l’époque féodale, à partir du XIe siècle, et qui s’est perpétuée sous l’Ancien Régime, jusqu’à la Révolution . Il a servi en outre à organiser le système des castes en Inde. Mais Dumézil a montré le premier que ce modèle, dans ses diverses variantes, était hérité d’un prototype ancestral spécifiquement indo-européen. Il a en outre compris assez vite que l’on ne pouvait pas conclure de la « fonction » à l' »organe », des idées aux faits, de l’idéologie à la situation sociale, et que, contrairement à ce que pourraient suggérer les trois exemples cités, rien ne permettait d’affirmer que les plus anciennes sociétés indo-européennes étaient divisées en trois classes sociales. L’existence aux deux extrémités du monde indo-européen, en Irlande et en Inde, de corps sacerdotaux très organisés (druides et brahmanes) est sans doute, ajouterons-nous, le résultat de la suprématie d’une minorité conquérante, qui s’est donné les moyens institutionnels de conserver ses traditions.

Auparavant, la fonction sacerdotale revenait, peut-être, tout simplement au chef de famille, à certaines époques de l’année, au cours des cérémonies religieuses. De même, la fonction guerrière était plutôt l’affaire d’une classe d’âge, des jeunes hommes, et non celle d’un groupe social particulier. Tant il est vrai que, pour assurer la sécurité de la communauté, le service militaire, universel et obligatoire, comme on dit aujourd’hui, peut être préférable à l’armée de métier. L’œuvre de Georges Dumézil est immense. On doit pour une approche rapide, consulter la précieuse anthologie établie par Hervé Coutau-Bégarie, Mythes et Dieux des Indo-Européens . Pour aborder, dans son ensemble, le vaste champ des études indo-européennes, il faut lire le petit livre, irremplaçable, du professeur Jean Haudry, Les Indo-Européens (coll. « Que sais-je ? ») . On pourra ainsi apprécier les exploits des savants qui, comme Dumézil, ont su, par la méthode comparative, repousser les limites de la recherche historique et approfondir la connaissance du passé. Les travaux de Dumézil ont été souvent mal reçus par les spécialistes de Rome ­ comme Piganiol ou Carcopino ­, qui supportaient mal cette intrusion dans leur domaine. Les études indo-européennes et, par dessus tout, les découvertes duméziliennes remettaient en cause le préjugé académique selon lequel il n’y aurait rien de bien intéressant avant la naissance de Rome et le « miracle grec ». A ces objections érudites, Dumézil a répondu par un surcroît d’érudition, tout en améliorant sans cesse ses analyses. Au demeurant, et bien que la discussion ait été souvent vive, parfois même marquée d’une regrettable animosité, de la part des contradicteurs de Dumézil, elle est restée longtemps dans un registre scientifique normal. C. Ginzburg et J.-P. Demoule ­ nos deux « lauréats » ­ n’ont pas hésité, quant à eux, à utiliser des arguments d’une autre nature. Carlo Ginzburg a engagé contre Dumézil un procès en sorcellerie dans un article publié en 1984, sous le titre « Mythologie germanique et nazisme. Sur un ancien livre de Georges Dumézil » . En se référant à ce que Dumézil écrivait en 1939 dans Mythes et Dieux des Germains , C. Ginzburg affirmait, ou plutôt insinuait, que Dumézil aurait eu des sympathies pour le national-socialisme allemand et que toute son œuvre, entachée de ce péché originel, aurait été marquée d’un biais idéologique. Jean-Paul Demoule, quant à lui, avait mis en doute en 1980, dans la revue L’Histoire, l’existence d’un peuple indo-européen . Comme il est assez difficile d’imaginer qu’une langue n’ait pas été parlé par un peuple ou par un groupe social quelconque, il avait cherché à masquer la faiblesse de sa théorie par des arguments de nature idéologique, bien dignes, en effet, de Lyssenko. Il reprochait ainsi à Dumézil d’avoir été, « avant-guerre, intellectuellement proche de l’Action française » et d’avoir donné matière à « une douteuse exaltation de la suprématie de la « race blanche européenne », dans le cadre d’une idéologie qui, depuis un quart de siècle, était tombée dans un discrédit certain ». J.-P. Demoule reprend, et aggrave, ses attaques dans deux articles publiés en 1991, cinq ans après la mort de Dumézil .

II – Le plaidoyer de Didier Eribon Georges Dumézil avait répliqué à ses calomniateurs d’une manière qu’il pouvait espérer définitive . Mais, après sa mort, la rumeur prit de l’ampleur. « Pareils aux accusations de sorcellerie étudiées par Mary Douglas, explique Didier Eribon, il existe dans le monde intellectuel des phénomènes de rumeur, qui (…) peuvent conduire à vouer au bûcher un savant et son œuvre (…). Depuis quelques années, Georges Dumézil est l’objet d’une rumeur de ce genre : on raconte qu’il aurait eu de la sympathie pour le nazisme, dans les années trente, et que son livre publié en 1939, Mythes et dieux des Germains, porterait des « traces évidentes » d’une telle inclination politique. On raconte même (…) que cet ouvrage aurait « mystérieusement disparu » des bibliothèques après la guerre. » Toutes ces attaques, ainsi que le montre D. Eribon, ont une origine commune : l’article de C. Ginzburg, reproduit dans Mythes, emblèmes et traces. Dumézil a eu la chance insigne de trouver un avocat talentueux qui l’a définitivement lavé de tout soupçon : D. Eribon a mené, pour ce faire, une véritable enquête policière. Faisant écho à C. Ginzburg, Blandine Barret-Kriegel avait écrit dans Libération que Dumézil aurait fait disparaître des bibliothèques son livre de 1939. D. Eribon a pris la peine de vérifier que Mythes et dieux des Germains se trouvait dans toutes les bibliothèques où il devait être : au Collège de France, à la Bibliothèque nationale, à la bibliothèque Sainte-Geneviève, etc.. Nous pouvons témoigner, pour notre part, qu’il est disponible à l’Ecole normale supérieure (l’exemplaire est dédicacé par le maître). Voilà donc un exemple d’affabulation. Mais Dumézil avait-il quelque chose à cacher, comme l’insinuait B. Barret-Kriegel, après C. Ginzburg ? L’accusation se nourrit de certains passages, comme celui-ci : « Le troisième Reich n’a pas eu à créer ses mythes fondamentaux : peut-être au contraire est-ce la mythologie germanique, ressuscitée au XIXe siècle, qui a donné sa forme, son esprit, ses institutions à une Allemagne que des malheurs sans précédent rendaient merveilleusement malléable ; peut-être est-ce parce qu’il avait d’abord souffert dans les tranchées que hantait le fantôme de Siegfried qu’Adolf Hitler a pu concevoir, forger, pratiquer une Souveraineté telle qu’aucun chef germain n’en a connu depuis le règne fabuleux d’Odhinn.

La propagande « néo-païenne » dans l’Allemagne nouvelle est certes un phénomène intéressant pour l’historien des religions : mais elle est volontaire, à quelque degré artificielle. Beaucoup plus intéressant, en tout cas, est le mouvement spontané par lequel les chefs et la masse allemande, après avoir éliminé les architectures étrangères, ont coulé naturellement leur action et leurs réactions dans des moules sociaux et mystiques dont ils ne savaient pas toujours la conformité avec les plus anciennes organisations, les plus anciennes mythologies des Germains. (…) C’est cette sorte d’accord préétabli entre le passé et le présent, plutôt que les cas d’imitation consciente du passé, qui constitue l’originalité de l’actuelle expérience allemande. » Pour comprendre ce passage, pour l’interpréter correctement, il ne faut pas l’extraire de son contexte, mais il faut se reporter au début de la conclusion, où Dumézil insiste sur le « glissement fonctionnel » qui caractérise la mythologie germanique, par rapport à l’idéologie tripartie dont elle a héritée : « Cette mythologie, ces dieux, ont évolué dans le sens militaire. En particulier, le souverain magicien Odhinn a développé les puissances guerrières que son prototype indo-européen ne contenait qu’à l’état de germes. (…) Peut-être est-ce cette « militarisation », déjà préhistorique, de la mythologie qui lui a assuré une fortune à peu près unique : car elle n’est pas morte avec les formes extérieures du paganisme ; ou, ce qui revient au même, elle a ressuscité au XIXe siècle, elle a repris une valeur qu’il n’est pas excessif de qualifier de religieuse et nous la voyons, de nos yeux, reprendre possession des Germains continentaux, les disputer aux disciplines et aux habitudes chrétiennes, avec toute la frénésie d’une revanche. » Ici, Dumézil s’exprime sur un ton dépassionné, presque neutre, comme le veut la loi du genre, dans un ouvrage scientifique. Il croit pouvoir retrouver, dans l’identité de l’Allemagne, des constantes guerrières, militaristes, qui représentent une « déviation » à l’égard de l’archétype indo-européen. D. Eribon n’a aucun mal à montrer que l’auteur est loin d’admirer les tendances qu’il prête à l’âme germanique. De formation maurrassienne, Dumézil est rempli de suspicion, et même d’aversion, envers « l’Allemagne éternelle », que l’école d’Action française tient pour plus ou moins barbare.

A la même époque, il écrit sous pseudonyme, dans le quotidien Le Jour, des articles de politique étrangère qui sont violemment anti-allemands. A l’inverse de ce que soutiennent ses censeurs, Dumézil n’admire pas l’hitlérisme, il le décrit au contraire comme une force brutale, lourde de dangers pour ses voisins, marquée par l’hybris, la démesure que stigmatisait les anciens. Dumézil est d’autant moins suspect de nazisme et d’antisémitisme qu’il a eu de nombreux maîtres, protecteurs et amis qui étaient juifs. C’est ainsi que sa candidature au Collège de France a été présentée par Emile Benveniste et qu’il a été reçu à l’Académie française par Claude Lévi-Strauss… Didier Eribon paraît ne rien ignorer de la vie de Dumézil, en sorte que le dossier impressionnant qu’il a réuni ne laisse aucune prise à l’accusation. L’œuvre de Dumézil est purement scientifique. Elle ne servait aucune cause, bonne ou mauvaise, dans l’esprit de son auteur. Et, si elle nous passionne aujourd’hui, c’est en quelque sorte malgré lui. Réflexions finales Les rapports de la science avec la politique sont trop souvent mal compris. Le procès fait à Dumézil nous met en garde contre certains contresens. Les doctrines politiques, quelles qu’elles soient, partent toujours de présupposés, de croyances, d’opinions hypothétiques, vraies ou fausses. En ce sens, elles s’exposent à la réfutation. En matière économique, par exemple, le socialisme et le libéralisme admettent des théories contraires. L’expérience a tranché, en révélant que la planification centralisée était beaucoup moins efficace, pour la création de richesses, que le régime de la propriété privée et de la liberté d’entreprise. Cette observation doit être généralisée. Les idées de gauche, qui prennent leur source dans l’utopie égalitaire, peuvent être réfutées par un examen objectif des faits. C’est pour cela que le lyssenkisme s’efforce d’empêcher la vérité de se faire jour dans les divers domaines de la science, par les procédés du terrorisme intellectuel. Et c’est aussi pour cela que le combat contre le lyssenkisme et pour la vérité scientifique est un combat décisif : il permettra, tôt ou tard, de faire justice des mensonges de l’égalitarisme.

Il ne faut pas ­ sauf à tomber dans le scientisme ­ s’imaginer, pour autant, que la science suffise à fonder une politique. Elle est comme la preuve par neuf en arithmétique, qui peut démontrer qu’une opération est fausse, mais non pas qu’elle est juste. Les doctrines politiques, en effet, n’impliquent pas seulement des jugements de connaissance, elles font aussi appel à des jugements de valeur. Prenons un exemple. On sait, depuis Le Bon et Pavlov, que les foules peuvent être manipulées et que les hommes peuvent être conditionnés. Ces découvertes ont ouvert un large champ à la tyrannie, au totalitarisme. Il serait absurde, cependant, de nier les réflexes conditionnés, sous prétexte de défendre la liberté ! Une autre observation s’impose, à propos de Georges Dumézil. C’est qu’un grand savant n’est pas maître de son œuvre. Celle-ci lui échappe, aussitôt qu’il l’a créée. « La seule vraie question est la suivante, croit pouvoir affirmer D. Eribon : trouve-t-on au point de départ de l’œuvre de Dumézil une source d’inspiration raciste ?  » Nous sommes bien heureux que ce ne soit pas le cas. Mais la question n’a pas, au fond, l’importance que lui prête D. Eribon. Pour juger de la validité d’une œuvre scientifique, on ne devrait faire entrer en ligne de compte ni l' »argument par les intentions » ni l' »argument par les conséquences ». Imaginons ­ hypothèse d’école ! ­ que Dumézil ait suivi la même évolution politique que certains autres maurrassiens, comme les collaborateurs de Je suis partout, Brasillach, Rebatet, etc., et qu’il ait eu des accointances avec le nazisme : il y a fort à parier que son œuvre scientifique n’en aurait guère été affectée. Et quand même elle l’aurait été, les objections d’ordre idéologique auraient encore été hors de propos dans la discussion de ses conclusions. La science repose tout entière sur le postulat que l’on peut séparer les jugements de valeur des jugements de connaissance. Le lyssenkisme et l’obscurantisme commencent, à vrai dire, quand on conteste cette distinction cruciale, qui est le critérium de la démarche scientifique. Les conséquences que l’on peut tirer d’un travail scientifique dans d’autres domaines, par exemple dans celui de la politique, ne sont pas plus pertinentes pour apprécier sa validité intrinsèque que les motifs qui ont inspiré son auteur. La physique nucléaire n’est pas réfutée par Hiroshima. De même, les découvertes de Dumézil n’auraient pas été objectivement compromises, même si l’Allemagne hitlérienne avait tenté de les exploiter à des fins de propagande, ce qui, au demeurant, n’a pas eu lieu. A fortiori est-il permis d’y trouver un précieux enseignement sur les permanences de notre histoire et sur notre identité la plus profonde.

N’en déplaise à Didier Eribon, dont l’essai atteint ici ses limites, Michel Poniatowski avait raison de souligner l’importance de l’héritage indo-européen dans son ouvrage de 1978, L’Avenir n’est écrit nulle part, et de déplorer que le fait indo-européen soit méconnu . Comme le Club de l’Horloge l’a écrit dans Les Racines du futur, le modèle des trois fonctions est une clé pour comprendre la crise des sociétés occidentales au XXe siècle. Celles-ci ont perdu le sens du sacré et de l’héroïsme ­ dimensions propres aux deux premières fonctions ­ et sont devenues des sociétés unifonctionnelles, matérialistes et sans âme . Pour retrouver la hiérarchie des valeurs que demande l’équilibre social, il est bon de se ressourcer dans notre héritage le plus ancien. La France, en effet, est triplement indo-européenne, puisqu’elle est née de la symbiose de trois peuples de cette famille : les Romains, qui lui ont apporté sa langue, ses institutions, sa religion (celle de l’Eglise catholique et romaine) ; les Francs, qui lui ont donné son nom, ses traditions monarchiques et seigneuriales ; les Gaulois, qui ont déterminé son tempérament national et la plupart de ses coutumes. Ici aussi, la science vient en renfort de la tradition. Nous ne devons pas avoir peur du progrès des connaissances. Il est riche de promesses pour notre avenir.