Comment l’extrême gauche influence l’opinion

Par Fabrice Madouas

Je commencerai mon intervention par une citation d’un de mes confrères, Christophe Nick, auteur d’un livre-enquête très documenté, Les Trotskistes, paru chez Fayard en 2002. La citation date un peu, mais elle résume bien le sujet qui nous occupe. Voici ce qu’il constatait, en 2002 : « Au PS, premier parti de France, les trotskistes ont réussi l’exploit de placer l’un des leurs au sommet, tout en monopolisant l’opposition interne : Lionel Jospin, ex-trotsko-lambertiste, contre Julien Dray et ses amis de la Gauche socialiste, ex-trotsko-frankistes. Et qui a contribué à révéler le passé jospinien ? Le plus influent des media français, Le Monde, dont la rédaction est dirigée par un trotsko-péguyste autoproclamé : Edwy Plenel. » D’un côté, la politique (au moins à gauche), de l’autre, les media (au moins certains media). Cette simple citation en dit déjà long sur l’influence du trotskisme sur les élites françaises.

Alors, précisément, ces trotskistes, qui sont-ils ? D’autres intervenants en ont déjà parlé avec précision et talent. J’essaierai d’être bref.

D’abord, les trotskistes sont profondément divisés. Vous connaissez le mot : « Un trotskiste, c’est un groupuscule ; deux trotskistes, c’est un parti ; trois trotskistes, c’est une scission. » Si je reprends mon exemple, Lionel Jospin appartenait à la fraction lambertiste du trotskisme (aujourd’hui, le Parti des travailleurs) et Julien Dray à la fraction frankiste (la Ligue communiste révolutionnaire).

Les raisons de ces divisions sont souvent obscures : divergences historiques, querelles idéologiques ou, tout simplement, rivalités de personnes. Quoi qu’il en soit, les trotskistes sont divisés.

Divisés, mais organisés.

Trotski, fondateur de l’Armée rouge, était convaincu qu’on pouvait s’emparer du pouvoir avec un millier de militants : la “minorité agissante”. Il préconisait une action limitée, concentrée sur des points névralgiques : les syndicats, l’enseignement, les transports, l’énergie, la police, l’armée, les industries d’armement. Ce qui explique finalement qu’aucune organisation ne dépasse 2.000 à 3.000 militants. On a dit à leur sujet : « Il y a deux organisations dans le monde qui ont adopté le modèle militaire : les trotskistes et la Compagnie de Jésus. »

Alors, quels en sont les généraux ?

Pour Lutte ouvrière, chacun la connaît : Arlette Laguiller – même si l’on sait qu’elle n’en est pas la principale dirigeante. Arlette, à qui l’on a dédié des chansons : Alain Souchon, en 1993. Je ne la chanterai pas, mais je ne peux pas vous priver, quand même, de ce moment de pure  poésie :

Quand Arlette chante, c’est de la verdure / Sur un monde difficile, dur

Les paroles, bien sûr, ont un peu d’usure / Mais elle chante avec un air pur (…)

Que c’est gentil / Que c’est beau,

Arlette it be / Arlette’s go.

Pour mémoire, et s’il vous arrive de lire Lutte ouvrière, l’hebdomadaire, il est quand même rappelé dans chaque numéro que « les travailleurs devront détruire l’appareil d’État de la bourgeoisie, c’est-à-dire son gouvernement, mais aussi son Parlement, ses tribunaux, sa police, son armée et exercer eux-mêmes directement le pouvoir, car le bulletin de vote ne peut pas changer la vie ».

Arlette, donc, qui a posé dans Gala, que Playboy a interviewée, qui a eu la faveur de tous les media, Arlette à qui les trotskistes doivent leur premier succès électoral, dès 1995 : 5,3 % des suffrages à l’élection présidentielle. Exploit renouvelé en 2002 : 5,7 %, soit 1.630.000 voix.

Pour la Ligue communiste révolutionnaire, maintenant : c’est le tandem Alain Krivine (63 ans), flanqué du jeune facteur, Olivier Besancenot (30 ans), qui mène la danse : 4,3 % à la présidentielle de 2002, soit 1.210.000 voix.

La LCR « se revendique d’un long passé, celui la lutte de la classe ouvrière contre l’exploitation capitaliste. Elle se veut l’héritière de ses courants marxistes-léninistes. » Pour Alain Krivine, « l’action politique ne se limite pas aux élections et aux institutions. Elle suppose avant tout de participer à la construction et à l’intervention des syndicats, des associations qui défendent les intérêts des salariés, des exclus, qui luttent contre le chômage, contre le fascisme, pour les droits des femmes, pour le droit au logement. »

C’est ce qu’elle fait en investissant le mouvement social : Christophe Aguiton, cofondateur des syndicats SUD et d’Agir contre le chômage (AC !) est issu de la LCR. Tout comme Maya Surduts, responsable de la CADAC : la coordination des associations pour la défense de l’avortement et de la contraception. « Notre force, précise Alain Krivine, c’est un peu moins de 2.000 militants, mais qui sont implantés partout et qui font bouger les choses. »

Beaucoup plus discret, mais non moins actif : le Parti des travailleurs, dont est issu Lionel Jospin. Toujours dominé par l’étonnante figure de Pierre Boussel-Lambert (84 ans) – d’où le surnom de “lambertistes” qu’on donne à ses disciples. Lambert est, lui aussi, flanqué d’un poulain, de 51 ans quand même, Daniel Gluckstein, ancien professeur d’histoire, candidat à la présidentielle de 2002 : 0,5 %, soit 132.000 voix.

Peu d’électeurs, donc, mais des liens très étroits avec Force ouvrière, depuis longtemps, qui se sont encore renforcés sous Marc Blondel. Son successeur, Jean-Claude Mailly, se défend pourtant d’être membre du PT – un peu comme Jospin se défendait d’avoir été trotskiste…

Résumons : Laguiller + Besancenot, + Gluckstein = 10,4 % des suffrages exprimés en 2002. Presque 3 millions de voix (2.973.000) au premier tour de la présidentielle – car la France est quand même ce curieux pays capable d’aligner dans la course à l’Élysée trois candidats trotskistes, chacun ayant recueilli les 500 signatures nécessaires !

Sans compter les “ex” : Lionel Jospin.

Et sans oublier les Verts, qui, s’ils ne sont pas trotskistes, n’en sont pas moins d’extrême gauche. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler le parcours militant de leurs principaux responsables. Je ne parlerai pas de Daniel Cohn-Bendit, j’en citerai seulement trois.

  • D’abord, Dominique Voynet : où donc a-t-elle découvert l’écologie ? Dans les couloirs d’une radio libre alors illégale (nous sommes en 1978), Radio Ondes Rouges, fondée par des membres de l’Organisation communiste des travailleurs (OCT). C’est le lieu de rencontre de militants antimilitaristes, écologistes, homosexuels ou féministes, dont elle épouse aussitôt les causes. « Pour moi, l’écologie était naturellement d’extrême gauche », confesse-t-elle dans sa biographie, rédigée par Murielle Szac et parue chez Plon en 1998.
  • Ensuite, Gilles Lemaire, secrétaire national des Verts : il dit être devenu militant en Mai 68. D’abord au PSU, puis dans les courants issus du PSU.
  • Enfin, Alain Lipietz, leur économiste, qui milite à Polytechnique contre la guerre du Vietnam, devient l’un des piliers du comité de l’Epée-de-Bois, qui organise des spectacles de marionnettes dans les rues et les usines, milite au PSU avant de fonder la Gauche ouvrière et prolétarienne, la GOP, qui sera le fer de lance des manifestations contre l’extension du camp militaire du Larzac, en 1973. Manifestation célébrée, trente ans plus tard, par José Bové et ses amis altermondialistes.

Deux journalistes, Raymond Pronier et Vincent Jacques Le Seigneur, ont consacré aux écologistes, dès 1992, un ouvrage très informé. Voici ce qu’ils y écrivent : « Rouge hier, l’utopie est aujourd’hui tout de vert vêtue. La faucille et le marteau ont cédé la place à des pin’s à l’image de la fleur de tournesol. Le communisme est mort, mais, avec l’écologie politique, une nouvelle utopie est en marche. »

Il faut citer aussi Daniel Cohn-Bendit, qui présentait récemment les événements de Mai 68 comme « la dernière révolution avant le trou dans la couche d’ozone ».

En 2002, le candidat des Verts, Noël Mamère, finalement préféré à Lipietz, obtient 5,2 % des suffrages, soit 1.500.000 voix. Un peu moins que Cohn-Bendit, qui avait recueilli 1.700.000 voix aux élections européennes de 1999 (9,7 % des suffrages).

Voilà pour le bilan électoral : 10 % à 15 % des suffrages, si l’on agrège les Verts aux trotskistes, près de 4,5 millions de voix – ce qui est déjà considérable.

Pourtant, ce tableau serait incomplet si l’on ignorait l’implantation associative et syndicale de l’extrême gauche.

Pour les syndicats :

  • SUD (solidaires, unitaires et démocratiques), fondé par des militants exclus de la CFDT en 1988, dont Annick Coupé, ancienne maoïste, et Christophe Aguiton, de la LCR, dont j’ai déjà parlé. SUD fait partie d’un ensemble de syndicats, le “Groupe des 10”, où l’on trouve aussi le Syndicat national unifié des impôts (qui fit obstacle, en 2002, à la réforme de Bercy) et le SNJ, c’est-à-dire le syndicat national des journalistes.
  • À côté de SUD, la CNT : confédération nationale du travail, groupusculaire, mais très active. La CNT maintient l’héritage de l’anarcho-syndicalisme. Son implantation est sectorielle : La Poste, l’Éducation nationale, les banques, les entreprises de nettoyage du métro, les intermittents du spectacle. Mais le socialiste Jean-Christophe Cambadélis, ancien trotskiste, la présente comme « l’une des principales organisations radicales en termes de capacité de mobilisation d’effectifs militants ». Elle recrute beaucoup dans les facultés parisiennes, sur les campus de Jussieu, de Tolbiac et de Nanterre.

Pour les associations, toutes celles qui sont liées au mouvement des “sans”, et surtout :

  • AC !, fondé par Christophe Aguiton, membre de la LCR ;
  • le DAL (Droit au Logement), fondé par Jean-Baptiste Eyraud, ancien mao ;
  • Droits devant, qui milite pour la régularisation des “sans-papiers”.

Autant d’associations signataires, le 13 décembre 1995, de « l’appel des sans », qui constitue quasiment leur acte de naissance médiatique : « Sans emploi, sans logement, sans papiers, sans protection sociale, sans ressources… nous demandons la redistribution des richesses et la réduction massive du temps de travail, sans baisse de salaires, afin que chacun, Français et immigrés, accède à un emploi et réintègre ses droits. »

Au même moment – rappelez-vous, nous sommes au cœur de la contestation du plan Juppé –, une pétition de soutien aux grévistes est lancée par la LCR, qui rassemble des intellectuels de gauche autour de Pierre Bourdieu. Un appel est lancé au « rapprochement de toutes les forces syndicales et politiques critiques » : les syndicats SUD, la FSU, les minoritaires de la CFDT, les organisations de chômeurs et d’« exclus », les mouvements féministes, LCR, les Verts. Bref, tous les bataillons de l’extrême gauche, ou de l’ultra-gauche, qui défilent en clamant un même slogan : “Tous ensemble ! Tous ensemble ! Ouais, ouais !

Ces succès électoraux, cette capacité de mobilisation, le parti socialiste ne pouvait évidemment pas l’ignorer. Écrasé aux élections législatives de 1993, convalescent après l’élection présidentielle de 1995, il s’engage, dès cette époque, dans un processus de recomposition de la gauche dont il reste le pivot. Cette recomposition donnera naissance à la gauche plurielle, en 1997.

À vrai dire, le PS est orphelin d’idées depuis bien longtemps : depuis au moins 1984, quand il admet, mais sans le dire vraiment, qu’il n’est pas si facile de « rompre avec le capitalisme », comme le promettait le candidat Mitterrand en 1981. La politique de relance menée par le gouvernement Mauroy conduit la France au bord de l’abîme. Le franc, souvenez-vous, est dévalué trois fois par rapport au mark, en moins de deux ans. Le PS est contraint de réviser son programme : dès cette époque (1984), il insiste sur son projet de transformation sociale, plutôt que sur la rupture économique. Le dirigisme étatique fait place au socialisme des Droits de l’homme. L’accent est mis sur la “lutte contre les exclusions” : lutte contre le racisme, lutte contre la nouvelle pauvreté. Au Panthéon socialiste, Harlem Désir (SOS-Racisme) et Coluche (Les Restos du cœur) siègent désormais aux côtés de Jean Jaurès et de Léon Blum.

Élisabeth Lévy a parfaitement résumé cette rupture, dans Les Maîtres Censeurs :

« Avec les droits de l’homme pour tout viatique idéologique, l’intelligentsia dominante entendait bien être l’avant-garde éclairée du peuple de gauche. Puisqu’il n’était plus question de changer le monde, il ne restait plus qu’à en jouir, et donc à tenter de le dominer en exhibant un sujet fondé à revendiquer une autorité illimitée. »

Cette évolution culmine avec la création de la gauche plurielle, qui agrège au PS, d’une part, les Verts, d’autre part, les communistes. Deux partenaires qui ne seront pas traités également par le PS.

Jean-Christophe Cambadélis fut l’un des artisans de cette gauche plurielle. Il résume, en 1996, le « nouveau dessein » que la gauche doit offrir au pays : « D’abord, la perspective d’une Europe républicaine. Ensuite, la domestication écologique et sociale de l’économie de marché et la fondation d’un nouvel universalisme : la justice. » (Pour une nouvelle Gauche, Stock, 1996.) Il n’est plus question, ici, de rompre avec le capitalisme.

Certes, on pourrait débattre longtemps de la réalité de cette conversion socialiste au réalisme économique, de la sincérité de leur adhésion au marché. Lionel Jospin n’est pas Tony Blair, je vous le concède bien volontiers. Mais une chose est sûre : l’heure n’est plus à l’appropriation collective des moyens des production, aux nationalisations des banques et des entreprises. Jospin, lui-même, a cette formule, en 1997 : « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché. » La gauche plurielle se construit au détriment du parti communiste, dont Cambadélis écrit, en 1999, qu’il est « historiquement sans objet ». Les Verts en profitent pour s’imposer comme le deuxième parti de la gauche. C’est la victoire de Daniel Cohn-Bendit sur Georges Marchais, la revanche des “enragés” de Mai 68 sur les “staliniens”.

C’est le triomphe d’une gauche libertaire, l’avènement de ce qu’on appelle encore les « bobos » (les bourgeois bohêmes), qui s’accommodent plus ou moins du marché, mais n’acceptent pas d’autres règles que le slogan de Mai 68 : « Il est interdit d’interdire. » « Le programme tagué sur les murs de la Sorbonne, “Quiconque n’est pas moi est un agent de répression à mon égard”, est réalisé », a écrit Éric Conan dans L’Express.

« Quiconque n’est pas moi est un agent de répression à mon égard »… Rien d’étonnant, donc, à ce que cette gauche plurielle emprunte à l’extrême gauche ses thèmes de prédilection : la défense de toutes les minorités, la régularisation des “sans-papiers”, l’adoption du Pacte civil de solidarité (le PACS, que le gouvernement actuel veut encore “améliorer”), la dépénalisation de la consommation de cannabis (en fait, et bientôt sans doute en droit) et, aujourd’hui, le mariage homosexuel et le droit à l’adoption d’enfants par les couples homosexuels – ce qu’on appelle curieusement les “familles homoparentales”…

Tous ces projets trouvent, vous vous en doutez, un écho favorable chez les “prescripteurs d’opinion” : certains intellectuels, et de nombreux journalistes.

Je ne parle évidemment pas de Rouge, l’hebdomadaire de la Ligue communiste révolutionnaire, qui connaît aujourd’hui de profondes difficultés financières.

Je ne parle pas non plus de tous les journalistes. Parce que la profession est très diverse (on compte environ 36.000 cartes de presse), et parce que tous n’épousent pas les idées dominantes. J’en ai cité certains, j’en citerai d’autres.

On aurait tort aussi de sous-estimer les effets de mode : les journalistes sont, comme tout le monde, sensibles à l’air du temps. Les choses étant ce qu’elles sont, je ne reviendrai pas sur l’hégémonie culturelle de la gauche, la droite ayant depuis longtemps abandonné le terrain des idées – sauf, bien sûr, au Club de l’Horloge.

Mais, enfin, ces “prescripteurs d’opinion” approuvent, majoritairement, les projets de cette gauche libertaire, que j’évoquais à l’instant. Pour preuve, un sondage paru dans Marianne en avril 2001, un an avant la dernière élection présidentielle. 87 % des journalistes interrogés étaient “assez” ou “tout à fait” pour la régularisation des “sans-papiers”. 76 % étaient “assez” ou “tout à fait” contre l’abandon de la retraite à 60 ans.

Marianne les avait aussi sondés sur leurs intentions de vote au premier tour, ce qui donnait à l’époque les résultats suivants :

En tête, Lionel Jospin : 32 %. Je vous rappelle qu’il a fait moitié moins : 16,5 %.

Ensuite, Noël Mamère : 13 %.

Puis Jean-Pierre Chevènement : 8 %.

Arlette Laguiller : 5 %.

Robert Hue : 5 %.

Total gauche : 63 %. Encore la candidature de Besancenot n’était-elle pas connue…

Et la droite ? Vous me direz : 37 %, soit la différence entre 100 et 63. Eh bien, non ! Car 31 % des journalistes ne se prononçaient pas. Bref, vous avez fait le calcul : 100, moins la gauche (63), moins ceux qui ne savent pas (31) = 6 %. 6 % seulement pour la droite :

Chirac : 4 % ;

Madelin : 1 % ;

Bayrou : 1 %.

Et Le Pen, qui était présent au second tour ? 0 %…

Commentaire de Marianne, qui ne passe pas pour un journal de droite :

« N’est-il pas étonnant, au sein d’une démocratie, que 6 % seulement des journalistes osent se déclarer de droite, quand on estime qu’au moins 50 % des Français votent ainsi ? (…) Il faudrait être quelque peu naïf, après cela, pour s’étonner du fossé abyssal qui se creuse entre la caste journalistique et la population. » L’article est de Philippe Cohen. Il est titré : « Journalistes, le clan des clones »…

J’ajouterai que, selon ce sondage, 44 % des journalistes considèrent leur activité comme une vocation, et 18 % comme une mission. « Vocabulaire religieux qui ne présage rien de bon dans un milieu généralement athée », relève Jean Sévillia dans son excellent ouvrage, Le Terrorisme intellectuel !

Vous me direz que ce n’est qu’un sondage et qu’il vaut ce que valent les sondages. Je vous répondrai donc par une élection : l’élection à la Commission de la carte d’identité des journalistes. La dernière s’est déroulée en 2003. Elle a mis en lice le Syndicat national des journalistes (affilié au Groupe des Dix, dont j’ai déjà parlé) et les cinq confédérations syndicales. Résultats :

premier, le SNJ : 42,5 % ;

puis la CGT : 19,9 % (en progrès par rapport à 2000) ;

la CFDT : 15,8 % ;

la CFTC, Force ouvrière, la CGC…

Au total : 83,2 % des voix pour des organisations de gauche.

Il n’y a là rien à redire : que les journalistes fassent ce choix, c’est leur droit. Mais, « fatalement, ce déséquilibre se fait sentir dans les media. Les choix des sujets, la manière dont ils sont traités, les personnalités invitées correspondent aux orientations qui l’emportent dans les rédactions, souligne Jean Sévillia dans l’ouvrage précédemment cité. Le phénomène n’obéit ni à une stratégie organisée, ni à une ligne officielle, ni à des consignes occultes : il provient d’un consensus régnant dans un microcosme. »

Alors, comment expliquer ce consensus, cette inclination des journalistes ?

Je vous propose d’aller chercher l’explication dans leur formation – formation acquise, pour les plus jeunes, tout au long de leur cursus scolaire et, pour les plus anciens, dans leurs engagements de jeunesse.

Premier point : le cursus

Il est certain qu’il vaut mieux avoir un solide capital scolaire pour entrer dans ce qu’on appelle les “grands media” : presse écrite nationale, radios et télés. Or, ce capital scolaire, c’est souvent à Sciences Po qu’on l’acquiert aujourd’hui. On doit à Bernard Poulet, rédacteur en chef à L’Expansion, ce jugement lapidaire : « Le journalisme, c’est trop souvent la poursuite de Sciences politiques par d’autres moyens, ou l’art de parler de tout sans rien connaître. »

Jusqu’en 2003, Sciences Po laissait partir ses étudiants en fin de cursus vers les écoles de journalisme reconnues. Mais l’école de la rue Saint-Guillaume a décidé, en 2004, d’ouvrir sa propre formation au journalisme.

Ce qui m’a conduit à m’intéresser à ce que pensent, aujourd’hui, les étudiants de Sciences Po : la future élite politico-médiatique du pays. Heureusement, d’autres s’y sont intéressés avant moi, notamment la sociologue Anne Muxel, auteur d’une enquête parue cette année aux Presses de Sciences Po, mais conduite en 2001.

Il en ressort que :

  • 71 % des étudiants de Sciences Po avaient l’intention de voter à gauche à l’élection présidentielle de 2002 et 28 % à droite ;
  • ils plaçaient au sommet de leur Panthéon politique Kofi Annan, devant Nelson Mandela et Jacques Delors (Il faut attendre le quinzième rang avant qu’apparaisse un homme de droite – j’ai compté – : il s’agit d’Alain Juppé, ex aequo avec Jean-Paul II, juste devant le sous-commandant Marcos. Les réponses étaient libres. Les personnalités de droite représentent seulement 20 % des réponses) ;
  • si l’on s’intéresse à leurs lectures, 57 % se disaient proches du Monde, 11 % de Libération, 8 % du Figaro (proportions à peu près identiques dans les écoles de journalisme).

Conclusion d’Anne Muxel : « La sensibilité politique des étudiants de Sciences Po se situe assez nettement dans le camp de la gauche (…). Ce positionnement s’accompagne d’un répertoire de valeurs privilégiant l’universalité, le libéralisme culturel, ainsi que la tolérance et l’ouverture aux autres. »

Ce sont eux qui succéderont à leurs aînés, dans quelques années, à la tête des grandes rédactions.

Leurs aînés, précisément, parlons-en.

Il y a, me semble-t-il, une chose toute simple à ne pas oublier. C’est encore Jean Sévillia qui la relève, dans son livre sur le terrorisme intellectuel. Voici ce qu’il écrit : « 20 ans en 1968, 30 en 1978, 40 en 1988, 50 en 1998 : en trois décennies, la génération liée par ses souvenirs du joli mois de Mai fait carrière. En fin de parcours, elle se trouve aux commandes. »

Finalement, si l’on fait le compte, trois générations seulement se sont succédé depuis l’après-guerre à la tête des rédactions :

  • celle des anciens résistants : Beuve-Méry ;
  • celle de la guerre d’Algérie : Françoise Giroud ;
  • enfin, la génération 1968-1972.

Ce constat, le sociologue Jean-Marie Charon, spécialiste des media, le faisait déjà en 1994 dans son livre, Cartes de presse : « Nombre de journalistes aujourd’hui en vue ont connu des engagements très politiques dans les organisations d’extrême gauche. Le phénomène est particulièrement marqué à Libération, avec la personnalité de son directeur, Serge July, et, dans une moindre mesure, au Monde. »

Edwy Plenel, le directeur de la rédaction du Monde, n’a jamais caché ses engagements de jeunesse. On lui doit cette honnêteté : « Il n’y a pas de mystère et encore moins de raison d’en faire des manières, écrit-il dans Secrets de jeunesse (Stock, 2001) : j’ai été trotskiste, et je n’ai même été que cela pendant dix ans », entre dix-sept et vingt-sept ans. « Le trotskisme comme expérience et comme héritage fait à jamais partie de mon identité, poursuit-il, non pas comme un programme ou comme un projet, mais comme un état d’esprit, une veille critique faite de décalage et d’acuité, de défaites et de fidélités. »

Historiquement, c’est la mise en liquidation judiciaire de Rouge, en 1979 (Rouge était alors quotidien), qui va précipiter plusieurs dizaines de ses journalistes vers d’autres titres : Le MondeLibérationLe Matin – entre autres.

Car on aurait tort de “focaliser” sur Le Monde.

Christophe Nick, dont j’ai cité le livre en commençant, a interrogé de nombreux témoins. Par exemple, Marc Couty, ancien trotskiste et journaliste au Monde. Que dit-il ? « L’histoire de la presse française n’est faite que de jeunes qui ont tâté de la politique et qui ont poursuivi dans le journalisme. De 1960 à 1980, les militants étaient tous à l’extrême gauche. A une certaine époque, chaque groupuscule avait son quotidien ou son hebdomadaire. Des centaines de journalistes se sont ainsi formés sur le tas. Libé a longtemps absorbé les meilleurs maoïstes, tout en menant la vie dure aux trotskistes. Le Matin, lui, les a beaucoup accueillis. Le Monde a eu un temps de retard. »

Comment expliquer qu’ils aient trouvé si facilement à se recaser dans ces journaux ? Basile Karlinski, ex-trotskiste, ancien journaliste à Libé, avance une explication : « Il existe, c’est vrai, dans la presse française, un effet “anciens trotskistes”, dit-il. Le Monde n’est pas une exception, mais l’entrisme supposé d’un tel ou d’un tel n’y est pour rien. La réalité, c’est que le trotskisme, sans le vouloir ni le savoir, a réussi à être une (pas trop mauvaise) école de journalisme. Les trotskistes ont une prétention ridicule : être l’état-major d’une révolution sans troupes. Comment faire passer son message quand on n’a pas de troupes ? En utilisant la seule arme possible : le verbe, l’analyse politique. »

Ce que confirme, à sa manière, Edwy Plenel : « Mon rapport au journalisme s’est fait par la politique. Et mon rapport à la politique par l’écriture, dit-il. L’école du journalisme, ce fut Rouge. J’y ai appris mon métier, les techniques. »

Yves Roucaute s’était penché sur la question en 1991, dans Splendeurs et misères des journalistes (Calmann-Lévy). Dans la hotte du militantisme politique, il y a, dit-il, trois cadeaux :

  • d’abord, une appréhension intellectuelle du monde ;
  • ensuite, ce que l’on appelle parfois le sens de l’organisation, l’apprentissage des techniques de quadrillage, de coercition et de manipulation ;
  • enfin, le goût du pouvoir symbolique.

Pour autant, toutes les chapelles trotskistes n’ont pas connu le même succès. La seule qui ait produit des journalistes en nombre, c’est la Ligue communiste révolutionnaire, car c’est la tendance la plus intellectuelle et la plus portée au texte. En revanche, « les trotskistes du PCI, poursuit Roucaute, n’ont pas eu le même succès (…). Aux rapports intellectuels, ils ont préféré la culture d’organisation. Leur seule percée fut réalisée, comme on pouvait s’y attendre, par Force ouvrière interposée, dans la presse qui pouvait donner à leur sens de l’organisation tout loisir de s’exprimer : l’AFP. »

On pourra dire, évidemment, que l’eau a coulé sous les ponts, que beaucoup ont trahi leur idéal, que “c’est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître”. Écoutons alors ce qu’en dit Marc Couty, cité par Christophe Nick : « Même si nous nous sommes détachés du trotskisme militant, il nous reste une culture politique qui ne fait pas dans la mollesse, mais plutôt dans la radicalité. Pour nous, ce n’est pas totalement faux : on a tendance à penser que tous les maux viennent de la “bourgeoisie et ses représentants”. Nous continuons, d’une certaine façon, à détester les deux “relais de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier” : la social-démocratie et le stalinisme… »

Quant à Edwy Plenel, à qui je laisserai le mot de la fin, voici ce qu’il a dit : « Je reste fidèle à ma jeunesse : mon souci du monde, il est sans patrie ni frontières. » (Débat avec Alain Finkielkraut, “La Nation à l’épreuve”, publié par la revue Le Débat.)