Constructivisme et ingénierie sociale : la fabrication de « l’homme nouveau »

par Claude Polin

L’idée que le socialisme prétend fonder un homme nouveau est une thèse erronée. Il n’y a pas d’homme nouveau dans le socialisme et c’est précisément cela qui en fait la force réelle et qui permet d’affirmer qu’il n’est pas mort, comme on le croit. Je ne distingue pas techniquement socialisme et communisme. Je parle de socialisme dans le sens que le terme avait au XIXe siècle, et où il désignait une philosophie dont le communisme était une des branches. L’idée que le socialisme entend accoucher d’un homme nouveau est un thème très courant, au point d’être un peu banal, et il s’appuie incontestablement sur un certain nombre de références, tirées, notamment, du temps de Staline, quand Lyssenko entendait démontrer l’hérédité des caractères acquis, c’est-à-dire la possibilité pseudo-scientifique de construire un homme nouveau.
Je voudrais vous montrer qu’il n’en est rien. Pour les besoins de mon exposé, je définirai le socialisme comme une doctrine qui entend provoquer l’apparition d’une société parfaite. Dans une telle société, les hommes ne seraient plus en conflit les uns avec les autres, ils seraient fraternels, bons, et parfaitement heureux. Les hommes y seraient sociables de part en part, totalement intégrés à la vie sociale, sans heurts et sans souffrances.
Le socialisme peut être considéré comme une « religion séculière », dans la mesure où il entend remplir la fonction de la religion, en faisant espérer un paradis retrouvé. Le socialisme a une dimension millénariste, il annonce l’arrivée imminente d’une ère nouvelle. On comprend assez bien comment ce projet peut donner l’impression que l’on aura affaire à une société d’hommes régénérés, d’hommes nouveaux capables de vivre dans cette société nouvelle. Il y a dans le socialisme une caricature de ce que propose le christianisme le plus traditionnel.
Il n’est guère de philosophie politique qui ne se soit proposé, d’une certaine manière, de décrire les conditions de la société la meilleure possible. C’est au niveau des moyens envisagés que se fait la différence avec d’autres philosophies concurrentes, la philosophie classique d’un Platon ou d’un Aristote, ou la philosophie libérale. Le vrai problème est de savoir en quoi le socialisme diffère des autres doctrines pour proposer cette société finale qui terminera l’histoire de l’humanité. En examinant l’ensemble des doctrines socialistes, j’ai trouvé que l’on pouvait les ranger en deux grandes catégories fort distinctes, opposées tant dans leurs moyens que dans la société qu’ils cherchent à réaliser.


Comme figure caractéristique du premier courant, je penserai à Marx ou à Fourier, pour lequel Marx avait du respect, même s’il considérait que sa propre doctrine était largement supérieure à la sienne. Le marxisme n’est pas seulement une critique du capitalisme. Dans les textes dits de jeunesse, que l’on met entre parenthèses, Le Manuscrit de 1844, La Critique de la philosophie du droit, L’Idéologie allemande, La Question juive, on saisit ce qu’est, pour Marx, le socialisme proprement dit, dont il ne va plus guère parler après, quand il commencera à faire la critique de l’économie politique classique, c’est-à-dire de la société bourgeoise. L’image du socialisme, qui s’estompe dans le second Marx, est puissamment présente dans le premier. Dans L’Idéologie allemande, Marx dit : dans la société finale, chacun pourra être, le matin, chasseur ou pêcheur ; à midi, philosophe ; et l’après-midi, peintre. Marx envisage la société finale sous la forme d’une espèce de Lunapark à l’usage de l’humanité tout entière. Et c’est là où l’on retrouve Fourier, pour qui la société finale de l’humanité est une espèce de jouissance permanente dans une planète aménagée pour les plaisirs les plus variés de l’homme. Il n’y aura plus des océans dans lesquels les gens se noient, mais des réservoirs de limonade. Cela décrit un univers enfantin dans lequel les hommes sont désormais en mesure de faire absolument ce qui leur plaît ; dans lequel la planète leur fournit en abondance de quoi servir leurs désirs les plus fous.
Le marxisme consiste initialement dans une affirmation très simple : ce n’est pas très compliqué d’en arriver là. En effet, deux obstacles s’opposent à ce paradis terrestre. Le premier, c’est qu’il y a des institutions idiotes, la propriété en premier lieu, des institutions artificielles qui mettent les hommes en mesure de s’exploiter les uns les autres. Il faut détruire celles-ci. Le second, c’est l’insuffisance des ressources. Il faut que l’humanité ait atteint un degré de développement technique et scientifique tel, que le socialisme, c’est-à-dire le paradis terrestre, le Lunapark deviennent possibles. C’est une idée qui va être occultée, mais que dit Marx dans Le Manifeste du parti communiste ? Attention, le socialisme n’est possible que sur la base d’un capitalisme triomphant, c’est-à-dire d’un capitalisme qui a rempli ses promesses, moyennant quoi il suffira, comme le répétera Lénine, d’un simple jeu d’écritures pour que l’humanité devienne possesseur d’une richesse infinie. Autrement dit, aux yeux de Marx, la condition du socialisme, c’est l’abondance matérielle.
Du moment que ces deux conditions sont remplies, les hommes, tout d’un coup, redeviennent bons. Les hommes étaient méchants à cause de la pénurie et des institutions. Faites cesser la pénurie, faites sauter les institutions, et l’homme redevient conforme à sa nature.

Il y a une deuxième sorte de socialisme, qui est une des grandes idées du XVIIIe siècle et de la philosophie des Lumières, et que l’on trouve déjà dans L’Utopie de Thomas More et dans La Cité du soleil de Campanella. La société idéale, cette société qui ne se trouve nulle part, se caractérise par la réglementation. Ce n’est plus du tout une société anarchisante dans laquelle les hommes font ce qu’ils veulent et sont bons par là-même, mais une société où tout est réglé : la couleur et la forme des vêtements, l’heure à laquelle on les porte, les repas, les menus, l’organisation des tables, les heures à laquelle on se consacre à telle ou telle activité. Tout est réglementé dans les moindres détails, soit que l’on sache que les hommes laissés à eux-mêmes ne sont pas bons, soit qu’on se dise que les conditions dans lesquelles ils pourraient être bons ne sont pas réunies.

Dès lors que c’est la contrainte qui permet à tous de vivre avec tous, il faut savoir qui fait les règles. Dans la société utopique, il y a des sages. Thomas More a lu Platon, et il en a retenu l’idée des philosophes-rois. Alors, il imagine des sages mystérieux, des personnages tout-puissants et plus ou moins cachés. Voilà une première solution. Mais il y en a une autre. Il se peut que ce soient les pauvres, les déshérités, qui fassent la loi. Cela donne en gros la société dans laquelle nous vivons, la social-démocratie. Qu’est-ce que la social-démocratie ? C’est une société où une classe d’hommes qui croient être déshérités imposent leurs règles à l’autre partie de la société. C’est, par exemple, une société dans laquelle ceux qui ne travaillent pas obligent ceux qui travaillent à les payer. C’est la situation dans laquelle nous sommes en France actuellement.
Enfin, dans le modèle achevé de ce socialisme réglementaire, dans le modèle le plus dur, on peut imaginer que les règles de contrainte soient élaborées par tout le monde. C’est alors la société communiste type, dont il y a eu en Russie et en Chine des exemples approximatifs, car on n’est peut-être jamais allé jusqu’au bout de cette logique. Ce sont des sociétés dans lesquelles le tyran de chacun, c’est l’autre. Ce sont donc des sociétés dans lesquelles l’enfer, ce sont les autres, parce que chacun surveille les autres. Ce sont des sociétés égalitaires, en ce sens que la satisfaction des individus est obtenue par le fait qu’ils sont en mesure de dénoncer leurs voisins. On y est content, au fond, de faire régner l’égalité, c’est-à-dire l’impossibilité pour l’autre d’être différent de ce que l’on est soi-même.
Je ne crois pas du tout que, dans la société communiste, une minorité de policiers surveillent une population qui les hait. Le fait massif concernant les sociétés communistes, c’est qu’elles ont duré. Donc, il fallait bien qu’il y eût consensus. Staline ou Brejnev n’aurait rien été sans la complicité d’une large part de la population. Mon analyse, sur ce point, a été confirmée par le témoignage des dissidents soviétiques. Quand quelqu’un était arrêté, ne croyez pas que des policiers l’emmenaient de force sous les regards indignés des autres gens. Les autorités, comme on disait en Russie, téléphonaient ou faisaient parvenir un message disant aux futurs prisonniers : « Vous êtes arrêté, veuillez vous rendre au commissariat. » Et le malheureux partait sous la réprobation générale. Ne croyez pas une seconde qu’il pouvait trouver refuge chez un voisin. Il était aussitôt dénoncé. Tout homme qui est déclaré coupable doit l’être plus ou moins : s’il s’est heurté au système, c’est qu’il ne l’accepte pas et que, d’une certaine manière, son attitude finit par rejaillir sur moi et me critique. Il suffit qu’il soit accusé, pour que l’on puisse le soupçonner. Les sociétés communistes sont des sociétés du soupçon.

Le socialisme se manifeste donc sous deux aspects essentiels. Ou bien il est utopique et optimiste, et il pense que l’on pourra se passer de règles, quand l’abondance sera là. Ou bien il est pessimiste, et il réclame la planification, mais elle n’est pas du tout ce que l’on croit.

Le plan de la Russie stalinienne est avant tout un moyen de contrôler ce dont les gens peuvent disposer. Il s’agit de produire des choses et de contrôler ce qu’on produit et d’imposer la consommation uniquement de ce qui est produit. La planification, la vraie, on en trouve l’origine dans un courant qui n’a pas grand chose à voir avec le socialisme, dans l’école de Claude-Henri de Saint-Simon. Ces auteurs se battent, en effet, contre l’anarchie libérale, contre le marché, contre le laisser-aller individuel et considèrent que cette anarchie est contre-productive. Saint-Simon imagine une société où tout le monde soit à sa place. Mais cela n’a rien à voir, me semble t-il, avec la fabrication d’un homme nouveau. C’est un effort peut-être condamné, peut-être absurde, pour que la rationalisation prenne la place de l’initiative individuelle.
Hayek a parfaitement raison dans sa critique de cette volonté de rationaliser la production. Mais il resterait entièrement à démontrer que cette planification qui est le contraire du marché soit un caractère essentiel du socialisme. Et quand bien même cela serait démontré, cette planification ne comporte, me semble t-il, aucun caractère qui puisse permettre de conclure à la volonté de fabriquer un homme nouveau.
Finalement et paradoxalement, on rencontrera cet homme nouveau, c’est-à-dire cet homme fabriqué, cet homme construit, beaucoup plus dans les sociétés industrielles modernes de type capitaliste que dans les sociétés socialistes. Selon Galbraith, à partir d’une certaine taille, l’entreprise a tendance à influencer les choix des consommateurs.
Mis à part cela, l’idée de construire un homme nouveau, à la manière du Frankenstein de Mary Shelley, me paraît relever d’une vision plutôt spirituelle, religieuse, fût-elle diabolique, fût-elle anti-chrétienne. Elle ne relève pas d’un effort doctrinal de construction d’une société. Cela n’a rien à voir avec le socialisme. Il resterait à se demander si, par le dévoiement d’une science devenue folle, il n’y a pas des savants qui rêvent de créer l’homme nouveau, grâce aux manipulations génétiques. Mais cela n’a rien à voir avec le socialisme. Il s’agit d’un projet prométhéen, anti-divin, il s’agit d’une révolte diabolique contre l’ordre instauré par Dieu et il s’agit au fond de ce projet luciférien qui permettrait à l’homme de créer l’homme, à la place de Dieu. Ici, nous avons largement débordé le socialisme. Si l’on veut trouver un homme nouveau, il faut le chercher ailleurs que dans le socialisme.