Contre l’immobilisme social, développer les libertés du citoyen

par Henry de Lesquen

   Dans un passage fameux de La Démocratie en Amérique, Tocqueville fait un tableau saisissant de l’État-providence dont il prévoit le développement : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme (…). Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort (…). Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance (…) ; il travaille volontiers à leur bonheur (…), pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins (…) ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

  Ainsi que l’a bien vu Tocqueville, l’État-providence traite les hommes comme des enfants et non comme des adultes. On est donc tenté, pour en parler, d’emprunter le langage de la fable.

  « Il était une fois, dans un pays lointain, un roi très aimé de ses sujets. C’était le plus généreux des souverains ! Tous les jours, il y avait table ouverte pour tous dans les communs du palais. On n’y mangeait pas merveilleusement, sans doute, mais on était trop content d’être invité à la table du roi pour se plaindre du menu. Le roi distribuait une fois par an des vêtements à tous les habitants du royaume ; il donnait de beaux cadeaux aux jeunes mariés et aux nouveaux-nés, etc. : tout le monde s’extasiait de sa générosité. Pourtant, les gens n’étaient pas parfaitement heureux, car une bande de cambrioleurs opérait impunément dans le pays. Avec une audace extraordinaire, elle visitait plusieurs fois par an la maison de presque tous les habitants. Si la police en arrêtait un de temps à autre, leur chef restait insaisissable. Et cela dura pendant des années, avant que le scandale n’éclate… » Vous avez deviné que, dans ce conte, le chef des voleurs n’est autre que le roi lui-même, qui restitue le jour à ses sujets, en les comblant de ses largesses, une partie de ce qu’il leur a pris pendant la nuit.

  La Sécurité sociale est comme le roi de cet étrange pays. Elle apparaît en pleine lumière pour distribuer ses faveurs. Comment ne l’aimerait-on pas ? Et elle agit aussi dans l’ombre, pour dépouiller les Français de leurs biens…


  La France, a, dit-on, le meilleur système de Sécurité sociale… Peut-être. C’est, à coup sûr, un des plus chers. Les « prélèvements obligatoires » sont restés longtemps à 35 % du revenu national (P.I.B.). Depuis 1974, le taux n’a cessé de s’élever. Il avait atteint 44,4 % en 1986, après cinq ans de gouvernement socialiste, et il est monté encore en 1987, pour atteindre 44,7 %. Comme le budget de l’État lui-même a été stabilisé, c’est essentiellement à la Sécurité sociale que l’on doit cette évolution. Les cotisations sociales, qui ne formaient que 14 % du revenu national en 1974, s’élèvent aujourd’hui à 20 %. Voilà le paradoxe de la Sécurité sociale : nous l’aimons, sans savoir ce qu’elle nous coûte. Et comme on réclame à l’État-providence toujours plus de prestations, il lui faut multiplier ses expéditions nocturnes… je veux dire, prélever toujours davantage de cotisations sans que ses victimes puissent le voir sur leur bulletin de salaire.

  Le problème de la Sécurité sociale est avant tout de nature politique. Il n’est pas l’affaire des « ingénieurs sociaux ». Les aspects techniques ne dominent en apparence qu’en raison de présupposés implicites qui sont, eux, politiques : une certaine conception du rôle de l’État, une certaine notion de la « solidarité ». De plus, la complexité des débats techniques résulte en partie de la nature du système, qui est immense et centralisé. Il faut donc changer de logique, et pour cela faire éclater le scandale, ou plutôt les scandales de notre État-providence, qui sont au nombre de trois :

1. Il est antidémocratique, puisqu’il donne la réalité du pouvoir à des féodalités.
2. Il est antilibéral, puisqu’il prive le citoyen de la liberté de choisir sa protection sociale.
3. Il est antinational, enfin, puisqu’il ne veut pas faire de distinction entre Français et étrangers.


1. Qu’il soit antidémocratique, il est aisé de s’en convaincre, car la démocratie commence par le consentement à l’impôt. Et les cotisations sociales sont en réalité des impôts, puisqu’elles sont fixées autoritairement par l’État. On compare la Sécurité sociale à une baleine ; on pourrait dire aussi qu’elle fait comme la chauve-souris (« Je suis oiseau ; voyez mes ailes… Je suis souris : vivent les rats ! »), en se disant tantôt « privée », pour échapper au contrôle démocratique du parlement, tantôt « publique », pour prendre l’argent des citoyens. Il est anormal que le pouvoir de décision en la matière ne relève pas du domaine législatif. Il se trouve de ce fait accaparé par la technocratie, qui a partie liée avec les féodalités syndicales. Le mythe de la « concertation » fournit un alibi démocratique à ce jeu d’intérêts, qui échappe aux regards du peuple.

  Si les Français s’en accommodent, c’est qu’ils ne savent pas ce qu’il leur en coûte réellement. Leurs cotisations officielles ne représentent qu’une fraction de ce qui est prélevé effectivement sur leur plein salaire, qui comprend aussi les cotisations dites patronales.

2. Notre système de Sécurité sociale est à l’évidence antilibéral, puisqu’il institue un monopole au profit d’un organisme public, en mêlant de manière inextricable les fonctions d’assurance et d’assistance, qu’il remplit simultanément.


3. La Sécurité sociale est également antinationale. Elle est une énorme machine administrative qui tend à réduire les hommes à des matricules. Il n’est donc pas surprenant que le système ne fasse pas de différence entre les Français et les étrangers, non seulement pour la maladie, ce qui peut se défendre, mais aussi pour les naissances, ce qui est aberrant.

  Les institutions de Sécurité sociale créées à la Libération sont un héritage des conceptions étatistes qui se sont épanouies dans les années trente. Elles forment pour ainsi dire un bloc de système soviétique immergé dans une société libérale. Elles illustrent deux grands principes typiquement socialistes : la vision « constructiviste » de la société, d’une part ; la socialisation de la morale, d’autre part.

1) La Sécurité sociale a été inventée par un petit nombre d’hommes, comme l’Anglais Beveridge et le Français Laroque, pour faire le bonheur des hommes par la planification et la centralisation. C’est ce que le Pr. Hayek appelle le point de vue « constructiviste », qui est au cœur de l’idéologie socialiste.

2) On dit, par boutade, que dans « social », il y a les deux-tiers de socialisme. En effet, la notion de justice sociale, comme celle de Sécurité sociale, qui en découle, portent la marque de l’idéologie socialiste, dans la mesure où elles prétendent socialiser la morale. La fraternité, la générosité ou la charité ne seraient plus des vertus individuelles, elles deviendraient des mécanismes sociaux – des « vertus sociales ». On leur préfère d’ailleurs le terme de solidarité.

  En 1986, nous avons commémoré à notre manière le Front populaire de 1936, en appelant à rompre avec 50 ans de socialisme… En fait, en raison de l’évolution des esprits, le gouvernement socialiste avait dû, dès 1983, se rallier à un compromis avec le capitalisme et il avait amorcé dans certains domaines une politique de type libéral ; par exemple, en libéralisant les marchés financiers. Mais la Sécurité sociale est restée jusqu’à présent un môle de résistance au libéralisme. Il est temps de remettre en cause le mythe de l’État-providence et le monopole public de la Sécurité sociale. Des pays comme les États-Unis, la Suisse ou le Japon ont un taux de prélèvements obligatoires très inférieur au nôtre. D’autres ont réussi à le faire baisser. L’Angleterre, partie d’une situation bien plus difficile que la nôtre en matière de socialisation de l’économie, a fait d’immenses progrès. Mme Thatcher peut baisser l’impôt sur le revenu (à 40 % maximum), tout en équilibrant son budget. Elle a diffusé la propriété des biens mobiliers et immobiliers et fait reculer la mentalité d’assisté que nourrissent les pratiques clientélistes de l’État-providence. Elle s’est attaquée aux féodalités syndicales. Elle entreprend maintenant la réforme de la Sécurité sociale, celle des finances locales, et étudie celle de l’école. Il n’est donc pas vrai qu’aucun progrès ne soit possible.


  Les experts eux-mêmes le savent bien ; certains avouent en confidence que le système est en train d’exploser et qu’il est condamné de toute manière, ajoutant « qu’il n’est pas permis de le dire ». Nous ne sommes pas favorables aux explosions, qui font des dégâts. Nous préférons les évolutions. Puisque notre Sécurité sociale est un bloc de type soviétique, j’oserai dire, au risque de faire la propagande de M. Gorbatchev, que la réforme doit avoir deux volets : glasnost et perestroïka (la glasnost est-elle un succès ?, demandait-on sur Radio-Erivan. Réponse : oui, en principe, mais beaucoup plus en Occident qu’en U.R.S.S….).

  La glasnost, tout d’abord : le bulletin de paye vérité doit faire connaître à chacun ce qu’il lui en coûte réellement. Pour cela, il ne suffira pas de faire figurer sur la feuille de paye les cotisations patronales ; il faudra fusionner celles-ci avec les cotisations dites salariales, de manière que le « plein salaire » soit reconnu comme tel par le salarié, et que ce soit lui, et non le « salaire brut », qui apparaisse dans le contrat de travail.

  Après la glasnost, vient la perestroïka – je veux parler, bien sûr, d’une perestroïka libérale, nationale et démocratique :

1. Il est juste que les citoyens aient la liberté de leur protection sociale. Tout en maintenant les institutions actuelles et les prestations qu’elles assurent, l’État doit laisser la faculté d’en sortir. Ainsi, on aura rendu à chacun la disposition de ses revenus sans ôter de protection à quiconque. Ce principe est valable pour l’épargne-retraite autant que pour l’assurance-maladie.

2. Les allocations familiales ne relèvent en rien d’une assurance contre le « risque » que constituerait la maternité, elles sont une entraide à vocation démographique. Il est nécessaire de transférer au budget de l’État l’ensemble de ces mécanismes financiers. Ces aides n’ont pas pour objet d’encourager la natalité des immigrés, mais celle des Français, à qui elles devraient être réservées, nonobstant le terrorisme intellectuel exercé par le lobby de l’immigration.

3. A l’intérieur du système public, qui demeurera, même s’il est mis en concurrence avec le secteur privé, la majoration des cotisations devrait être soumise au vote des assurés sociaux – à condition, bien entendu, d’avoir établi au préalable le plein salaire avec la vérité des bulletins de paye. C’est pour ne pas demander aux salariés de voter l’amputation de leur salaire qu’on a inventé la fiction des cotisations patronales.

*
* *

  Nous n’ignorons évidemment pas que la liberté de quitter une caisse d’assurance-maladie, et a fortiori une caisse de retraite fonctionnant par répartition, peut se traduire par un transfert des cotisations sociales vers l’impôt ordinaire. Il n’y a rien de choquant à ménager des étapes, même s’il est regrettable, à certains égards, de ne pas rendre en une seule fois une liberté confisquée. Au demeurant, rien ne peut ni ne doit se faire contre le sentiment des Français.


  Une majorité de nos concitoyens accepterait probablement le plein salaire, si on le soumettait au référendum. Cette première réforme, à elle seule, leur ferait prendre conscience du coût réel de la Sécurité sociale. Nous pouvons faire confiance au peuple, pourvu qu’on ne lui cache pas la vérité. C’est grâce à la démocratie directe que la révolte fiscale est partie de Californie avec la fameuse proposition 13, avant de se répandre dans le monde entier. Les Français apprécieraient qu’une liberté de choix leur soit offerte en matière de Sécurité sociale. L’évolution peut être plus ou moins rapide : l’essentiel est de s’engager dans la voie des réformes en proposant au peuple de faire le pari de la liberté, c’est-à-dire de rompre définitivement avec le socialisme.