Contre l’immobilisme social, développer les libertés du citoyen

par Jean-Antoine Giansily

Qu’est-ce que l’immobilisme social ?

  L’immobilisme social est cette curieuse philosophie qui domine le monde politique, et qui consiste à laisser croire qu’en matière d’économie il n’y a rien à changer et que l’on n’aurait pas plus de raison d’effectuer des privatisations que des nationalisations. L’intelligence française serait-elle défaillante? Pourtant, s’il est un domaine où les Français aient fait preuve ces dernières années de perspicacité et d’imagination, c’est bien celui de l’économie, grâce aux nouveaux économistes, et notamment à d’éminents membres du Club de l’Horloge, comme le Pr. Gérard Bramoullé.

  Le libéralisme économique est, sans aucun doute, admis par l’ensemble de la droite. De l’autre côté de l’échiquier politique, il est clair que si la « gauche-caviar » est convertie aux bienfaits de l’économie de marché, avec MM. Bergé, Fauroux et Rocard, en revanche, la « gauche-lentille », avec MM. Mauroy et Marchais, en est restée au stade des nationalisations massives et demeure fidèle aux vieux slogans, du type : « le pouvoir aux travailleurs ».

  La droite, quant à elle, ne peut qu’être favorable au libéralisme économique, parce que celui-ci développe les libertés du citoyen, alors que la socialisation de l’économie les restreint. En 1986, après la victoire de la coalition R.P.R.-U.D.F. aux législatives, la nouvelle politique économique a utilisé les privatisations pour réorienter l’épargne populaire vers les entreprises. Ce fut un tournant dans la vie de notre pays. D’autres mesures importantes, comme la libéralisation des prix, la réduction du déficit budgétaire, le remboursement des emprunts publics, ont corrigé les erreurs de la période 1981-1986. En revanche, les privatisations visaient bien, comme nous l’avions expliqué lors de notre colloque des 12 et 13 octobre 1985, à rompre avec 50 ans de socialisme ( ).

  Comment se fait-il qu’en 1987 les prélèvements obligatoires aient atteint 45% du produit intérieur brut, malgré l’allégement des impôts ? C’est que, tel Pénélope, le gouvernement – sous la forme de M. Philippe Séguin – défaisait pendant la nuit la pelote qu’il avait constituée pendant la journée – sous le nom de M. Edouard Balladur…


  Ce n’est qu’en remettant en cause les prétendus « acquis sociaux », c’est-à-dire les privilèges syndicaux et les avantages sectoriels (dénoncés par M. de Closets dans Toujours plus !), que les charges des entreprises auraient pu être diminuées, en même temps que les impôts des particuliers. Si M. Balladur a mis fin à 50 années d’immobilisme macro-économique, on n’a pas eu le courage de s’attaquer à la « syndicratie », au monopole syndical, à la cogestion de la Sécurité sociale et à la gabegie qui en résulte. Le secteur dans lequel il était essentiel d’ouvrir des espaces de liberté n’a pratiquement pas bougé. Si le Crédit lyonnais et la Société générale ont bien été privatisés, les grandes compagnies d’assurance, comme le G.A.N. et l’U.A.P., sont restées sous la tutelle de l’État, et ne se risquent pas à contester le monopole public de la Sécurité sociale, alors que seules la concurrence et la vérité des prix en matière d’assurance-maladie pourraient arrêter l’accroissement exponentiel des dépenses de santé. La seule tentative un peu sérieuse de déstabiliser l’oligarchie syndicale aura été, au cours des deux années de cohabitation, la création du corps des maîtres-directeurs par M. René Monory, qui visait à valoriser la notion de hiérarchie chez les instituteurs.

  Bien que la gauche ait adopté, en gros, le langage et la politique de ses adversaires en ce qui concerne les entreprises (la candidature de M. Bernard Tapie aux élections législatives de juin 1988 n’avait, à mon avis, pas d’autre objectif que de récupérer la notion d’entrepreneur pour la faire apparaître comme une valeur de gauche), le retour des grands féodaux de la syndicratie, reçus par M. Michel Rocard à Matignon dès son installation, montre bien que les « vaches sacrées » ont la vie dure, et que le mythe de l’ingénierie sociale est ancré solidement au sommet de la technostructure.

  Le partenariat social, tarte à la crème du rocardisme, avec ses invocations rituelles à une mythique « société civile », a été théorisé par MM. Pierre Rosanvallon ou Edmond Maire, qui ont sans doute puisé dans Gramsci les matériaux d’un compromis boiteux entre marxisme et libéralisme. En son nom, on va infliger à notre économie le partage du travail, la thérapie de groupe et la concertation permanente. Pourquoi ? Parce que l’immobilisme social est défendu jalousement par deux diplodocus, dont le maître-mot est « organisation » : la technocratie et la syndicratie. Le Pr. Friedrich von Hayek explique que « l’organisation est l’essence même du socialisme ». Or, le syndicalisme est l’aboutissement logique de cet abus d’organisation, lui qui tente d’organiser ce qui ne peut l’être, à savoir l’homme – qui, comme le disait Max Scheler, « est essentiellement un être d’action » -, dans ses rapports avec son entreprise et son travail. L’expérience de mai 1968 devrait pourtant faire réfléchir ceux qui s’imaginent que les explosions sociales peuvent être déclenchées sur commande, et interrompues de la même façon.


  Le pouvoir politique est paralysé. La lettre que M. Michel Rocard a adressée à ses ministres, quelques jours après son installation, était la caricature du discours d’un « énarque » n’ayant plus de prise sur la machine étatique, et se demandant comment il pourrait garder la maîtrise de sa politique. L’État n’est plus un Léviathan, mais un Gulliver, enchaîné dans le réseau infiniment complexe des contraintes sociales. Pour s’en dépêtrer, et recouvrer, avec sa dignité, sa liberté d’action, le pouvoir politique doit non seulement renoncer à gérer l’économique, mais aussi le « social ». Deux siècles après, la révolution est à refaire, pour délivrer notre pays des féodalités syndicales et administratives. Et cette révolution-là sera libérale ou ne sera pas.

  Comment obtenir que la baisse des impôts ne se traduise pas, à cause d’un déplorable effet de vases communicants, par une augmentation des charges sociales ? Un gouvernement libéral doit prendre pour modèle l’exceptionnelle réussite de Mme Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, qui, après avoir réduit les syndicats, s’attaque maintenant aux structures de l’État-providence. Il y a au moins deux principes sur lesquels on ne peut plus céder pour la prochaine alternance : la réforme de la Sécurité sociale et la liberté du travail.


  1 – La réforme de la Sécurité sociale

  Il paraît que le monde nous envie notre système de Sécurité sociale ; mais personne n’est assez fou pour le copier… Indubitablement, ce gouvernement devra planifier la régression sociale, puisqu’il repousse les réformes indispensables, qu’il juge incompatibles avec sa philosophie. Les années qui viennent ne seront pas seulement celles de l’immobilisme, mais aussi celles de la régression sociale. C’est ainsi que la création d’un « revenu minimum d’insertion » signifie que l’on se résigne à la montée du chômage. Voici les grandes lignes de la théorie implicite de la régression sociale que les socialistes vont mettre en œuvre :

  A – Pour amputer le salaire indirect (ce qui est le plus facile en apparence) et le salaire direct (ce qui suscite le plus de résistance), on va rationner les dépenses sociales (allocations, prestations, remboursements) et accroître le prélèvement sur les salaires directs, au titre de la « solidarité ». Cela se traduira par un resserrement de l’échelle des revenus, donc par une diminution de l’épargne et de l’investissement. Une politique dite de « solidarité » a des effets dépressifs sur l’activité, et accroît les coûts à l’exportation, donc diminue la compétitivité des entreprises, multiplie les faillites et, par suite, augmente le chômage. Le rationnement social crée des distorsions entre secteurs protégés de la concurrence extérieure et secteurs exposés, secteur public et secteur privé, ouvriers qualifiés et main-d’œuvre précaire. Il accroît les tensions à l’intérieur de l’entreprise.


  B – J’ai entendu, le 14 juin 1988, M. Stoleru expliquer sur Antenne 2 que la relance de la planification avait avant tout pour objet de rationaliser les transferts. C’est donc bien la stratégie qui consiste à déshabiller Pierre pour habiller Paul… Jusqu’où aller dans la régression ? Les calculs doivent tenir compte : des effets en retour (l’accroissement du chômage minore les recettes publiques et augmente le déficit de la Sécurité sociale) ; du vieillissement du corps social, en raison de la prolongation de la vie humaine ; de l’augmentation constante du coût des interventions médicales. Puisqu’il faudra revoir certaines prestations, comment va-t-on arbitrer entre les indemnités de chômage, le remboursement des dépenses de santé et les retraites ? Et quand on en viendra à diminuer ces dernières – ce qui sera, bien entendu, dissimulé sous une réforme générale, visant à corriger les « inégalités » et à améliorer les petites pensions -, l’opération sera délicate.

  On voit la difficulté de ces plans de régression et la gravité de leurs conséquences politiques, sociales et économiques. Plus on fera d’amputations sur les salaires – directs ou indirects -, et moins celles-ci auront d’effet sur l’équilibre des comptes, en raison de l’influence négative qu’elles exerceront sur l’épargne et l’activité. De surcroît, la hausse des prélèvements sur les revenus des ménages tend à diminuer la natalité, ce qui aggrave à long terme les difficultés des régimes de retraite (c’est couper l’arbre pour avoir le fruit…). Ainsi, l’immobilisme social a engagé notre pays dans une impasse. Il faudra bien le reconnaître tôt ou tard. Il serait donc souhaitable que les conclusions de notre colloque du 19 mars 1988 sur le thème : Pour bien sortir du socialisme, privatiser la Sécurité sociale aient une suite concrète. La droite ne doit pas revenir au pouvoir sans avoir préparé une réforme de la Sécurité sociale.


  2 – La liberté du travail

  La liberté du travail est au cœur d’un programme vraiment libéral. M. Patrick Simon, dans Le Droit, arme politique, a trouvé quelques pistes dans la jurisprudence. Sur l’usage du droit de grève, notamment, il cite l’avocat général Picca, qui disait en 1983 : « Peut-on d’abord concevoir une exclusion totale de la responsabilité civile, s’agissant des conséquences d’une grève ?… Il est des situations de fait, quelle que soit leur nature, qui ne doivent pas échapper à l’application de principes juridiques qui sont, en réalité, des règles de vie en société… Ces formes actuelles de la grève, avec occupation des lieux de travail, peuvent, certes, être analysées comme une étape des luttes sociales ; le juriste ne peut, quant à lui, négliger, pour autant, les préjudices que ces luttes risquent de susciter. L’action des non-grévistes s’inscrit dans cette perspective. Il est par suite du devoir de la justice d’accueillir de telles actions, si elles sont juridiquement fondées. (Il ne faut pas) instaurer une véritable immunité légale au profit des grévistes les plus entreprenants. »


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  Si nous voulons, demain, un gouvernement vraiment libéral, qui fasse une politique libérale, il faudra changer les hommes qui occupent des positions de pouvoir dans la technostructure. Si l’on choisit un spécialiste des questions sociales, familier des « partenaires sociaux », pour préparer la réforme de nos institutions sociales, le système continuera cahin-caha à se perpétuer. Comme le disait autrefois le président Antoine Pinay, « c’est choisir la tisane quand il faudrait la chirurgie ». Il ne peut y avoir de nouvelle politique sans des hommes décidés à la conduire ( ).