par Jean-Louis Harouel
Jamais, sans doute, il n’a autant été question de culture que dans cette fin du XXe siècle. Jamais, sans doute, la gauche n’a autant prétendu incarner la cause de la culture et en détenir le monopole, que depuis la décennie passée par M. Lang rue de Valois, où vient de lui succéder Mme Trautmann.
Or, la culture est victime, en cette seconde moitié du XXe siècle, d’une rupture des traditions génératrice pour elle d’une crise sans précédent . Evoquer cette crise de la culture conduit à poser le problème des contre-cultures à l’œuvre dans nos sociétés. Sont désignés ici par ce terme de contre-cultures toute une série de phénomènes dont l’action se conjugue pour combattre la culture, en la détruisant, en la subvertissant ou en la déconsidérant.
Il y a tout d’abord la contre-culture proprement dite, la contre-culture américaine des sixties et ses retombées européennes comme mai 1968. La contre-culture du néo-dadaïsme, de la haine du savoir, de la raison, du passé. Une contre-culture marquée par la haine de sa propre civilisation et de l’idée même de civilisation. Une contre-culture se réclamant de Marx et de l’ultra-gauche, mais dont Alan Bloom a démontré qu’elle était fondamentalement un nihilisme d’inspiration nietzschéenne.
Un avatar très actuel de la contre-culture est le « politiquement correct », dont Serge Schweitzer nous a parlé de manière si étincelante. La Political Correctness se réclame des maîtres à penser heideggériens de mai 1968 – les Barthes, Derrida, Foucault -, pour qui tout est contingent, subjectif, pour qui il n’y a ni vérité, ni objectivité. Ils pratiquent en littérature le déconstructionnisme, qui délégitime les grandes œuvres en confisquant ce que les textes ont à nous dire au profit du « moi » subjectif de l’interprète. Le déconstructionnisme livre ainsi les grandes œuvres du passé sans défense aux attaques du « politiquement correct ». Celui-ci s’en prend au patrimoine littéraire européen, dont il conteste l’importance et la valeur exceptionnelles au nom du péché d’ethnocentrisme, que lui fournissent opportunément les choix idéologiques actuels de l’anthropologie. Pour le « politiquement correct », toutes les civilisations sont légitimes, sauf la civilisation occidentale. Ce qui aboutit à remettre en cause, dans une très large mesure, la culture en tant que telle.
Un autre visage de la contre-culture – un visage majeur, dont la contre-culture des sixties n’est qu’un moment particulier – est la modernité artistique, née avec le siècle. Avec sa haine du passé, de la tradition, de la mémoire, du métier d’artiste, la modernité artistique est fondamentalement une contre-culture.
Contre-culture, aussi, le post-modernisme, qui caractérise les deux dernières décennies du XXe siècle. Certes, le post-modernisme renoue avec le passé, mais sans renier pour autant l’idéologie anti-art et anti-culture de la modernité. Mariant dans le même corpus tradition et modernité, le post-modernisme reste, en dépit des apparences, une contre-culture.
Contre-culture, encore, cet aspect du post-modernisme qu’est l’idéologie du « tout est culture ». Une idéologie qui joue sur les mots, en mettant à profit l’acception anthropologique et sociologique du mot culture, qui n’a rien à voir avec la culture. Une idéologie égalitariste, aussi, qui pousse jusqu’à leur terme pervers les logiques égalitaires des sociétés démocratiques. C’est une idéologie s’inscrivant résolument à gauche, qui noie la culture dans le magma sociologisant des « cultures ». Il y a eu plusieurs phases dans ce phénomène. Dans un premier temps, l’idéologie sociologique marxiste et anticulturelle de Bourdieu a entrepris de délégitimer la culture en proclamant qu’elle n’était qu’une « culture de classe ». Actuellement, les cris de haine contre la « culture bourgeoise » ne sont plus guère de mise. Mais l’idéologie du « tout culturel » – dont la gauche des années 1980, avec Jack Lang, a fait un véritable dogme – aboutit à une mise à égalité « culturelle » falsificatrice de la vraie culture et du divertissement produit par les media techniciens, lequel bénéficie abusivement de ce qu’Alain Finkielkraut appelle le « label culturel ».
Or, le système médiatique est le lieu d’une contre-culture qui submerge la société avec d’autant plus d’autorité et d’arrogance qu’elle bénéficie indûment du statut de culture. L’idéologie perverse du « tout culturel » laisse la culture désarmée face à l’hégémonie du divertissement médiatique. Et on ne peut que constater le rôle culturellement catastrophique des media visuels et sonores créés par la technique moderne.
D’ailleurs, plus généralement, la technique, au stade où elle est parvenue, agit elle-même comme une contre-culture. Il semble exister un rapport inverse entre le niveau technique d’une société donnée et ses aptitudes à la création artistique et littéraire. L’élaboration millénaire du patrimoine artistique et culturel a paradoxalement bénéficié des limites techniques des sociétés du passé. Cependant qu’à l’inverse les possibilités techniques illimitées de notre époque se retournent dans une large mesure contre la culture.
Au total, il existe donc tout un système de contre-cultures, dans lesquelles la gauche joue un rôle généralement important, et souvent prédominant. Cela s’explique par deux grands traits de l’idéologie de la gauche. D’une part, son progressisme, qui l’amène à valoriser à tout prix la rupture et la nouveauté. D’autre part, son obsession égalitariste, qui la conduit à nier et combattre toute supériorité réelle, et à pratiquer un nivellement par le bas.
L’action conjuguée des diverses contre-cultures a entraîné une rupture des traditions, mortelle pour la culture. Cette rupture des traditions, qui se place à trois niveaux – la notion même de culture, la création culturelle, la transmission culturelle – sera présentée dans les trois premières parties de cette communication. Le quatrième et dernier point consistera en une interrogation sur le rôle qui peut être celui de la droite en matière de culture, grâce à ses valeurs de tradition. 1. La rupture des traditions quant à la notion même de culture
Force est de constater, en cette fin du XXe siècle, la presque totale occultation du vrai visage de la culture. Celui-ci ne peut être atteint que si l’on perce l’écran opaque de la véritable langue de bois qui le dissimule à notre époque. Langue de bois, dès lors que le mot culture, du fait de ses acceptions anthropologique et sociologique, est littéralement mis à toutes les sauces. Tout est culture, la culture inclut tous les aspects, y compris les plus prosaïques ou même triviaux, de la vie quotidienne.
Telle est la conséquence de la mise en circulation par la sociologie américaine du terme de mass culture, lequel provoquait dans les années 1950 l’inquiétude de bien des intellectuels américains qui, telle Hannah Arendt, n’y voyaient pas de culture, mais une réelle menace pour la culture. C’est en 1961 qu’un essai d’Edgar Morin vulgarise de ce côté-ci de l’Atlantique le terme de « culture de masse », avec toute la confusion sémantique et les potentialités anti-culturelles qu’il recèle. De fait, en 1981, dans un article du Monde, Jean-Marie Domenach donnait pour exemples de la culture de masse les blue jeans et la pop music, ce qui, en fait de culture, est tout de même un peu mince.
Aujourd’hui, les media parlent à l’envi de la culture d’entreprise, de la culture de gestion, de la culture d’opposition, de la culture des banlieues, de la culture du revolver, de la culture des gangs, etc.. La langue de bois engendrée par la totale dissolution du sens du mot culture règne en maîtresse dans la société actuelle. Culture peut désigner aussi bien, accidentellement, la véritable culture, que les mentalités, les mœurs, le système de croyances, les modes de comportement, voire la totalité sociale. Très souvent, « culture » habille d’un mot valorisant et vague ce qui est tout simplement l’identité d’un groupe humain donné.
Bref, c’est un mot passe-partout, tarte à la crème et paresseux, qui fait de l’effet à peu de frais et dispense de penser avec précision. Ce qui doit être mis en rapport avec l’observation de Tocqueville, que les peuples démocratiques « aiment mieux l’obscurité que le travail » et affectionnent les mots flous, qui « rendent l’expression plus rapide et l’idée moins nette ». L’emploi actuel du mot culture est une remarquable illustration de cette remarque tocquevillienne sur la tendance à la facilité des sociétés démocratiques.
Et la vraie culture, dans tout cela ? Ce n’est pas grâce au mot culture qu’on pourra l’identifier, mais à l’aide de l’adjectif « cultivé », dont le sens n’a pas subi la même subversion. Cultivé nous ramène au sens classique du mot culture, qui est issu de la cultura animi des Anciens, laquelle tire la culture vers les choses de l’esprit. Mise en valeur de l’esprit, mise en valeur de l’âme, l’idée de culture formée par les Romains est elle-même héritière de la paideia des Grecs. Et il semble que ce soit précisément pour traduire le mot paideia que Cicéron ait forgé le terme de cultura animi.
Telle est la culture authentique, pour laquelle l’idéologie du « tout est culture » témoigne le plus profond mépris. Un mépris qui est d’ailleurs tout autant un mépris des individus et des groupes sociaux auxquels on attribue une prétendue « culture », sans rapport avec la culture. La conception moderniste de la culture est sous-tendue par un immense mépris de l’être humain, un immense mépris du plus grand nombre, implicitement jugé incapable de culture vraie. La conception moderniste de la culture est, en reprenant le mot dans son sens sociologique, large et attrape-tout, fondamentalement une « culture du mépris ».
« Culture du mépris » qui doit énormément à l’obsession égalitariste de la gauche, à qui Nietzsche et ses disciples – Weber en sociologie, Boas en anthropologie -, ont fourni très opportunément l’arme décisive du relativisme. C’est l’égalitarisme, s’appuyant sur le relativisme, qui inspire le rejet de toute hiérarchie des genres, et l’affirmation, au mépris de l’évidence, que tout est culture, afin que tous se voient reconnaître une culture.
Or, si l’égalitarisme est une passion sociale négative, c’est bien dans le domaine de la culture que sa négativité est la plus manifeste. L’égalitarisme culturel joue en deux temps. Dans un premier temps, il crée une pseudo-égalité par une négation magique de la différence qui sépare l’authentique du dérisoire, en redistribuant, à défaut de la chose, le terme de culture dans la société. Et puis, à terme, il provoque une égalisation par le bas, par une terrible dégradation culturelle d’ensemble. Telles sont les conséquences de l’égalitarisme culturel érigé en dogme par l’hégémonisme idéologique de la gauche.
L’idéologie égalitariste du « tout est culture » semble au premier abord une perversion de la démocratie. Mais elle est en réalité une pathologie inhérente à la démocratie. Héritier en cela des grands penseurs grecs, Tocqueville a montré que l’égalitarisme est, avec l’individualisme, l’une des deux grandes passions démocratiques. Et il a en particulier formulé cette observation capitale que la démocratie est fondée sur « la théorie de l’égalité appliquée aux intelligences ». C’est ce postulat implicite d’égalité des intelligences qui sous-tend l’égalitarisme culturel actuel, avec son idéologie du « tout est culture » et son exigence de résultats scolaires identiques pour tous.
L’idéologie – et plus précisément cet égalitarisme qui fonde la gauche, comme l’a rappelé Pierre Millan – a donc une très grande part dans la crise de la culture qui ravage nos sociétés. Mais les effets de l’idéologie se conjuguent avec ceux de la technique moderne, comme nous allons le constater à propos de la création culturelle.
2. La rupture des traditions en matière de création culturelle
Dans le domaine de la création artistique et littéraire, le XXe siècle est traversé par l’immense fracture de la modernité, qui se marque par le rejet de la conception millénaire de l’art. Dans Culture et contre-cultures, je consacre à ce problème un très long chapitre, qu’il n’est pas question de résumer ici. De sorte que j’en viens directement à mes conclusions essentielles.
Certes, il y a, à la grande fracture de la modernité artistique, des explications philosophiques et idéologiques qui ne doivent pas être négligées. Mais la modernité apparaît fondamentalement comme une entreprise de sauvetage du statut d’artiste, à tort perçu comme délégitimé par l’image technicienne : photographie puis cinéma. Ce sauvetage s’opère par un abandon de la légitimité artistique, qui se trouve remplacée par des légitimités de substitution – et notamment philosophique -, qui sont des légitimités extra-artistiques. D’où le néant artistique de la modernité.
Or, par une imposture dans laquelle la gauche intellectuelle joue un très grand rôle, notre époque met à égalité, de manière parfaitement falsificatrice, ce néant de la modernité avec la richesse de la tradition millénaire de l’art. Cela atteint des proportions invraisemblables. Les boîtes de conserve de « Merde d’artiste » de Manzoni dans les années 1960, le verre d’urine de Ben à une biennale de Paris de la décennie suivante, sont officiellement de l’art, au même titre que les plus purs chefs-d’œuvre. De sorte que les mots art et artiste n’ont plus de sens.
Quand Beuys est mort, la critique allemande l’a comparé à Dürer, tout simplement ! Or, qu’a fait Joseph Beuys en matière d’art ? Rien. Si une monochromie d’Yves Klein ou une toile blanche de Robert Ryman sont officiellement classées œuvres d’art, ce n’est pas à cause de ce qui se voit, mais en raison de ce qui est censé exister derrière la prétendue œuvre : c’est-à-dire une intention philosophique ou spirituelle. Il n’y a rien d’autre. Il n’y a pas d’œuvre. De sorte que ce que produit l’avant-garde, du fait que la problématique intention philosophique ou spirituelle ne s’exprime pas artistiquement, ne présente aucun intérêt artistique.
La modernité artistique est un académisme bifrons, dont les deux visages sont le rien et le n’importe quoi. Du côté de chez Malévitch. Du côté de chez Duchamp. Les deux attitudes extrêmes sont effectivement d’une part l’art vide, caractérisé par une vampirisation de l’art par l’artiste, et d’autre part l’anti-art, qui prend souvent la forme du canular, et qui traduit fondamentalement la haine et le mépris de l’art. Et puis, entre les deux, on trouve à travers le XXe siècle tous ceux qui ne veulent l’art ni tout à fait mort, ni tout à fait vide, mais qui obéissent au commandement suprême de la modernité : « Euclide est dans l’erreur! Pas de figuration optique du monde », qu’il soit réel ou rêvé, pour fuir toute confrontation avec l’image technicienne. Dans tout cela, l’art connaît les destins les plus variés, pouvant aller d’une réelle survie, chez certains artistes, dans certaines œuvres, jusqu’à une éclipse totale ou quasi totale, qui représente le cas le plus fréquent.
Au total, le XXe siècle n’est pas un moment comme un autre de l’histoire de l’art, et encore moins, comme on veut obstinément nous le faire accroire, un moment de progrès de l’art. Ce que l’on appelle art moderne, et art contemporain plus encore, est un art malade, et souvent une absence de l’art. La modernité artistique est fondamentalement une pathologie de l’art. Donc, un naufrage de l’art au XXe siècle, contrecoup du choc traumatique de la technique moderne. Un naufrage dans lequel le statut d’artiste s’est trouvé préservé, et même magnifié, au prix de la mort de l’art. Ce qui est le mécanisme même de la modernité.
Il est vrai qu’en contrepartie la technique moderne a engendré des arts nouveaux, au premier rang desquels le cinéma, qui a été le grand art populaire du XXe siècle. Le malheur veut que les arts nouveaux, fondés sur l’image technicienne, soient culturellement très inférieurs aux anciens. Cette infériorité a d’ailleurs été perçue par de grands cinéastes, tel Orson Welles, qui a bien des fois déclaré que le cinéma se situait tout en bas de l’échelle des arts, ou encore Kieslowski, qui a opposé, à la suite de Giono, la pauvreté des moyens du cinéma comparée à la richesse de la littérature. Cette infériorité n’est pas une infériorité artistique, mais une infériorité culturelle. Elle se retrouve dans toutes les formes les plus modernes de l’image technicienne : télévision, cinéma en trois dimensions, holographie, réalité virtuelle, etc.. C’est que l’image technicienne montre le monde, mais n’apprend pas à le voir.
Le triomphe de la technique moderne trace en quelque sorte une ligne de démarcation entre les arts, pour ce qui est de leur valeur culturelle. Et l’infériorité culturelle de l’image technicienne apparaît clairement quand on la compare à la grande tradition picturale, et surtout à la littérature et au théâtre, auxquels le cinéma, et plus encore la télévision, ont fait la plus redoutable des concurrences. Or, qu’on le veuille ou non, la culture repose fondamentalement sur le livre, sur la lecture et relecture des grandes œuvres. Et l’hégémonie de l’image technicienne, qui caractérise les sociétés de la seconde moitié du XXe siècle, se fait au détriment de la lecture, et donc de la culture.
La domination des industries de la distraction visuelle, et aussi sonore, risque de faire faire à la société, pour ce qui est de la lecture, un saut d’un millénaire et demi en arrière. La technique a engendré de nouvelles formes d’art et de communication qui ont interrompu, aussi gravement que l’aurait fait un effondrement de civilisation, l’acheminement vers la culture au moyen de la lecture dans lequel s’engageait, sur la base d’une scolarisation générale et efficace, une masse croissante de la population des pays occidentaux. Sous la forme du cinéma et plus encore de la télévision (mais aussi des hologrammes, des mannequins électroniques des parcs de loisirs, de la réalité virtuelle), la technique a rendu inutile le minimum d’effort que demandait le divertissement par le livre, en offrant au public un divertissement sans effort au moyen de l’image technicienne.
La technique semble préparer l’avènement d’une société pratiquement sans lecture et sans culture, dont les Etats-Unis actuels offrent la préfiguration. Univers où le livre et la lecture sont cantonnés à d’étroites franges de professionnels, la société américaine évoque étrangement, dans ce domaine tout au moins, la société mérovingienne, où ne lisait qu’une infime élite de clercs. Bref, une sorte de société mérovingienne à très haut niveau de vie.
Tel est le contexte dans lequel doit être envisagée la déculturation de l’école, qui ravage tous les pays occidentaux, à commencer par les Etats-Unis, où le mal a été le plus précoce.
3. La rupture des traditions en matière de transmission culturelle
La déculturation de l’école résulte fondamentalement de la conjugaison de deux grands facteurs. Le premier est l’impact sur les enfants et les adolescents de l’image technicienne et des autres formes du divertissement médiatique : bande dessinée, musique rock, etc.. Tout cela rend l’enfant et l’adolescent moyens plus inaptes qu’ils ne le furent jamais à l’éducation par l’écrit, celle que dispense l’école. Tout cela les écarte de la lecture, et donc de la culture. L’autre grand facteur de déculturation de l’école est l’égalitarisme – et nous retrouvons là l’une des obsessions idéologiques de la gauche : l’égalitarisme scolaire. Il réclame les mêmes résultats pour tous – Tous bacheliers ! Tous licenciés ! -, sans se soucier du niveau réel des élèves.
Cet égalitarisme a pour visage doctrinal et pseudo-savant le pédagogisme. Technologie prétentieuse, celui-ci prétend apprendre à apprendre, au lieu de transmettre des savoirs constitués, et a pour objectif fondamental d’apprendre à l’élève la vie communautaire. Le pédagogisme est fondamentalement une idéologie dirigée contre le contenu de l’enseignement, une machine à faire de l’égalité par le bas. Or, le pédagogisme est la grande idéologie scolaire de la gauche au XXe siècle.
L’exigence d’une égalité des résultats scolaires, qui caractérise les sociétés occidentales des dernières décennies du XXe siècle, est une pathologie sociale résultant d’une agression idéologique contre ces sociétés. Mais ce n’est pas que cela. Si on en revient à Tocqueville, qui analyse la démocratie comme l’application aux intelligences du principe de l’égalité, on constate que cette exigence d’égalité des résultats scolaires est conforme à l’esprit de la démocratie poussé jusqu’à son terme.
Même si la méritocratie est le système scolaire le plus juste, elle n’est pas pour autant entièrement conforme à l’esprit démocratique. Comme l’observait Hannah Arendt, la méritocratie est une oligarchie fondée sur les aptitudes, au lieu de l’être sur la naissance ou la richesse, et elle « ne contredit pas moins les principes d’égalité et de démocratie égalitaire que toute autre oligarchie ». Et elle ajoute, parlant des Etats-Unis des années 1950, que l’on eût trouvé intolérable d’y faire une distinction tranchée entre enfants doués et non doués, l’esprit de la démocratie étant au contraire d’effacer toute différence entre eux, de même qu’entre enfants et adultes.
De sorte que l’égalitarisme scolaire, même s’il menace le bon fonctionnement des démocraties occidentales, est une pathologie inhérente à la logique égalitaire de la démocratie poussée jusqu’à son terme, lequel est pervers. La gauche fait de la démocratie une lecture égalitariste, et donc génératrice de pathologie. Mais les sociétés démocratiques des dernières décennies du XXe siècle, même quand elles ne se réclament pas consciemment de la gauche, sont largement imprégnées d’un égalitarisme qui est en soi une maladie démocratique.
Le phénomène ne concerne pas seulement l’école. On le retrouve pour toutes les autres formes d’égalisation par le bas dont la culture se trouve victime dans nos sociétés. La démocratie actuelle est une démocratie médiatique, dans laquelle les media visuels et sonores créés par la technique tendent à déterminer les mentalités et les mœurs constitutifs du genre de vie moyen. Un genre de vie centré sur le divertissement produit par ces mêmes mass media, et fondé sur l’exclusion de la culture, dont la supériorité – comme les autres formes de supériorité : on l’a bien vu pour la royauté anglaise – porte ombrage au divertissement de masse, et se trouve perçue comme une insulte par des sociétés dont le mot d’ordre idéologique est l’anti-élitisme.
Les media techniciens sont en train de réaliser le rêve de Vilar et de Malraux d’une égalité devant la culture, mais sur un mode dérisoire, par l’égalisation par le bas, par le vide culturel. La chose s’accomplit à la satisfaction presque générale, dès lors que l’aplatissement du niveau de culture dans la plus grande partie de la société apporte une touche de perfection au climat égalitaire qui y règne. Bien qu’officiellement honorée, la culture dérange en fait profondément les sociétés occidentales actuelles, du fait qu’elle heurte leur idéologie anti-élitaire. Car, élitaire, la culture l’est doublement. Elle l’est de par ses origines historiques. Elle l’est par son contenu, du fait de l’exigence intellectuelle qu’elle comporte. Si bien que la présence de la culture perturbe la société, en contredisant le dogme rigoureusement égalitaire sur lequel elle est fondée.
De ce fait, la culture est profondément marginalisée dans nos sociétés, et aux Etats-Unis plus encore qu’ailleurs, qui nous offrent l’image de notre futur proche. Dès les années 1970, George Steiner observe que nulle part ailleurs qu’aux Etats-Unis « le vrai savoir ne s’est détérioré à ce point ». Tandis qu’à l’inverse – conséquence d’une suprématie matérielle énorme -, les bibliothèques, universités et musées américains « sont devenus les centres enregistreurs et le reliquaire de la civilisation ». Encore une fois, tout cela évoque une sorte de société mérovingienne à très haut niveau de vie, avec d’un côté l’océan d’inculture de la masse de la population, et de l’autre les quelques îlots de haute culture des abbayes, reliquaires du savoir et de la civilisation antique. Au-delà d’un certain seuil, le progrès technique paraît avoir pour effet, tout en assurant la richesse et la puissance d’une société, de provoquer la même régression de la culture qu’un effondrement de civilisation.
Dans les sociétés actuelles, le règne du divertissement visuel et sonore produit par la technique creuse un immense fossé entre une étroite minorité de clercs qui lisent abondamment, et la presque totalité de la population. La masse moyenne, même diplômée, reste en réalité très largement hors culture. Sous l’effet des images et des décibels produits par la technique moderne, ainsi que des idéologies à l’œuvre dans le système d’enseignement et dans la société, la culture devient véritablement une étrangère dans le monde actuel. Elle est profondément marginalisée, et les individus cultivés tout autant. C’est particulièrement net aux Etats-Unis, où, comme le souligne le romancier Philip Roth, le lecteur est un marginal.
Par ailleurs, le divertissement de masse véhiculé par les media techniciens obéit à une logique de consommation qui est parfaitement antinomique de l’idée de culture. En utilisant le mot dans son sens sociologique ultra-large, qui permet d’y faire entrer abusivement toute forme de distraction, de loisir, d’activité, on parle couramment d’industries culturelles, de consommation culturelle. Or, l’opposition entre culture et consommation est totale. La consommation est fondée sur le caractère périssable, consomptible, de ce qui en est l’objet. Tandis que la culture est édification intérieure de soi, et se trouve fondée sur des œuvres dont la valeur réside en elles-mêmes, et non dans leur communication à une masse de gens.
Ainsi que l’avait très lucidement perçu Hannah Arendt dès les années 1950, la logique frénétique de consommation du divertissement de masse l’entraîne à un véritable cannibalisme envers la culture. Les produits consommés devant être sans cesse remplacés, l’industrie de la distraction met au pillage le champ entier de la culture, et en dénature les éléments, dont elle s’empare afin de les rendre faciles à consommer. Avec pour résultat, non pas une diffusion de la culture dans le public, mais la destruction de la culture pour la distraction du public.
Le phénomène de la consommation inhérent au divertissement de masse envahit de plus en plus le domaine artistique, et n’épargne ni les grands musées et expositions, ni les monuments historiques. Comme l’avait noté André Chastel, « le musée, désormais, verse dans le spectacle et la consommation de l’art ». Bien des musées tendent à devenir, pour beaucoup de visiteurs, les supermarchés d’une « consommation culturelle » dans laquelle la culture ne tient pas grand place. Une philosophie du musée à laquelle a beaucoup contribué la gauche, et que résume admirablement Pierre Bergé, l’une des principales personnalités soi-disant culturelles de la décennie jack-languienne : « Ce dont on a besoin, c’est d’une cafétéria, de W.-C., de téléphones. Après cela de tableaux, mais il y a toujours des tableaux […]. »
Parallèlement, au nom de la même logique de consommation, un certain nombre de monuments historiques majeurs tendent à se doubler, selon la formule d’Emmanuel de Roux, de « tout un attirail ludico-gastronomico-hôtelier », et certains d’entre eux se sont vus menacés de devenir l’annexe de Disneylands à la française. Or, la dénaturation du monument, de la ville historique, du site célèbre, en vue de la consommation de distraction et de spectacle, rejoint la tendance égalitariste, anti-élitaire, de nos démocraties médiatiques. Il semble y exister un droit du plus grand nombre à jouir du patrimoine sur la base déculturante de la consommation des loisirs de masse. La logique égalitaire et la logique économique se rejoignent, avec pour communes victimes le patrimoine et la culture.
Mais, parvenus à ce stade de notre constat de subversion de la culture et de naufrage de l’art, il nous faut maintenant nous demander quelles réponses la droite est susceptible d’apporter aux grandes ruptures de traditions qui ont creusé cette crise.
4. La mission de la droite en matière de culture
A l’inverse de la gauche, dont l’une des valeurs dominantes est la rupture, la droite est fondamentalement ancrée dans la tradition. Cela lui confère a priori une capacité privilégiée à œuvrer au service de la culture, qui est elle-même tradition. Aussi bien dans son contenu (les grandes œuvres artistiques et littéraires qui la fondent) que dans sa démarche (un développement de l’esprit et de la sensibilité grâce aux œuvres de la pensée et de l’art), la culture nous vient pour l’essentiel du passé et repose sur la mémoire. Là réside la vérité de la culture, qui est aussi celle de l’art. Tous deux sont indissolublement liés à un passé qui fut leur matrice.
L’art et la culture sont le legs du passé, d’un passé chargé de sens. Le legs d’un monde dont la religion, le sacré, n’avaient pas encore été chassés, leur présence étant infiniment favorable à la fertilité artistique de la société. Le legs d’un monde qui n’avait pas encore été désenchanté et dépoétisé par la technique moderne. Un monde qui n’avait pas encore subi ce que Schiller appelle Entzauberung der Welt – le désenchantement du monde -, et qui se trouvait de ce fait infiniment plus inspirant pour l’artiste ou l’écrivain.
Parallèlement, art et culture sont le legs d’un passé pauvre et inégalitaire, en même temps que – les choses sont indissociablement liées – techniquement limité. Nous touchons là à ce qui est peut-être le plus fondamental pour la compréhension du miracle de richesse de notre passé, et de la pauvreté de notre présent, en matière de création artistique et littéraire. C’est le fait, en apparence paradoxal, que la supériorité éclatante du passé dans ce domaine tient à son infériorité par rapport au présent pour ce qui touche à la technique. Si bien qu’il semble exister un rapport inverse entre le niveau technique d’une société et la valeur artistique et culturelle de ses productions. L’art et la littérature sont le produit historique de l’infériorité technique du passé par rapport au présent.
Alors que la technique moderne rend tout possible, ou presque, le passé n’était pour l’artiste que limitations et contraintes. Or, elles furent infiniment fécondes pour l’art et les lettres. Dans l’art du passé, du fait des contraintes techniques, l’artiste est nécessairement omniprésent dans l’œuvre, qui est intégralement sa création. Tout ce qui est sur un tableau ancien vient du peintre et a été exécuté de sa main. Ce qui fait que l’art du passé offre une communication complète avec le talent ou le génie de l’artiste, comme en littérature, où l’auteur est l’interlocuteur unique du lecteur. Tandis que dans les arts nouveaux nés de la technique moderne, la représentation, qui constituait la part essentielle de l’art, se trouve confiée aux machines. Avec l’image technicienne, comme le marquait Daguerre en 1838, la reproduction de la nature, qui avait été jusque-là le monopole de l’homme, passait à la machine. La nature, écrit-il, reçoit « le pouvoir de se reproduire elle-même ». Alors qu’auparavant seul le talent d’un artiste pouvait y parvenir. Soit une immense dévalorisation du rôle de l’humain dans l’art.
Pour ce qui est des arts anciens, le progrès technique des deux derniers siècles n’a pas de sens. Bien au contraire, si on essaie de l’appliquer à l’art, il le tue. La vérité du progrès technique est l’augmentation de la productivité du travail humain. La vérité de l’art est de consacrer à l’œuvre tout le temps qu’elle requiert, sans lui voler une minute de l’effort nécessaire pour la mener à bien. La vérité de l’art est la négation même de la notion de productivité.
Enfin, le dernier grand aspect de la vérité de la culture est son inévitable dimension aristocratique. Etant l’héritage des élites intellectuelles en même temps que sociales du passé, la culture pourrait difficilement ne pas posséder de dimension aristocratique, ou si l’on préfère élitaire. Il y a dans la culture l’idée d’un appel vers le haut qui est inhérent à sa nature même. Ce qui ne veut pas dire que la culture rejette nécessairement ce qui est humble. Elle peut y trouver la beauté, la tendresse, la délicatesse des sentiments, la générosité du cœur. En revanche, la culture ne peut s’accommoder de ce qui est bas. La culture repose sur une conception exigeante de l’homme. En cela, elle est intrinsèquement aristocratique.
Ainsi, fondamentalement, la culture est mémoire, la culture est tradition, et cette tradition est à forte dimension aristocratique.
La nature de tradition aristocratique de la culture la rapproche indiscutablement de la droite, dont le respect de la tradition est une grande valeur, et que son réalisme conduit à valoriser une certaine vision élitaire. Il y a affinité profonde entre la nature de la culture et les valeurs de la droite. De sorte que c’est de la droite, et d’elle seule, que pourrait venir une restauration de la culture, une renaissance de la culture. Une telle renaissance suppose un triple retour à la tradition. Un retour, tout d’abord, à la conception traditionnelle, à la conception classique de la culture, par une rupture radicale avec la néfaste idéologie du « tout est culture ». Un retour, ensuite, à la conception traditionnelle de l’art, tant en ce qui concerne la création à venir que l’abusive surestimation officielle de la production des avant-gardes. Un retour, enfin, à la tradition en matière de transmission culturelle, ce qui passe notamment par la restauration du système d’enseignement, dans sa double fonction de formation des esprits et de transmission du savoir.
Nos sociétés ont plus que jamais besoin de la culture, précieux héritage du passé, dont Jean Fourastié écrit si lucidement qu’elle est l’expression savante des « valeurs qui ont fait durer l’humanité », des valeurs du très long terme. Nous avons plus que jamais besoin de la culture, car elle est refondatrice de notre identité.
Et pourtant, il ne faut pas se dissimuler que l’avenir de la culture dans nos sociétés est extrêmement problématique, tant en raison des logiques techniciennes que de l’esprit de la démocratie, qui est en contradiction avec l’esprit de la culture. Cela dit, la restauration dans nos sociétés du prestige de la vraie culture n’irait pas à l’encontre de la démocratie, mais la ramènerait au contraire (en l’écartant de ses dérives égalitaristes) vers ce qui a été l’un de ses objectifs les plus nobles : le projet d’une diffusion maximale de la culture véritable, le désir généreux d’une égalité vers le haut.
Nos sociétés sont-elles susceptibles de retrouver les chemins de la culture ? Rien n’est moins certain. En tout cas, une chose est claire : il n’y a rien à attendre dans ce domaine de la gauche. Certes, on peut objecter à cela que, sous la IIIe République, la gauche d’alors a mis en place un remarquable système de transmission du savoir. Mais il faut bien voir que la démocratie de la IIIe République reste à beaucoup d’égards une démocratie élitaire. D’où une école d’une grande qualité, qui durera jusqu’au début des années 1960. Tandis que la démocratie de cette fin du XXe siècle est une démocratie égalitaire, dans laquelle l’égalitarisme de la gauche a ravagé l’école. On objectera aussi qu’il y a eu d’immenses écrivains de gauche, à commencer par Anatole France, mort communiste, et dont l’œuvre est un miracle de culture. Mais l’égalitarisme scolaire a brisé la transmission de leurs œuvres, avec celle du reste du patrimoine littéraire. On objectera encore qu’il y a des ministres de gauche qui affirment à grand fracas vouloir restaurer l’école dans sa mission de transmission du savoir. Mais l' »élitisme républicain » de M. Chevènement n’a débouché sur rien de concret, et les actuelles rodomontades de M. Allègre sont un écran de fumée pour les mauvais coups qu’il réserve apparemment au système scolaire. On peut objecter enfin qu’il y a à gauche certains intellectuels – Arendt, Finkielkraut, Sallenave, etc. – qui ont dénoncé et dénoncent lucidement la crise de la culture. Mais leurs analyses sur ce point rencontrent davantage d’intérêt à droite qu’à gauche.
Il n’y a rien à attendre de la gauche en matière de restauration de la culture et de l’enseignement, dès lors que la gauche est la grande responsable du désastre actuel, du fait de son obsession égalitariste et progressiste. Si un espoir peut exister, il réside dans la droite, et dans la droite seule. Mais à condition que la droite n’aille pas chercher ses modèles à gauche. A condition que des ministres considérés comme de droite n’aillent pas se comporter en ministres de gauche. Tels MM. Toubon et Douste-Blazy, qui ont continué le jack-languisme en plus terne, mais en aussi virulent. Tel M. Bayrou, dont la réforme désastreuse du printemps de 1997 n’est que la reprise de celle préparée par MM. Jospin et Allègre en 1991, et ravage en conséquence l’Université. Non ! Si un espoir de restauration culturelle peut être placé dans la droite, c’est à la condition que celle-ci ose être véritablement elle-même.