« Dans son principe même, l’euro constitue une erreur économique, car l’Europe n’est pas une “zone monétaire optimale”, c’est-à-dire une zone géographique dans laquelle il est avantageux pour les économies nationales de fixer les changes, ou encore, en allant jusqu’au bout de la logique des changes fixes, de remplacer plusieurs monnaies nationales par une monnaie unique.
Jean-Jacques Rosa, L’Erreur européenne, Grasset, 1998.
Le débat sur la monnaie unique européenne est biaisé depuis l’origine, dans la mesure où les considérations politiques l’ont emporté de plus en plus sur les arguments des économistes. On n’a vraiment commencé à en entendre parler dans le grand public qu’au moment de la campagne sur le traité de Maëstricht, en 1992. A cette époque, cependant, la question était reléguée au second plan, et même le manifeste des vingt-huit professeurs d’économie et de gestion pour le “non” à Maëstricht , publié le 14 septembre 1992, demeure étonnamment discret sur le sujet de la monnaie unique (que nous appellerons désormais l’euro pour simplifier, non sans anachronisme). Ces économistes libéraux craignaient par dessous tout la naissance d’un “super-Etat” européen, plus que la monnaie unique elle-même. De leur côté, les européistes, qui monopolisaient les media, se sont surtout employés à faire passer les adversaires du traité comme des ennemis de toute forme de “construction européenne” (ce qui était faux en général), sans mettre l’accent sur le projet de monnaie unique. Pour ne pas affoler les populations, on nous expliquait benoîtement que la disparition du franc n’était encore qu’une hypothèse et qu’il serait toujours temps de prendre une décision définitive après des études plus approfondies. Jacques Chirac nous promettait même un nouveau référendum avant le passage à la monnaie unique… En contrepartie, on avait encore le droit, à l’époque, de se prononcer contre l’euro et, de fait, la presse a montré alors une certaine ouverture en publiant des articles d’économistes qui énonçaient les principaux éléments de la controverse.
Ainsi Maurice Allais, prix Nobel de sciences économiques, pouvait-il écrire, dans Le Figaro du 18 mai 1992 : “En tout état de cause, la suppression du franc français, et son remplacement par l’écu européen [devenu depuis l’euro], est un acte hautement politique qui serait déraisonnable tant qu’une Communauté politique européenne réelle n’aurait pas été réellement constituée.” Le professeur Bernard Lassudrie-Duchêne, spécialiste du commerce international, contestait, dans Le Figaro du 26 juin 1992, le slogan “A marché unique, monnaie unique”, expliquant que la monnaie unique était susceptible d’être “un carcan pour l’Europe et une pomme de discorde”, et même de “provoquer des effets pervers de désintégration”. Et le professeur Patrick Minford rappelait, dans Libération, le 15 avril 1992, que le rapport McDougall de 1977 (commandé par la Commission de Bruxelles !) avait déjà démontré que les pays du Marché commun ne constituaient nullement ce que l’on appelle, dans le langage des économistes, une “zone monétaire optimale” et que ce rapport avait rejeté, en conséquence, une “union économique et monétaire” (U.E.M.) qui ne serait pas dotée d’un énorme budget communautaire.
Mais, une fois acquis le vote populaire, tout a changé. Ce qui pouvait, hier, être remis en cause était devenu tout à coup une décision définitive dont il ne restait plus qu’à déterminer les modalités. Georges Berthu a décrit dans ses ouvrages l’ascension de cette pensée unique et la diabolisation progressive des adversaires de l’euro .. Ceux-ci ont été quasiment muselés après 1992, à quelques brillantes exceptions près, parmi lesquelles il faut citer le professeur Jean-Jacques Rosa, qui a publié en 1998 L’Erreur européenne, où l’on trouve la forte phrase que nous avons placée en exergue de ce rapport.
Comme on sait, la disparition du franc a été programmée en deux étapes. Le 1er janvier 1999, l’euro est devenu la monnaie officielle de la France, comme des onze autres pays qui ont fait le même choix, mais on a laissé un répit aux citoyens, qui ont pu continuer pendant trois ans à payer en francs, sans prêter attention au fait que le franc n’était déjà plus qu’une unité de compte. Et, le 1er janvier 2002, les billets et pièces en euros ont été mises en circulation, jusqu’à la disparition complète du franc, le 17 février 2002. Nous avons choisi de décerner notre “prix Lyssenko” à quelques jours de l’anniversaire de cette date symbolique.
Pour imposer l’euro et vaincre les résistances, tous les moyens de la propagande ont été employés pendant toutes ces années, après 1992. Pendant cette période, il n’a plus été sérieusement permis de contester les bienfaits de l’euro, non seulement sur le plan politique, mais même sur le plan de l’analyse économique. La notion de zone monétaire optimale, qui est au centre de la question, n’a pour ainsi dire jamais été abordée.
Le prix Lyssenko est attribué chaque année, depuis 1990, à un ou plusieurs auteurs ou personnalités qui ont “apporté une contribution exemplaire à la désinformation en matière scientifique ou historique, avec des méthodes et arguments idéologiques”. Pour 2002, le choix du sujet s’imposait, car le bourrage de crânes,le terrorisme intellectuel, les pressions de toute nature ont dépassé la mesure. Le jury a hésité davantage, avouons-le, sur le nom des lauréats eux-mêmes, pour deux raisons bien distinctes. La première, c’est tout simplement le bas niveau de la discussion, en général, au cours des années récentes, car les nombreux économistes qui ont écrit sur le sujet ont le plus souvent péché par abstention, en se gardant de révéler ce que la science économique leur enseignait à propos de l’euro, et en se bornant, par conséquent, à discuter des modalités de la mise en place de la nouvelle monnaie. La seconde raison, c’est que de très nombreux auteurs ont pris leur part à la campagne de désinformation sur l’euro et que l’on avait donc l’embarras du choix.
Les trois candidats qui ont été finalement retenus se sont signalés à l’attention du jury par l’ardeur qu’ils ont mis, chacun de son côté, à promouvoir la cause de l’euro, et par le fait qu’ils se sont associés pour écrire un Petit Dictionnaire de l’euro, publié en 1998 aux éditions du Seuil. Le premier (par ordre alphabétique), Daniel Cohn-Bendit, est un homme politique pur, plus connu, depuis les événements de mai 1968, comme agitateur que comme théoricien. Le deuxième, Olivier Duhamel, est un universitaire, spécialiste du droit public, qui a fait une seconde carrière dans la politique. Le troisième, Thierry Vissol, haut fonctionnaire à la Commission européenne, est, lui, un économiste. Ce triumvirat hétérogène est emblématique de la manière dont les politiques ont confisqué le débat sur l’euro, en lui donnant une allure partisane et en lui retirant, au fond, toutes les conditions d’une sérieuse disputatio. Vous consulterez en vain l’index de ce “dictionnaire” de 300 pages consacré à l’euro : vous n’y trouverez pas la moindre mention de la notion de zone monétaire optimale. Et si l’on y trouve un long article, de plus de dix pages, sur les “avantages” réels ou supposés de l’euro, nulle part vous ne verrez énoncer ses inconvénients éventuels, si ce n’est au travers d’une discussion simpliste qui vise à ridiculiser quelques objections, soigneusement sélectionnées, qui sont attribuées aux adversaires de la monnaie unique. Comment peut-on être persan ? disait-on du temps de Montesquieu. Comment peut-on être contre l’euro ? conclura le lecteur de nos trois lauréats, s’il n’a pas d’autres sources d’information, puisqu’il pourra lire, notamment : “Le passage à l’euro est d’abord la conséquence, tirée par les économistes et les politiques, de l’interdépendance des économies, de la mondialisation et des progrès technologiques.”
Nous ne ferons pas l’injure à nos lauréats d’imaginer qu’ils n’avaient jamais entendu parler de la zone monétaire optimale. Il faut donc admettre qu’ils ont délibérément choisi de désinformer leurs lecteurs en occultant cette notion centrale. Ils ont pris part à cette conspiration du silence à laquelle ont souscrit la grande majorité des économistes, le plus souvent par faiblesse, quelquefois par idéologie.
Certes, ils ne sont pas les seuls. Nous concéderons bien volontiers que la responsabilité de la désinformation est partagée. Mais, incontestablement, les trois lauréats de 2002 ont fait partie des meneurs, et méritaient donc le prix plus que quiconque, non seulement pour l’ouvrage qu’ils ont commis ensemble, mais aussi pour la part qu’ils ont prise séparément, comme hommes politiques pour MM. Cohn-Bendit et Duhamel, et comme économiste pour M. Vissol, à la campagne en faveur de l’euro, dans de nombreux articles ou déclarations.
Entendons-nous bien. Nous ne disons pas que tout partisan, réel ou résigné, de la monnaie unique européenne est ipso facto un “lyssenkiste”. Nous dénonçons seulement la langue de bois européiste, qui déforme les arguments et les critiques des adversaires de l’euro, et qui va jusqu’à les évacuer complètement, en les passant sous silence. Nous ne disons pas non plus que l’euro n’a aucun avantage, ce qui serait absurde, nous disons seulement qu’il a plus d’inconvénients que d’avantages, et que le bilan est lourdement négatif.
Les promoteurs de l’euro sont, au fond, partis d’une idée simple : considérant qu’il était souhaitable de construire un Etat européen supranational, ils ont estimé que la monnaie était un attribut de la souveraineté qu’il fallait ôter aux vieux Etats nationaux pour le transférer au nouvel Etat européen. Ils ont fait leur, à leur manière, la devise de Maurras : “Politique d’abord !”, considérant, pour évoquer un autre personnage célèbre, que “l’intendance suivrait”. Nos trois lauréats se réfèrent à Fernand Braudel, qui a dit : “La monnaie du roi a fait le roi.”, pour conclure, quant à eux : “L’euro fait l’Europe.” Autant dire que, dans cette perspective étroitement politique, les économistes n’avaient pas vraiment leur mot à dire, ou plutôt, qu’ils étaient invités à chanter les vertus de la monnaie unique, en laissant de côté toutes les préventions que de longues et pénibles études pouvaient leur avoir inspirées à son sujet. Les eurolâtres n’ont pas seulement estimé que la monnaie était un sujet trop sérieux pour être laissée aux spécialistes de la question, ce qui pourrait à la rigueur se défendre, ils ont osé se substituer à ceux-ci et proclamer sans vergogne que la discussion était close.
On est ici en pleine confusion des genres. Certes, la décision politique ne relève pas de la connaissance scientifique ; mais celle-ci doit l’éclairer, si l’on veut éviter les catastrophes. Or, en laissant de côté, pour l’instant, la question politique, un minimum de réflexion objective, fondée sur les propositions les moins contestables de l’analyse économique, montre que la disparition des monnaies nationales ne va pas de soi. On trouvera dans l’excellent ouvrage de Jean-Jacques Rosa, déjà cité, L’Erreur européenne, qui consacre toute une partie à la monnaie unique, une discussion serrée et quasi exhaustive des éléments du débat, du strict point de vue de la science économique, et indépendamment de tout jugement de valeur et de toute considération politique. Nous nous référerons cependant d’abord à un article du professeur américain Paul Krugman, intitulé “Les leçons du Massachusetts pour l’U.E.M.” , qui illustre fort bien notre problématique.
Paul Krugman expose que l’économie de l’Etat du Massachusetts , qui produisait beaucoup de matériels d’armement, a été affectée par la réduction subite du budget de la défense des Etats-Unis, au début des années 1990, après l’effondrement de l’U.R.S.S. et la disparition de la menace que celle-ci représentait. C’était typiquement ce que les économistes appellent un “choc asymétrique”, puisque les autres Etats américains étaient beaucoup moins concernés. Le chômage est donc monté en flèche au Massachusetts. Que s’est-il alors passé ? S’il y avait eu un “dollar du Massachusetts” flottant librement par rapport aux monnaies des autres Etats américains comme la Pennsylvanie ou la Californie, l’équilibre aurait été rétabli très rapidement par la baisse du cours de la monnaie de l’Etat qui se trouvait en difficulté. Mais, comme il y avait un dollar américain unique, ce type d’ajustement ne pouvait se produire. Le retour à l’équilibre, donc au plein emploi, s’est réalisé quand même assez vite, grâce à deux mécanismes qui ont joué simultanément. D’une part, la mobilité des facteurs de production est forte à l’intérieur des Etats-Unis : les capitaux, qui circulent librement, ont afflué vers le Massachusetts pour utiliser la main-d’œuvre qui s’y trouvait tout à coup disponible, et les travailleurs qui n’ont quand même pas trouvé d’emploi sur place ont eu la ressource d’“émigrer” vers un autre Etat en meilleure posture, et cela d’autant plus facilement que la langue et les modes de vie sont à peu près les mêmes dans tous les Etats de la Fédération .. D’autre part, le budget de l’Etat fédéral ponctionne et redistribue une fraction non négligeable du P.I.B. américain , ce qui a aussi fortement contribué à rétablir la situation : les contribuables du Massachusetts ont payé moins d’impôts à l’Etat fédéral, et celui-ci a versé davantage d’allocations-chômage et autre aides aux habitants de l’Etat fédéré.
Cet exemple montre bien les principales conditions que doit vérifier une zone monétaire optimale. La première d’entre elles, c’est la mobilité des facteurs de production, et notamment des hommes, qui doivent pouvoir se déplacer assez facilement à l’intérieur de la zone pour aller s’installer là où il y a des emplois, si le lieu où ils habitent est victime d’un “choc asymétrique”, qui n’affecte pas avec la même intensité les divers pays ou régions. La seconde condition, c’est que la péréquation budgétaire au sein de la zone doit être suffisante pour compenser l’inévitable imperfection de la mobilité des facteurs de production.
Or, à l’évidence, souligne P. Krugman, les Etats européens ne sont pas, sur ce plan, dans une situation aussi favorable que l’est le Massachusetts, qui peut renoncer sans trop de souci à avoir une monnaie propre. En effet, si les capitaux circulent assez librement à l’intérieur du Marché commun – moins aisément, sans doute, qu’à l’intérieur des Etats-Unis -, il n’en reste pas moins que les hommes n’ont aucune envie, en général, de quitter leur patrie pour aller vivre dans un pays étranger où les mœurs sont différentes et où l’on parle une langue qu’ils ne comprennent pas. La mobilité des facteurs de production est donc limitée, à l’intérieur de l’Europe. De plus, la compensation budgétaire n’y est pas du tout à la hauteur de l’enjeu. Le budget de l’Union européenne dépasse à peine 1 % du P.I.B. des Etats membres , soit, en proportion, environ quinze fois moins que celui de l’Etat fédéral américain. Or, du fait de l’insuffisance de la mobilité des facteurs de production, le besoin de réaliser des transferts budgétaires entre les divers pays ou régions qui utilisent la même monnaie est, en réalité, bien plus important au sein de l’Europe qu’il ne l’est aux Etats-Unis.
Dans un régime de changes flottants, les ajustements se font rapidement, par une simple modification du cours des changes. Mais, si les cours sont fixés une fois pour toutes, ne varietur, ce qui est le cas, par définition, dans l’hypothèse d’une monnaie unique, les ajustements sont beaucoup plus pénibles à obtenir, puisqu’il faut baisser les salaires et les prix, par rapport à ceux des autres régions de la zone monétaire unifiée. Il faut donc, pour définir en termes économiques l’étendue d’une zone monétaire optimale, se demander si les avantages économiques incontestables qui résultent de l’unification monétaire, laquelle facilite les transactions dans une certaine mesure, l’emportent sur les rigidités qu’elle implique, en termes de processus d’ajustement.
Jean-Jacques Rosa souligne, à cet égard, que le flottement du yen ou du Deutschemark, aujourd’hui de l’euro, par rapport au dollar, n’a nullement entravé l’essor du commerce international et que l’intérêt des changes fixes, donc de la monnaie unique, en matière de coûts de transaction, est en général surestimé. Il commente des études qui tendent à démontrer que les Etats-Unis eux-mêmes sont trop grands et hétérogènes pour constituer une zone monétaire optimale, d’autant que les critères de celles-ci sont en réalité plus nombreux que les deux seuls que nous avons indiqués. “Dans le cas le plus simple, dit Jean-Jacques Rosa, celui de deux pays, il est facile de montrer que la fixité du change, et donc sa version extrême, la création d’une monnaie commune, qui exclut par définition toute modification ultérieure de la parité, est d’autant plus souhaitable que le commerce extérieur de chacun des deux pays est plus important et massivement orienté vers l’autre plutôt que vers les pays tiers, que la mobilité des hommes, des biens et des capitaux y est plus grande, que les structures de production y sont semblables, que les taux d’inflation habituels y sont voisins, et que les dimensions des économies sont différentes, l’une étant beaucoup plus petite que l’autre. Ce qui signifie, en somme, que les deux économies ne font en réalité qu’une entité économique, la plus petite n’étant qu’un appendice de la plus grande.” Quand on applique ces critères aux Etats-Unis, on arrive à la conclusion qu’en pure analyse économique ce pays devrait être découpé en au moins cinq “zones monétaires optimales”, dotée chacune de son propre dollar, et qu’il serait alors (encore) plus prospère. Le fait que ce soit une hypothèse d’école n’ôte rien à la pertinence du raisonnement, sur le plan de la théorie économique.
Nous avons, au demeurant, deux exemples plus proches. Avant la création de l’euro, l’Italie et l’Allemagne avaient chacune sa monnaie nationale, unique sur l’ensemble de son territoire. Pourtant, il est vraisemblable que ni l’une ni l’autre ne formait alors une zone monétaire optimale.
L’unité italienne n’a jamais résorbé le fossé qui sépare le nord de la péninsule, beaucoup plus riche et dynamique, du pauvre Mezzogiorno, qui n’a jamais comblé son retard. Il en résulte que l’Etat national italien exerce massivement une fonction de péréquation : il prélève les impôts au nord pour les redistribuer au sud.
Une difficulté de même nature est apparu pour l’Allemagne, au moment de la réunification, en 1990, d’autant que le chancelier Kohl a choisi de convertir le mark est-allemand en mark de l’ouest sur la base de 1 pour 1 .. Quelle que fût l’opportunité politique de la décision, elle a été désastreuse économiquement, et l’Allemagne de l’ouest continue, plus de dix ans après, à traîner les Länder de l’est comme un boulet, ce qui ne compte pas pour rien dans le marasme actuel de l’économie allemande.
Il est probable que l’Allemagne se serait mieux portée si elle avait maintenu un mark de l’est distinct, qui aurait pu flotter par rapport à celui de l’ouest, de même que l’Italie aurait eu avantage, si l’on se limite au point de vue économique, à créer une lire du sud, dont le cours aurait varié par rapport à celle du nord.
Ce n’est pas parce que l’hypothèse ici évoquée, pour les Etats-Unis, comme pour l’Allemagne ou l’Italie, peut sembler blasphématoire aux yeux d’un citoyen attaché à l’unité de la nation, qui voit dans l’uniformité de la monnaie sur l’ensemble du territoire national l’une des marques fondamentales de cette unité, qu’elle ne vaut pas la peine d’être analysée. D’ailleurs, l’émergence de la Ligue du nord d’Umberto Bossi, en Italie, témoigne des difficultés que ce genre de situation peut créer, au sein même d’un Etat national. Ici, l’économique saisit le politique. La théorie de la zone monétaire optimale montre que ceux qui estimaient, comme Maurice Allais, que l’on ne devait pas faire la monnaie unique tant qu’un Etat fédéral n’avait pas été constitué, avaient parfaitement raison.
Bien entendu, la question de l’avenir de l’Europe, et la forme que l’on doit donner à ses institutions, est essentiellement politique, et non pas économique. Il est inutile de rappeler, sur ce point, les positions constantes du Club de l’Horloge, qui, pour sa part, est attaché à la souveraineté de la France et à l’Europe des nations, et qui est donc totalement opposé au modèle de l’Etat supranational. Mais nous voudrions ici faire valoir que les eurofédéralistes eux-mêmes, s’ils avaient mieux compris l’économie, auraient dû différer la création de la monnaie unique, qui ne pourrait, dans leur propre perspective, que couronner la création des Etats-Unis d’Europe, et non pas la précéder.
En effet, nous l’avons vu, l’unification monétaire implique des transferts budgétaires massifs au sein de la zone euro. Les fonds structurels qui existent actuellement ont beau être richement dotés, ils sont dérisoires au regard du besoin de péréquation entre les régions riches et les régions pauvres, entre les régions dynamiques et celles qui connaissent des difficultés à s’adapter à des circonstances économiques perpétuellement changeantes, même en l’absence de “chocs asymétriques” caractérisés. Or, les transferts massifs que les citoyens acceptent, sans trop rechigner, à l’intérieur de la nation, au nom de la solidarité nationale, ils les refusent quand l’argent s’en va à l’étranger. Ainsi, non sans un étrange paradoxe, la création de l’euro, qui a été voulue par les fédéralistes, implique un accroissement massif des transferts budgétaires entre les pays de l’Union et va donc soumettre celle-ci, au cours des prochaines années, à des tensions croissantes qui sont susceptibles de la faire éclater.
Lorsque les régimes communistes se sont effondrés, à l’est de notre continent, après la chute du mur de Berlin en 1989, la dislocation de l’empire soviétique et des Etats multinationaux comme la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie s’est imposée, non seulement pour des raisons d’identité nationale, mais aussi parce que les citoyens refusaient que leur argent leur soit confisqué au profit des étrangers : les Slovènes ou les Croates ne voulaient plus payer pour les Serbes ou les Macédoniens, pas plus que les Estoniens pour les Russes. Et, dès lors qu’il n’y avait plus de budget commun, il ne pouvait pas y avoir non plus de monnaie commune. On a donc assisté à la naissance ou à la renaissance de nombreuses monnaies nationales.
Le meilleur exemple est celui de la Tchécoslovaquie, qui est décrit dans le dernier livre de Philippe de Villiers .. Les Tchèques et les Slovaques ont divorcé pacifiquement, le 1er janvier 1993, pour former deux nouveaux Etats indépendants, qui conservaient, cependant, à cette date, la même monnaie. Mais cette monnaie unique a tenu à peine plus d’un mois… Les deux gouvernements ont annoncé le 2 février 1993 leur décision de créer deux monnaies séparées et, six jours après, dès le 8 février, il n’y avait plus de couronne tchécoslovaque ! Les comptes en banque avaient été transférés très simplement, dans chaque pays, dans la nouvelle monnaie nationale, au taux de 1 pour 1, et l’on avait marqué les billets de banque pour les identifier comme tchèques ou slovaques. Seules les petites coupures et les pièces sont restées provisoirement les mêmes.
La preuve est ainsi faite qu’un Etat peut sortir en huit jours d’une monnaie unique, alors qu’il faut des années pour effectuer l’opération inverse. En effet, quand la conversion se fait au taux de 1 pour 1, l’homme de la rue n’est pas désorienté ; il ne voit, en réalité, aucun changement ; et les banques, quant à elles, n’ont pas à gérer de sombres problèmes d’arrondis. Il en va tout autrement lorsque la nouvelle unité monétaire vaut 6,55957 fois l’ancienne… Comme le disent Jan Fidrmuc et ses collaborateurs, “finalement, l’effondrement rapide de l’union monétaire tchèque-slovaque montre que, tandis que la constitution d’une union monétaire est une œuvre laborieuse qui prend bien des années, sa dissolution peut se produire rapidement et qu’elle n’est pas nécessairement coûteuse. (…) La facilité avec laquelle la République tchèque et la Slovaquie ont introduit de nouvelles monnaies nationales, cinq semaines à peine après la suppression de leur union politique, prouve que les coûts techniques de la séparation monétaire ne doivent pas être très élevés.”
Evidemment, si la situation politique permettait de rétablir une monnaie nationale dès 2003, il y aurait avantage à revenir au franc, sur la base de l’ancienne parité de 1 euro pour 6,55957 francs, puisque c’est encore le franc qui nous sert de référence et qui définit les échelles de prix que chacun a dans la tête. Mais si, comme il est malheureusement plus probable, l’effondrement final de l’euro – qui est, selon nous, inéluctable -, se produit dans cinq, dix ou quinze ans, il vaudra beaucoup mieux alors réaliser la conversion au taux de 1 pour 1 et donner une nouvelle dénomination à la monnaie nationale, qui pourrait s’appeler l’écu, par exemple… La seule certitude que nous ayons, quant à nous, c’est que l’euro ne peut pas subsister indéfiniment, parce qu’il est par trop contraire aux réalités économiques.
Nous sommes loin, direz-vous peut-être, de cette chute finale de l’euro que le Club de l’Horloge croit pouvoir pronostiquer. Et il est vrai, que, pour l’heure, les hommes qui nous gouvernent, qu’ils soient de gauche ou de droite, sont susceptibles de témoigner d’un acharnement obstiné pour imposer leur vision idéologique de l’avenir de l’Europe, en dépit du coût que leurs politiques nous infligent. Dès avant l’institution de la monnaie unique, le gouvernement français avait choisi de maintenir, coûte que coûte, la parité du franc par rapport au mark, au prix d’une politique économique restrictive dont les conséquences ont été désastreuses. C’était, pourrait-on dire, encore pire que la situation actuelle, car nous avions la parité fixe, sans les avantages que la monnaie unique apporte en matière de coûts de transaction. Il est vrai que la réalisation de la future monnaie unique servait alors d’alibi à cette politique suicidaire… Aujourd’hui que l’objectif est atteint, il est inévitable que les citoyens finissent par demander des comptes aux dirigeants.
A cet égard, passés les premiers enthousiasmes, assez artificiels, qu’a suscités la naissance de l’euro, qui était aussi la mort du franc, il apparaît que l’évolution des esprits est déjà en marche. C’est ce qui ressort nettement de la lecture de la presse. Le 7 décembre 2002, le journal Le Monde, qui n’avait pas ménagé cependant ses efforts, en son temps, pour persuader ses lecteurs des mérites de la monnaie unique, pouvait titrer un article : “Une politique monétaire à taille unique qui sied mal à des pays différents” ; on pouvait y lire, notamment, que “les décisions de la Banque centrale européenne (BCE), analysées individuellement pour chacun des douze pays de la zone euro, créent des déséquilibres économiques sans forcément les corriger.” Et Jean-Pierre Robin, dans Le Figaro du 7 novembre 2002, commentait des déclarations du ministre des finances, Francis Mer, déclarations qu’il jugeait “iconoclastes”, concluant : “En mettant l’accent sur les spécificités nationales, historiques ou économiques, Francis Mer pose une question de fond : la zone euro est-elle suffisamment homogène pour vivre sous le même drapeau, avec la même monnaie ?”
Les thuriféraires de l’euro nous vantaient la future monnaie européenne, qui devait tenir tête au dollar. On a d’ailleurs poussé assez loin l’imitation, puisque le symbole de l’euro est un “E” percé d’un second trait (€), de même que celui du dollar est un “S” percé d’un trait ($), que la division de l’euro, le cent, porte officiellement le même nom que celle de la monnaie américaine, et surtout que le panier des monnaies nationales qui a été défini à l’origine pour l’euro a été calculé pour que celui-ci se cale sur la parité avec la monnaie américaine. Cependant, comme l’a écrit encore Le Monde, “La devise européenne a du mal à contester la suprématie du dollar.” Jean-Pierre Robin l’a dit plus cruellement dans Le Figaro : “L’euro reste une monnaie régionale face au dollar.” Si, en Europe de l’est, l’euro a remplacé le Deutschemark, dans le reste du monde, rien ou presque n’a vraiment changé. C’est toujours le dollar, et non l’euro, qui reste la référence et la monnaie de réserve et de transaction. Au demeurant, si l’on en croit Paul Krugman, le fait que les étrangers détiennent une telle quantité de dollars ne présenterait qu’un intérêt tout à fait secondaire pour les Etats-Unis, du moins en termes économiques, contrairement aux allégations fréquemment entendues ..
L’euro n’a donc pas supplanté le dollar. Mais il y a mieux : La Lettre de l’Expansion nous apprend que la couronne norvégienne est en train de concurrencer le franc suisse en tant que monnaie refuge, au détriment, toujours, de la zone euro (28 janvier 2003). On remarquera, au passage que les deux pays en cause, la Norvège et la Suisse, sont les plus riches d’Europe (mis à part le minuscule Luxembourg) et qu’ils ne sont même pas membres de l’Union européenne…
Les eurolâtres n’ont qu’une consolation : la Corée du nord a suspendu l’utilisation du dollar sur son territoire depuis le 1er décembre 2002, et elle a choisi l’euro pour ses transactions en devises… Merci, M. Kim Jong-il !
Plus grave encore, sans doute, quatre ans après la création de l’euro, et un an après l’introduction des billets, “les Français ont du mal à s’y faire”, comme le titrait Le Parisien en première page, le 12 décembre 2002, et 62 % sont des nostalgiques du franc, qu’ils ont gardé plus ou moins comme unité de compte, pour les petites comme pour les grosses sommes. D’où cet aveu de Nicole Fontaine, ex-présidente du Parlement européen, devenue ministre délégué à l’Industrie, qui déclarait, un an après l’introduction de l’euro : “Il est sage de maintenir un double affichage des prix.”
Philippe Manière estime que l’échec retentissant de Lionel Jospin à l’élection présidentielle, le 21 avril 2002, est dû en partie au fait que les Français n’avaient pas davantage digéré la suppression du franc que l’instauration des 35 heures, deux réformes réalisées par son gouvernement dont il était pourtant très fier ..
C’est sans doute parce qu’il est bien placé pour connaître toutes ces difficultés que le président de la Banque centrale européenne, Wim Duisenberg, s’est prononcé le 13 décembre 2002 contre une adhésion rapide à la zone euro des dix nouveaux Etats qui vont entrer dans l’Union européenne, affirmant : “Il n’est pas non plus dans l’intérêt de ces pays d’en faire partie rapidement.”
A vrai dire, la question que l’on a envie de poser à Wim Duisenberg est plutôt : “Est-il dans l’intérêt de notre pays d’en faire partie encore longtemps ?” Et nous ne sommes pas les seuls à la poser. François Lenglet, dans son éditorial d’ Enjeux-Les Echos de janvier 2003, s’interrogeait aussi : “L’euro, qui tient du politique et de l’économique, peut-il subsister dans une collectivité qui ne souhaite pas de souveraineté partagée ?”
Dès juin 2002, Jean-Jacques Rosa pouvait tirer un premier bilan, dans un article intitulé : “Les promesses de l’euro : tout était faux.” Il y affirmait notamment : “Les campagnes de publicité massives qui ont accompagné la mise en place de l’euro reposaient toutes sur des argumentations mensongères et fallacieuses. Chacun est désormais en mesure de constater qu’aucune des promesses faites au départ n’a été tenue. Il est encore trop tôt pour que l’opinion dans son ensemble conçoive l’erreur de politique économique qui vient d’être commise ou comprenne la nécessité d’un retour à une gestion monétaire nationale indépendante. Mais aucune réforme n’est inscrite dans le marbre (…). Le passage de l’euro au franc fait donc partie des retournements auxquels il faut réfléchir dès à présent. (…) Le débat n’est pas clos. Il commence.”
Oui, le débat commence, et il n’est pas près de se terminer, tant que la France n’aura pas recouvré sa monnaie nationale. Puisse le prix Lyssenko 2002 contribuer à ouvrir les yeux des Français !