De l’étatisme au cosmopolitisme : les habits neufs de la vieille gauche

par Christophe Beaumont

Introduction

L’une des conditions de la victoire politique est l’identification de l’idéologie de l’adversaire et la compréhension de ses mécanismes de fonctionnement. Sans cette analyse préalable, l’action est inefficace, car elle est aveugle.
« L’homme est par nature un être de culture » (Gehlen). L’homme est un être de culture, parce qu’il est à l’origine un chaos d’instincts. Maurice Barrès a expliqué que les discours idéologiques sont construits à partir de nécessités antérieures, le plus souvent étrangères à la raison des individus. Le sociologue Vilfredo Pareto a distingué les actions logiques, qui proviennent du raisonnement, des actions non-logiques, qui proviennent des sentiments. Un acte A dépend le plus souvent de plusieurs sentiments S (S1, S2, S3¼) et d’un raisonnement R. R est rarement la cause directe de A. Pour Pareto, toute idéologie contient une part d’éléments irrationnels (non-logiques) et une part d’éléments rationnels. Le plus souvent, les causes principales relèvent de l’irrationnel, car la réalité est voilée .
L’analyse parétienne permet de comprendre pourquoi ce sont les idées qui mènent le monde. En effet, une idéologie est la mise en forme rationnelle d’éléments irrationnels beaucoup plus profonds, durables et universels. Tout le talent des idéologues et des propagandistes consiste à mettre dans une forme accessible et crédible des pulsions beaucoup plus profondes. Pareto utilise les concepts de résidu et de dérivation pour différencier les éléments permanents des éléments circonstanciels d’une idéologie. L’individu qui agit au nom d’une idéologie ne fait pas la différence, dans la plupart des cas, entre le but avoué de son action (logique et rationnel) et le moteur profond, qui contient une grande part de sentiments. Mais « il faut bien prendre garde de ne pas confondre les résidus avec les sentiments, ni avec les instincts auxquels ils correspondent. Les résidus ne sont que la manifestation de ces sentiments et de ces instincts. »
Depuis la chute du mur de Berlin, on a proclamé, à juste titre, la fin du marxisme-léninisme. En revanche, on a affirmé un peu vite la fin des idéologies. En réalité, depuis les années soixante-dix, une nouvelle idéologie est devenu dominante, lors de l’effondrement de l’ancienne (le marxisme étatiste). Ces deux idéologies sont des dérivations différentes d’un même résidu, l’utopie égalitaire.
L’ancienne idéologie dominante était un socialisme étatiste. Elle souhaitait construire une société fonctionnant à l’image d’une grande termitière, une vaste caserne.
La nouvelle idéologie dominante (N.I.D.) est cosmopolite. Elle utilise la notion piégée des « droits de l’homme » pour masquer son égalitarisme. Elle se donne comme une « exigence morale ».

L’étatisme était l’uniforme classique de la vieille gauche. Depuis la Révolution française de 1789, c’était la principale dérivée du résidu égalitaire. Mais les ingénieurs sociaux qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, cherchent à construire un homme nouveau, en faisant table rase du passé, se sont heurtés au mur des réalités, l’ultime ligne de défense de l’homme de droite. Troquant les vieux habits pour le manteau d’Arlequin, les idéologues de l’utopie égalitaire se sont convertis au cosmopolitisme. Ce faisant, ils essaient simplement de nous imposer l’autre forme sociale de l’égalitarisme : le grand carnaval.

Première partie : la caserne

Selon Paul Hazard, l’utopie égalitaire devient dominante dans la pensée politique à la fin du XVIIe siècle (1680/1715). Ce qu’il a appelé « la crise de la conscience européenne » a surtout consisté en une remise en cause systématique des institutions, des us et coutumes, au nom de l’égalitarisme et ses deux corollaires, le subjectivisme et le rationalisme. L’idéologie des « Lumières », avec des auteurs comme Rousseau, va attribuer un rôle nouveau à l’État : mettre en œuvre l’égalité de nature qui existerait entre les hommes.
En 1789, les assises de l’ancien régime sont fragiles, la Révolution va faire table rase des institutions qui façonnaient la société française. Parachevant le centralisme capétien, les révolutionnaires ont utilisé l’État pour tenter de réaliser leur utopie, par la force lorsque ce fut nécessaire. Jamais un pays entier n’avait basculé à ce point dans l’utopie, jamais encore les ingénieurs sociaux n’avaient disposé de la puissance d’un État pour imposer leur politique.
Depuis la nuit des temps, les hommes vivent en communautés hiérarchisées et multiplient les institutions dans tous les domaines. Faisant table rase des traditions, les « constructivistes » révolutionnaires cherchèrent à imposer à la nation un régime artificiel.
L’utopie égalitaire recula sous l’Empire, mais réapparut sous deux formes : l’une marxiste et totalitaire, l’autre sociale-démocrate.
Le marxisme se donna pour objectif la construction d’un homme nouveau, étape préalable de la société sans classes. L’homme y est perçu comme un matériau, comme un des paramètres du plan. Méthodiquement, l’État marxiste va donc éliminer les institutions, les us et coutumes qui façonnent le corps d’une nation. Le messianisme marxiste, folie criminelle, a entraîné la mort de dizaines de millions de personnes.
L’étatisme social-démocrate a le même objectif que l’étatisme marxiste : la réalisation de l’utopie égalitaire, mais il respecte certaines libertés publiques. C’est ainsi que l’État-providence assiste les citoyens du berceau à la tombe. Des législations sur l’emploi et les salaires à la protection sociale, des emplois administrés aux retraites par répartition, l’égalitarisme et son corollaire l’envie sont partout.
Dans La Route de la servitude, Hayek a montré que certains hommes d’État se croient investis d’une mission d’organisation de l’économie et d’aménagement du territoire. Pour eux, la personne et la société sont des pâtes à modeler. Pourtant, aucun des piliers sur lesquels repose notre société n’a été l’œuvre d’un génial législateur. La langue, la culture, la famille, l’entreprise, la nation sont les résultats d’un lent processus historique de sélection à la suite d’essais et d’erreurs.

Ludwig von Mises a montré que seul le marché assure la nécessaire transparence des informations au travers des mécanismes de la formation des prix. Aucun planificateur, quelle que soit la qualité de son modèle, ne pourrait avoir une telle efficacité. La politique étatiste a faussé le système des prix, qui est la seule vraie source d’information en économie. C’est pourquoi, dans la réalisation du plan, l’allocation des ressources n’est jamais optimale. L’équilibre est toujours inférieur à ce qui aurait pu être obtenu dans des circonstances identiques par la libre circulation des informations, la liberté de décision et le libre jeu du marché.
L’État ne crée aucune richesse. Il y a cent cinquante ans, l’économiste Frédéric Bastiat montra qu’il ne pouvait être cette corne d’abondance qui permettrait à la population de vivre sans efforts. L’État-providence repose sur une mystification : la gratuité des services publics. Depuis 1980, en quinze ans, le montant des dépenses totales des administrations publiques est passé de 46 % du P.I.B. à 55 %, ce qui n’a pas empêché l’explosion du nombre des vagabonds.

Deuxième partie : le carnaval

Aux États-Unis, Bill Clinton poursuit les réformes libérales de Reagan et réduit les déficits publics. Au Royaume-Uni, Tony Blair remet en cause l’Etat-providence et ne revient pas sur les privatisations. Partout dans le monde, la vieille gauche renonce à l’étatisme, mais elle continue à exploiter son vieux fonds de commerce : la pulsion égalitaire. Sous couvert d’une prétendue « exigence morale », le cosmopolitisme a remplacé l’étatisme. C’est la fragilisation des coutumes, le déracinement, l’effondrement de l’institution de la famille, la montée du matérialisme, qui ont rendu possible la mise en œuvre de l’idéologie du grand carnaval, l’autre dérivation du résidu égalitaire.
Le communiste Gramsci avait clairement expliqué que la prise effective du pouvoir ne pouvait intervenir qu’après un long travail idéologique sur la culture et les mœurs, en vue de saper les traditions. C’est pourquoi tout ce qui peut représenter l’autorité et la hiérarchie est bafoué ; l’autorité des parents et des maîtres, au nom du laissez-faire en pédagogie, le laxisme moral, au nom de l’émancipation individuelle. Le slogan anarcho-libertaire : « Il est interdit d’interdire », résume bien le passage de l’idéal de la caserne au rêve du grand carnaval.
Par delà son cosmopolitisme affiché, l’inspiration de cette nouvelle idéologie dominante est la même que pour l’ancienne : l’égalitarisme.

Réduisant l’Incarnation à une humanisation du divin (perte du sens de la transcendance), les nouveaux philosophes d’orientation cosmopolite proposent une divinisation de l’humain (exaltation de l’immanence). Pour la N.I.D., au nom de la tolérance, tout doit être remis en question. Dès lors, c’est le subjectivisme généralisé, il n’est plus de vérité possible. En pratique, la tolérance consiste à séparer le bien (les jugements de valeurs issus de la tradition, qui sont autant de préjugés légitimes) du vrai. Les jugements de valeurs sont la colonne vertébrale de l’identité d’un peuple. Chaque culture ordonne à sa manière l’ensemble des valeurs de l’humanité. Lentement cristallisés par l’histoire, les jugements de valeur représentent, pour chaque peuple, un cheminement vers les transcendantaux : le bien, le vrai, le beau. Pour Edmund Burke , quelle que soit sa raison d’être, qui le plus souvent nous dépasse, une valeur est un préjugé légitime. Fruit de l’expérience accumulée par des dizaines de générations, il ne peut être modifié que d’une main tremblante.
Au contraire, selon la nouvelle idéologie dominante, l’État doit intervenir pour faire respecter des normes définies a priori, la libération de l’homme n’étant envisagée qu’à l’égard des traditions. C’est ainsi que, sous l’influence des « autorités morales », l’État multiplie, notamment sous le prétexte d’améliorer la santé publique, la répression des « nouveaux comportements à risques ». La loi Evin encadre la publicité pour le tabac et l’alcool, mais la pornographie s’affiche sur les murs des villes, au regard des enfants, sans aucune décence.
Aujourd’hui, ce n’est plus le peuple par le vote, ni les élus, mais les autorités morales qui font et défont les lois, comme les oulémas chargés de préciser la charia dans la société islamique. C’est ainsi que l’on demandera à une commission de sages, présidée par Marceau Long, de définir le droit de la nationalité, en 1987, et que l’on demandera à un expert, Patrick Weil, de repenser les lois sur l’immigration, en 1997. L’État de droit est un concept confus qui laisse croire que la politique doit être subordonnée au droit, et donc aux autorités morales et aux juges qui disent le droit au nom de la morale. Cette confusion entre la morale, le droit et la politique est une forme de théocratie. C’est un recul pour les cultures indo-européennes, qui ont été d’autant plus brillantes que les rapports de force, au sein des fonctions et entre les fonctions, étaient équilibrés.
Le cosmopolitisme est devenu le point focal de la pensée politique. Pour le cosmopolite, l’homme doit rompre avec les liens qui l’enracinent depuis sa naissance pour se libérer du carcan que représenterait son identité. L’identité suppose une limite, un dedans, un dehors, une frontière. Les préjugés qui soutiennent l’identité seraient des tares irrationnelles qu’il faudrait éliminer au plus vite afin de libérer l’homme.
Alors qu’avec des films comme L’Aveu ou les ouvrages de Soljénitsyne l’égalitarisme dans sa version étatiste (le marxisme) perd son aura dans les années soixante-dix, les nouvelles « autorités morales », qui sont bien souvent les anciens leaders des mouvements « étudiants », vont propager la N.I.D.. Les media ont facilité cette évolution en relativisant les jugements de valeurs.
Gustave Le Bon a montré que les grandes caractéristiques d’une foule sont son émotivité, sa faiblesse critique et sa très grande suggestibilité. Par la magie de l’image, les media créent un phénomène de foule, la réflexion critique la plus élémentaire ne se faisant plus. Ce n’est pas la vigueur logique d’un discours qui emporte l’adhésion, mais les images sentimentales que certains mots et associations font naître.
La civilisation américaine, au travers du mythe de l’Amérique-monde, est devenue (non sans incohérence) une expression de l’utopie égalitaire. Les États-Unis sont le pays qui incarne le mieux l’idéologie de la citoyenneté mondiale (cosmopolitisme).

Conclusion

De l’étatisme au cosmopolitisme, quel que soit l’habit, nous retrouvons toujours l’utopie égalitaire, le fonds de commerce de la vieille gauche. Il est important de la démasquer, car c’est elle qu’il faut combattre. Il faut se garder de confondre les effets, variables au cours de l’histoire, et la cause. Mais il faut aussi bien prendre conscience que mécaniquement l’effet amplifie la cause . Une croyance ne s’implante et se développe que si elle repose sur une croyance antérieure similaire (Gustave le Bon). L’utopie égalitaire a permis le développement de l’étatisme qui a fragilisé les coutumes, les traditions et les institutions. Notre société déracinée était donc moins dynamique pour lutter contre le cosmopolitisme, nouvelle forme de l’égalitarisme.
Est-ce à dire qu’il n’est pas de moyen de sortir de cette spirale infernale ? Le XXe siècle fut le siècle de l’énergie et du déracinement. Ce fut une exceptionnelle occasion historique pour les « ingénieurs sociaux » qui eurent, tout à la fois, la légitimité et les moyens de réaliser leurs utopies. La révolution de l’informatique et des moyens de communication va changer beaucoup de choses. La machine avait imposé une tendance lourde à l’égalisation des salaires et des conditions sociales. Certes, la N.I.D. s’efforce de prolonger cette tendance et poursuit méthodiquement sa politique d’égalisation des situations apparentes, mais, en réalité, les différences de situation ne cessent de s’accroître. L’incertitude étant plus grande et l’environnement plus difficile, des valeurs fortes comme le respect de la parole donnée, le goût du risque, l’esprit d’initiative, le sens des responsabilités, l’amour du travail bien fait, la famille et l’idéal de l’honnête homme vont reprendre de la force, car elles seront indispensables à la survie des individus. Le monde qui vient forgera les caractères.
L’utopie égalitaire n’a été en situation idéologique et politique dominante qu’au cours de brèves parenthèses historiques. La situation normale correspond au contraire à une multiplicité des forces de droite et, partant, à une marginalisation des forces « sinistres ». Face au cosmopolitisme, il est un « agrégat » qui n’est pas prêt de disparaître, tant il est ancré dans la conscience collective des peuples : l’amour sacré de la patrie.