Deux expériences cruelles ont mis à l’épreuve la théorie subjective de la nation qui sous-tendait la politique de la France : l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne après la guerre de 1870 ; et l’indépendance de l’Algérie, trois ans après les événements de mai 1958. Il serait imprudent de croire que nous en avons tiré les conséquences.
1. La perte de l’Alsace-Lorraine
Le 16 septembre 1870, Ernest Renan le reconnaissait encore dans sa lettre à David Strauss : « Dès que l’on a rejeté le principe de la légitimité dynastique, il n’y a plus, pour donner une base aux délimitations territoriales des États, que le droit des nationalités et la volonté des populations. » (8) Cependant, il donnait déjà du patriotisme une définition bien intellectuelle : « Je me suis étudié toute ma vie à être bon patriote, ainsi qu’un honnête homme doit l’être, mais en même temps à me garder du patriotisme exagéré comme d’une cause d’erreur. Ma philosophie, d’ailleurs, est l’idéalisme : où je vois le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie. C’est au nom des vrais intérêts éternels de l’idéal que je serais désolé que la France n’existât plus. » (9) L’idéalisme abstrait dont se réclamait Renan est la négation du patriotisme authentique. Si, fort heureusement, le patriote voit « le beau, le bien, le vrai » dans la patrie, c’est qu’il a hérité d’un sens des valeurs qui doit peu à des « principes éternels », et beaucoup à l’identité culturelle de la communauté nationale. Un bon patriote aime sa patrie comme une personne, avec ses qualités et ses défauts, et ne se sent pas le droit de l’abandonner pour une autre qui lui paraîtrait plus séduisante, pas plus qu’un honnête homme ne consentirait à quitter sa famille.
Après la perte de l’Alsace-Lorraine, Renan insistait davantage sur le « consentement actuel » des populations dans une nouvelle lettre à Strauss du 15 septembre 1871 : « L’individualité de chaque nation est constituée sans doute par la race, la langue, l’histoire, la religion, mais aussi par quelque chose de beaucoup plus tangible, par le consentement actuel, par la volonté qu’ont les différentes provinces d’un État de vivre ensemble. Avant la malheureuse annexion de Nice, pas un canton de France ne voulait se séparer de la France ; cela suffisait pour qu’il y eût crime européen à démembrer la France, quoique la France ne soit une ni de langue ni de race. Au contraire, des parties de la Belgique et de la Suisse, et, jusqu’à un certain point, les îles de la Manche, quoique parlant français, ne désirent nullement appartenir à la France ; cela suffit pour qu’il fût criminel de chercher à les y annexer par la force. L’Alsace est allemande de langue et de race ; mais elle ne désire pas faire partie de l’État allemand ; cela tranche la question. » (10)
Il ajoutait : « Défiez-vous de l’ethnographie, ou plutôt ne l’appliquez pas trop à la politique. (…) Nation n’est pas synonyme de race – la petite Suisse, si solidement bâtie, compte trois langues, trois ou quatre races, deux religions. Une nation est une grande association séculaire (non pas éternelle) entre des provinces en partie congénères formant noyau, et autour desquelles se groupent d’autres provinces liées les unes aux autres par des intérêts communs ou par d’anciens faits acceptés et devenus des intérêts. L’Angleterre, qui est la plus parfaite des nations, est la plus mêlée au point de vue de l’ethnographie et de l’histoire. » (11)
Dans sa fameuse conférence du 11 mars 1882 à la Sorbonne, « Qu’est-ce qu’une Nation ? », Renan donnait une forme canonique à sa théorie, qui a reçu valeur de dogme. Il écartait tour à tour de l’idée de nation les éléments objectifs tels que la race (on dirait aujourd’hui l’ethnie), la langue, la religion, la communauté des intérêts, pour retenir une définition purement subjective : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. (…) Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. » (12)
L’Allemagne avait annexé l’Alsace et la Lorraine sans consulter les Alsaciens et les Lorrains, qui, dans leur majorité, entendaient rester français. Ernest Renan avait raison d’insister sur le « consentement actuel » des populations, car, si la nation est un idéal, elle repose sur le désir commun de vivre ensemble. Il n’oubliait pas non plus de souligner que la nation est un héritage légué par les ancêtres et qu’elle n’est rien sans la mémoire d’une histoire vécue en commun. Mais il a eu grand tort de ne pas analyser les conditions qui donnent au consentement actuel la durée nécessaire à une nation. Une nation n’est pas l’association momentanée de partenaires consentants, elle a la dimension historique d’une aventure vécue comme éternelle. Après avoir montré que les facteurs objectifs n’étaient pas des conditions suffisantes à la naissance d’une nation, Renan ne s’est pas donné la peine d’examiner si ce pouvaient être des conditions nécessaires. Aussi brillant soit-il, le discours de Renan sur la nation est donc incomplet et même superficiel. Pourtant, il aurait été longtemps malvenu, surtout pendant les années où se préparait la revanche, de mettre en doute une théorie si séduisante, fabriquée tout exprès, dans la chaleur de la polémique avec les auteurs allemands, pour défendre les droits de la France sur l’Alsace et la Lorraine. De plus, cette conception subjective convenait bien à l’esprit rationaliste des intellectuels français.
2. La guerre d’Algérie
Sans doute, en 1954, lorsque se déclencha la guerre d’Algérie, l’immense majorité des habitants de l’Algérie, musulmans, juifs ou chrétiens, ne contestaient pas que la France allât « de Dunkerque à Tamanrasset ». Le critère du « consentement actuel » était vérifié. Mais, dix ans plus tard, après une succession d’événements tragiques, les Algériens avaient découvert qu’ils n’étaient pas français. En France, de Gaulle l’avait compris parmi les premiers.
Rien ne le laissait présager. Dans ses Mémoires de guerre, lorsqu’il évoque « une certaine idée de la France », on pourrait croire qu’il s’en tient à une définition toute subjective de la nation, comme Renan : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même, que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. » (13)
La pensée du général de Gaulle était complexe et son idéal de la France ne faisait pas abstraction des réalités. Il avait été influencé par les critiques que Gustave Le Bon, à la fin du siècle dernier, avait faites à la colonisation, en dénonçant les illusions de l’assimilation. D’ailleurs, disait Le Bon, les habitants des colonies « rêvent d’être assimilés à la métropole pour les avantages du système et nullement pour les charges qui en résultent » (14).
La guerre d’Algérie a été une dure leçon pour la France et ce sont souvent ceux qui aimaient le plus leur pays qui ont le moins compris que l’Algérie n’en faisait pas partie. S’ils se sont trompés, c’était par générosité. On s’imaginait à l’époque que les musulmans d’Algérie étaient « assimilables », alors qu’on s’aperçoit aujourd’hui que les immigrés maghrébins ne le sont pas. Le cas des harkis est le plus douloureux, car ces hommes ont choisi la France et ont versé leur sang pour elle. Leurs enfants, cependant, « immigrés de la seconde génération », se sentent écartelés entre deux identités et s’adaptent mal à la nouvelle patrie de leurs parents.
Répétons-le : en 1954, les Algériens se croyaient français. Mais il manquait les conditions objectives pour que ce consentement fût durable : le territoire, la langue, la religion, la culture, et l’essentiel de leur histoire, tout les séparait des Français. L’idéalisme de Renan a abusé beaucoup de nos concitoyens et n’a pas fini d’embrouiller l’analyse du fait national. La nation, certes, est « une âme, un principe spirituel », et Renan était un théologien indépendant… Fallait-il pour autant qu’il versât dans l’hérésie dualiste des cathares et qu’il conçût l’âme comme un principe opposé au corps (15) ?… La nation n’est pas un idéal désincarné. Il était juste de condamner les thèses réductionnistes des auteurs allemands, qui ne voyaient dans la nation qu’un phénomène ethnographique et ignoraient la volonté des populations. Il était erroné de tomber dans un autre excès en méconnaissant les conditions objectives de l’existence d’une nation. Pas de corps sans âme, pouvions-nous dire aux Allemands, pourvu que nous ajoutassions aussitôt : pas d’âme sans corps.
L’Algérie était à la France. Elle n’était pas la France. L’oubli de cette modeste préposition, « à », nous a valu de graves dissensions, qu’une analyse vraiment scientifique aurait dû nous épargner.
(8) Ernest Renan, Histoire et parole (œuvres diverses), Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1984, p. 640. Souligné par nous.
(9) Ibid., p. 643, souligné par nous
(10) Ibid., p. 650-1, souligné par nous
(11) Ibid., p. 652
(12) Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une Nation ? », in La Réforme intellectuelle et morale et autres écrits, Albatros-Valmonde, 1982, pp. 100-1
(13) Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, L’Appel, 1940-1942, Plon, 1954, p. 5
(14) Cité par Catherine Rouvier, Les Idées politiques de Gustave Le Bon, préface d’Edgar Faure, P.U.F., 1986, p. 149
(15) Les cathares considéraient le corps comme la prison de l’âme et niaient la résurrection de la chair. Voir par exemple Arno Borst, Les Cathares, Payot, 1984, et Steven Runciman, Le Manichéisme médiéval, Payot, 1972