par Jean-Gilles Malliarakis
Pour parler de la prétendue fin de l’Histoire, je m’en tiendrai aux limites d’une épure, en faisant ressortir quelques points forts.
Le monde ne sera pas totalement différent le 1er janvier 2001, date à laquelle nous entrerons dans le XXIe siècle (ce n’est pas en l’an 2000). Bien entendu, à part une catastrophe nucléaire imprévue, l’an 2001 ne changera rien à la condition humaine. Cependant, nous sommes entrés dans une nouvelle situation mondiale. Si l’on en croit Francis Fukuyama, c’est la chute du Mur de Berlin qui serait la date fatidique. Je crois que le plus important, c’est la disparition de l’Union soviétique, en 1991. De toute façon, à l’aube du XXIe siècle, l’histoire future se dessinera de manière totalement différente.
La vision de l’histoire n’a jamais cessé de se transformer. Pour rester dans le cadre de la France, lisez ce que nos prédécesseurs du XVIIe siècle écrivaient sur l’histoire, ce n’est pas ce que leurs petits-enfants, libertins ou jansénistes, écrivaient au XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, se sont forgés des mythes consensuels sur l’histoire de France. Cependant, quand on lit Michelet, on se rend compte que ce consensus a des sources absurdes et dérisoires. Il y a très peu d’historiens du passé que l’on puisse relire sans sourire de leur naïveté, en dehors de Thucydide. Et, cependant, c’est sur la base de ces idées naïves que nous continuons à raisonner. Donc, il ne faut pas s’étonner, à la fin du XXe siècle, de la résurgence de cette vieille utopie de la fin de l’histoire associée au rêve d’un monde sans conflits. Ce rêve est caractéristique de la gauche depuis qu’elle existe. Existe-t-elle depuis la Révolution française ? Je pense qu’elle existe, en France, depuis 1655, c’est-à-dire depuis le procès d’Arnauld en Sorbonne, où ses partisans se sont réunis à gauche. Le rêve de la fin de l’histoire est une vieille connaissance qui revient avec les prophètes d’un nouveau millénarisme.
1) – Deux prophètes du nouveau millénarisme
Après Fukuyama, qui commence un peu à dater, un autre prophète de la fin de l’histoire a fait son apparition, sinon dans la littérature française, du moins dans l’édition, en la personne de M. Guy Sorman. Je vous renvoie à son livre, Le Monde est ma tribu. L’histoire s’est déjà chargée de le réfuter. Le livre de Sorman est imprimé au moment où il existe plus de trente conflits qualifiés de guerres dans le monde, d’après l’institut stratégique de Londres, et leur nombre a plutôt tendance à augmenter. On parle du conflit du Congo, mais on oublie ceux de la Sierra Leone, du Libéria, etc.. La revue Hérodote évalue à 88, c’est-à-dire probablement entre 70 et 120, le nombre des Tchetchénies possibles, simplement dans le cadre de la fédération de Russie.
Le livre de Fukuyama est intelligent. Il contient beaucoup d’arguments intéressants, mais surtout contre sa propre thèse. Il y a quelque chose de plus grave que la stupidité, c’est le péché contre l’esprit, qui consiste à s’enfermer dans une thèse que l’on sait fausse. Cela me fait penser à la méthode du diplomate turc, qui, dans les réunions internationales, commence par évoquer les arguments de ses adversaires : « Je sais que, je sais que… » Il occupe l’espace de la conversation, il apparaît tolérant, puisqu’il a utilisé les arguments de ses adversaires, et cela ne sert à rien. Le travail de Fukuyama part d’un article qu’il avait fait paraître dans une revue intitulée L’Intérêt national, où il lançait cette idée : l’histoire du monde moderne se résume à la lutte entre la démocratie libérale, d’un côté, et les régimes autoritaires et totalitaires, de l’autre, et c’est terminé, parce que maintenant la démocratie libérale a gagné partout. Il fait un savant détour par Platon, pour nous dire en trente pages ce qui tient en quelques mots, à savoir que l’homme n’a pas seulement besoin de pain, mais aussi de dignité. Et l’on retrouve chez Sorman un foisonnement d’informations qui ne sert à rien, parce qu’il n’y a pas d’intelligence pour l’ordonner.
Cette charlatanerie est le signe d’une décadence de l’esprit. Soljénitsyne le disait déjà avant la chute du Mur : le drame de l’Occident, ce n’est pas qu’il n’est pas informé, c’est qu’il est surinformé. Il y a un moment où l’information ne sert plus à rien, parce qu’il n’y a plus d’intelligence ni de conscience pour la dominer. La dernière conférence internationale où l’on a parlé de la naissance d’un monde sans conflits a été faite à Moscou au printemps 1990, à l’initiative financière du révérend Moon ; trois mois plus tard, Saddam Hussein envahissait le Koweït, vous connaissez la suite.
2) – Vers un monde multipolaire
La fin de l’histoire signifie la fin des conflits entre les hommes, et donc un seul monde. La vraie question est de savoir si le monde de demain sera complètement unifié, sans conflits autres que ceux dont l’Organisation des nations-unies et le tribunal de La Haye sont capables de traiter paisiblement. Je crois au contraire que nous entrons dans un monde multipolaire, où il y aura plusieurs civilisations fortes. Une civilisation forte exerce un rayonnement culturel. C’est également une civilisation prospère. Et elle a des capacités militaires. L’Europe, de ce point de vue là, ne fait pas partie des civilisations fortes, parce qu’il lui manque l’élément militaire. Il n’y a que deux pôles, à l’aurore du XXIe siècle : l’Amérique et la Chine. Elles seules réunissent les trois conditions. Mais il suffirait d’assez peu de choses pour que naissent d’autres pôles.
Je suis très fier d’avoir écrit en juillet 1989 que l’on allait vers l’unité allemande, alors qu’en France personne ne le disait. Souvenez-vous comment M. Giscard d’Estaing, qui est un homme si intelligent, a parlé de la chose quarante-huit heures avant qu’elle ne se réalise. Je me risque donc à dire que d’autres pôles peuvent apparaître dans le monde. Il y a le Japon – il suffirait qu’il ait une armée ?, l’Europe – il suffirait qu’elle existe -, la Russie, qui a de beaux restes, et peut-être même, à long terme, l’Inde. A priori, on ne peut pas pronostiquer qu’en Afrique soient réunies à court terme les trois conditions que j’ai évoquées : le rayonnement culturel, la prospérité économique et la force militaire. On ne voit pas d’autres pôles possibles, ni dans le Proche-Orient, ni en Asie centrale, ni en Amérique latine, ni ailleurs.
Il y aura toujours des zones qui seront des enjeux de la rivalité des puissances dans le monde multipolaire. Comment imaginer que cette rivalité se passe comme aux Jeux Olympiques, en commençant par des saluts et en se terminant par l’hymne à la joie ? Le monde sans conflits est une absurdité dans l’hypothèse d’un monde multipolaire. Ne croyez pas que la Chine ait envie d’être découpée en quatre-vingts petits États de dix millions d’habitants, comme le souhaitent les géopoliticiens japonais. Aucun pronostic n’est assuré, sauf un qui est très général : c’est que les peuples qui luttent, et qui travaillent plus de 35 heures, voire plus de 50 heures par semaine, l’emporteront sur ceux qui abdiquent et qui renoncent. Le meilleur gagnera.
3) – Le nouveau millénarisme, instrument d’abaissement de l’Europe
Dans ces conditions, le nouveau millénarisme n’est pas autre chose qu’un instrument d’abaissement de l’Europe. C’est l’apologie de la médiocrité et de la démission. Fukuyama ne s’est pas trompé en sous-titrant son livre, Le dernier Homme. Pour les lecteurs de Nietzsche familiers de Zarathoustra, le dernier homme est celui qui a son petit plaisir de jour, son petit plaisir de nuit, et qui cligne de l’œil… Fukuyama, après Nietzsche, dit que les foules se reconnaissent dans le dernier homme.
Il dit très justement que les critiques du système auquel il se réfère ne sont plus lecteurs de Marx, mais de Nietzsche. Personnellement, j’assume la position difficile d’être un lecteur chrétien de Nietzsche. Je suis convaincu que Nietzsche était le plus croyant des philosophes. La référence de Fukuyama à Nietzsche est indécente, en ce sens qu’il utilise quelques citations pour justifier le contraire de ce que l’auteur a voulu dire. Ne nous trompons pas sur l’éternel retour, il y a quatre textes de Nietzsche où il est clair qu’il n’en a pas une vision naïve. C’est le babil des oiseaux qui fait croire que l’éternel retour est un monde sans conflits où le soleil se lève tous les matins, c’est l’esprit de lourdeur qui pense cela.
Ce qui me frappe chez Fukuyama, comme chez Sorman, c’est l’absence de dimension religieuse. Je parle précisément en chrétien. Tout ce que Sorman écrit contre les intégrismes, c’est dirigé contre les religions. Or, la religion est une dimension essentielle de l’histoire des hommes. Ce que nous voyons poindre avec le New-Age et les sectes, c’est la récupération du phénomène religieux. Il y a un vide, on essaye de le remplir ; il y a un espace, on essaye de le conquérir. Il me semble aussi que dans les conflits de groupes la religion va jouer un grand rôle. Je pense, en particulier, à l’islam.
Il ne faut pas non plus se tromper sur le progrès. Il est lié à l’inégalité. On pense évidemment aux découvreurs, qui sont habités par une idée. Mais, il y a autre chose. Je vais la résumer de la manière suivante : comment l’ouvrier français pourrait-il imaginer aujourd’hui de rouler autrement qu’à bicyclette, s’il n’y avait pas eu un marché de voitures de luxe en 1900 ? Pour qu’un produit apparaisse sur le marché, il faut non seulement des découvreurs, mais aussi des privilégiés qui l’acquièrent. Le réfrigérateur était un luxe scandaleux, quand il est apparu. Mais il en est ainsi de n’importe quel produit de consommation courante. Il faut bien se rendre compte que le progrès n’appartient précisément pas aux prophètes du monde sans conflits, du monde uni, du monde égalitaire. Il appartient à ceux qui professent la doctrine inverse. Il est très important, pour le progrès de nos pays, de bien comprendre que l’enjeu est le maintien, l’autodéfense et la reconnaissance des élites, et donc de certaines inégalités sociales, dont on nous dit toujours qu’elles sont synonymes d’injustice, ce qui n’est pas vrai.
La thèse centrale des prophètes de la fin de l’histoire, c’est que le sens de l’histoire irait vers le dernier homme. Je crois aussi qu’il existe un sens de l’histoire, mais c’est le christianisme qui en donne la clé. Il est assez remarquable que, depuis l’an 1, de cinq cents en cinq cents ans, la part des chrétiens dans l’humanité n’ait jamais cessé d’augmenter et que la part des catholiques dans le monde chrétien n’ait jamais cessé d’augmenter elle aussi, contre toutes les idées reçues. Cela est un sens de l’histoire.
4) – La thèse centrale de Fukuyama sur la démocratie libérale
Je reviens maintenant à la thèse selon laquelle la démocratie libérale aurait maintenant gagné partout définitivement. Fukuyama affirme : « Il y avait trois démocraties en 1790, il y a dans le monde soixante démocraties en 1990. » Pour lui, il n’y a de démocraties en 1790 que les États?Unis, la Suisse et la France. Il me semble que la mère des démocraties, c’est l’Angleterre. Fukuyama a peut-être raison de l’écarter, parce que son régime parlementaire était encore aristocratique en 1790, mais la France de 1793 n’était plus du tout une démocratie libérale. Et Fukuyama compte le Botswana dans sa liste des soixante démocraties actuelles. Il y a cent quatre-vingts États dans le monde, membres des Nations-Unies. Donc, il n’y a jamais qu’un tiers de démocraties libérales, à supposer que le Botswana en soit vraiment et durablement une. L’État le plus peuplé du monde, la Chine de Pékin, ne me semble pas répondre à tous les critères de la démocratie, et je ne sais même pas si l’on peut le souhaiter.
En France, on nous parle de démocratie libérale, alors que les pouvoirs d’un parlementaire sont réduits à rien. Récemment, je me suis abonné au câble, et j’ai vu que l’on pouvait avoir le « canal Assemblée ». J’ai dit au vendeur : « Cela m’intéresse, car je suis les travaux de l’Assemblée nationale. » Il m’a répondu : « Vous êtes le premier client qui s’intéresse aux travaux de l’Assemblée nationale. Tous les gens à qui je le propose se mettent à rire. » On ne peut pas dire que nous sommes en démocratie si tout le monde se moque de ce qui se dit au Parlement.
De plus, dans les pays asiatiques considérés comme démocratiques, la démocratie n’est pas la règle de la majorité, mais celle du consensus. Un Parlement asiatique ne décide pas à la majorité des députés plus un, il recherche le consensus des grands partis. Bien sûr, il faut une majorité formelle. Au Japon, c’est celui qui dispose de la majorité qui forme le gouvernement, mais, pour faire une réforme, il faut le consensus. C’est bien différent de la démocratie telle que nous la concevons. Nous considérons que M. Jospin exerce légitimement ses fonctions de Premier ministre, parce qu’il a obtenu un vote d’investiture à la majorité plus un, et que ses réformes vont passer parce qu’elles ont la majorité plus un, mais aucun Asiatique ne raisonnerait comme cela. Or, nous savons très bien qu’en France il y a une grande différence entre les systèmes majoritaires et les systèmes paritaires ou consensuels. Nous en avons eu la preuve, le 10 octobre 1997, lorsque le C.N.P.F. a menacé de se retirer des instances paritaires.
Il paraît que nous venons du monde de la monarchie absolue pour entrer dans celui de la démocratie libérale. D’abord, il existe encore au moins une monarchie absolue, qui est l’Arabie saoudite, pour laquelle nous avons fait la guerre à l’Irak. Ensuite, dans l’histoire antique, les peuples sont allés plutôt de la démocratie vers la monarchie, aussi bien à Rome que dans le monde grec.
Tous ces écrits font l’éloge du capitalisme. Fukuyama a des pages bien senties contre le communisme. Personnellement, j’ai pris du plaisir à renouveler mon arsenal d’arguments, qui ne seront jamais suffisants pour dénoncer cette horreur du passé qu’a été le communisme. Mais Fukuyama, comme Sorman, a au fond une vision marxiste, qui évacue le phénomène religieux et ramène tout à l’économie. Il me semble assez difficile de parler de l’histoire de l’homme, sans se poser le problème de ses fins dernières. Tant que l’homme existera, il se posera cette question fondamentale : à quoi sert de gagner le monde si l’on vient à perdre son âme ? Il n’y a de gloire de l’homme, chantée dans la tragédie grecque ou dans les Psaumes, que dans ce dialogue avec Dieu, qui est absent chez ces politologues.
5) – Ce dont l’Europe a besoin pour construire l’histoire
Non, l’histoire n’est pas finie. C’est une berceuse que l’on nous chante pour nous endormir. Si nous voulons nous réveiller pour construire l’histoire de l’Europe, il faut réfléchir à ce dont elle a besoin. Elle a d’abord besoin de se débarrasser de cette très vieille comptine de la fin de l’histoire ; elle doit ensuite s’interroger sur l’élite qui pourra faire demain l’histoire de l’Europe, donc sur les problèmes d’éducation.
Nous avons besoin de gens qui soient des prêtres, des prophètes et des rois, du haut en bas de l’échelle. Pour cela, nous avons aussi besoin de valeurs héroïques. C’est assez incandescent et difficile à dire, mais on ne construira l’Europe qu’au prix d’un grand courage d’auto-affirmation des élites. Si les élites n’ont pas le courage d’être des élites, pourquoi voulez-vous que les peuples les suivent ? Si les chefs ne savent pas où ils nous conduisent, pourquoi voulez-vous que les soldats continuent à les suivre ? S’il n’y a plus d’entrepreneurs, il n’y aura plus d’entreprises ; s’il n’y a plus de créations, il n’y aura plus de mouvements culturels et artistiques. Les idées de gauche exercent une fonction de nivellement, qui conduit à la destruction des valeurs. Donc, il faut avoir le courage de dire que la droite a des valeurs, et il est important de se rendre compte que les idéologies et les mythes exercent une fonction dans la société. On doit choisir entre le nivellement et les valeurs qui vont faire jaillir les élites dont la civilisation européenne a besoin.
Il faut cesser de croire au monde sans conflits. La droite doit s’opposer à la gauche. Quand la gauche a la majorité, elle fait sa politique, c’est logique. Quand la droite est au pouvoir, il faut qu’elle fasse une politique de droite et pour cela elle a le devoir d’y réfléchir. Je crois que le Club de l’Horloge doit être encouragé, puisque c’est, à ma connaissance, un des seuls lieux où les gens de droite essayent de réfléchir avant d’agir…