Gilles Kepel et Bruno Etienne, prix Lyssenko en 2001 pour leur analyse du déclin de l’islamisme

Gilles Kepel et Bruno Etienne, prix Lyssenko en 2001 pour leur analyse du déclin de l’islamisme

« L’intégrisme est si peu une nouveauté dans l’islam qu’on pourrait même dire qu’il est présent existentiellement dans cette religion. »

Maxime Rodinson
(“Islam et communisme, une ressemblance frappante”, Le Figaro, 28 septembre 2001)

Les Turcs de profession

          Dans un beau livre, intitulé Le Radeau de Mahomet, et dont il faut saluer à nouveau l’érudition autant que le courage, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz dénonçait en 1983 “la cohorte chaque jour plus longue des orientalistes (…) qui, depuis que les Etats arabes ont les moyens de consacrer un budget à leur propagande, naviguent aux frais de ces derniers, de réceptions en bourse d’étude, de colloques en voyage, (et qui) se croient obligés d’adopter, dans leurs écrits ou leurs propos concernant l’islamisme, l’Islam ou les Arabes, une attitude où l’excès de révérence, l’omission volontaire ou pis : le travestissement ou la complaisance, portent de mauvais coups à la vérité, à la science, et pour finir – c’est là le plus grave – à la connaissance mutuelle entre non-musulmans et musulmans”. Et il ajoutait : “Il ne faut plus laisser aux “Turcs de profession – orientalistes complaisants ou abusés – le champ libre à la désinformation”. Il ne faudrait pas croire, cependant, que l’intérêt matériel soit la seule explication de cette complaisance, ni même, sans doute, la principale. Le biais idéologique est évident, dans un contexte mondial où l’on parle de “choc des civilisations” (Samuel Huntington  ) et où l’immigration est devenue, en France, comme dans la plupart des pays occidentaux, un enjeu majeur, quoique dissimulé, des politiques nationales.

          Gilles Kepel, notre premier lauréat, est “distingué” pour son dernier livre, publié en avril 2000, Jihad – Expansion et déclin de l’islamisme  .. Quelques semaines seulement après le terrible attentat du 11 septembre 2001 à New-York, que chacun s’accorde à attribuer à des terroristes islamistes, le pronostic du “déclin de l’islamisme”, dont l’auteur s’avance même à prophétiser la disparition, apparaît pour le moins prématuré, sinon ridicule. Mais une erreur de prévision ne saurait, par elle-même, justifier l’attribution du prix Lyssenko. D’ailleurs, on pourrait interpréter, à la rigueur, l’événement comme un “chant du cygne” des islamistes, ou bien encore voir dans la victoire de l’Alliance du nord à Kaboul, grâce à l’aide des Américains, une preuve supplémentaire que les “islamistes”, représentés ici par les talibans et le réseau Al Qaida d’Oussama Ben Laden, ont décidément perdu la partie.

          La vraie raison du choix du jury est autre. Gilles Kepel a apporté une contribution exemplaire à la fabrication du concept “islamisme”, dont la fonction idéologique est essentielle pour tromper les Français et les Occidentaux sur la vraie nature de l’islam. Dans les dictionnaires, du moins jusqu’à une date récente, le mot “islamisme” ne désigne que la religion musulmane, et il est synonyme d’islam, le suffixe “isme” étant très généralement utilisé pour toutes les religions, par exemple pour le christianisme, l’hindouisme ou le bouddhisme. Or, par une subtile manœuvre sémantique, on a maintenant construit une entité théorique nouvelle, l’“islamisme”, qui serait distincte de l’islam lui-même, bien que sa dénomination dénote le rapport qu’elle entretient avec la religion dont elle est sortie. Dans un monde où un certain nombre de musulmans commettent des violences au nom de l’islam, on cherche ainsi à installer dans l’opinion l’idée d’un clivage binaire et simpliste entre, d’une part, un “islamisme” aussi dangereux que pernicieux, et, d’autre part, un islam qui serait au contraire essentiellement bon et pacifique. Avec l’“islamisme”, on dispose désormais d’un objet d’exécration qui permet de laver l’islam lui-même de toute responsabilité dans les crimes qui sont commis en son nom. Les “islamistes” représenteraient une déviation monstrueuse du véritable islam, avec lequel, au fond, ils n’auraient rien à voir. Quand, en plus, on ajoute, comme G. Kepel, que l’islamisme est en voie de disparition, il n’y a plus lieu de se soucier de l’expansion de l’islam dans le monde, et, en particulier, sur le sol de notre patrie.

          A vrai dire, l’analyse de G. Kepel est loin d’être originale. L’essentiel de sa thèse s’inspire de l’ouvrage publié en 1992 par Olivier Roy, L’Echec de l’islam politique , bien qu’il ne le cite pas, au mépris de la déontologie scientifique. Mais, comme le remarque Alain Roussillon, O. Roy a une démarche beaucoup plus scientifique, car il ne généralise pas abusivement – en dépit de l’ambition que marque le titre du livre – les conclusions auxquelles il est parvenu à partir d’une analyse de terrain, et il définit les concepts qu’il emploie. On remarquera, à ce propos, que si l’on s’en tient à la terminologie d’O. Roy, Oussama Ben Laden ne saurait être considéré comme un “islamiste”, car il n’appartient pas à un courant réformateur plus ou moins en rupture avec la tradition représentée par les oulémas – les docteurs de la loi islamique -, mais comme un “fondamentaliste”, ou, à la rigueur, comme un “néofondamentaliste”… ce qui ne change pas grand-chose pour les victimes du World Trade Center.

          Cet effort de discernement montre, en tout cas, les limites du déclin éventuel de l’“islamisme”, en supposant qu’il ait un jour lieu, car il ne mettrait pas nécessairement un terme, comme le reconnaît O. Roy, à la réislamisation de la société et au renforcement des courants les plus fondamentalistes au sein de l’islam.

          Nous ne voulons pas dire, du reste, que les analyses d’O. Roy doivent être acceptées sans discussion, car la notion d’islam politique est elle-même fort douteuse, ou relève du pléonasme : comme nous le verrons, l’islam est politique de part en part. L’ayatollah Khomeiny observait : “Le Coran contient cent fois plus de versets concernant les problèmes sociaux que de versets sur les sujets de dévotion”, et il concluait à bon droit : “L’islam est politique ou n’est rien” . Et O. Roy pousse le paradoxe un peu loin quand il affirme que la République islamique fondée en Iran par Khomeiny favorise l’Etat au détriment du clergé et de la religion…

          G. Kepel, quant à lui, ne cite même pas l’ouvrage en question. Et il s’abstient de définir l’islamisme, qui est, chez lui, une notion singulièrement fluctuante, un “objet religieux non identifié”, dont les contours sont perpétuellement ajustés pour les besoins de la démonstration. Son travail est vertement critiqué, pour ses déficiences scientifiques, dans un excellent dossier de la revue Esprit, intitulé “A la Recherche du monde musulman” (août-septembre 2001), notamment par François Burgat et Alain Roussillon. La discussion que nous pourrons présenter ici sera nécessairement plus sommaire.

          Jusqu’à présent, nous n’avons pas cité Bruno Etienne. A vrai dire, les développements contenus dans ses ouvrages sur l’islam ou l’islamisme sont passablement confus et incohérents et ne méritent guère d’être discutés . Mais, d’une part, c’est un islamologue très répandu dans les media, et d’autre part, il a un goût prononcé pour la provocation, ce qui ajoute à notre prix Lyssenko la dose de fantaisie – et aussi de terrorisme intellectuel – sans lequel il ne serait pas parfait. Notre second lauréat déclarait, par exemple, le 18 septembre 1987, lors de son audition par la commission de la nationalité présidée par Marceau Long : “Il se trouve que moi, je n’ai pas peur. Je suis comme le héros de Buzzati dans Le Désert des Tartares, sur le rempart, et je me dis : au fond, le drame, ce serait que les Barbares ne viennent pas, parce que les Barbares, c’est une solution à tous nos problèmes.” Dans Le Monde du 19 octobre 2001, il se lamente que les prophéties des orientalistes, ou plutôt de certains d’entre eux, sur le déclin de l’islamisme, ne soit plus prise au sérieux après l’attentat du 11 septembre, et vole au secours de Gilles Kepel, avant de conclure : “Il semblerait que la société considère ses chercheurs orientalistes comme des traîtres.” Il aurait donc été déçu de ne pas être associé à notre prix…

De la dissimulation

          Nous avons parlé des intellectuels occidentaux, surtout français, qui donnent une vision tendancieuse de l’islam, sans pour autant s’être convertis. Mais il faut évoquer aussi la cohorte des musulmans qui veulent donner à l’extérieur du monde islamique une image aussi rassurante que fallacieuse de leur religion et qui réussissent d’autant mieux à nous berner que nous sommes trop heureux d’entendre ce que nous avions envie d’entendre. Il faut savoir que l’islam a fait une doctrine de la dissimulation (taqiyeh), que tout bon musulman a le devoir de pratiquer, le cas échéant, dans l’intérêt de sa religion, pour garder le secret (ketman) sur ce qu’elle est réellement. Autrement dit, l’hypocrisie et le mensonge, qui sont un péché pour un chrétien, sont au contraire recommandés comme une vertu par l’islam, lorsque le rapport de forces les rend nécessaires. La taqiyeh a été pratiquée sur une grande échelle par les chiites et les membres des autres sectes dissidentes, pour échapper à la persécution et à la mort, dans des pays dominés par l’orthodoxie sunnite. Et, après la Reconquista, les musulmans d’Espagne ont obtenu des oulémas (docteurs de la loi islamique) d’Afrique du nord, des fatwas qui les autorisaient à pratiquer clandestinement leur religion, en feignant d’être chrétiens, situation qui a perduré pendant un siècle jusqu’à l’expulsion de ces “Morisques”, en 1609.

          Il faut donc être très circonspect à l’égard des discours que les pieux musulmans tiennent à l’intention des Occidentaux. La désinformation s’y mêle étroitement à l’information. C’est ainsi, par exemple, que le port du voile par les femmes, qui est une obligation imposée par la charia (la loi coranique), nous est présentée comme un droit de l’homme (ici, de la femme)…

          Ne soyons pas naïfs. Ce double langage n’est pas l’exception, mais la règle. Un partage des rôles s’est institué entre les orientalistes qui proclament doctement le déclin de l’islamisme et les propagandistes de l’islam en Occident qui nous présentent le visage avenant d’une religion tolérante et pacifique – ce qui n’a rien à voir avec le véritable islam.

          On nous dit que le djihad n’est pas la guerre sainte, mais un effort spirituel que l’on exerce sur soi-même pour s’améliorer. Il faut vraiment ne jamais avoir lu une ligne du Coran – ou n’en connaître que des traductions expurgées et trafiquées   – pour tomber dans le panneau. Le grand islamologue Maxime Rodinson rétablit ainsi la vérité : « Le “djihad”, c’est l’obligation, dans la doctrine musulmane classique, de mener la lutte, en particulier la guerre, pour étendre le domaine de la vérité, c’est-à-dire le domaine de l’islam. C’est ce qu’on appelle souvent la guerre sainte. Les apologistes de l’islam, qu’ils soient européens ou arabes, persans ou turcs, vous disent que le mot “djihad” veut dire effort, c’est vrai. Mais l’effort, pour l’essentiel, pour la religion, a consisté pendant des siècles à défendre et à étendre les domaines conquis au départ ; donc on peut dire, très sommairement, très brutalement, en simplifiant d’une façon outrancière, que le “djihad”, c’est la guerre sainte. » 

          On pourrait multiplier les exemples des déformations et des désinformations qui portent sur les concepts-clés de l’islam. L’une des moindres n’est pas de nous faire croire que l’islam est “laïc”, parce qu’il n’aurait pas de clergé. Or, l’islam est tout sauf laïc, puisqu’il ignore la distinction de l’Etat et de la religion et, s’il n’a pas de sacerdoce, il est encombré par ses mollahs et autres oulémas, qui constituent bien l’équivalent d’un clergé, tant chez les sunnites que chez les chiites.

La vérité sur l’islam

          La France a eu, au XXe siècle, les plus grands islamologues du monde, qui ont mis en français, à la portée de tous ceux qui veulent s’en donner la peine, la vraie connaissance de l’islam. Citons Henri Corbin, Louis Gardet, Henri Laoust, Louis Massignon. On découvre, dans leur œuvre, l’immense richesse de la pensée islamique, en même temps que sa complexité et sa diversité. Mais on y apprend, sur l’islam, tout autre chose que ce que nous en disent les “Turcs de profession” d’aujourd’hui. Le mieux est sans doute de consulter le livre classique de Louis Gardet, La Cité musulmane, qui en donne une vision profonde et synthétique. On peut aussi, bien sûr, utiliser celui de J.-P. Péroncel-Hugoz, Le Radeau de Mahomet, déjà cité, qui est d’un abord plus facile. Enfin, nous signalerons les deux excellents numéros de la Revue Panoramiques, dirigée par Guy Hennebelle, “L’islam est-il soluble dans la République ?” (n̊ 29, 2e trimestre 1997) et “L’islam est-il rebelle à la libre critique ?” (n° 50, 1er trimestre 2001), où l’on trouvera d’intéressantes discussions en rapport direct avec notre sujet.

          Louis Gardet définit la “Cité musulmane” comme une “théocratie égalitaire”, en empruntant la formule à Louis Massignon. En effet, la loi islamique, la charia, est censée venir directement de Dieu lui-même, qui l’a révélée dans le Coran – lequel, comme on sait, est la “Parole de Dieu incréée” et n’est donc nullement l’œuvre de Mahomet, qui n’a fait que rapporter la parole divine que lui dictait l’Archange Gabriel, selon le dogme musulman. Qui plus est, l’interprétation du Livre Saint, nécessaire à l’application de ses prescriptions dans tous les aspects de la vie sociale, relève exclusivement d’un corps de spécialistes, les oulémas, qui ont seuls autorité pour dire ce que demande concrètement la charia. Et cette théocratie est égalitaire parce que “islam” signifie “soumission” dans la langue arabe, et que l’idéal du pieux musulman est d’être l’esclave de Dieu (abd) ; ainsi tous les croyants se retrouvent-ils à égalité, dans leur nullité devant Dieu.

          Dans ce système, il n’y a pas de distinction entre l’Eglise et l’Etat. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’islam s’oppose au christianisme. Jésus disait : “Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu”, et il ne s’est jamais occupé de réformer la société, tandis que Mahomet, le “beau modèle” des musulmans, n’a pas été seulement le fondateur d’une religion, mais aussi un chef de guerre et un chef d’Etat. Il est donc compréhensible que le même “terme”, islam, désigne couramment à la fois une religion et une civilisation, tandis que nous ne confondons pas l’Occident avec le christianisme, quelle que soit l’influence que celui-ci ait exercé sur notre civilisation. L’islam est plus qu’une religion, parce qu’il entend régir entièrement la vie sociale. Le Coran, sur lequel est fondée la charia, n’est pas seulement un “évangile”, c’est aussi un code civil et un code pénal.

          Il en résulte, en particulier, que la démocratie est évidemment incompatible avec l’islam et que Gilles Kepel se moque du monde, quand il se prend à rêver de la “démocratie musulmane” dont il prophétise l’avènement, alors que c’est une contradiction dans les termes. Dans la démocratie, le pouvoir vient du peuple, qui fait la loi, directement ou par l’intermédiaire des représentants qu’il a mandatés, alors que dans la théocratie, le pouvoir est censé venir de Dieu, c’est-à-dire, concrètement, qu’il est monopolisé – au moins dans sa dimension législative – par les docteurs de la loi, seuls aptes à interpréter l’Ecriture sainte.

          Si l’Occident, pour sa part, a pu s’ouvrir à la démocratie, c’est qu’il est, comme l’a écrit Henri de La Bastide, la civilisation de la Personne, fondée sur la doctrine de l’Incarnation, selon laquelle le divin se mêle intimement à l’homme. Au contraire, l’Islam, civilisation de la Parole, établit un fossé infranchissable entre le Créateur et sa créature, et tient en conséquence pour peu de chose la valeur de la personne humaine. Autant dire que les droits de l’homme ou libertés fondamentales, tels que nous les comprenons en Occident, sont totalement étrangers à la vision théocratique de l’islam. La place de la femme dans la société, en particulier, qui a pu évoluer dans notre pays, reste, en terre d’islam, étroitement cantonnée dans les limites fixées par la charia.

          Oui, comme le dit fortement Jean-Claude Barreau, “tous les dieux ne sont pas égaux”   ! Si le christianisme est la religion de la charité, de l’amour, l’islam est, à l’inverse, la religion du djihad, de la guerre sainte. Depuis Mahomet, le message de l’islam a été propagé par les armes, souvent avec férocité. Et l’islam a toujours fait la guerre aux peuples non musulmans qu’il côtoyait. A cet égard, il faut souligner que nos croisades n’avaient rien à voir avec la guerre sainte des musulmans. Elles avaient un objectif limité, puisqu’ils s’agissaient seulement de délivrer les Lieux saints conquis par les musulmans, et elles relevaient, par conséquent, d’une certaine manière, de la légitime défense… Le djihad, au contraire, est une obligation permanente, qui doit être accomplie, lorsque les conditions en sont réunies : la principale de ces conditions, au demeurant, résidant dans les rapports de forces entre les musulmans et les kafirs, les impies que nous sommes, ce qui témoigne du grand réalisme des docteurs de la loi…

          Depuis quatorze siècles que l’islam a été fondé, on n’a jamais vu nulle part de cohabitation durablement pacifique, au sein d’une même société, entre musulmans et non musulmans. Alain Daniélou, qui connaît bien le cas de l’Inde, n’hésite pas à affirmer à cet égard : “(La religion musulmane) fut la plus orgueilleuse, la plus sûre d’elle-même, la plus férocement destructive des religions et des cultures que le monde ait connues.” La doctrine musulmane distingue le dar el islam (“monde de la soumission”), d’une part, c’est-à-dire l’ensemble des pays musulmans, et le dar el harb, le “monde de la guerre”, d’autre part. Certains auteurs (mais certains auteurs seulement !), nous dit Louis Gardet, admettent une troisième catégorie, intermédiaire, le dar-el-ahd, le “monde de la trêve ou du contrat”, étant entendu que ladite trêve est provisoire par nature. Aujourd’hui, Samuel Huntington peut parler des “frontières sanglantes de l’islam”. En effet, à la périphérie du monde musulman, les conflits féroces se multiplient : Bosnie, Kossovo, Macédoine, Thetchénie, Karabakh, Cachemire, Moluques, Philippines, Soudan, sans parler de la Palestine, ou même des violences qui ravagent nos banlieues peuplées d’immigrés musulmans.

          Jules Monnerot avait affirmé que le communisme était “l’islam du XXe siècle”, comprenez, un système révolutionnaire et totalitaire dont l’ambition est de dominer le monde entier par tous les moyens, y compris par la guerre. La grande question est de savoir si l’islam ne sera pas le communisme du XXIe siècle.

La réduction du religieux au social

          Gilles Kepel ne prétend pas réfuter cette réalité massive de l’islam que la science et l’histoire nous révèlent. Il ne la discute pas, il l’élude, il l’ignore, il la contourne. La première opération consiste à réduire le champ de vision à l’objet “islamisme”, qui, par sa dénotation, est mis à part de l’islam, sans que l’auteur ne nous dise ce qui lui permet de procéder ainsi. Pour autant qu’on puisse le voir, en l’absence de définition précise, l’islamisme selon Kepel est un mouvement contestataire d’opposition qui veut réformer ou révolutionner le régime politique et l’ordre social au nom de l’authenticité de l’islam. La seconde opération consiste à traiter l’islamisme, ainsi isolé artificiellement de l’islam lui-même, comme une idéologie, et à laisser entendre que celle-ci s’opposerait à la religion, donc à projeter sur le monde musulman des catégories nées en Occident et qui ne sont pas entièrement pertinentes dans d’autres contextes : en vérité, c’est l’islam tout entier, et non seulement ses formes extrémistes, qui est tout à la fois idéologie et religion, puisque sa préoccupation première, nous l’avons dit, porte sur les choses d’ici-bas et sur la vie sociale et politique. La troisième opération consiste, dans une démarche de type marxiste, à considérer l’idéologie en question comme une simple superstructure, qui ne serait que le reflet des intérêts de classe et des antagonismes sociaux.

          Misère de la sociologie (ou de la politologie), a-t-on envie de s’écrier ! Les grands orientalistes que nous avons donnés en référence prenaient l’islam au sérieux, et ils savaient que c’était d’abord une religion, même si ce n’était pas seulement cela. Ils avaient donc une profonde connaissance des textes de l’islam, de ses débats doctrinaux. Mais Gilles Kepel, quant à lui, les néglige, y fait à peine allusion. A la seule exception de la question de l’usure et de la prohibition du taux d’intérêt, qu’il discute un peu, quoique de manière notablement insuffisante, les points de doctrine n’ont pour lui qu’une fonction d’étiquetage des groupes ou de leur leaders. Ainsi, pour comprendre de quoi les “islamistes” parlent vraiment, il faut aller voir ailleurs : par exemple, dans le numéro d’Esprit déjà cité, l’intéressant article d’Azadeh Niknam sur le statut de la charia en Iran. Cette question de la charia, de sa nature, de l’étendue de son application, est justement ce qui sépare les “contestataires” dont parle G. Kepel des autres musulmans, notamment de ceux qui sont au pouvoir. Or, il est impossible de trouver, chez cet auteur, une explication même embryonnaire de ce qui est en cause. D’une certaine façon, Gilles Kepel ne parle que des musulmans, ou de certains d’entre eux – il ne parle pas vraiment de l’islam ou de l’islamisme, ou alors, comme un aveugle parle des couleurs. Emporté par un préjugé “matérialiste”, il ne veut pas voir que ce sont les idées qui mènent le monde, au moins autant que les intérêts.

          L’ouvrage de Gilles Kepel se présente comme un reportage sur les divers mouvements islamistes à travers le monde musulman d’aujourd’hui, sur lequel l’auteur plaque, sans la moindre preuve, un modèle para-marxiste rudimentaire, qui met en scène trois acteurs : la “bourgeoisie pieuse”, de tendance modérée, la “jeunesse urbaine pauvre”, de tendance radicale, et les “intellectuels islamistes” ; ces derniers ayant pour fonction de sceller l’alliance entre les deux précédentes classes, en énonçant une idéologie islamiste qui dissimule les antagonismes et les contradictions qui devraient opposer lesdites classes. “Cette dualité sociale, dit G. Kepel, est inhérente aux mouvements islamistes – elle en constitue l’essence même – et elle explique leur focalisation sur les dimensions morales et culturelles de la religion. Ils conquerront la base la plus large – jusqu’à s’emparer du pouvoir, comme en Iran – lorsqu’ils seront capables de mobiliser ensemble jeunesse urbaine pauvre et bourgeoisie pieuse grâce à une idéologie axée sur la morale et un programme social flou.”  Peut-être, mais la “focalisation sur les dimensions morales et culturelles de la religion” est le propre de l’islam, qui fait un devoir à tout croyant “de commander le bien et de pourchasser le mal” : il ne peut y avoir, ici, qu’une différence de degré, et non de nature, entre les prétendus islamistes et les autres musulmans, qui ne reçoivent pas cette étiquette.

          Ce modèle, ô combien sommaire, ne fait référence à aucun cadre théorique bien établi. Il n’est même pas vraiment marxiste, puisque la notion de “bourgeoisie pieuse” mélange un critère économique – qui définit la bourgeoisie – et un critère culturel, la “piété” ; or, ce qui serait intéressant, surtout pour un sociologue, c’est de tenter d’expliquer pourquoi une partie de la bourgeoisie, justement, n’est pas “pieuse”, en ce sens qu’elle ne respecte pas strictement les préceptes de l’islam. De plus, la notion de “jeunesse urbaine pauvre” délimite autant une classe d’âge qu’une classe sociale. On ignore, dans cette nomenclature, ce que devient la “jeunesse urbaine riche”, à moins d’admettre implicitement qu’elle est solidaire de ses parents au sein de la bourgeoisie, pieuse ou non, ou qu’elle est le vivier des intellectuels islamistes. Or, cette critique n’est pas anecdotique, car elle sape la base du raisonnement kepelien… Gilles Kepel parle de “l’improbable Oussama Ben Laden”  , car celui-ci ne devrait pas exister, dans sa théorie. Il est riche, diplômé, il appartient sans aucun doute à la “bourgeoisie pieuse”, et non à la “jeunesse urbaine pauvre”, et pourtant c’est un extrémiste. Les biographies des dirigeants du réseau Al Qaida (dont le nom signifie, la “base”, c’est-à-dire la base de données informatiques où sont enregistrés les noms et les coordonnées des agents !), celles des terroristes qui ont fait l’attentat du 11 septembre 2001, montrent que ceux -ci sont souvent des fils de notables, ou des notables eux-mêmes, et qu’ils sont fort diplômés. Ce ne sont nullement des “ratés”, des “exclus” de la société qui auraient choisi le djihad par désespoir. Et l’incroyable “feuille de route” des kamikazes  , qui se préparaient à devenir des chahids, des martyrs de la foi, en sacrifiant leur vie pour la cause, montre que c’étaient des musulmans d’une grande piété.

          En l’absence de cadre théorique, on aurait attendu, au moins, un minimum d’éléments statistiques pour étayer la thèse de l’auteur. Mais de statistiques, point, il faut le croire sur parole. Surprenante application du principe d’autorité dans un travail qui est censé être scientifique, même s’il est visiblement destiné au grand public. L’auteur n’ignore cependant pas que l’encadrement, sinon les troupes, des mouvements “islamistes”, n’est pas constitué, le plus souvent, de déclassés, mais d’ingénieurs, ou au moins de techniciens supérieurs, en tout cas d’individus qui ont fait des études supérieures, et généralement scientifiques.

Des interprétations tendancieuses

          Muni d’un modèle aussi boiteux, notre auteur ne parvient à rendre compte des faits qu’en multipliant les interprétations tendancieuses. Tout d’abord, pour proclamer l’échec de l’islamisme, il est obligé de feindre d’ignorer que l’Arabie saoudite est depuis longtemps le premier des régimes intégristes, et que sa version de l’islam, le hanbalisme des Wahabites, est une des plus dures et des plus pures qui soient, et que, grâce à l’argent du pétrole, elle a été la matrice des mouvements islamistes à travers le monde, au moins autant que l’islam réformé des Frères musulmans égyptiens. Il a aussi le don de transformer un succès en échec, d’un coup de baguette magique ; les titres de certains chapitres sont, à cet égard, éloquents : “L’endiguement de la révolution islamique en Afghanistan” et “Décomposition et prolifération du djihad afghan” (ces sentences peuvent paraître prophétiques, encore que les moudjahidines de l’Alliance du nord soient presque aussi intégristes que les talibans, mais elles ont été écrites en 1999, à une époque, justement, où les talibans triomphaient) ; “La guerre en Bosnie et le rejet de la greffe du jihad” (si la Bosnie musulmane n’est pas encore un “Etat islamique”, où règne la charia, il n’empêche que le président Itzebegovic a réalisé la première étape du plan qu’il avait exposé dans sa Déclaration islamique et qu’il a fondé maintenant un Etat musulman dans les Balkans). Le plus caricatural, sans doute, est la manière dont il raconte le succès du Hezbollah au Liban pour en faire un échec de l’islamisme : “Au Liban, le Hizballah chi’ite, à l’origine un groupuscule terroriste prestataire de service pour l’Iran de Khomeini, s’est transformé en mouvement de masse des déshérités, puis est devenu l’incarnation de la résistance nationale libanaise contre Israël”, cette observation étant censée illustrer l’affirmation selon laquelle “les mouvements islamistes oppositionnels sont frappés d’une crise morale sans précédent”  .. Comprenne qui pourra.

          Gilles Kepel n’hésite pas, non plus, à se féliciter que les mouvements islamistes considèrent désormais la France comme une partie intégrante du dar el islam, et il ose affirmer – ici, la désinformation atteint un sommet – : « A partir du moment où (les organisations islamiques) considéraient la France comme “terre d’islam”, il était interdit de déclencher le jihad. »  Or, notre auteur, qui rend compte, dans cet ouvrage consacré aux mouvements islamistes, du djihad que ceux-ci déclenchent un peu partout à travers le monde islamique, et qui évoque, notamment, celui qui a fait l’unanimité de l’Oumma, le djihad en Afghanistan, ne peut pas sérieusement prêter foi à une telle sornette. Il pourrait dire, ce qui est bien différent, que lesdites organisations ne considèrent pas que les conditions du djihad soient réunies, notamment parce que le rapport de forces ne leur permet pas d’espérer le gagner pour le moment, mais il sait très bien que l’entrée de la France dans le dar el islam ne nous met pas à l’abri, bien au contraire.

          D’une manière générale, dans les pays musulmans où il prétend observer un déclin ou une défaite des mouvements islamistes, il note que le pouvoir a repris à son compte une grande partie de leurs revendications, qu’il entreprend lui-même de réislamiser la société, que ce soit en Algérie ou en Egypte, et que de nombreux “islamistes” sont désormais entrés dans les sphères dirigeantes, en sorte que ce qu’il appelle un échec paraît plutôt, pour le moins, un demi-succès. Même en Turquie, qui est protégée de l’intégrisme par la puissance de l’idéologie kémaliste, le gouvernement a été plusieurs fois entre les mains de pieux musulmans comme Ozal et Erbakan, et l’enseignement religieux a été introduit dans l’école publique.

          Le livre se termine par une pétition de principe : l’islam serait soluble dans le marché… La thèse est d’autant plus invraisemblable que cette religion est née dans une cité marchande (La Mecque) et qu’elle est, par nature, favorable au commerce. C’est un autre problème de savoir si les institutions du capitalisme moderne pourront être rendues compatibles avec la charia, qui interdit en principe le prêt à intérêt et l’assurance. Mais il semble que, moyennant quelques accommodements recommandés par les oulémas, ce soit effectivement possible et que le processus soit déjà bien engagé. Il n’y a, en tout cas, aucune raison de penser que le développement de la richesse, s’il se produit, ait pour effet d’effacer la spécificité de l’islam. Sur ce point, la thèse de la Fin de l’Histoire chère à Francis Fukuyama nous paraît beaucoup moins crédible que celle du choc des civilisations de Samuel Huntington (quelles que soient, au demeurant, les exagérations de cet auteur).

          La thèse du déclin de l’islamisme, dont nous avons montré la fragilité, a une fonction idéologique précise : elle vise à endormir les Français et les Occidentaux, pour qu’ils ne mesurent pas à leur juste valeur les dangers que représente l’islam pour leur civilisation. Nos deux auteurs, Gilles Kepel et son complice Bruno Etienne, ont éminemment mérité de recevoir le prix Lyssenko, parce qu’ils ont mis leur talent au service de cette thèse discutable, en mobilisant à son profit toutes les ressources de la désinformation.