Introduction : la confusion des esprits et le choc des réalités

par Alain Griotteray

On se souvient que les notions de droite et de gauche sont apparues à l’Assemblée constituante dès les débuts de la Révolution. La date de naissance est fixée au 11 septembre 1789. Ce jour-là, l’Assemblée consacra ses travaux à la nouvelle Constitution et aux pouvoirs à donner au roi, notamment le droit de veto qu’il pourrait opposer aux lois votées à l’Assemblée. Le débat fut long, fastidieux, et progressivement les tenants d’un pouvoir royal fort et d’un droit de veto absolu vinrent se placer à la droite du président Stanislas de Clermont-Tonnerre ; ceux qui préféraient un pouvoir faible et un veto suspensif se mirent à gauche. La séparation de la droite et de la gauche était née ce jour-là. Mais en réalité, aujourd’hui, c’est probablement moins par leurs idéologies que par leurs sensibilités que l’on reconnaît un homme de droite d’un homme de gauche, car au cours des deux siècles qui s’ensuivirent, les idées et les valeurs passèrent sans cesse d’un camp à l’autre.
La nation, idée révolutionnaire par excellence, passa de la gauche à la droite, dès le début du siècle. Elle est aujourd’hui l’apanage quasi exclusif de ce que la classe politico-médiatique appelle l’extrême droite et qui s’affiche comme étant la droite nationale. L’Europe, depuis Hugo et Jaurès, était plutôt à gauche avant de devenir un des objectifs de la droite. Le régionalisme était une grande valeur de la droite avant d’être rebaptisée décentralisation et mise en place par la gauche. Le plus grand apôtre du régionalisme, ce n’est pas en Provence qu’il faut le dire, c’est Charles Maurras. L’argent et le capitalisme furent souvent méprisés par la droite, avant de séduire les conservateurs, puis les radicaux, enfin les socialistes, qui, à leur tour, ne purent résister à la tentation et sombrèrent dans les « années fric » avec les Pelat, Tapie, Mitterrand. Difficile de s’y retrouver.
Pourtant, dans tous les pays développés, droite et gauche ont des significations très concrètes qui tournent autour de plus ou moins d’État. Ainsi, le professeur Reuven Brenner, de l’Université de McGill (Montréal), estime que bouger vers la gauche signifie « qu’il y aura davantage de dirigisme central dans les affaires économiques. Les gouvernements auront plus de pouvoirs, ce qui se traduira en dépenses accrues ou en réglementations plus strictes. Bouger vers la droite a le sens inverse : plus de décisions seront laissées aux individus, aux familles et aux entreprises » . Pour simplifier : la droite est libérale et croit en l’homme, la gauche est socialiste et croit en l’État.
La famille, la morale, la sécurité intérieure et extérieure, le travail, la nation sont des valeurs qui devraient définir l’homme de droite et l’opposer à l’homme de gauche. Mais la grille de lecture internationale s’applique difficilement en France. Ces notions, en dehors de la dernière, sont utilisées par les uns et les autres. Dans leurs discours, les politiciens français professent les mêmes généralités. Il n’y a presque plus de différence entre la thématique R.P.R.-U.D.F. et celle du P.S.. La Droite molle, pour reprendre le titre de mon livre , et la gauche molle appartiennent au même magma centriste inconsistant.
Comme l’a rappelé le docteur Jean-Louis Garello, j’ai fait quelques citations troublantes, dans un article du Figaro Magazine : « Nous avançons avec la volonté de traiter réellement les problèmes. Nos objectifs sont clairs, nos moyens sont souples. Quels sont nos objectifs ? L’emploi, la croissance, la réduction des inégalités, le renouveau de la vie publique, la sécurité de nos concitoyens, le rééquilibrage de l’Europe, la préparation de la France vers son avenir. » Cette liste ne souffre aucune contestation, c’est plutôt complet et bien résumé, cela sent bon le discours du premier de la classe, sûrement un énarque. Est-ce de Laurent Fabius, Jacques Chirac, Michel Rocard, Edouard Balladur, Alain Juppé ou Lionel Jospin ? Ne cherchez pas. N’importe lequel aurait pu commencer un entretien par de tels propos. Il se trouve que cette fois-là c’était Lionel Jospin, le 16 septembre 1997, dans un grand entretien accordé au Monde. Rien ne ressemble plus à un discours d’énarque social-démocrate que le discours d’un énarque démocrate-social.
Certains diront que c’est exagéré. Je vais poser d’autres questions : « 35 heures payées 39. » Qui a répondu : « Ce slogan n’est pas nôtre, il serait anti-économique » ? C’est fatalement, direz-vous, un responsable U.D.F.-R.P.R.. Non, c’est toujours Lionel Jospin, dans le même entretien au Monde. Les politologues nomment cela un responsable P.S. touché par les réalités économiques.
Prenons un exemple inverse. Qui a bien pu dire : « Il y a quelque chose d’affectif dans le problème du chômage. Voter contre les emplois-jeunes, c’est une erreur politique » ? Un ministre P.S. ? Non. C’est Pierre Mazeaud, député R.P.R., ancien président de la commission des lois, le 15 septembre 1997, dans un entretien à la télévision. Là, on parle d’un homme de droite touché par les réalités sociales.
Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini. Entre la gauche molle et la droite molle, on ne sait plus trop qui est qui, ni qui dit quoi, ni fait quoi. Quand François Bayrou déclare, aussitôt après les élections de 1997 : « Que l’on ne compte pas sur nous pour être jamais les supplétifs d’un gouvernement de gauche ! », il ajoute quelques jours plus tard : « Ah, s’il y avait de grands enjeux (entendez l’Europe), nous ne nous déroberions pas devant notre devoir. » Le devoir serait de retrouver la gauche molle pour faire une Europe molle dans une France qui est molle, lorsque les communistes ou les Verts voudraient bouder et que Jospin aurait besoin de trouver des alliés.
Doit-on invoquer le choc des réalités pour expliquer que les belles promesses qui figurent dans les programmes électoraux sont aussitôt abandonnées, dès les élections gagnées ? Existe-t-il un carcan, un réseau de relations juridiques liées à l’Europe, ou de relations économiques imposées par la mondialisation, qui supprimerait toute marge de manœuvre pour un gouvernement ? L’explication par les contraintes extérieures qui obligeraient les partis à ne pas respecter leur programme, cette explication trop facile relève de la notion du bouc émissaire et permet à la classe politique de se dédouaner trop facilement de sa responsabilité. Ce qu’un contrat, ce qu’une loi, ce qu’un traité a fait, un autre contrat, une autre loi, un autre traité peut le défaire. Il suffit juste d’avoir la volonté, le courage et quelques convictions, mais c’est cela qui manque le plus à la classe politique française. D’ailleurs, on ne peut pas parler de choc des réalités quand il s’agit des dirigeants français, parce qu’ils sont, au contraire, à gauche comme à droite, à mille lieues des réalités. Nous avons, en France, les derniers dirigeants de la planète qui croient encore au tout État et à l’État-providence. Ils croient à la solution du chômage par la création d’emplois publics, comme l’a montré Martine Aubry avec son plan emploi jeunes qui crée 350.000 postes de fonctionnaires supplémentaires, alors que nous sommes déjà le grand pays le plus fonctionnarisé de la planète.

En France, R.P.R., U.D.F. et P.S. sont socialistes et étatistes (comme l’est le P.C. et probablement aussi le F.N.). Dans leurs votes, les élus du R.P.R. et de l’U.D.F. ont un comportement identique à celui des élus du P.S.. C’est ce qu’a clairement montré le premier débat à l’Assemblée nationale sur l’emploi des jeunes. Le plan Aubry a été compris – c’est-à-dire en fait approuvé – par nombre de ténors de l’opposition U.D.F.-R.P.R.. « Les emplois-jeunes de Martine Aubry divisent l’opposition », « Un premier vote révélateur du tourment idéologique de la droite », ont titré avec raison Le Monde et Le Figaro. Trente-huit députés appartenant au R.P.R. et à l’U.D.F. se sont abstenus. Non des moindres : Nicole Catala, Patrick Devedjian et Robert Pandraud au R.P.R. ; Raymond Barre, Dominique Baudis, Bernard Bosson, Hervé de Charette et Gilles de Robien à l’U.D.F.. Au R.P.R., le désarroi vient du sommet, puisque le président, Philippe Séguin, – retrouvant sa fibre social-étatiste – a reconnu, lors du journal de France 2 : « Moi-même, j’ai beaucoup hésité. » A l’U.D.F., la confusion est totale. Il n’est même pas possible de mettre une frontière entre les centristes de Force démocrate, dirigés par François Bayrou, et les libéraux de Démocratie libérale, présidés par Alain Madelin. Car les députés de Démocratie Libérale ont été plus nombreux à ne pas condamner le projet Aubry que leurs collègues centristes.

Notre classe politique croit en l’État plus qu’en l’homme, alors que l’État révèle partout dans le monde ses faiblesses et qu’il rate chez nous à peu près tout ce qu’il fait. Qui trop embrasse, mal étreint, dit la sagesse populaire ; parce qu’il a voulu trop en faire, l’État français fait tout mal. Les naufrages des entreprises publiques sont aussi coûteux que scandaleux – le Crédit Lyonnais, 200 milliards, la banque Hervet et Air France, 20 milliards en trois ans – la S.N.C.F., 70 milliards en 1996… La Sécurité sociale est un trou sans fond ; nos dépenses maladie sont supérieures à celles de nos voisins, alors même que nous ne sommes pas mieux soignés qu’eux. Le système de retraite par répartition, qui est bancal, oblige à hausser sans cesse les cotisations et à diminuer les retraites. Il devient insupportable pour les actifs. Quand aux fonctions premières de l’État, elles sont de plus en plus mal assurées. Notre éducation nationale fabrique des illettrés. La justice française est d’une lenteur décourageante et antidémocratique. Une fraction de plus en plus importante du territoire national échappe au contrôle de la police et notre armée voit sans cesse ses crédits d’équipements se réduire.
Arrêtons-là ce tableau apocalyptique. L’État français est en crise, parce que les hommes politiques n’ont pas su fixer de priorités. C’est la société française tout entière qui en pâtit. Le choc des réalités, ce ne sont pas les hommes politiques qui le découvrent, ce sont les Français qui le subissent. La croissance économique est quasi nulle depuis 1990. En fait de croissance, nous avons surtout la croissance des dépenses publiques qui sont gaspillées, des impôts qui dissuadent la prise de risque et de l’initiative, des déficits budgétaires et des dettes qui assombrissent notre avenir, du chômage qui démoralise la nation et, enfin, de l’immigration qui fragilise la République. Ce choc des réalités que subissent les Français trouve sa source dans la confusion des esprits des hommes politiques. Elle touche surtout le R.P.R. et l’U.D.F., parce que cette droite ne croit pas en ses propres valeurs.

Si l’on prend en compte les actes, la législature 1993-1997 montre clairement que le R.P.R. et l’U.D.F. ont fait une politique de gauche. En 1993, le gouvernement d’Edouard Balladur a tout de suite rompu avec le libéralisme affiché par la plate-forme R.P.R.-U.D.F.. Libéralisme, dont se réclamait pourtant, avec brio, Edouard Balladur dans son livre Douze Lettres aux Français trop tranquilles, où il écrivait à la page 148 : « Notre société demeure marquée par des impôts trop élevés. » Or, deux mois après sa nomination, il décida 67,6 milliards de prélèvements supplémentaires, dont 50 milliards par le biais de la hausse de la C.S.G.. Avec cet argent, il pu augmenter les fonctionnaires au-delà de ce qui était prévu par la grille Durafour-Rocard. Quelle dérision de son électorat que d’augmenter le traitement des fonctionnaires plus fortement encore que ne l’avaient prévu les socialistes eux-mêmes ! Après l’élection de Jacques Chirac, Alain Juppé augmenta tous les impôts, dès la première loi de finances : la T.V.A., l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur la fortune. En prime, il créa une C.S.G. bis, la contribution de remboursement de la dette sociale (C.R.D.S.). Ses amis R.P.R.-U.D.F., qui tenaient la plupart des régions, départements et communes françaises, eurent la même frénésie de hausse. Résultat : 124 milliards d’impôts en plus en 1996, par rapport à 1995. Un record. Sous Balladur, comme sous Juppé, il n’y eut pas de réduction des dépenses publiques. Balladur augmenta le traitement des fonctionnaires, Juppé augmenta leur nombre. Les mesures furent interventionnistes : Balladur créa la balladurette, Juppé, la juppette. Et ainsi de suite.
De même sur les valeurs, il y a beaucoup à dire. Pourquoi avoir donné la carte d’ancien combattant aux anciens des brigades internationales ? Pourquoi Toubon et Douste-Blazy ont-ils pris la défense du groupe « N… ta mère », qui « pisse sur la justice et la police », pour reprendre les paroles de leur chanson ? Qu’ont-ils fait pour la famille, sinon soumettre à l’impôt sur le revenu l’indemnité pour congé-maladie (qui était jusqu’ici exonérée) et soumettre à condition de ressources (déjà…) l’allocation pour jeune enfant ? En quoi cette logique égalitariste est-elle différente de la logique socialiste ? Durant la période 1993-1997, le R.P.R. et l’U.D.F. ont montré, tant sur les questions de société que sur les questions économiques, qu’ils sont une famille de la gauche.

Nous avons fait, au Figaro-Magazine, un sondage auprès de nos lecteurs qui avaient voté pour Jacques Chirac au deuxième tour en 1995 et qui avaient refusé de voter pour les candidats de la majorité sortante en 1997. Ce n’étaient pas du tout des excités, c’était des gens qui disaient : « Nous avions toujours voté gaulliste, R.P.R., libéral, U.D.F., mais ce n’était plus possible. » J’ai écrit à Madelin : « Fais attention. Les Français ne comprennent rien à l’économie, mais il y a une chose qu’ils ont compris, c’est que ceux qui leur en parlent n’y comprennent rien non plus. » On se demande ce qui se passe dans d’autres pays, comme les pays anglo-saxons, pour que les choses aillent mieux là-bas, alors qu’ils font le contraire de nous. On le sait vaguement, mais on n’aura confiance dans les hommes politiques de droite que le jour où, étant au pouvoir, ils appliqueront une politique qui répondra aux difficultés du temps.

Mais il faut aussi parler de ce dont on ne parle plus, de la patrie. En 1978, à la veille d’élections que tout le monde disait devoir être perdues, Valéry Giscard d’Estaing a tout à coup dit aux Français, dans son discours de Verdun-sur-le-Doubs, qui a eu un certain retentissement : « Dans cette campagne électorale, on ne vous a pas assez parlé de la France. » Que n’en a t-il parlé en 1981 ! Il a terminé la campagne dans ma commune et un certain nombre d’amis m’ont dit : « Si vous voulez que nous votions pour lui, qu’il parle de la patrie. » Il a fait un très beau discours, il n’a pas parlé de la patrie.
J’ai été frappé, dans la campagne électorale présidentielle de 1995, par le dernier débat entre les deux candidats, Jospin et Chirac, où il n’a été question d’aucun des grands sujets de société qui tiennent au cœur des Français. On n’a pas parlé de la sécurité, de la famille, ni de l’immigration. Chirac disait : « Il y a une cassure sociale, c’est à cela que je me consacrerai », et Jospin lui répondait : « Nous sommes plus qualifiés que vous, nous socialistes, pour réparer cette cassure. » Il est évident que cela ne passionnait pas les Français, qui n’y croyaient pas et qui auraient aimé entendre parler de l’immigration. C’est un sujet qui nous concerne tous. C’est bien le sujet sur lequel la droite de Balladur et Juppé, qui était au pouvoir avant les élections législatives de 1997, était paralysée.
Les lois Pasqua et Debré sur l’immigration ont été si édulcorées qu’elles sont parmi les plus laxistes d’Europe, comme l’ont montré Thierry Desjardins et Jean-Claude Barreau . Au cours des débats parlementaires, il y a eu une agitation incroyable ; on nous accusait de tout, nous étions des S.S., une fois de plus, c’était le maréchal Pétain qui s’exprimait parmi nous. Tout cela était idiot, mais le Parlement tremblait et l’on adoptait des amendements adoucissant un texte qui n’était déjà pas très vigoureux. J’ai dit mon sentiment au Premier ministre et il m’a répondu : « Mais, qu’est-ce-que je ferai, si j’ai quarante mille jeunes dans la rue ? » Par bonheur, Le Figaro quotidien a publié un sondage qui a fait un gros titre : « ’67 % des Français approuvent les propositions de Jean-Louis Debré. » Du coup, l’atmosphère a changé, le gouvernement est devenu courageux et les députés ont retrouvé le sourire… Le sondage disait aussi que 80 % des Français ne croyaient pas à l’efficacité de la loi Debré. C’est bien cela, la France qui reçoit le choc des réalités, elle ne demanderait qu’à être mobilisée, à condition que les hommes politiques qui s’adressent à elle soient comme ceux du Club de l’Horloge, qu’ils aient des convictions et soient prêts à rassembler des Français sur des convictions.

En France, quand on est de droite, à de rares exceptions près, on est colbertiste, quand on est de gauche, on est socialiste, ce qui fait que la place pour les gens qui croient au libéralisme est étroite. Entre la droite nationale et la gauche, il n’y a rien qu’un marigot. La droite, au sens international du terme, c’est-à-dire la droite libérale, n’existe plus en France. Elle est à reconstruire. Car elle seule peut remettre ce pays sur les rails. Le chantier est vaste. Et passionnant.