Introduction : L’État et l’économie dans les sociétés latino-américaines

Par Jean-Antoine Giansily

En 1987, au cours d’un entretien avec un groupe d’universitaires argentins, de passage en France pour un voyage d’études, je me disais en observant nos interlocuteurs que leurs visages dessinaient un vivant panorama de l’Europe. Ils auraient pu venir tout aussi bien de Madrid, Milan, Toulouse, Hambourg ou Amsterdam, que de Buenos-Aires. Quoiqu’on ne puisse pas toujours en dire autant des habitants d’autres pays d’Amérique latine, dont la population est plus hétérogène, il n’en est pas moins vrai que l’histoire a tissé partout les liens les plus étroits entre celle-ci et l’Europe, après trois siècles de colonisation. La culture de l’Europe occidentale, transmise par l’Espagne et le Portugal, est incontestablement dominante en Amérique latine. Pourtant, on a pu écrire que celle-ci était restée à l’écart des courants intellectuels qui ont agité l’Europe, un peu comme l’Espagne elle-même. C’est sans doute pourquoi elle ne parvient pas à définir son identité, si l’on en juge du moins par la littérature. M. Juan Liscano a bien résumé ces interrogations dans la revue Diogène: « Qui sommes-nous ? Pourquoi sommes-nous ? Quand avons-nous été ? De quoi sommes-nous faits ? Sommes-nous marginaux ? Défendons-nous contre la dépendance (alors qu’il n’y a pas plus dépendant des modèles européens ou nord-américains que nos lettres !). Luttons contre la transculturation (alors que notre culture n’est que transculturelle, acculturation !) (1). Comme le dit encore M. Liscano, « douter de sa propre identité est un phénomène pathologique ». La « crise » de l’Amérique latine est-elle seulement d’ordre matériel ou n’est-elle pas plutôt, plus profondément, une crise spirituelle ? Pour mieux cerner la nature et les causes de ses difficultés économiques, il faut garder présent à l’esprit l’environnement culturel qui les conditionne.

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Puisque l’Amérique latine appartient à l’Occident, il paraît logique de lui appliquer la grille d’interprétation que Georges Dumézil a décrit dans son œuvre, le « modèle des trois fonctions ». Ainsi, selon les traditions les plus anciennes des peuples européens, l’ordre social est fondé sur l’harmonie de trois fonctions hiérarchisées : la souveraineté, domaine du sacré, de la justice et du savoir ; la défense et la guerre, domaine de la force, qui doit garantir la sécurité intérieure et extérieure de la communauté ; enfin, la production des richesses de toute nature, qui reste normalement de la responsabilité des particuliers. Dans ce modèle, les missions de l’État s’exercent essentiellement à l’intérieur des deux premières fonctions (justice et sécurité). L’armée, qui relève de la deuxième fonction, doit l’obéissance aux titulaires de l’autorité souveraine.

Chacune des trois grandes sphères de la société a ses propres valeurs. Les militaires admirent le courage et privilégient la force. Les marchands, portés à la négociation, seraient souvent disposés à sacrifier l’essentiel aux avantages matériels immédiats. Seuls les magistrats peuvent incarner l’intérêt général et délimiter les compétences des uns et des autres. Ce n’est pas un hasard si ce terme s’applique non seulement à ceux qui disent le droit (les juges), mais aussi à ceux qui exercent le pouvoir politique (les gouvernants).

L’ordre économique d’une nation libre est conforme à cet idéal traditionnel : l’État y établit le règne du droit, garantit la sécurité des citoyens, sans s’ingérer dans leurs affaires privées. Or, en Europe occidentale, les valeurs marchandes ont peu à peu supplanté les autres et ont envahi la sphère de la souveraineté. Dans l’État-providence, l’économie tient lieu de destin ; le droit n’est plus un idéal de justice, il devient une technique de gouvernement. L’Amérique latine, quant à elle, n’a pas été épargnée par cette évolution, générale en Occident. Mais les rapports entre les trois fonctions y ont souffert, de surcroît, d’une déviation particulière, puisque l’institution militaire y est venue régulièrement sur le devant de la scène se substituer au pouvoir politique.

Or, il est bien clair que les qualités requises respectivement d’un entrepreneur, d’un soldat ou d’un magistrat ne sont pas les mêmes. La confusion des fonctions, aggravée en Amérique latine par l’ingérence de l’armée dans les affaires civiles, est un cauchemar pour l’économie. Pour que s’épanouisse la liberté d’entreprise, il faut que l’État remplisse tout son rôle, mais rien que son rôle. Ainsi, le péronisme, ce résumé de toutes les erreurs de l’Amérique et de l’Europe, a fait le malheur de l’Argentine. Son échec a été à la mesure des espoirs qu’il avait fait naître.

C’est aussi, d’une certaine manière, de la confusion des fonctions que témoigne l’évolution inquiétante de l’Eglise catholique en Amérique latine. « L’investissement religieux dans la propagande socialiste, déjà si fort au XIXe siècle, dit Jean-Marie Domenach, doit son regain récent à la sécularisation générale, qui pousse à gauche un bon nombre de chrétiens, qui pensent ainsi rester fidèles à l’Evangile sans être encore sûrs de croire en Dieu. Pour eux, la politique est tout ce qui reste du sacré. C’est pourquoi, plus le socialisme échoue dans la réalisation, et plus il grandit dans l’illusion. » (2) Dans l’ordre religieux, la « théologie de la libération » est le signe d’une dérive intellectuelle commencée en Europe, qui trouve au Pérou et au Brésil son aboutissement. L’idéologie marxiste, qui recule partout dans le monde, se réfugie paradoxalement au sein du clergé latino-américain. C’est ainsi que l’on voit des prêtres siéger dans un gouvernement communiste (« sandiniste ») au Nicaragua…


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Avant la guerre, l’Argentine avait un taux de croissance de 3% par an, et, en 1945, son revenu par habitant était le cinquième du monde. Mais, en 1986, il n’était plus qu’au 80e rang (3). Le Canada, qui était au même niveau que l’Argentine dans les années cinquante, jouit aujourd’hui d’un revenu moyen cinq fois supérieur. Ces exemples montrent à quel point la situation d’un pays peut se dégrader à long terme. L’Argentine figure maintenant parmi les pays à risque élevé pour les investissements internationaux, à côté du Venezuela, du Mexique et de la Colombie (4).

Posons-nous la question : pourquoi assiste-t-on à l’essor économique de la péninsule ibérique, non à celui de l’Amérique latine ? N’est-ce pas parce que l’Espagne et le Portugal ont commencé à remettre l’État à sa place, nonobstant l’influence que les socialistes y exercent ? C’est parce qu’ils n’ont pas su respecter l’équilibre des fonctions sociales que les pays d’Amérique latine traversent des difficultés économiques aussi graves. Il leur faut, pour y porter remède, revenir au modèle commun de la civilisation occidentale. A condition de le vouloir, l’Amérique latine peut, elle aussi, desserrer le carcan du dirigisme, en vue de libérer les énergies.

En analysant les origines et les formes de cet étatisme dont l’Amérique latine est la victime, nous avons voulu, dans cet ouvrage, explorer les voies de l’avenir.

(1) Juan Liscano, « La Littérature latino-américaine », Diogène, printemps 1987

(2) Jean-Marie Domenach, « Les Maîtres escamoteurs », Le Figaro, 15 septembre 1987

(3) Voir Michel Gurfinkiel, « L’Argentine contre elle-même », Le Spectacle du Monde, juillet 1987

(4) Voir à ce sujet la carte mondiale du risque publiée par Valeurs Actuelles, 13 juillet 1987