Jean-Pierre Chrétien, prix Lyssenko 1995 pour son analyse des ethnies africaines, décrites comme un fantasme inventé par la colonisation

Par Bernard Lugan

Dans les Afriques des savanes, des déserts, des fleuves ou des hautes terres,
vivent de nombreux peuples divisés en ethnies, en tribus et en clans. Cette réalité inscrite dans la nuit des temps est, dans tous les cas, antérieure à la colonisation européenne.
  Jean-Pierre Chrétien, directeur de recherches au C.N.R.S. et membre du Centre de recherches africaines de l’université Paris I, soutient depuis bientôt trente années que ce serait au contraire la colonisation qui aurait, en amplifiant des caractéristiques secondaires ou mouvantes, créé l’ethnisme et qui serait donc responsables des sanglants événements que connaît aujourd’hui le continent noir.
Autour de Jean-Pierre Chrétien se sont rassemblés deux ou trois dizaines de chercheurs français et africains qui ont entrepris d’élargir à d’autres régions du continent les postulats primitivement énoncés pour les Tutsi et les Hutu du Rwanda et du Burundi.
  Depuis deux décennies, ces chercheurs ont obtenu le quasi-monopole de l’accès aux revues scientifiques françaises. Avec les massacres du Rwanda, ce monopole a été étendu aux media ; le tout dans la plus pure tradition lyssenkiste d’exclusivité donnée à l’idéologie officielle. Dans l’ex-U.R.S.S., elle était définie par le politburo ; en France, elle l’est par la trentaine de journalistes qui dirigent en réalité le monde médiatique.


  I – Les ethnies : un fantasme colonial ?

>  Le schéma théorique de J.-P. Chrétien repose sur deux postulats énoncés avec constance depuis bientôt trente ans dans plusieurs livres, et deux ou trois dizaines d’articles, publiés soit dans des revues spécialisées, soit dans la « grande presse » (voir la bibliographie jointe).
  1) – Premier postulat : les affrontements qui ensanglantent le Rwanda et le Burundi depuis 1959 ont des causes historiques qui remontent aux représentations raciales ou ethniques caricaturales élaborées à l’époque coloniale.
  2) – Second postulat : cette « obsession ethnique », selon l’expression de Chrétien, repose sur une profonde méconnaissance de la réalité régionale, où les classiques oppositions Hutu-Tutsi sont sociales, avant d’être ethnico-raciales.
Deux des publications de J.-P. Chrétien (1976 et 1985) permettent de cerner l’ensemble de ses propositions.

  Dans Les Fratricides légitimés (1976), il écrit que la spécificité des violences au Rwanda et au Burundi a été trahie par le discours gobinien colonial reposant sur le mythe hamitique (la supériorité des Tutsi) qui caricatura les rapports sociaux pour en faire un stéréotype racio-féodal.
  Dans Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi (1985), Chrétien reprend ses précédentes affirmations : les Hutu et les Tutsi ne sont pas des ethnies, puisqu’ils ont en commun la langue, la culture, l’histoire et l’espace géographique. Ce qui les sépare est économique : les Tutsi sont pasteurs et les Hutu agriculteurs. En revanche, la cristallisation ethnique qui a conduit aux massacres est contemporaine. L’ethnicité a, en effet, été inventée, ou amplifiée, par l’administration coloniale et les missionnaires catholiques, en vue d’objectifs stratégiques importés.
  Le thème le plus fréquent que l’on retrouve dans les publications de Jean-Pierre Chrétien est donc celui des origines coloniales du conflit Hutu-Tutsi. Dans le seul article cité ci-dessous (1985), l’on retrouve les mots ou membres de phrase suivants : « fantasmes entretenus et diffusés à l’ombre du colonialisme » ; « racialisation » de l’histoire » ; « schéma historique de type médiéval », etc..
  Car J.-P. Chrétien va jusqu’à parler explicitement de « fantasme ». Il le fait aussi bien dans des publications spécialisées : « L’ethnicité se réfère moins à des traditions locales qu’à des fantasmes plaqués par l’ethnographie occidentale sur le monde dit coutumier » (1985), que dans des quotidiens. Son préféré semble être Libération, du moins si l’on s’en tient à la fréquence des billets qu’il y signe :

  « Rwanda : la démocratie des quotas
  « En fait, les colonisateurs avaient fantasmé durant soixante ans sur la supériorité jugée naturelle des « pasteurs hamites », les Tutsis, considérés comme des alliés faits pour gouverner les « paysans nègres bantous », les Hutus. L’unité de langue, de culture et d’histoire fut traitée comme un détail : seul comptait le critère somatique, la fréquence de traits définis selon une typologie ressassée sur une mode plus esthétique que biologique. »

  Chrétien ne va pas jusqu’à nier la totalité des différences Tutsi-Hutu. Comment le pourrait-il, d’ailleurs, à moins de décider de se crever les yeux et de détruire l’ensemble des sources de l’histoire régionale ? Sa démarche est, en effet, plus subtile, dans la mesure où c’est une théorie qu’il avance ; une théorie qu’il est d’ailleurs bien incapable de fonder, mais qui, ancrée sur le substrat de la prétendue culpabilité coloniale, lui permet de progresser avec bonne conscience, tout en étant écouté avec bienveillance par les partisans de la thèse du passif colonial.
Ainsi, avec les Tutsi et les Hutu, « nous sommes en présence du phénomène classique de la rencontre de populations d’origines différentes, aboutissant, en général, à la fusion et à la naissance de peuples nouveaux. » (Mais,) « quand, à la fin du XIXe siècle, se présentèrent les premiers Européens, les oppositions historiques furent « gelées » et consolidées artificiellement au détriment de l’unité nationale. » (1967 :11).

  L’idéologie sous-entendue dans cette citation est claire : rien de fondamental, d’essentiel, de définitif, ne séparait Tutsi et Hutu, qui étaient en phase de fusion dans le « melting pot » national. Hélas, cette belle harmonie sociale en gestation n’allait pas survivre à la colonisation.
  Le colonisateur transcrivit, en effet, au Rwanda et au Burundi, des schémas féodaux européens : il observa à travers un regard faussé par la lumière d’Afrique ce qu’il pensa être des différences physiques, culturelles et politiques, là où n’existaient que paix et concorde entre sujets différents certes, mais égaux et presque frères d’une monarchie unificatrice des énergies nationales.
  C’est ainsi que les concepts Hutu-Tutsi, qui n’avaient rien d’inné, puisqu’ils recouvraient d’abord une spécialisation économique, donc momentanée, entre agriculteurs et éleveurs, furent figés (Chrétien écrit « gelées) et maintenus sur des bases incomprises (Chrétien écrit « consolidées artificiellement ») par les missionnaires et les agents coloniaux. Ceux-ci en firent des castes (fermées et héréditaires) fondées sur les artificielles différences raciales qu’ils croyaient déceler entre les deux populations. Ainsi, grâce à cette dissociation ethnico-raciale volontariste, la puissance coloniale réussit-elle à imposer facilement sa présence, ce qui aurait demandé davantage d’efforts dans le cas d’une résistance nationale.
  Ce postulat énoncé par J.-P. Chrétien allait rapidement être étendu à d’autres parties de l’Afrique. L’école révisionniste de la Crête Congo-Nil entra même dans la célébrité quand une africaniste de renom, Catherine Coquery-Vidrovitch, professeur à l’université de Paris VII, fit connaître ses propositions à l’ensemble des étudiants africains et à ceux de leurs camarades français qui suivaient un enseignement en histoire africaine et qui n’avaient à leur disposition que son propre ouvrage, largement popularisé par le ministère de la Coopération et par les media (Coquery-Vidrovitch, 1985). Dans ce livre, l’auteur ne craint en effet pas d’affirmer que c’est durant la période coloniale que « l’ethnie fut largement fabriquée à des fins de contrôle, non seulement administratif et politique, mais aussi religieux » .
  Et quand la colonisation ne créa pas les ethnies, elle en figea l’évolution vers la création d’un tout commun supérieur : « (…) l’ethnographie coloniale fut trop contente de figer ces réalités mouvantes à l’intérieur de territoires stables, propres à faciliter dénombrements, levée de l’impôt et recrutements de travailleurs : les « ethnies » devinrent « tribus » – ce qui permettait doublement d’évacuer l’idée de « nation », domaine réservé de l’État occidental. D’autre part, le rejet du monde blanc incita les Africains à entrer dans ce jeu : l’oppression favorisa la quête désespérée d’un réenracinement identitaire ; le sentiment ethnique devint revendication de leur différence ; il se rigidifia, voire s’inventa comme autonome et ancien. » (Coquery-Vidrovitch, Le Monde Diplomatique, juillet 1994)



  II – Les Tutsi : une création coloniale ?

  Dans toute la région interlacustre de l’Afrique orientale, et notamment au Rwanda et au Burundi, existaient, avant l’arrivée des Européens, des royaumes dominés par une aristocratie pastorale tutsi, hima, hinda, bito ou encore cwezi.
  Quand les premiers Européens pénétrèrent au Burundi et au Rwanda, à partir de 1892 et de 1896, ils y observèrent la coexistence de plusieurs « races » dans ces royaumes, dominés par celle qui avait la stature la plus élevée et les apparentements somaliens ou galla les plus visibles. Une taille élevée, un port altier et même arrogant, tels apparurent les Tutsi aux premiers voyageurs. Le « paraître » tutsi impressionna à ce point tous les voyageurs de cette époque qu’il leur sembla naturel de voir cette « race » commander à la masse de la population, à l’évidence, selon eux, d’une autre origine.
  Au Rwanda et au Burundi, le modèle morphologique tutsi était particulièrement recherché. C’est ainsi que, pour que les enfants puissent l’approcher, les grands-mères et les mères agissaient sur leur physique : élongation de la colonne vertébrale, application de cordelettes et de compresses d’herbes chaudes destinées à produire un crâne à la « belle » dolichocéphalie et au front bombé.
Peut-on sérieusement prétendre que cette recherche d’un morphotype codifié serait une conséquence artificielle résultant de la présence coloniale et non un idéal traditionnel ? Evidemment non.
  Les Tutsi véhiculaient leur propre idéologie, liée à une différence intrinsèque antérieure à la venue des Blancs. Elle se manifestait essentiellement par un orgueil racial et une revendication de supériorité. S’affirmant d’essence divine, les Tutsi ne pouvaient que commander aux Hutu ! Leur origine est relatée dans le mythe de Kigwa, ancêtre de Gihanga, premier roi du Rwanda. Il date du XIIe siècle. La colonisation n’y est donc pour rien !
Siècle après siècle, les Tutsi avaient réussi à persuader les Hutu :
– de leur infériorité de nature ;
– de la supériorité innée des Tutsi, de leur courage et leur invincibilité.

  Cette supériorité des Tutsi face à l’humble soumission des Hutu ne doit cependant pas cacher qu’au-delà de la domination d’une « race » sur une autre Tutsi et Hutu adhéraient au même système de valeurs dépendant du bétail bovin et qu’ils formaient, en principe, une nation linguistiquement unie sous l’autorité d’un seul souverain. Tout le génie politique des Tutsi est là : les dominés adhéraient à la domination qui les enserrait définitivement, car, au-delà de la division en pasteurs et en agriculteurs, les barrières étaient quasiment infranchissables entre Tutsi et Hutu. Et ce, même si, au début du XXe siècle, quelques Tutsi « déchus » cultivaient la terre, cependant que d’assez nombreux Hutu possédaient en propre du bétail. Mais un Tutsi sans vaches demeurait un Tutsi et un Hutu qui possédait un troupeau ne devenait pas Tutsi pour autant. Le roi pouvait néanmoins hisser à la « tutsité » quelques rares Hutu qui s’étaient particulièrement distingués au combat ou dans toute autre circonstance. La faible fréquence de ces « anoblissements » est d’ailleurs établie par les traditions, qui conservent la mémoire de quelques exemples durant chaque règne .
  Contrairement à ce que veut faire croire J.-P. Chrétien, la différence entre les Tutsi et les Hutu était raciale et non économique.
  Selon lui, et tout au contraire, dans les anciens Rwanda et Burundi, les riches avaient pour nom Tutsi et les pauvres celui de Hutu. Le passage d’un groupe à un autre était permanent et ce sont les colonisateurs qui codifièrent avec des a priori racialistes une réalité à dominante économique.
  Plus encore que par la possession de bovins, en définitive accessibles aux Hutu par le moyen du commerce (Lugan, 1976 ; 1983), les Tutsi protégeaient, garantissaient leur différence et, par voie de conséquence, leurs privilèges, par la sélection « raciale » des femmes tutsi : « (…) dont la fonction (…) était de reproduire les différences racialo-sociales. La supériorité stratégique de l’aristocratie reposait sur le fait qu’elle pouvait « améliorer » la qualité de ses femmes et en dernier ressort du morphotype Tutsi en les choisissant dans un pool de variabilité morphologique élargi. » (Desmarais, 1977, p. 219)
  Dès lors, la transmission du type physique idéal par accentuation des traits Hima-Tutsi ne se faisait qu’au sein du monde pastoral tutsi et les Hutu en étaient donc totalement et automatiquement écartés. Ils pouvaient posséder des vaches, mais ils ne risquaient pas pour autant de devenir Tutsi. Leur seule chance d’avoir accès à la « race dirigeante » était d’épouser une fille tutsi qui transmettrait à ses enfants quelques-uns des traits physiques « idéaux ». La vache cédait le pas à la jeune fille tutsi. « Pour devenir Tutsi, il faudra désormais ajouter à la possession de vaches la naissance d’une femme de qualité et l’héritage de traits distinctifs. Survalorisées, les femmes Tutsi feront l’objet d’une sélection. Celles qui possédaient le physique caractéristique seront prises par le roi et les nobles de la Cour, sans dot, ou échangées entre Tutsi puissants. » (Desmarais, 1977, p. 89)
Peut-on sérieusement soutenir que cette recherche « morphotypique » hima-tutsi soit le résultat d’une présence coloniale de quelques décennies à peine ? Bien évidemment non, mais J.-P. Chrétien refuse de l’admettre, ce qui dénote un singulier aveuglement.


  III – Une méthodologie insolite et déroutante

  Comme l’écrit R. Lemarchand, professeur d’anthropologie Outre-Atlantique et spécialiste du Rwanda et du Burundi, le problème avec J.-P. Chrétien est que l' »on ne sait jamais très bien où finit le plaidoyer et où commence l’analyse scientifique ; où se situe l’exhortation, la vindicte ou l’affirmation gratuite (…) et où s’amorce le discours de l’historien-politiste ». (Lemarchand, 1990, p. 242)
Pour tenter de le savoir, il importe donc de nous pencher plus avant sur la méthode de Chrétien. Elle repose sur trois piliers.


  1) – Sa thèse, avancée en opposition à celle qu’il dénonce, est toujours présentée sous forme de genèse de l’évolution de l’idée qu’il combat.

  Mélangeant les références à des auteurs sérieux à d’autres puisées à des sources obsolètes ou même contestables, il fait l’histoire de l’histoire de la question qu’il traite, ce qui lui suffit, en mettant en évidence des cas extrêmes, à réfuter l’opinion adverse. Un peu comme si l’on refaisait l’histoire de l’histoire de la découverte de la théorie de la gravitation, en soulignant les extravagances liées à un moment de l’évolution des connaissances, pour nier la découverte de Newton, en refusant de voir que le progrès de l’esprit humain conduisant aux découvertes se fait généralement par tâtonnement.
  C’est pourtant très exactement ainsi que Chrétien procède avec les écrits des premiers missionnaires catholiques installés dans ces régions et dans lesquels il n’a évidemment aucun mal à trouver les références bibliques qui vont lui permettre, pense-t-il, de ridiculiser et de réduire à néant toute opinion ultérieure allant à l’encontre de son propre postulat.
  L’une de ses cibles favorites est de R.P. Van Der Burgt, qui publia, en 1903, le premier ouvrage descriptif consacré aux peuples et à l’histoire du Burundi, ainsi qu’une grammaire de la langue rundi.
  Certes, et il est heureux qu’il en soit ainsi, car le progrès des connaissances est une réalité, le style du dictionnaire ethnologique du R.P. Van Der Burgt a considérablement vieilli et ses hypothèses sont aujourd’hui totalement démodées. Au lieu de considérer ces écrits comme un moment de l’historiographie régionale, Chrétien les présente, au contraire, comme l’illustration des fantasmes coloniaux projetés sur le corps social du Burundi.
  Dès lors, en discréditant leur auteur, ce sont ces mêmes fantasmes qui sont dénoncés et Chrétien parle du R.P. Van Der Burgt comme d’un « étrange personnage », comme d’un « évangélisateur peu inspiré », « volontiers baroudeur », comme d’un « autodidacte confus », etc..

  2) – Un refus constant des faits objectifs.

  Placée à la confluence de la méthode Coué et du plus absurde négationnisme, la méthode de J.-P. Chrétien pâtit de son obsession à vouloir nier le caractère héréditaire des différences entre les Tutsi et les Hutu.
Afin d’occulter les preuves scientifiques, il utilise un procédé très lyssenkyste, qui, par sa constance et par son acharnement répétitif, tend à devenir efficace : il affirme que tout ce qui va à l’encontre de son opinion n’a pas de sens, que tous les chercheurs ou observateurs ont été abusés ou ont abusé l’opinion et que lui seul a tout compris.

  Comme Albert Jacquard, autre lauréat du prix Lyssenko, qui nie l’existence des races, Chrétien nie l’existence innée des caractères ethniques. Comme Albert Jacquard, il se réfugie dans le négationnisme sémantique. Pour ces deux chercheurs, certains mots sont proscrits : notamment hérédité et race, qui ne sont que des mirages et des fantasmes. Chrétien veut alors nous persuader que nous sommes trompés par nos sens, car nous voyons que les ethnies existent, alors qu’elles n’existent pas ou qu’elles n’existent pas comme nous croyons qu’elles existent… puisque c’est notre propre idéologie plaquée sur l’Afrique qui leur a donné naissance.
  Fidèle héritier de Jean-Jacques Rousseau qui, au début du Discours sur l’origine de l’inégalité, s’écriait : « Commençons par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question », J.-P. Chrétien est régulièrement contredit par la réalité, ce qui ne l’engage à aucun moment à remettre en cause ses certitudes. Deux exemples permettent de mettre en évidence cette exceptionnelle obstination.

a) – En 1986, Chrétien et Le Jeune (1986 : 337) décrivent le Rwanda et le Burundi comme « représentant aujourd’hui une sorte d’oasis de calme et de sérieux », notamment au Burundi, où « le principe affirmé est celui du dépassement des clivages ethniques, le refus de ce que l’on appelle le tribalisme ».
Moins de deux années plus tard, en août 1988, de terribles massacres se produisaient au Burundi, coûtant la vie à des milliers de Tutsi et probablement à plusieurs dizaines de milliers de Hutu, tués dans des représailles militaires.

b) – 1993, une erreur d’analyse de plus.
Ces faits tragiques n’entamèrent pas les certitudes de Chrétien, puisque, cinq années plus tard, et alors que la guerre Tutsi-Hutu faisait rage au Rwanda depuis 1990 et qu’au Burundi l’on procédait à un regroupement ethnique, donc à une partition de fait, il accordait un long entretien à la revue Marchés Tropicaux, dans lequel il reprenait l’essentiel de ses postulats.

  « Tournant historique au Burundi et au Rwanda.
  « M. Jean-Pierre Chrétien, directeur de recherches au C.N.R.S., appartenant au centre de recherches africaines de l’université de Paris I, et dont les travaux sur la région des Grands Lacs sont remarqués, fait pour nos lecteurs le point de l’évolution politique capitale qui s’est produite au Burundi et au Rwanda ces derniers mois :
  « En deux mois, de juin à août 1993, le Burundi et le Rwanda ont vécu des événements inimaginables il y a quelques années et dont l’éventualité laissait encore incrédules nombre d’observateurs au début de l’année. Ils entrent en principe dans une ère nouvelle de leur vie politique et sociale. Mais ce tournant spectaculaire n’est que l’accélération d’une évolution sociale et culturelle plus profonde.
  « Si elle se confirme, la marche simultanée vers plus de démocratie et plus de paix, à laquelle aspirent sans aucun doute la quinzaine de millions d’habitants concernés, représente un tournant remarquable, surtout quand on voit les déchirements et les impasses dans lesquels se débattent actuellement tant de pays d’Afrique noire. Ayant en tête les crises violentes qui, depuis leur indépendance, ont frappé le Rwanda et le Burundi (encore en août 1988, en novembre 1991 et en avril 1992 dans ce pays), beaucoup de commentateurs ont tendance à ne lire la conjoncture actuelle qu’en termes de confrontations ou de rééquilibrages « ethniques ». Le rôle des réfugiés tutsi dans le mouvement armé des inkotanyi (les « bagarreurs ») du FPR a inspiré des divagations nourries des clichés du début du siècle : revanche des « féodaux », soif de domination tutsi sur la région des sources du Nil, etc..
  « La démocratisation du pays, amorcée au lendemain de la crise sanglante de Ntega-Marangara en 1988, a été liée en son principe à la résolution de la question dite ethnique. Depuis les massacres de 1972, qui avaient débouché sur une exclusion politique de fait des Hutu, pourtant composante majoritaire de la population, la société burundaise se trouvait piégée par la hantise d’une véritable guerre raciale. Les efforts indéniables de développement économique et social et même de reconstruction d’une unité nationale à l’époque de la IIe République (1976-1987) n’avaient pas débloqué une situation marquée par la poursuite d’une pratique sécuritaire tutsi.

  « Ce climat de violence fait ressortir dramatiquement l’enjeu de la crise. Elle n’oppose pas des « communautés ethniques », comme s’obstinent à le laisser croire les amis traditionnels du régime de Kigali (par exemple la démocratie-chrétienne belge), (…) rejointe apparemment par certains milieux français qui, encore en février-mars dernier, résumaient la situation en un « plan de domination hima-tutsi » sur la région à partir du sanctuaire ougandais. Il s’agit d’un débat politique entre un courant démocratique, à plusieurs visages, et un courant conservateur qui exploite un racisme interne pour prolonger la dictature. »

  Six mois après la publication de cet article, au printemps 1994, commençait le génocide rwandais, dans lequel 500.000 hommes, femmes et enfants furent dépecés à la machette, parce qu’ils étaient Tutsi, cependant que, venus du « sanctuaire » ougandais, 15.000 guerriers tutsi mettaient en déroute 35.000 soldats hutu et s’emparaient d’un pouvoir détenu par leur peuple depuis un millénaire et perdu durant une brève parenthèse post-coloniale (1959-1994).
  J.-P. Chrétien n’a donc décidément pas de chance avec l’Histoire : surtout quand elle est inscrite dans la longue durée. Il est vrai que le recul séculaire permet de remettre à leur vraie place les événements, en évitant les pièges de ces anachronismes constants qui caractérisent tant sa méthodologie.

  3) – De la « logique fasciste des ethnies » à la « nuit de cristal africaine » : une méthodologie qui repose sur l’amalgame et l’anachronisme.

  L’amalgame et la confusion des genres constituent un élément essentiel de toute dialectique totalitaire. C’est ainsi que Lyssenko assimilait la génétique classique, théorie scientifique, au national-socialisme, doctrine politique (Club de l’Horloge, 1993).
  J.-P. Chrétien procède de même et cet aspect de sa méthodologie en fait davantage encore un digne récipiendaire du prix Lyssenko. Il est cependant consternant de voir un universitaire, un chercheur au C.N.R.S., commettre ainsi la plus grave faute que l’on puisse reprocher à quiconque prétend faire de l’histoire d’une manière scientifique : l’erreur de contexte historique, l’anachronisme, dont l’article qui suit constitue un véritable cas d’école.

  « Un nazisme tropical »
  « L’Europe est aveugle face à la tragédie rwandaise. Ces archaïques « affrontements interethniques », que cautionne une lecture ethnographique d’un autre âge, sont en fait de très modernes génocides, menés par des extrémistes hutus inspirés, au Rwanda et au Burundi, par une même idéologie de type nazi.
« Plus grave, depuis quelques mois, tout bascule vers une véritable Shoah africaine, et je pèse mes mots, avec tout le respect dû à l’unicité de l’holocauste des juifs. (…)
« La logique fasciste des ethnismes a explosé dans les années 80, comme une arme pour neutraliser ou confisquer les ouvertures démocratiques. (…)
« La violence raciste des sections d’assaut de l’ancien parti unique (…).
« Les liens entre les courants extrémistes hutus du Rwanda et du Burundi, responsables des génocides, sont notoires, et d’abord une même idéologie de type nazi. « L’antihamitisme » mis en formules et en action dans ces deux pays a tous les relents de l’antisémitisme (…)

  « Ce nazisme bantou a trouvé une clientèle dans toute une jeunesse à demi-scolarisée, déboussolée et manipulable à coups d’argent, de bière et de chanvre indien. (…)
« ces nuits de Cristal africaines (…)
« Espérons surtout que les élites démocratiques africaines seront plus clairvoyantes que nous sur « la bête immonde » qui gagne leur continent (…). »

  Les faits sont têtus et, comme ils prennent à contre-pied ses postulats, Chrétien se réfugie donc derrière le complaisant paravent que lui tend le politiquement correct « à la française ». Protégé par lui, l’historien militant ou le militant-historien peut alors, tout à loisir, continuer à jongler avec les anachronismes, ce qui semble d’ailleurs une constante de sa pensée. N’affirmait-il pas en effet, en 1981, que :
« La conscience néo-ethnique, forgée à l’ombre des bons pères et des agents territoriaux, n’est pas éloignée de la politique bantoue développée dans le contexte sud-africain de l’apartheid. » (Chrétien, 1981 : 111)
  Il ne craignait pas non plus de dénoncer la mystification « historique des aspects mythiques ou racistes de l’ethnologie coloniale, caution fréquente des débordements tribalistes ». (Chrétien, 1981 : 115)
  Ainsi, le rideau de fumée se met-il lentement, mais sûrement, en place. Il vise à masquer cette grande réalité africaine qui est l’ethnisme. Désormais, toutes les erreurs de l’Afrique pourront être attribuées à des facteurs exogènes, et d’abord au colonialisme. Chrétien va jusqu’à avancer l’exemple de l’Ouganda d’Amin Dada. Sous sa plume, le tyran fut d’abord une victime du :
  « (…) discours ethnique pris à la lettre : Amin ne devait-il pas au début restaurer la position des Baganda face aux autres groupes de langue bantu et à ceux de langue nilotique ? Ensuite, par éliminations successives au sein de l’administration et surtout de l’armée, il se retrouva entouré seulement de gens de sa petite ethnie des Kakwa et, en guise de compensations, de militaires étrangers (anciens rebelles du Soudan du sud et Palestiniens). Le cercle vicieux des règlements de comptes ethniques ne faisait que baliser la trajectoire d’une tyrannie très moderne, non celle d’un « chef traditionnel » (malgré les délires de certains auteurs), mais celle d’un ancien sous-officier de troupes coloniales. » (Chrétien, 1981 : 113)
  Suivons bien le raisonnement de J.-P. Chrétien : deux personnalités cohabitaient dans l’énorme carcasse d’Amin Dada, l’africaine, naturellement innocente, et l’européenne, évidemment perverse et malfaisante. Les nombreux excès du dictateur ne sont dus qu’à sa seconde personnalité, l’ancien sergent des King’s African Rifles ayant été dressé à faire le mal par ses instructeurs britanniques, qui se servaient de ce régiment pour asseoir le pouvoir colonial, générateur de misères et de malheurs. En définitive, le vrai responsable des massacres perpétrés par Amin Dada est le bien le système colonial ! C.Q.F.D. !

  Voulant tout ramener à son postulat, Chrétien quitte même le domaine africain, élargissant son idée fixe, pour ne pas dire son obsession, au continent américain, démarche qui l’entraîne à écrire à peu près n’importe quoi, ainsi quand il évoque :
« (…) l’historien Walter Rodney, assassiné, lui aussi, pour avoir voulu réaliser en Guyane une entente entre Noirs et Indiens soigneusement dressés les uns contre les autres par les intérêts nord-américains. Les liens entre tribalisme et impérialisme seraient à méditer. » (Chrétien, 1981 : 115)

  C’est pour toutes ces raisons que le jury a décidé d’accorder le prix Lyssenko à Monsieur Jean-Pierre Chrétien, qui a bien mérité cette haute et symbolique distinction. Rarement les faits sociaux objectifs ont été à ce point volontairement ignorés ou même méprisés que dans ses travaux ou dans ses interventions journalistiques.
  Les centaines de milliers de Tutsi et de Hutu massacrés depuis 1959 au Rwanda et au Burundi peuvent reposer en paix dans les charniers qui leur servent de dernière demeure, puisque leurs « frères » noirs qui les ont mis à mort ne savaient pas qu’en les dépeçant ils chevauchaient les fantasmes des anciens colonisateurs.

BIBLIOGRAPHIE

Chrétien (Jean-Pierre)

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Notes et études documentaires : le Burundi
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– 1974, b
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– 1977
« Les deux visages de Cham. Points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale »

Idée (L’) de race dans la pensée politique française contemporaine,
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– 1979
« La société du Burundi : Des mythes aux réalités »
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– 1981
« L’alibi ethnique dans la politique africaine »
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– 1984, a
Les Barundi
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– 1990
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– 1993, a
« Tournant historique au Burundi et au Rwanda »
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– 1993, b
« Purification ethnique au Burundi »
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– 1983, a
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« Elections et sociologie politique. Note sur les législatives de 1981 et 1982 au Rwanda et au Burundi »
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– 1983
Entre les servitudes de la houe et les sortilèges de la vache. Le monde rural dans l’ancien Rwanda
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– 1989
Afrique, l’histoire à l’endroit
Paris.

– 1994
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