Par Christophe Beaumont
Il faut une Constitution européenne, paraît-il, mais pour quelle Europe ? Le projet de traité “établissant une Constitution pour l’Europe” ne définit pas cette Europe à laquelle la Constitution doit s’appliquer, car celle-ci a vocation à embrasser bien d’autres Etats que les vingt-cinq signataires, en vertu de l’article 1, qui précise, en son paragraphe 2 : “L’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ses valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en commun.” Cette affirmation est répétée à l’article I-58, “critères d’éligibilité et procédure d’adhésion à l’Union”. Ces critères ne sont guère exigeants, en matière d’identité, puisqu’il est seulement demandé des Etats européens candidats “(qu’ils) respectent les valeurs visées à l’article I-2 et (qu’ils) s’engagent à les promouvoir en commun”. Or, ces “valeurs de l’Union”, à savoir le respect de la dignité humaine, la démocratie, l’égalité, etc., sont celles que l’O.N.U. propose à tous les Etats du monde, et que les Etats communistes, comme feu l’U.R.S.S., n’ont jamais rechigné à accepter, en les interprétant à leur manière. Les pays musulmans y souscrivent eux aussi, peut-être du bout des lèvres, à de rares exceptions près.
Nous vous invitons, de surcroît, à vous reporter à la page 165 du document qui a été envoyé par la poste à tous les électeurs : vous y trouverez, dans la liste des signataires de l’Acte final de la conférence des représentants des gouvernements qui a arrêté le projet de Constitution, à Rome, le 29 octobre 2004, non seulement les signatures des vingt-cinq Etats qui sont actuellement membres de l’Union européenne, dont la France, mais aussi, en bas de la colonne de droite, celles de trois candidats à l’adhésion : la Bulgarie, la Roumanie… et la Turquie. On peut lire, en effet : “Türkiye Cumhuriyeti Adina”, ce qui signifie : “Au nom de la République turque”. La Turquie a signé l’Acte final, en tant qu’“observateur”, après avoir participé à l’élaboration du projet de Constitution. Des photographies accusatrices ont été notamment reproduites sur le site Web de Voix des Français. On y voit le président français, Jacques Chirac, puis le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, se succéder à la même table, au cours de la cérémonie solennelle de signature.
En réalité, la Constitution européenne ne définit l’Europe ni par ses frontières ni par sa culture. Bien plus, elle autorise un élargissement indéfini, en dehors de toute référence identitaire, tout en organisant la transformation des nations en sociétés multiculturelles. Cette Constitution met en place un super-Etat supranational et lui confère tous les attributs d’un empire qui ne dit pas son nom.
1. La Constitution européenne ne définit pas l’Europe
a) Le préambule de la Constitution déclare que les Etats signataires “s’inspirent” “des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de droit”. Il est difficile d’y voir une affirmation d’identité, dans la mesure où l’on a gommé toute référence explicite au christianisme, aux racines chrétiennes de l’Europe, dans ces “héritages” que l’on désigne au pluriel. On ne peut nier, certes, que la notion d’humanisme soit née en Europe, mais elle est passablement vague et ne saurait être un obstacle à l’adhésion d’un Etat quelconque, géographiquement contigu au territoire additionné des Etats membres. Les valeurs universelles ici énumérées, que les Etats membres sont censés respecter, définissent davantage un régime politique, plutôt qu’une identité. En affirmant expressément que ce sont des “valeurs universelles”, le préambule de la Constitution interdit d’en faire une question d’identité. Certes, un islamiste turc un peu chagrin n’aurait aucun mal à reconnaître dans ces principes politiques un legs de l’histoire occidentale, mais, pratiquant la “taqiyeh” (dissimulation), comme le recommande sa religion, il n’hésitera pas à s’en accommoder, au moins provisoirement, en attendant d’être dans la place, quitte à les réinterpréter : après tout, il y a un peu de démocratie, par exemple, dans la république iranienne des ayatollahs, mais c’est une “démocratie musulmane”. Quant à l’Etat de droit, on peut, sans difficulté, nous semble-t-il, en faire une traduction approximative de l’arabe charia…
La notion d’Etat de droit ne va pas de soi, du reste, pour notre tradition nationale et républicaine. C’est, à première vue, un pléonasme, donc un abus de langage, car on ne peut concevoir un Etat qui ne soit fondé sur le droit. Un Etat socialiste totalitaire produit lui-même davantage de règles, donc de droit, qu’un Etat libéral. En fait, l’expression “Etat de droit”, aujourd’hui très à la mode, est un décalque de l’allemandRechtsstaadt, mot forgé au XIXe siècle par les juristes allemands qui voulaient adapter le concept anglo-saxon du rule of law (le règne du droit). Il signifie que l’Etat est lié, vis-à-vis des citoyens, par les règles qu’il s’impose à lui-même. Sans entrer dans les détails, soulignons, cependant, que la tradition juridique française préférait parler, avec Carré de Malberg, de la légalité républicaine, ce qui ne revient pas exactement au même. Pour ne donner qu’un seul exemple, qui ne nous éloigne pas du sujet de l’identité, supposons un immigré illégal qui est arrêté par la police à la suite d’un contrôle d’identité considéré comme irrégulier (dans l’état actuel de la législation). Sous le régime de la légalité républicaine, le policier est susceptible d’être sanctionné, s’il a grossièrement violé les règles qu’il devait suivre, mais l’immigré sera quand même expulsé. Sous le régime de l’Etat de droit, où la forme prime toujours le fond, l’annulation du contrôle d’identité signifie que l’immigré sera libéré et qu’il pourra poursuivre son séjour illégal sur notre territoire. Ici, le prétendu “Etat de droit” fait du juge le complice du délinquant…
La Constitution européenne a l’aimable pensée de se référer deux ou trois fois à l’identité nationale des Etats membres, notamment dans cette belle affirmation du préambule, où les signataires se disent “persuadés que les peuples d’Europe, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions et, unis d’une manière sans cesse plus étroite, à forger leur destin commun”. C’est une manière courtoise de renvoyer l’identité nationale à un passé révolu qui relève du folklore, et qui ne peut pas relever d’autre chose, sauf à ranimer ces honteuses “divisions”, qui nous empêcheraient de fusionner dans une union “sans cesse plus étroite”. Il est, à cet égard, hautement significatif que l’on ait fait l’économie de la notion de souveraineté nationale, car une nation a, par définition, vocation à la souveraineté. Autrement dit, il ne rime à rien d’invoquer l’identité nationale, si celle-ci n’implique pas la souveraineté, et c’est même une moquerie et un outrage que d’invoquer cette identité pour rassurer les naïfs, dans une Constitution qui affirme la primauté du droit européen sur les Constitutions nationales, dans son article I-6, et qui abolit donc la souveraineté nationale, comme Henry de Lesquen l’a démontré.
b) Si la Constitution européenne ne définit pas l’Europe par des valeurs propres ou privilégiées, donc par la culture, elle n’en révèle pas non plus les limites. Un pays comme le Liban, dont l’existence historique comme Etat est récente, consacre le tiers de sa Constitution, qui n’est pas très longue, il est vrai, à définir ses frontières. On ne trouve pas, certes, l’équivalent, dans la Constitution française de 1958. La France, nation forgée par l’histoire, sait qui elle est, mieux que le Liban ou que l’Union européenne, encore que la question des départements algériens, qui se sont détachés en 1962, ait soulevé une douloureuse question d’identité. Quant à l’Union européenne, qui est “ouverte à tous les Etats européens”, nous l’avons vu, elle devrait préciser ce qu’elle entend par “Etat européen”, ce serait la moindre des choses, et, puisqu’elle ne se reconnaît pas de valeurs ou de culture propres, elle devrait au moins nous dire où s’arrête l’Europe.
L’Europe est d’abord une expression géographique. Elle a été délimitée, de façon très conventionnelle, par les géographes russes qui servaient le tsar Pierre le Grand, et qui voulaient arrimer leur pays aux nations occidentales. Ils ont tracé la limite entre l’Europe et l’Asie, à l’est, sur la ligne formée par les monts Oural, et l’ont prolongée par le fleuve du même nom, qui se jette dans la mer Caspienne ; ils l’ont fixée, au sud, sur la ligne de crête de la chaîne du Caucase, dont le point culminant est le mont Elbrouz. Ainsi, la Géorgie et l’Azerbaïdjan sont en Asie. Selon ce critère géographique, l’Union européenne serait susceptible d’englober, non seulement, bien sûr, la Suisse et la Norvège – qui ont, prudemment, préservé leur exceptionnelle prospérité en restant en dehors de l’Union -, mais aussi les Etats balkaniques (outre la Grèce, qui est déjà membre, la Bulgarie et la Roumanie, qui sont en négociation, ce sont l’Albanie, la Macédoine, la Serbie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Moldavie), sans oublier l’Ukraine et la Biélorussie. Quant à la Russie, qui inclut l’immense Sibérie, elle est territorialement plus asiatique qu’européenne, selon cette définition.
La vérité oblige à dire que l’Oural est une limite artificielle, qui n’interrompt pas réellement la continuité des immenses plaines eurasiatiques et que, si l’on voulait “faire l’Europe”, “de l’Atlantique à l’Oural”, selon la formule du général de Gaulle, il n’y aurait aucune raison de s’arrêter en si bon chemin : il faudrait aller jusqu’à Vladivostok. En réalité, du point de vue de la géographie physique, l’Europe n’existe pas, elle n’est qu’un morceau artificiellement isolé du continent eurasiatique.
Le Titre I de la partie I de la Constitution européenne est dénommé : “Définition et objectifs de l’Union”. Cependant, pour la définition, on reste sur sa faim, puisque cette Europe-là ne se réfère ni à une culture ni à une histoire propre. Elle est un contenant sans contenu déterminé.
2. La Constitution autorise un élargissement indéfini de l’Union européenne
a) Le cas de la Turquie est exemplaire. On connaît l’obstination du président Chirac, qui veut à tout prix faire entrer dans l’Europe ce pays musulman, dont le territoire est presque entièrement en Asie, pour des raisons qui demeurent, du reste, énigmatiques au commun des mortels, dont nous sommes. Si l’Europe n’était qu’une zone de libre-échange, on pourrait discuter des mérites de la candidature des Turcs. Après tout, il vaut sans doute mieux importer les articles produits chez eux par des ouvriers turcs que de faire venir ceux-ci chez nous… Mais la liberté de circulation ne s’applique pas seulement aux marchandises, dans le cadre du Marché Commun, elle concerne aussi les hommes, qui sont libres de s’installer dans tous les pays membres. Cela pourrait déjà soulever des difficultés entre nations culturellement proches (que dirait-on si un million d’Allemands venait habiter dans l’est de la France ?) et devient inacceptable pour un pays comme la Turquie, qui se situe à des années-lumière de notre culture occidentale.
Il est vrai que la réforme réalisée par Atatürk au début du XXe siècle a en partie désislamisé la Turquie. Mais, en combattant les influences arabo-persanes, elle l’a réenracinée dans ses origines touraniennes, et donc asiatiques. L’occidentalisation est superficielle, car le plus zélé des dictateurs n’a pas le pouvoir de changer l’âme d’un peuple. Les Turcs, quelle que soit leur croyance (sunnites orthodoxes ou fidèles des confréries soufies, hérétiques alevis, athées ou agnostiques…), sont si fiers de leur identité ethnique qu’ils sont rebelles à toute assimilation, du moins lorsqu’ils se déplacent en masse. Et la présence d’une importante minorité turque est d’autant plus susceptible de devenir une menace pour la paix civile que ce peuple aux traditions militaires affirmées a la religion de la force (“turc” signifie “fort”, en langue turque), comme les Grecs de Chypre ont pu le vérifier à leurs dépens.
Le rapport du “prix Lyssenko” que le Club de l’Horloge a attribué en 2004 à M. Didier Billion, “pour son analyse des rapports entre la Turquie et l’Europe”, réfute les sophismes des “turcomanes” : non, l’histoire de la Turquie n’en fait pas une nation européenne ; non, la révolution kémaliste n’a pas fait de la Turquie une nation occidentale ; si, l’islam est bel et bien un obstacle entre la Turquie et l’Europe !
L’Union de l’Europe a été constituée, en 1958, par six nations sœurs d’Europe occidentale. Si l’on veut qu’elle conserve une certaine cohérence, il ne faut pas qu’elle dépasse les limites que l’histoire lui a tracées à l’est, à l’orée du monde orthodoxe des Balkans, donc bien en deçà de l’Orient islamique, auquel appartient la Turquie. On peut déjà s’interroger sur la participation de la Grèce – qui n’est plus, depuis longtemps, celle de Périclès. Alors, la Turquie !
b) Le titre de notre exposé renvoie à l’Occident, et non pas à l’Europe. Ce n’est pas un hasard, car, si l’on voulait donner un soubassement culturel à l’Union de l’Europe, il vaudrait mieux, pour être plus clair, reprendre la dénomination d’une organisation existante, l’Union de l’Europe occidentale (U.E.O.), organisation ectoplasmique, à l’heure actuelle, puisqu’elle est censée s’occuper de l’Europe de la défense et que celle-ci s’inscrit, en réalité, dans le cadre de l’O.T.A.N., donc sous le protectorat américain. L’Europe géographique n’a d’unité ni culturelle ni historique, car Byzance n’est pas l’Occident, pas plus que la Russie. Il s’est élevé, depuis le partage de l’empire romain par Théodose, en 395, une barrière culturelle entre l’est et l’ouest de l’Europe, entre l’Orient et l’Occident, que la querelle du filioque et le grand schisme de 1054 n’ont fait que consacrer. On peut affirmer, à cet égard, que l’Union européenne a perdu son unité culturelle, lorsqu’elle a accepté la Grèce en son sein, en 1981.
Chacun sait que l’Occident a une immense dette envers la Grèce antique, bien qu’il ait puisé aussi à d’autres sources. Mais la Grèce moderne a beau avoir conservé la langue grecque, sous une forme d’ailleurs terriblement altérée, la population de son territoire a été presque entièrement renouvelée au fil des siècles et la culture byzantine dont elle a hérité était déjà elle-même en rupture par rapport aux modèles classiques. Les profondes analyses de Spengler, dans Le Déclin de l’Occident, qui sont certes discutables, souvent étranges et sûrement trop systématiques, sont irremplaçables, à cet égard . La civilisation d’inspiration gréco-byzantine qui s’est épanouie dans les Balkans et qui a survécu sous la férule des Turcs est bien différente de celle de l’Occident celto-romano-germanique, qui s’est développée dans le cadre du christianisme romain.
Si l’on suit toujours Spengler, ainsi que Troubetskoï, on doit reconnaître que le monde russe, constitué de la Russie elle-même, mais aussi de l’Ukraine et de la Biélorussie, est culturellement à part. Il n’est pas occidental, bien entendu, mais il n’est pas non plus byzantin, en dépit de la communauté de religion avec les pays des Balkans. Dominé pendant des siècles par les Turco-Mongols de la Horde d’Or, le peuple russe, qui s’est fortement métissé avec des populations de race jaune (mongoloïde), est une synthèse slavo-touranienne. Il n’y a donc pas une seule Europe, mais trois, sur le plan culturel. (1) L’Europe occidentale, qui s’est développée dans le cadre du christianisme romain (ou d’origine romaine, après la réforme protestante). (2) L’Europe balkanique, qui est byzantine et orientale. (3) L’Europe russe. La limite de l’Europe occidentale laisse à l’ouest, du nord au sud, la Finlande, les pays Baltes, la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Croatie – tous pays qui appartiennent de plein droit à l’Occident – et, à l’est, la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, puis des Etats des Balkans (mot turc qui veut dire “montagne”), la Roumanie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro.
Ainsi, bien que le christianisme soit constitutif de la culture occidentale, l’Occident est moins vaste que la chrétienté. Avant même l’expansion de l’Occident sur tous les continents, à partir de 1492, l’année de la découverte de l’Amérique, qui fut aussi celle de l’achèvement de la Reconquista, la chrétienté incluait non seulement les deux autres parties de l’Europe, mais aussi deux Etats asiatiques, la Géorgie et l’Arménie, et un Etat africain, l’Ethiopie, sans oublier les minorités chrétiennes dispersées dans les pays musulmans et dans l’Inde du sud.
Soulignons que le christianisme de l’Occident n’est pas tout à fait le même que celui des pays non occidentaux, et que les divergences doctrinales portent sur le dogme central de la Trinité (vis-à-vis des “orthodoxes”) et, de surcroît, pour les Eglises les plus orientales (monophysites ou nestoriennes), sur la Personne du Christ. Le dogme de l’Incarnation, à savoir l’union de l’humanité et de la divinité en une seule Personne, tel qu’il a été compris en Occident, instaure une conception de l’homme qui est radicalement différente de celle de l’islam, mais aussi de celle des Eglises d’Orient. L’Occident est la civilisation de la Personne. Il se caractérise par l’instinct de liberté de ses peuples, en raison de la part de divin qui est reconnue dans chaque homme. Cette notion est essentielle : elle s’est combinée avec les vieilles libertés germaniques, dont les “franchises” et “privilèges” de l’Ancien régime ont longtemps été l’expression, ainsi qu’avec le droit romain, qui a instauré un ordre juridique supérieur, pour aboutir au libéralisme actuel.
La césure qui existe depuis mille ans, au moins, à l’intérieur de la chrétienté, entre l’Orient et l’Occident, sera peut-être résorbée, un jour, sur le plan religieux, par l’œcuménisme, mais elle traduit une divergence identitaire qui perdurera, en tout état de cause. Le christianisme est donc une référence nécessaire, mais non suffisante, pour poser l’unité culturelle de l’Union européenne.
La Constitution européenne est muette sur tous ces points. Ce qu’elle nous dit des valeurs relève de la bouillie pour les chats. Cette Constitution européenne ne constitue pas l’Europe, elle n’apporte aucun élément qui permette d’en tracer le contour et de repérer son identité. Répétons-le, c’est un contenant sans contenu déterminé, elle est donc susceptible de s’élargir indéfiniment, selon la théorie des dominos, à des Etats contigus. Si la Turquie d’Ankara peut faire partie de cette Europe invertébrée, alors pourquoi pas l’Iran (qui a, lui, au moins, des origines indo-européennes), pourquoi pas l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan ? Pourquoi pas le Liban et la Syrie, que nous avons fort fréquentés du temps des croisades, et qui ont même été quelque temps sous mandat français, au XXe siècle ? Pourquoi pas Israël ? Pourquoi pas le Maroc, la Tunisie… et l’Algérie, qui fit autrefois partie de la France “de Dunkerque à Tamanrasset” ? Autant dire que cette Europe-là est la préfiguration du gouvernement mondial dont rêvent les idéologues du cosmopolitisme, elle n’est plus l’Europe, et encore moins l’Occident, tels qu’ils ont été formés par l’histoire.
C’est bien pourquoi la Fondation pour l’innovation politique (cercle d’étude fondé par Jérôme Monod, principal conseiller du président de la République, Jacques Chirac), qui a pris clairement position en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, a entrepris d’évacuer purement et simplement la notion d’identité européenne. Le président de son conseil scientifique, François Ewald , affirme, en effet, dans la lettre de la Fondation de janvier 2005, que “l’Europe n’a pas d’identité” et en déduit qu’elle est “destinée à s’ouvrir : à l’Ukraine demain et, pourquoi pas, après-demain, aux pays du Maghreb” . Cette position, qui a le mérite de la clarté, mériterait d’être mieux connue.
3. La Constitution européenne organise la transformation des nations en sociétés multiculturelles
a) Dès 1958, le traité de Rome avait affirmé la liberté de circulation et d’installation des personnes à l’intérieur du Marché Commun. On ne s’est guère préoccupé, pendant longtemps, des risques théoriques qui pouvaient en résulter. Cette liberté, en effet, ne s’appliquait à l’origine qu’aux ressortissants des Etats membres et l’on estimait qu’il n’y aurait pas de mouvements migratoires trop importants entre pays de niveaux de vie comparables. De plus, les immigrés en question, qu’ils fussent allemands ou italiens, étaient aptes à s’assimiler à la communauté nationale. Mais aujourd’hui, sans même revenir sur le cas de la Turquie, l’élargissement qui se prépare soulève des difficultés nouvelles, en raison de la pauvreté de certains pays candidats d’Europe orientale, comme la Roumanie, où habitent des populations misérables dont l’assimilabilité est problématique : c’est ainsi que les Tziganes ou Romanichels (dont la langue est le romani) ont une culture et un mode de vie très particuliers qui les tiennent aux marges de la société.
Les accords de Schengen, puis les traités de Maëstricht et d’Amsterdam, ont étendu la liberté de circulation aux résidents étrangers originaires des pays tiers, donc aux immigrés d’Afrique et d’Asie, et institué, pour ainsi dire, un “Marché commun de l’immigration”. En conséquence, ils ont supprimé les contrôles aux frontières intérieures de l’Union européenne. Or, ceux-ci sont nécessaires pour lutter contre l’immigration illégale, que la Commission européenne évalue modestement à 500.000 entrées par an. Plus grave encore, Maëstricht et Amsterdam avaient déjà donné à l’Union européenne une compétence supranationale en matière d’immigration extra-communautaire, et celle-ci est reprise et aggravée dans le projet de Constitution européenne.
Désormais, avec cette Constitution, “l’Union développera une politique commune de l’immigration visant à assurer, à tous les stades, une gestion efficace des flux migratoires” (article III-267). Il n’est pas du tout envisagé d’arrêter les flux migratoires, mais on veut, au contraire, les gérer efficacement… Cela ne peut guère signifier autre chose que la volonté de les augmenter encore. Cette Europe-là prévoit de faire venir des dizaines de millions d’immigrés du tiers monde pour compenser la baisse de la natalité des Européens, en favorisant, ainsi, une substitution de population, au lieu d’envisager des mesures en faveur des familles. Pour ces européistes atteints de bruxellose, les hommes sont interchangeables, ils n’ont pas de passé commun, pas d’héritage culturel, pas d’identité nationale. L’Europe ne doit pas être un “club chrétien”, disent-ils ? Pourvu qu’elle ne ne soit pas destinée à rejoindre le club des pays musulmans !
Les articles III-265 et suivants de la Constitution européenne, qui posent le cadre des “politiques relatives aux contrôles des frontières, à l’asile et à l’immigration”, sont des plus redoutables. Ils insistent sur “l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures”. Ainsi, le pays membre qui sera le plus laxiste en matière de contrôle des frontières dites “extérieures” sera la porte ouverte à l’immigration du tiers monde. Il ne sert donc à rien de reconnaître “le droit des Etats membres de fixer les volumes d’entrée des ressortissants des pays tiers, en provenance de pays tiers”, puisqu’un immigré qui voudrait venir en France et qui se trouverait hypothétiquement empêché de le faire par un gouvernement responsable n’aurait qu’à passer par l’Espagne ou par la Grèce… Cette politique supranationale de l’immigration imposera, en outre, aux Etats membres, dont la France, de recevoir les demandeurs d’asile, dans une acception très large, et même les demandeurs de “protection subsidiaire” (sic), sans pouvoir instaurer des quotas en fonction de leurs possibilités d’accueil. Et il y a même une très belle disposition, à l’article III-266, en vertu de laquelle l’Union, telle qu’elle sortira, régénérée, de cette Constitution, veillera “à assurer le principe de non-refoulement”.
La Constitution européenne contient donc la triste promesse d’un raz-de-marée migratoire, et pas seulement parce qu’elle ouvrirait à la Turquie la porte de l’Europe. En confisquant aux Etats membres la politique de l’immigration, qui serait définitivement transférée aux autorités bruxelloises, elle réduirait à néant le contrôle que le peuple peut encore exercer sur celle-ci, dans le cadre national. Comment accepter de s’en remettre, sur ce sujet vital pour l’avenir de la nation, à une instance supranationale ? Il serait illusoire d’espérer que les décisions prises au niveau communautaire soient moins mauvaises que les nôtres, car la disparition des nations et leur transformation en sociétés multiculturelles sont programmées de façon insidieuse dans ce projet de Constitution supranationale. Les autorités européennes sont bien plus éloignées des peuples, bien plus indifférentes aux sentiments des gens “d’en bas”, que les gouvernements nationaux.
Nous ne pourrons pas maintenir notre identité si nous ne préservons pas la souveraineté de la nation, qui doit rester maîtresse de sa politique d’immigration.
b) On n’est pas plus rassuré de lire, à l’article III-267, que la loi européenne va “favoriser l’intégration des ressortissants des pays tiers”, parce que l’intégration ne signifie pas grand-chose, si ce n’est de manière négative : elle n’est pas l’assimilation. “Intégrer” les populations immigrées, c’est consentir à ce qu’elles conservent leur identité d’origine, donc qu’elles restent en dehors de la communauté nationale. C’est consentir à la transformation de la nation en société multiculturelle.
Les rédacteurs de la Constitution européenne insistent tout particulièrement sur la non-discrimination, qui apparaît dès l’article I-2, dans les “valeurs de l’Union”, à un point tel qu’ils en paraissent obsédés. Bien entendu, le fonctionnement du Marché commun suppose que les Etats membres ne fassent pas de discrimination au détriment des ressortissants des autres Etats membres. Mais il ne va pas de soi que cette non-discrimination soit étendue aux ressortissants des Etats tiers, comme le prévoit cependant cette Constitution. Il paraîtrait, au contraire, indispensable que l’Union européenne, qui s’est longtemps appelée “Communauté”, maintienne une certaine “préférence communautaire” au bénéfice de ses ressortissants.
La Charte des droits fondamentaux de l’Union, qui forme la partie II de la Constitution, interdit, dans son article II-81, “toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle”, ainsi que “toute discrimination exercée en raison de la nationalité”. Ces dispositions reprennent, en l’élargissant et en la systématisant, la législation française dite “antiraciste” par abus de langage – car elle vise bien d’autres critères de discrimination que la race -, qui remonte à la loi Pleven de 1972, et elle encourt les mêmes critiques fondamentales.
Premièrement, la discrimination en raison de la nationalité ne devrait pas être interdite, elle devrait même être encouragée, dans une certaine mesure, car elle résulte de l’idéal de fraternité qui figure dans la devise de la République. On s’est efforcé de diaboliser la notion de préférence nationale, sous prétexte que le Front national y faisait référence, mais il faut admettre qu’il ne peut pas y avoir de communauté nationale sans qu’un minimum de différence soit établi entre les nationaux et les étrangers. L’appartenance de la nation à une union européenne peut justifier que cette préférence nationale soit élargie, à certains égards, en une préférence européenne, mais il reste nécessaire d’accepter une discrimination légitime entre les Européens, ressortissants des Etats membres de l’Union, d’une part, et les ressortissants des pays tiers, d’autre part. Du reste, la Constitution européenne admet encore que ces derniers puissent être exclus de la fonction publique.
Deuxièmement, la discrimination pour d’autres raisons que la nationalité doit être interdite, quand il s’agit des actes accomplis par l’Union, et la République française doit se l’interdire à elle-même, en vertu du principe d’égalité. C’est incontestable. Mais le principe de liberté, qui n’est pas moins important, signifie que chaque individu doit être libre d’exercer, dans sa sphère privée, toutes les discriminations qu’il juge légitimes pour sa part, sous sa propre responsabilité. La République ne saurait être une théocratie. Elle ne doit pas imposer aux citoyens une morale qui régisse leur vie quotidienne. Nous sommes loin, aujourd’hui, de cet idéal de liberté, et il faut admettre que le développement de la législation “anti-raciste” et “anti-discriminatoire” porte atteinte aux libertés fondamentales et qu’elle est d’inspiration collectiviste et totalitaire.
La non-discrimination, sous la forme où elle énoncée dans la Constitution européenne, n’est donc pas républicaine, puisqu’elle est, tout à la fois, anti-nationale et anti-libérale, et elle a pour fonction de favoriser l’installation en France et en Europe de populations inassimilables, pour transformer les nations en sociétés multiculturelles. Une communauté humaine ne peut défendre son identité qu’en légitimant, dans une certaine mesure, une préférence communautaire. La discrimination identitaire, qui est le corollaire de la fraternité républicaine, est donc légitime, à condition, bien entendu, qu’elle demeure respectueuse de la dignité qui est en tout homme, quelle que soit son appartenance.
Cette Constitution européenne, qui préconise “la diversité culturelle, religieuse et linguistique” (article II-82) et qui garantit expressément les droits des minorités ethniques, veut organiser le communautarisme, ce qui est parfaitement incompatible avec la République. Il est difficile de croire, par exemple, que notre loi sur le voile islamique puisse rester en vigueur. Pas de racines chrétiennes, diversité religieuse proclamée : est-il si difficile de comprendre que cette Constitution européenne favorise l’expansion de l’islam sur notre sol ?
4. La Constitution européenne crée un empire qui n’avoue pas son nom
Il n’y a pas de peuple européen. Voyez, page 85, la liste des langues de l’Union européenne : il y en a déjà vingt et une, pour vingt-cinq Etats membres (la Belgique, le Luxembourg, l’Autriche et Chypre n’ont pas de langue particulière) : allemand, anglais, danois, espagnol, estonien, français, finnois, grec, hongrois, irlandais, italien, letton, lithuanien, maltais, néerlandais, polonais, portugais, slovaque, slovène, suédois et tchèque… On se souvient de cette fameuse pensée de Joseph de Maistre, qui affirmait, dans ses Considérations sur la France : “La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu.” S’il était permis de faire parler les morts, nous imaginerions volontiers que Joseph de Maistre puisse dire, aujourd’hui : “La Constitution de l’Union est faite pour l’Européen. Or, il n’y a point d’Européen. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Allemands, etc. ; je sais même, grâces à Jacques Chirac, que l’on peut être Turc ; mais quant à l’Européen, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu.” La pensée de Joseph de Maistre (l’original, comme la copie) exprime parfaitement ce que nous appelons l’universalisme de l’incarnation. Les nations occidentales partagent une identité culturelle commune, mais celle-ci n’existe qu’en s’incarnant dans chacune d’entre elles. Il n’y a pas et il ne saurait y avoir d’identité occidentale ou européenne en soi, en dehors des identités nationales.
Or, en affirmant la primauté du droit européen sur le droit des Etats membres, y compris sur leurs Constitutions propres, la Constitution européenne abolit la souveraineté des nations et situe désormais la souveraineté – qui doit forcément être quelque part – au niveau de l’Union européenne. Cette Union devient ainsi un super-Etat supranational, et multinational, autrement dit un empire.
L’idée d’empire est fort ancienne. Elle remonte à Cyrus et aux Achéménides, qui l’ont légué à Alexandre le Grand. Après celui-ci, Rome, Byzance, les Sassanides, enfin les califes musulmans de Damas et de Bagdad ont repris ce principe d’une autorité abstraite, l’imperium, qui tombe d’en haut sur les peuples assujettis. Jacques Chirac a déclaré que le peuple souverain allait se prononcer, par référendum, le 29 mai : il aurait été plus honnête de dire que le peuple, encore souverain, allait voter pour ou contre l’abolition de sa souveraineté, pour ou contre son assujettissement à un empire supranational, multinational, et donc anti-national. Ne vous y trompez-pas : il est de l’essence d’un empire, même et surtout s’il s’agit d’un empire technocratique, de regarder avec méfiance et hostilité les identités particulières, qu’il voit comme des obstacles à son autorité, et de vouloir, en conséquence, les faire disparaître. Les orientations multiculturalistes et immigrationnistes des autorités européennes ne sont pas un phénomène contingent. Elles résultent nécessairement des principes sur lesquels repose l’Union européenne, telle qu’elle existe déjà, au moins depuis Maëstricht, et telle que cette Constitution la consacre, par ce coup d’Etat qui vise à abolir les nations, en s’en prenant à leur souveraineté pour commencer, et à leur identité pour finir.
Qui pis est, cet empire européen serait dépourvu de la grandeur que l’on peut trouver aux empires du passé. Le pouvoir qu’il aurait arraché aux Etats nationaux serait transféré à un “machin”, comme disait de Gaulle, une usine à gaz de nature technocratique, qui ne saurait fonctionner correctement et qui serait donc condamné à la paralysie et à l’impotence. Cet empire européen serait ainsi un faux-semblant, un écran pour le protectorat que le véritable empire, c’est-à-dire l’empire américain, exerce sur l’Europe. C’est ici qu’il faut se souvenir des fortes paroles que prononçait un homme d’Etat français :
“Il est des heures graves dans l’histoire d’un peuple où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité de discerner les menaces qu’on lui cache. L’Europe que nous attendions et désirions, dans laquelle pourrait s’épanouir une France digne et forte, cette Europe, nous savons depuis hier qu’on ne veut pas la faire. Tout nous conduit à penser que, derrière le masque des mots et le jargon des technocrates, on prépare l’inféodation de la France, on consent à l’idée de son abaissement. En ce qui nous concerne, nous devons dire NON. En clair, de quoi s’agit-il ? Les faits sont simples, même si certains ont cru gagner à les obscurcir. (…) Une Europe fédérale ne manquerait pas d’être dominée par les intérêts américains. C’est pourquoi nous disons NON. NON à la politique de la supranationalité. NON à l’asservissement économique. NON à l’effacement international de la France.
“Favorables à l’organisation européenne, oui, nous le sommes pleinement. Nous voulons, autant que d’autres, que se fasse l’Europe. Mais une Europe européenne, où la France conduise son destin de grande nation. Nous disons non à une France vassale dans un empire de marchands, non à une France qui démissionne aujourd’hui pour s’effacer demain. Puisqu’il s’agit de la France, de son indépendance et de l’avenir, puisqu’il s’agit de l’Europe, de sa cohésion et de sa volonté, nous ne transigerons pas. Nous lutterons de toutes nos forces pour qu’après tant de sacrifices, tant d’épreuves et tant d’exemples, notre génération ne signe pas, dans l’ignorance, le déclin de la patrie. Comme toujours quand il s’agit de l’abaissement de la France, le parti de l’étranger est à l’œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français, ne l’écoutez pas. C’est l’engourdissement qui précède la paix de la mort. Mais, comme toujours quand il s’agit de l’honneur de la France, partout des hommes vont se lever pour combattre les partisans du renoncement et les auxiliaires de la décadence. Avec gravité et résolution, je vous appelle dans un grand rassemblement de l’espérance, à un nouveau combat, celui pour la France de toujours et l’Europe de demain.”
Vous avez compris, bien entendu, qu’il s’agissait du fameux “appel de Cochin”, lancé par Jacques Chirac le 6 décembre 1978…