La crise de la magistrature

Par François Terré

« Magistrats nouveaux, hommes nouveaux, auxquels nos ancêtres auraient refusé l’entrée de la magistrature, vous y avez le mépris aveugle des autres, la confiance excessive en vous-mêmes et l’irrespect des anciens. » Qui dit cela ? Ce n’est pas un auteur fustigeant les membres du syndicat de la magistrature, c’est un garde des sceaux de l’Ancien Régime, en 1699, et il le fait dans l’une de ces deux formes de l’éloquence traditionnelle des magistrats : les mercuriales et les remontrances. En écoutant cette parole, on s’interroge : y a-t-il véritablement une crise de la magistrature ?
Si j’émets des doutes à ce sujet pour introduire mon exposé, ce n’est pas que le système judiciaire fonctionne d’une manière satisfaisante, c’est qu’il ne peut y avoir de crise que lorsqu’il y a rupture, et qui dit rupture donne à penser qu’il fut un temps où la magistrature n’était pas en crise. Or, depuis la Fronde, depuis tous les ennuis que les rois de France eurent avec les magistrats, en particulier avec le parlement de Rennes, pendant les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, il est apparemment dans la nature des choses qu’il y ait une crise de la magistrature et, par conséquent, celle-ci n’existerait pas à proprement parler, à moins que l’on ne tienne à désigner ainsi le conflit récurrent entre le pouvoir exécutif et les magistrats. Mais nous laisserons cela de côté, en écartant de plus ce qui concerne la juridiction administrative, et nous verrons en quel sens il y a crise de la magistrature, d’abord dans ses rapports avec l’opinion, ensuite dans l’institution elle-même. C’est seulement après avoir décrit le mal que l’on peut s’aventurer sur le chemin périlleux des remèdes. Y a-t-il une crise de la magistrature dans l’opinion, à notre époque ? Les critiques datent de la nuit des temps. L’une des plus fameuses se trouve chez Rabelais, dans Le tiers Livre. Le juge Bridoie avait réussi pendant quarante ans à rendre 2.309 sentences, et le voilà un jour appelé en justice lui-même devant la juridiction du premier président Trinquemal, parce qu’il avait utilisé de mauvais dés pour juger ! Il n’avait pas utilisé les petits dés, comme il le fallait, mais les gros, pour choses faciles. Et le premier président Trinquemal de lui dire : « Puisque vous jugez avec des dés, pourquoi éprouvez-vous le besoin de lire tous ces dossiers ? » Ce juge répondit finement que c’était un moyen de sauvegarder les formes et que, de cette manière, on rassurait quand même les plaideurs, de sorte que, progressivement, la substance du procès se diluait.

Derrière cette satire de la magistrature, on peut discerner une intuition plus sérieuse de la part de l’irrationnel et du hasard dans la fonction judiciaire, que l’on dénonce depuis des millénaires, ainsi que la partialité des juges ou le fait que la justice soit trop compliquée et archaïque. Cela ne suffit pas ! Comme les contentieux ne cessent d’augmenter, toutes ces critiques faites aux juges semblent être la conséquence du fait que l’on croit à la justice. On critique le médecin quand on a été mal soigné, mais l’on croit toujours à la médecine. En réalité, on critique les juges pour ne pas avoir à critiquer la justice. Et tout nous y encourage, par la force des choses et par la puissance du propos des avocats, qui, s’ils gagnent, ont eu du génie et s’ils perdent, ont perdu parce que les magistrats sont, d’après eux, des imbéciles ! Ainsi, on transfère sur les hommes le mécontentement qui résulte du fonctionnement de la justice.
La magistrature, cependant, est-elle moins bien traitée par l’opinion que l’administration ou la police ? Notre époque est celle des sondages. Voici le résultat de celui que l’I.F.O.P. avait fait en 1977 et dont le garde des sceaux a fait état :

« L’administration française s’adapte-t-elle bien au monde moderne ? »
– Oui : 28 %
– Non : 53 %
– Ne se prononcent pas : 19 %

« La justice s’adapte-t-elle bien au monde moderne ? »
– Oui : 24 %
– Non : 56 %
– Ne se prononcent pas : 30 %

La justice s’adapte un peu moins que l’administration, mais la différence a peu de signification pour les spécialistes des sondages.
Quand il s’agit de la police, voici les résultats :

« La police s’adapte-t-elle bien au monde moderne ? »
– Oui : 48 %
– Non : 29 %
– Ne se prononcent pas : 23 %

L’administration et la justice sont écrasées ! Quand il s’agit de la police, pour le profane, l’image même du droit apparaît aussitôt… Elle apparaît avec le glaive et non seulement avec la balance, depuis la nuit des temps.
L’opinion manque de confiance envers le système judiciaire, mais il est bien difficile de discerner entre ce qui est ancien et ce qui est nouveau. La lenteur de la justice ne date pas du XXe siècle. Mais qu’est-ce que les Français en pensent aujourd’hui ? Ici, je m’adresse particulièrement aux magistrats qui sont dans l’auditoire. 86 % des Français interrogés répondent qu’une affaire de loyer devient lente si elle n’est pas réglée définitivement en six mois. Quand il s’agit de divorce, on admet plus de ménagements avec le temps ; et 80 % des Français estiment qu’une affaire de ce genre doit être réglée en moins d’un an. Je parle du divorce pour faute, dramatisé à dessein par les plaideurs, et par leurs conseils aussi parfois, disons-le carrément…
La crise de la magistrature dans l’opinion se présente à notre époque sous un double aspect.
D’abord, certaines critiques traditionnelles prennent plus de vigueur parce que les justiciables sont à la fois plus curieux et plus exigeants. C’est cela, plus qu’une dysfonction de l’appareil judiciaire, qui est source de mécontentement. Ces récriminations concernant la dépendance des juges par rapport au pouvoir, la différence entre les riches et les pauvres, d’après La Fontaine et quelques autres, on les a souvent entendues, mais elles sont plus vives parce que le besoin est plus aigu.

Certaines critiques sont assez nouvelles. D’abord, lorsque c’est la clémence des juges qui est critiquée. Une autre catégorie de critiques concerne l’influence des opinions politiques et syndicales des juges sur leurs décisions. Lorsque l’on pose la question suivante :

« Certains disent que les décisions des magistrats sont influencées par l’appartenance politique ou syndicale des magistrats qui prononcent les jugements ; qu’en pensez-vous ? »
La réponse est la suivante :
– Oui : 44 %
– Non : 23 %
– Sans opinion : 33 %.

44 % des Français estiment que les décisions des magistrats sont influencées par leur appartenance politique ou syndicale. Dans ces conditions, ce n’est plus tellement d’une crise dans l’opinion, mais d’une crise de l’institution qu’il s’agit.

Ce qui a été dit par les orateurs qui m’ont précédé sur la crise de l’institution l’a été si bien que je vais pouvoir être rapide. Les uns nous disent qu’il faut élargir le pouvoir normatif du juge. D’autres s’en tiennent à l’action législative. Il y a du vrai dans l’une et l’autre thèse. La magistrature, quant à l’objet de son activité, traverse à la fois une crise de croissance et une crise de vieillesse. Beaucoup des lois modernes, depuis une vingtaine d’années, n’ont fait qu’accroître le pouvoir des juges en tous domaines. Le juge ne dit plus seulement le droit; il est devenu un redistributeur de richesses. Il a reçu ce que certains ont appelé un pouvoir modérateur. Je me méfie du pouvoir modérateur des juges. On a fait la révolution contre l’équité des parlements, il faudra peut-être la faire aussi contre l’équité syndicale !
De plus, le nombre des affaires augmente tellement que l’on ne peut plus les traiter toutes. Comment peut-on dire : « Surtout, ne légiférez pas ! » Une bonne loi peut éliminer d’un seul coup tout un contentieux. A mon avis, il faudra un jour se décider à faire voter, quand les groupes de pression se seront tus, une loi sur les accidents de la circulation, qui engendrent des situations scandaleuses à notre époque.

On voit des contentieux artificiels occuper à l’excès le travail des juges, tandis que, dans d’autres domaines, ils ont vu échapper ce qui était la source vive de l’existence de la nation. Le monde judiciaire est resté à l’écart de la vie économique. On s’obstine à ne pas supprimer les tribunaux de commerce et l’on renforce certains types de juridictions sur lesquelles la politique a prise. Il y a crise de vieillesse, surtout, parce que certains contentieux nouveaux ont été confiés à d’autres. Le Conseil d’État, par un impérialisme inouï, couvre le droit de la concurrence, alors qu’il s’agit bien souvent des matières les plus difficiles du droit des affaires. Je citerai, en outre, la commission « Informatique et libertés ». Qui est appelé, en principe, à défendre les libertés, sinon les magistrats du monde judiciaire ? Le droit des clauses abusives aurait dû aussi échoir à la magistrature. Si cela ne s’est pas fait, c’est parce que nous en restons à l’héritage révolutionnaire, et que nous opposons le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, sans nous apercevoir qu’il s’est créé un quatrième pouvoir : le pouvoir économique. Les magistrats du monde judiciaire ont bien voulu s’occuper des fraudes sur les halles et les marchés, mais quand il s’est agi d’une législation de masse, ils n’ont pas été à même de surmonter leurs complexes d’infériorité, face aux complexes de supériorité des magistrats de l’ordre administratif, parce que les structures de leur activité n’avaient pas été modernisées.
Après l’objet de ces activités, intéressons-nous aux acteurs. On a beaucoup épilogué ces temps-ci sur le recrutement des juges. Depuis la Révolution, les juges sont nommés par le pouvoir exécutif. Ils n’achètent pas leurs charges, ils ne sont pas élus dans l’ordre des juridictions de droit commun, nous ne sommes pas dans quelque pays voisin où les juges sont cooptés par leurs pairs. De sorte que je laisserai de côté ces problèmes de recrutement.
Mais le type même du juge a évolué, comme son origine sociale et le déroulement de sa carrière. Cela implique une réforme profonde de sa formation. Il faut remettre en cause l’implantation de l’École de la magistrature à Bordeaux. Soit, il faut décentraliser, mais pas lorsqu’il s’agit d’une institution récente qui n’a pas pris racine. Envoyez la Cour de cassation à Bordeaux, il y aura moins de problèmes d’avancement ! Envoyez-y aussi l’École polytechnique, peut-être… mais rapatrions l’École de la magistrature et abandonnons cette idée qui consiste à copier la formation des juges sur celle des autres fonctionnaires.
Dans l’ordre des remèdes, on imagine des solutions à court terme, à moyen terme et à long terme.
A court terme, il faut appliquer la loi aux juges. L’immense majorité des magistrats accomplit les devoirs de son état avec une conscience et une valeur exceptionnelles – mais, pour certains cas extrêmes qui auraient suscité autrefois l’ire du chancelier d’Aguesseau, cas rarissimes, je tiens à le dire, je signale qu’il existe un article 183 du code pénal tombé dans l’oubli, suivant lequel « tout juge ou administrateur qui se sera décidé par faveur pour une partie, ou par inimitié contre elle, sera coupable de forfaiture et puni de la dégradation civique »… On protège les consommateurs, pourquoi ne pas protéger les justiciables. Après tout, ils ont faim et soif de justice ! Le tout est d’appliquer les textes, bien entendu, mais cela, à court terme, ne suffit pas. Il faut redistribuer les contentieux et rendre au judiciaire ce qui lui appartient.
Ce premier ordre de remèdes trouverait son prolongement, à moyen terme, dans des réformes plus profondes. L’on devrait repenser l’arbre judiciaire. Pourquoi, si la justice est bien rendue au Conseil d’État, ne pas fusionner celui-ci avec la Cour de cassation ? C’est une idée qui cheminera, je l’espère. Il serait temps de créer une Cour suprême en France, et de « mixer » les hauts magistrats. Ensuite, demandons que les avocats et les magistrats soient formés ensemble. Des collèges juridico- universitaires, à l’image des collèges hospitalo-universitaires, pourraient nous éviter l’imitation servile de l’Ecole nationale d’administration.

A long terme, n’hésitons pas à nous aventurer sur le terrain de l’utopie : pourquoi ne pas imaginer une justice à l’anglaise ? Une telle évolution nous éviterait peut-être quelque révolution. Si un jour, une nouvelle crise de société ayant l’ampleur de celle de 1968 devait éclater, ce serait du côté du monde judiciaire qu’on verrait poindre les premiers symptômes du mal. Or, les vraies causes de l’explosion universitaire tenaient en réalité aux défauts de l’enseignement secondaire. Alors, soignons les humanités. Pour faire un bon juge, il faut avoir fait de bonnes humanités. L’on critique le Conseil d’État ou la Cour de cassation, alors que le mal vient d’en-bas.
Le poids de la quantité altère la vie judiciaire et contribue notamment à alimenter les critiques adressées à la magistrature, les déceptions des justiciables, soucieux de préserver leur croyance en la justice, les portant plutôt à se plaindre de ceux qui la rendent. Ils sont semblables à ces malades qui préfèrent critiquer leur médecin que constater les limites de la médecine. Les critiques de la magistrature ont jalonné toute notre histoire. Si elles créent actuellement une situation de crise, c’est à la fois parce que les justiciables, mieux informés, sont plus curieux, plus exigeants ; c’est aussi parce que l’opinion publique s’est, en quelques circonstances, indignée de la partialité ou de la politisation de certains juges.
Les espoirs que je fonde sur les perspectives d’évolution et la nécessité de prévenir une révolution m’incitent à conclure sur une phrase d’historien : « Ces magistrats qui avaient, tout au long des siècles de l’Ancien Régime, secoué la royauté, rempli notre histoire de leurs débats et leurs ambitions, de leur domination aussi, furent renversés en un jour, sans trouver dans les trois ordres, ni la noblesse, ni le clergé, ni le tiers État, une seule voix pour les défendre ou pour les regretter ! »