La nation est constituée des morts, des vivants et de ceux qui vont naître au sein de la communauté. Elle ne se réduit pas à une agglomération d’individus, comme le voudrait la théorie du contrat social, parce que les hommes ne viennent pas au monde avant la société. Elle n’est pas non plus un simple vocable appliqué à des réalités hétérogènes. La nation est faite de chair et d’esprit, elle est un être bioculturel qui demeure identique à lui-même, tant qu’il garde la vie.
Les nations n’ont pas toujours existé. Elles ne naissent que sous certaines conditions, qui n’ont été vérifiées qu’assez tardivement. Il n’y a pas de nation sans la conception du devenir historique, qui est apparu dans l’antiquité seulement chez certains peuples ; les Romains, les Grecs, les Juifs. Encore la cité antique n’est-elle qu’un embryon de la nation moderne, puisqu’elle réunit en principe des gens qui se connaissent et qu’on peut rassembler tous en même temps sur le forum. L’idéal de la nation, quant à lui, convient à des sociétés étendues. En gestation pendant le moyen âge, il achève de se former dans la France du XVIIIe siècle après que s’est constitué une nouvelle unité politique, l’État moderne, susceptible d’embrasser des provinces nombreuses et variées.
La nation est le rêve d’un peuple. Elle est un mythe réalisé dans l’histoire. Sa fonction principale est de faire entrer des centaines de milliers ou des millions d’individus dans une même communauté de destin, en dépit des intérêts et des opinions qui les séparent a priori, pour en faire des citoyens obéissant aux mêmes lois et respectueux des mêmes traditions. On ne crée pas une nation par décret. Il faut que, peu à peu, les générations qui se succèdent finissent par former l’envie de vivre ensemble, sous la même autorité politique, pour agir dans l’histoire et développer une culture commune. On sait par expérience que cela ne se produit pas sans d’âpres luttes.
On peut résumer tout ce qui précède en une phrase : « Une nation est une communauté de destin historique constituée autour d’une ethnie prépondérante sur un territoire continu. » Notez que nous ne sommes pas parvenus à cette définition de la nation par un raisonnement déductif, en partant d’a priori, mais par une analyse inductive du fait national, sans faire intervenir aucun jugement de valeur. Dans ce qui suit, en revanche, nous allons maintenant nous engager.
Pour juger l’idéal de la nation à sa juste valeur, on doit se défaire de l’opinion venue du rationalisme des Lumières que les mythes sont de simples mensonges et qu’ils ne seraient bons, dans le meilleur des cas, que pour la masse des gens vulgaires. Un mythe est chargé d’affectivité. Il naît en un lieu où la frontière entre jugements de valeur et jugements de connaissance, si nette dans les disciplines scientifiques (où elle résulte du « postulat d’objectivité de la nature » dont parle Jacques Monod (27)), a tendance à s’estomper, parce que les jugements de valeur sont, au fond, des jugements de connaissance sur nous-mêmes ou, tout au moins, sur un certain « nous » indéterminé qui désigne un membre quelconque de la communauté. Deux hommes appartiennent à une même communauté quand ils sont disposés à partager les mêmes mythes.
Les mythes récapitulent une connaissance diffuse, que personne n’est en mesure de se donner par lui-même, sur les règles qui assurent la stabilité de l’ordre social. Les règles ne sont pas énoncées comme telles, le plus souvent. En proposant des modèles, les mythes établissent une hiérarchie des valeurs. Ils répondent à ce besoin d’identité que les hommes ressentent douloureusement, surtout dans leur jeunesse. L’accroissement des connaissances objectives ne réduit pas le rôle des mythes, toujours omniprésents dans une société, tout au plus en modifie-t-il la forme ; et il fournit à l’univers mythique de nouveaux aliments. La science elle-même est devenue ironiquement un nouveau mythe. Les mythes, donc, se renouvellent et, à une époque donnée, on rencontre bien des mythes contradictoires, qui tirent la société dans des directions différentes. Aujourd’hui, la nation est un de ceux-là et domine la hiérarchie des idées politiques. Le socialisme, le « néosocialisme » actuel et le cosmopolitisme qui s’y rattache s’appuient sur une interprétation faussée des droits de l’homme, artificiellement opposés aux droits du citoyen, pour lui prendre cette position (28). Toute guerre idéologique est aussi une guerre mythologique.
(27) Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970
(28) Voir à ce sujet « Le détournement des droits de l’homme », Lettre d’information du Club de l’Horloge, n° 33, 1988