La droite et la gauche aujourd’hui : analyse spectrale de l’opinion publique

par Philippe Chaumette

Le 10 mai 1981, vers 18 heures, un petit nombre de personnes sont présentes au sous-sol du ministère de l’Intérieur, dans le centre informatique, où l’on attend avec impatience les résultats d’une « opération estimation » des cent premiers bulletins de vote dans quelques bureaux de vote bien choisis au préalable. Vers 18 h 30, arrive le résultat du premier département et l’on voit, dès ce moment, s’inscrire sur l’écran la victoire de François Mitterrand. C’est un beau succès pour les analystes de l’administration ; c’est évidemment un moins beau succès pour la droite. Quelque temps après, on entend de hauts responsables du ministère échanger des propos désabusés. Certes, le candidat de la gauche est élu, mais cela ne durera pas longtemps. Les socialistes arrivés au pouvoir vont, comme d’habitude, faire assez de bêtises pour conduire l’économie au bord de la faillite. L’alliance entre les socialistes et le parti communiste ne durera pas et, dans un an ou deux, la droite reviendra au pouvoir.
Seize ans après, nous pouvons constater qu’en réalité l’événement de 1981 n’était pas un accident de l’histoire. Jusque-là, la tradition politique française semblait n’accorder aux partis de gauche que de très brèves périodes pour gouverner, en général, pas plus de deux ans : 1924-1926 pour le Cartel des gauches ; 1936-1938 pour le Front populaire ; 1956-1957 pour le gouvernement du socialiste Guy Mollet. Depuis 1981, au contraire, c’est la droite qui paraît vouée aux alternances éphémères : 1986-1988, pour le gouvernement de Jacques Chirac ; 1993-1997, pour les gouvernements de MM. Balladur et Juppé.
Cette situation nouvelle, à l’évidence, mérite une analyse approfondie.
« Le plus grand dérèglement de l’esprit, a dit Bossuet, c’est de croire des choses parce que l’on veut qu’elles soient, et non parce que l’on a vu qu’elles sont en effet. » Ce dérèglement, hélas, n’est pas absent dans les analyses de science politique.
Essayons donc de nous dépouiller le plus possible de tout préjugé, de tout jugement de valeur et de rester au plus près des faits. Les faits, ce sont, d’une part, les résultats électoraux, d’autre part, les résultats les mieux établis des multiples sondages par lesquels on cherche à mesurer l’état de l’opinion.
Sur cette base, j’organiserai mon propos en deux temps.
– Je traiterai, tout d’abord, du cadre d’analyse des forces politiques, et je vous montrerai que la classification traditionnelle sur un axe droite-gauche doit être aujourd’hui complétée par une classification plus complexe, selon deux critères principaux, qui permet de distinguer quatre groupes d’opinion, correspondant à quatre groupes de forces politiques.
– Dans un second temps, nous examinerons, à l’aide de ce cadre d’analyse, quelles sont les difficultés actuelles de la droite et quelles sont les perspectives d’évolution du paysage politique français.
Lorsqu’on analyse les résultats électoraux et que l’on cherche à classifier les forces politiques, la démarche habituelle est de se référer au clivage droite-gauche. On classe donc les diverses tendances sur un axe comportant une seule dimension ; d’un côté, l’extrême gauche, puis les communistes, les socialistes et les « divers gauche » ; au centre, les écologistes ; on passe ensuite aux formations de centre droit, pour continuer par le R.P.R., en terminant par le Front national. Cette classification unidimensionnelle paraît aujourd’hui insuffisante pour décrire le jeu des forces politiques en France. Elle néglige des clivages politiques nouveaux qui prennent de plus en plus d’importance, comme l’a bien montré, par exemple, le référendum de 1992 sur le traité de Maëstricht : la question de l’avenir de la France dans l’Europe, le thème de la mondialisation, tiennent désormais une place essentielle dans le débat politique français.
Tout cela conduit à proposer un nouveau cadre d’analyse. Nous pouvons décrire le paysage politique français d’une façon un peu plus complexe, mais beaucoup plus intéressante, en structurant ce paysage selon deux axes principaux. Le premier axe permet de classer les forces politiques en fonction, principalement, de leur position sur les questions économiques et sociales. Il comporte, d’un côté, un pôle socialiste et, de l’autre, un pôle libéral. Et, bien souvent, lorsqu’on évoque le clivage droite-gauche, c’est à cette opposition entre libéralisme et socialisme que l’on se réfère.
Mais, à ce premier axe, il convient d’ajouter un deuxième critère de classification des forces politiques : leur position sur la question de la nation, sur l’identité et le destin de la France. Nous pouvons, sur cet axe, analyser les clivages politiques sur des thèmes aussi importants que celui de l’Europe, celui du libre-échange, ou celui de l’immigration. Bien que ces thèmes aient évidemment des aspects économiques et sociaux, ces aspects ne sont pas ici déterminants : le clivage principal oppose, d’un côté, ceux qui donnent la primauté à l’intérêt national, et, de l’autre, ceux qui considèrent la nation comme un cadre périmé, appelé à disparaître dans un ensemble plus vaste. Nous distinguerons donc, sur ces questions, d’un côté, un pôle national et, de l’autre, un pôle que l’on peut appeler mondialiste, parce que c’est bien aujourd’hui le mondialisme qui, sur le plan idéologique, est au nationalisme ce que le socialisme est au libéralisme.

Ces deux axes permettent de structurer les forces politiques en quatre grandes familles. Un premier secteur de l’opinion rassemble tous ceux qui attachent une grande importance à la nation, mais qui, d’un autre côté, adoptent des positions libérales sur les questions économiques et sociales. Nous les appellerons les nationaux-libéraux. Un deuxième secteur regroupe tous ceux qui sont à la fois très libéraux sur le plan économique et favorables à des solutions de type mondialiste ou supranational : libre-échangistes, partisans d’une Europe fédérale, ils sont également moins restrictifs que les nationaux-libéraux à l’égard de l’immigration. Nous les appellerons libéraux-mondialistes. Dans une troisième famille, nous trouvons tous ceux qui adoptent des positions mondialistes sur les questions extérieures, mais qui, sur le plan interne, demeurent favorables à des solutions socialistes : réglementation, intervention de l’Etat, protection sociale généralisée, redistribution forte : ce sont donc des sociaux-mondialistes. Quatrième type de comportement : des gens qui, tout en étant favorables au socialisme, ont, au moins sur les questions économiques, des réflexes nationalistes. Nous les appellerons les sociaux-protectionnistes, pour insister sur le fait que leurs préoccupations nationalistes sont essentiellement des préoccupations économiques. Ce sont des gens qui refusent le libre-échange et qui refusent également l’Europe, parce qu’ils considèrent que celle-ci va compromettre, dans notre pays, la réalisation des idéaux socialistes.

Nous pouvons maintenant examiner, en nous appuyant sur les résultats de diverses enquêtes d’opinion, comment les grands courants politiques français se structurent selon cette classification. Pour un assez grand nombre de sujets, les sondages disponibles permettent d’analyser les réponses selon les préférences politiques des personnes interrogées. On peut ainsi mesurer, sujet par sujet, l’opinion des sympathisants de telle ou telle formation politique, de tel ou tel candidat à l’élection présidentielle ou de telle ou telle liste aux européennes.
Comment ces différents groupes se répartissent-ils sur les deux axes libéralisme/socialisme et nationalisme/mondialisme ? Sur le premier axe, considérons par exemple la question suivante, posée en décembre 1994 : faut-il , oui ou non, privatiser la Sécurité sociale? Comme on peut s’y attendre, cette idée ne recueille aucune approbation chez les sympathisants du parti communiste. Elle demeure très peu populaire chez les sympathisants socialistes ou écologistes, avec seulement 3 % environ d’approbation. Passons aux sympathisants de MM. Barre, Chirac et Balladur : les partisans de la privatisation de la Sécurité sociale deviennent nettement plus nombreux, 18 % dans l’électorat de M. Barre, 13 % dans celui de M. Chirac et 12 % dans celui de M. Balladur. Mais ils sont encore plus nombreux parmi les sympathisants de MM. de Villiers et le Pen : près d’un tiers d’entre eux affirmaient à l’époque leur souhait de voir privatiser la Sécurité sociale. Une telle gradation se retrouve dans les réponses à beaucoup d’autres questions du même genre en matière économique et sociale. Parfois, le degré de libéralisme de l’électorat du Front national est moins important, mais cet électorat se révèle en général au moins aussi libéral que celui du centre droit ou de la droite parlementaire.

Passons maintenant à l’axe nationalisme et mondialisme. Nous pouvons ici étudier, à titre d’exemple, trois questions particulièrement typiques portant respectivement sur le libre-échange, sur l’Europe et sur l’immigration. Première question : « libre-échange ou protectionnisme ? » En 1994, un peu plus de la moitié des Français portaient une appréciation négative sur le libre-échange. Cette proportion atteignait 70 % chez les sympathisants communistes, mais seulement 35/40 % chez les socialistes. Elle remontait légèrement dans l’électorat U.D.F./R.P.R. (47 %), mais grimpait jusqu’à 60/80 % chez les partisans de MM. de Villiers et Le Pen. Nous constatons que les différents groupes de sympathisants ne se comportent pas du tout de la même façon que pour la question précédente : ici, le clivage principal s’opère non pas entre la droite et la gauche, mais au sein même de la droite et de la gauche. On peut faire un constat analogue en ce qui concerne l’Europe. En 1992, on a posé aux Français la question suivante : « L’Europe menace-t-elle ou non l’identité de la France ? » Oui, répondent près de 60 % des sympathisants communistes. Non, répondent 60 à 70 % des socialistes et des écologistes. Les sympathisants de la droite classique sont plus partagés : ceux de l’U.D.F. se rapprochent plutôt des positions socialistes (40 % de oui, 52 % de non), ceux du R.P.R., plutôt des communistes (54 % de oui, 37 % de non). Enfin, on ne sera pas surpris de découvrir que c’est dans l’électorat du Front national que l’on trouve la plus forte proportion (80 %) de gens convaincus que l’Europe menace notre identité nationale.
Voici enfin une question particulièrement intéressante sur le thème de l’immigration. Elle a été posée en 1990 : convient-il de favoriser plutôt l’intégration des immigrés ou leur départ ? Chez les communistes, 57% sont favorables à l’intégration, contre 32% au départ. Chez les socialistes et les écologistes, l’intégration n’est préférée que par 45% des gens, mais, compte tenu des « sans opinions », cette proportion dépasse encore celle des partisans du départ. Les sympathisants de la droite classique souhaitent majoritairement le départ, mais une importante minorité d’entre eux demeure favorable à l’intégration. Quant aux sympathisants du Front national, ils sont plus de 90% à préconiser le départ des immigrés et seulement 4% leur intégration.
Nous voyons ici réapparaître une assez nette coupure entre la gauche et la droite, mais, au sein de la droite, il est clair que le taux de rejet de l’immigration demeure très différent entre la droite parlementaire, d’une part, le Front national, d’autre part. Ce n’est pas inattendu.
La conclusion que l’on peut tirer de tout cela, c’est qu’il existe une assez forte cohérence entre la classification des quatre grandes familles et le positionnement des partis politiques français ou, tout au moins, de leur électorat. Le parti communiste et ses électeurs sont très socialistes en matière économique et sociale ; ils sont aussi très nationalistes, tant sur les questions économiques que sur l’Europe, ce qui correspond exactement à la définition du social-protectionnisme ; par contre, lorsque la question de la nation est posée sous l’angle de l’immigration, ils adoptent des positions plutôt de type mondialiste. Les électorats socialiste et écologiste se rapprochent des communistes sur l’axe libéralisme-socialisme, mais s’en écartent par leur propension à privilégier les positions de type supranational ou mondialiste, au détriment des préoccupations d’identité nationale : ils se rattachent donc bien à la famille sociale-mondialiste. Dans l’électorat de l’U.D.F., dans celui de MM. Barre et Balladur, nous trouvons un plus fort degré de libéralisme que chez les socialistes, mais une grande parenté avec ces derniers sur le libre-échange et sur l’Europe et, en matière d’immigration, une position intermédiaire entre celle des socialistes et celle du Front national : ces électorats sont représentatifs de la famille libérale-mondialiste. Enfin, la famille nationale-libérale est bien représentée, non seulement, par le Front national, mais aussi par le parti de Philippe de Villiers aux européennes de 1994 et à la présidentielle de 1997. Ces électorats sont, sur la plupart des questions, les plus libéraux ; ce sont aussi les plus nationaux, tant en matière économique qu’en matière d’immigration. La seule véritable difficulté est de classer dans ce schéma l’électorat du R.P.R., qui, par certains aspects, s’apparente au courant libéral-mondialiste et, par d’autres, au courant national-libéral. Mais il est vrai aussi qu’aujourd’hui les dirigeants politiques qui s’appuient sur cet électorat se rattachent plus au premier courant qu’au second.

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J’en viens donc à la deuxième partie de mon propos. Nous pourrions l’intituler : l’évolution de l’opinion et le dilemme de la droite.
Il apparaît en effet clairement, d’une part, que l’unification de l’électorat de gauche et la division de l’électorat de droite compromettent aujourd’hui le retour au pouvoir de la droite parlementaire classique et, d’autre part, qu’à l’avenir les mouvements de fond de l’opinion vont poser à la droite un dilemme majeur.

Commençons par le diagnostic. Pour cela, reportons-nous une trentaine d’années en arrière et comparons la situation de l’époque au paysage politique actuel. Le contraste est frappant. On peut le résumer en deux formules : fin des années soixante : « droite unie, gauche divisée » ; 1997 : « gauche réunie, droite divisée ».
Quelle est, vers 1970, la configuration du rapport des forces ? A droite, le courant national et libéral, représenté par le gaullisme, domine le courant libéral-mondialiste qu’incarnent les giscardiens et ceux que l’on appelle alors les centristes d’opposition. Les clivages entre ces deux groupes ne font pas obstacle à la cohésion de leurs électorats, qui se manifeste, aux élections locales et législatives, par de bons reports de voix. A gauche, la bataille fait rage entre le parti communiste et la gauche non communiste, et les reports de voix se font mal, tout au moins dans l’un des deux sens. Le parti communiste demeure, en effet, diabolisé aux yeux d’une grande partie de l’opinion, y compris chez les socialistes. Le temps n’est pas si loin où Guy Mollet proclamait que « le parti communiste n’est pas à gauche, mais à l’Est ». Dès lors, si l’électorat communiste reporte assez bien ses suffrages sur les candidats des autres partis de gauche lorsque ceux-ci sont seuls présents au deuxième tour, il n’en va pas de même en sens inverse. Les candidats communistes restant présents au deuxième tour des élections locales ou législatives subissent généralement des pertes de voix substantielles, souvent suffisantes pour empêcher leur élection, alors que la gauche était majoritaire au premier tour.
Cette situation conduit à des échecs répétés de la gauche, ou restreint l’ampleur de ses succès. En 1969, la gauche non communiste, représentée à la présidentielle par le tandem Defferre-Mendès, s’effondre avec 5 % des voix, tandis que le parti communiste, avec Jacques Duclos, grimpe à 25 %. Cette gauche désunie n’est même pas présente au second tour, lequel oppose le candidat gaulliste, Georges Pompidou, au centriste Alain Poher.
L’élection de M. Giscard d’Estaing, en 1974, déplace l’équilibre à droite au profit du courant libéral-mondialiste. A gauche, la stratégie d’union poursuivie par François Mitterrand et le parti communiste favorise de meilleurs reports. Mais, malgré l’accroissement de la concurrence entre les deux courants de la droite, son électorat demeure plus uni que celui de la gauche.

Aux élections législatives de 1978, le score des candidats de gauche au premier tour (49,1 %) dépasse celui des candidats de droite (48,7 %). Mais cet écart n’est pas suffisant pour compenser l’effet des moins bons reports sur les candidats communistes, et la droite conserve la majorité des sièges à l’Assemblée. « France de gauche, vote à droite ? » : tel est le titre de l’ouvrage publié sur cette élection par la Fondation nationale des sciences politiques, et telle était bien, en effet, la leçon que l’on pouvait tirer à l’époque de l’analyse du rapport des forces politiques.

Examinons maintenant ce même rapport des forces, tel qu’il ressort des derniers scrutins et des plus récents sondages d’opinion.

Première constatation : la droite, dans ses deux composantes, nationale-libérale et libérale-mondialiste, est devenue nettement majoritaire dans le pays. Sur les quatre derniers scrutins nationaux (législatives de 1993, européennes de 1994, présidentielle de 1995 et législatives de 1997), elle a recueilli trois fois sur quatre plus de 50 % des voix au premier tour : près de 57 % en 1993, 59 % en 1995, et encore 51,5 % en 1997. Aux européennes de 1994, les voix de droite, au sens strict, ont représenté près de 49 % des suffrages, et près de 53 %, si l’on y adjoint celles de la liste Chasse-Pêche-Traditions.
Au sein de cet électorat, le courant national-libéral n’est plus représenté par le parti gaulliste, mais par les villiéristes et le Front national. Ce courant pèse, selon les cas, entre 15 et 25 % des voix ; la droite libérale-mondialiste recueillant, de son côté, de l’ordre de 30 à 40 % des suffrages, si l’on y inclut l’électorat du R.P.R., mais seulement 15 à 20 % si l’on met cet électorat à part.
La gauche, au sens strict, sans les écologistes, obtient, selon les cas, 30 à 40 % des voix, soit 10 à 20 points de moins que la droite. Si l’on y ajoute les écologistes, les scores grimpent au-delà de 40 %, mais demeurent très inférieurs à la majorité des voix, culminant à un peu plus de 47 % au premier tour des législatives de 1997. Dans cet ensemble, le courant social-protectionniste (parti communiste, extrême gauche, chevènementistes) pèse 10 à 15 % des suffrages. L’électorat social-mondialiste représente, de son côté, un potentiel de l’ordre de 30 à 35 % des voix.

Deuxième constatation : malgré le clivage au sein de l’électorat de gauche entre un courant social-protectionniste et un courant social-mondialiste, cet électorat est désormais bien plus uni que celui de la droite. Le parti communiste fait moins peur. Alors qu’en 1984 58 % des électeurs affirmaient ne vouloir voter « en aucun cas » pour des candidats du parti communiste, ils n’étaient plus que 45 % à le dire en 1989 et 36 % en 1996. Conséquence : les reports de voix des électeurs socialistes vers les candidats communistes, en cas de duel entre la droite et le parti communiste au deuxième tour des législatives, se sont nettement améliorés. En 1978, dans ce cas de figure, seulement 54 % ou 68 % des électeurs socialistes votaient P.C. au second tour, selon que le candidat de droite était U.D.F. ou R.P.R.. Aux législatives de 1993, 85 % des électeurs socialistes ont reporté leur voix sur le candidat du parti communiste.

A l’inverse, on observe au sein de la droite l’apparition de très fortes tensions entre les deux fractions de son électorat. Ce phénomène est largement lié à l’image du Front national, perçu de façon très négative dans l’opinion publique, y compris au sein de l’électorat de droite, si l’on en croit les sondages. Le degré de rejet par l’opinion du Front national est aujourd’hui devenu comparable, voire supérieur, au rejet du parti communiste d’il y a trente ou quarante ans. Pour illustrer cela, notons simplement que, si en 1984 52 % des électeurs déclaraient ne vouloir en aucun cas voter pour des candidats du Front national, cette proportion est passée à 68 % en 1989, et à 72 % en 1996, contre 36 % à la même date pour le parti communiste. Et il existe bien d’autres sondages suggérant la même conclusion.
La conséquence, en termes électoraux, c’est une détérioration brutale des reports de voix entre les deux courants de la droite, par rapport à ce qui était observé jusqu’au début des années quatre-vingt.
Faiblesse, tout d’abord, des reports des voix de la droite parlementaire vers les candidats du Front national, lorsqu’ils sont opposés au second tour à un candidat de gauche. Les reports de l’électorat de la droite classique sur le Front national ne dépassent guère 75 %, même lorsque la gauche est représentée par le parti communiste, et ils tombent parfois à moins de 50 %.
Faiblesse, aussi, des reports de l’électorat du Front national en direction des candidats de la droite parlementaire. Lors de la présidentielle de 1995, un sondage réalisé à la sortie des bureaux de vote le jour du second tour indiquait que, sur 100 électeurs de Jean-Marie Le Pen au premier tour, 44 avaient voté « blanc » ou s’étaient abstenus, que 17 avaient voté Jospin, et que seulement 39 avaient porté leur voix sur Jacques Chirac. D’autres évaluations ont donné un taux de report encore plus important de cet électorat sur Lionel Jospin. La même analyse, portant sur les élections législatives de 1997, paraît indiquer une légère augmentation du taux de report de l’électorat Front national sur les candidats de la droite parlementaire, mais celui-ci demeure encore très faible : sur 100 électeurs Front national du premier tour, à peine la moitié auraient voté au second tour pour le candidat de droite, les autres apportant leur voix à la gauche (21 %) ou, enfin, s’abstenant ou votant « blanc » (29 %).
Ces chiffres témoignent d’une dégradation sans précédent des reports de voix au sein de la droite. La médiocrité des reports est même plus grave que ce que l’on observait à gauche il y a vingt ou trente ans, car, d’une part, les taux de déperdition sont plus importants et, d’autre part, le phénomène joue ici dans les deux sens, alors qu’à gauche il pénalisait surtout au second tour les candidats communistes.
Cette situation est évidemment fort inquiétante pour la droite. On n’a pas assez souligné qu’elle a eu pour conséquence, à la présidentielle de 1995, une réduction des trois quarts de l’écart entre la droite et la gauche du premier au second tour : l’avance de la droite est passée de près de 22 points le 23 avril à seulement 5,4 points le 7 mai. En 1997, l’écart au premier tour entre les voix de droite et celles de gauche s’est rétréci et ne s’élevait plus, si l’on peut dire, qu’à 11 points, la droite demeurant néanmoins nettement majoritaire. Et l’on a pu constater, fait sans précédent, qu’un écart de plus de 11 points au premier tour entre les deux blocs ne suffit pas à donner une majorité en sièges à la droite au second tour. Le rapport des forces politiques est ainsi devenu symétrique de celui qui prévalait encore en 1978 : c’est désormais une France de droite qui vote à gauche.

Il est clair, désormais, que la désunion de la droite peut écarter celle-ci durablement du pouvoir, lorsque la plupart des élections, comme c’est le cas aujourd’hui, se jouent au scrutin majoritaire à deux tours. Un bloc composé, disons, d’une droite U.D.F.-R.P.R. à 35 % des voix et d’une droite populiste à 20 % représente 55 % de l’électorat. Mais, si seulement la moitié de l’électorat populiste se reporte sur les candidats de l’autre courant, cela ne fera que 45 % des voix, score insuffisant pour gagner.

Comment, dans ce contexte, peut-on envisager l’avenir de la droite ? Il faut ici distinguer, d’une part, l’avenir à court terme, et, d’autre part, les perspectives à moyen ou long terme. Et on peut dire que, si, à court terme, les conditions paraissent favorables à des formules de grande coalition, en revanche, à plus long terme, l’évolution prévisible des rapports de forces compromet la stabilité de ces formules.

Reprenons notre classification des forces politiques en quatre familles. Nous constatons que le courant libéral-mondialiste se rapproche des nationaux-libéraux pour s’opposer au socialisme, mais qu’il se rapproche des sociaux-mondialistes sur la question de la nation. Ce courant dispose donc de deux possibilités d’alliance : soit avec son aile droite, c’est la configuration classique de l’opposition droite-gauche, soit avec son aile gauche. Cette deuxième configuration a été mise en pratique, notamment, en Allemagne et en Autriche, sous le nom de grande coalition. En Autriche, c’est depuis 1986 qu’il existe un gouvernement de coalition, réunissant ceux que l’on appelle les « rouges » (le parti social-démocrate) et les « noirs » (les conservateurs du parti populaire). La grande coalition réunit donc le parti social-démocrate et les partis du centre droit sur un programme qui minimise les divergences en matière économique et sociale et qui valorise les convergences sur toutes les questions touchant à la nation.
Enumérons quelques-uns des facteurs qui rendent plausible, dans les conditions actuelles, l’apparition en France d’une configuration de type grande coalition.
Le premier élément est purement arithmétique. Nous constatons aujourd’hui que l’électorat social-mondialiste représente, écologistes et socialistes additionnés, de l’ordre de 30 à 35 % des voix. Les formations politiques de centre-droit rassemblent 30 à 40 % des voix ; si l’on exclut les voix du R.P.R., elles représentent encore 15 à 20 %. Il y a donc là, virtuellement, une coalition majoritaire. Si l’on inclut la totalité des voix de centre droit dans la mouvance libérale-mondialiste, cette majorité est même capable de réunir deux Français sur trois, comme l’avait ambitionné en son temps M. Giscard d’Estaing. Il s’agit là d’une situation tout à fait nouvelle. Ce n’était pas du tout le cas à la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix. A cette époque, le parti communiste et l’extrême-gauche représentaient 20 à 25 % des voix ; le parti gaulliste faisait 30 à 35 % des voix : les courants socialistes et de centre-droit n’étaient pas à eux seuls en mesure de constituer une majorité.

Le deuxième élément favorable à ce type de configuration est la persistance dans l’opinion d’un consensus social-démocrate, favorable à l’intervention de l’État dans la vie économique et à la défense des acquis sociaux. On observe même, depuis quelques années, un regain de faveur de l’interventionnisme. Dans deux sondages, réalisés respectivement en 1985 et en 1994, on posait la même question aux gens, en leur demandant si l’État intervenait trop, comme il faut, ou pas assez dans la vie économique. En 1985, 25 % des personnes qui répondaient estimaient que l’État intervenait trop, 29 % pas assez. En 1994, 11 % seulement des personnes sondées répondent que l’État intervient trop, et plus de la moitié, 53 %, disent qu’il n’intervient pas assez. Même consensus lorsque l’on demande aux Français : « Devons-nous recruter un grand nombre de nouveaux fonctionnaires dans des secteurs comme l’éducation ou la santé ? » Plus de 80 % des Français répondent « oui ». Nous constatons également un rejet assez massif dans l’opinion des propositions les plus libérales, telles que : supprimer le S.M.I.C., privatiser la Sécurité sociale, développer les universités privées, ou supprimer le R.M.I..
Un troisième facteur favorable à la grande coalition, c’est la proximité des partenaires virtuels de cette coalition, libéraux-mondialistes et sociaux-mondialistes, sur une série de questions touchant à la place de la nation. C’est vrai, en particulier, nous l’avons vu tout à l’heure, pour l’attitude à l’égard du libre-échange.
Une convergence semblable existe sur les questions européennes entre les électorats du parti socialiste, des écologistes et de l’U.D.F.. Ces trois électorats ont donné en 1992 une nette majorité au « oui » au traité de Maëstricht et leurs réponses aux sondages sont constamment les plus favorables à l’Europe – un peu plus pour les socialistes, un peu moins pour l’U.D.F.. Ce constat, certes, ne vaut pas pour l’électorat gaulliste, qui, en matière européenne, demeure majoritairement hostile aux thèses supranationales. Mais une forte minorité des électeurs du R.P.R. répond, sur ces questions, dans le même sens que ceux du P.S. ou de l’U.D.F.. Il existe donc au moins une convergence partielle de cet électorat gaulliste avec les autres électeurs du centre-droit.
Et puis, un dernier élément favorable à cette solution, c’est que le mélange de positions mondialistes sur le plan externe avec une version modérée de la social-démocratie sur les questions intérieures paraît correspondre au souhait majoritaire de nos élites, c’est-à-dire des personnes ayant une position dominante dans la société, ayant le niveau d’instruction le plus élevé, et qui peuvent donc jouer souvent le rôle de leaders d’opinion. C’est ce que l’on observe, notamment, lorsque l’on interroge l’ensemble des Français sur l’Europe, et parmi ceux-ci, ceux qui font partie des élites dirigeantes. Un sondage effectué en 1996 auprès des décideurs de haut niveau dans toute l’Europe a montré, en France comme ailleurs, une adhésion massive de cette catégorie à l’Europe, telle qu’elle se construit actuellement. Je prendrai un seul exemple : 90 % des décideurs de haut niveau sont favorables en France à la monnaie unique, contre, au même moment, 55 % seulement des Français.

Reste, bien entendu, à savoir quel serait le partenaire dominant d’une telle coalition. Dans les circonstances actuelles, la réponse que l’on peut apporter à cette question n’est pas très encourageante pour la droite. Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer le poids électoral potentiel des deux partenaires. Le courant social-mondialiste représente, nous l’avons vu, 30 à 35 % des suffrages. Pour l’équilibrer, le courant libéral-mondialiste ne devrait perdre aucune partie de son électorat en concluant une alliance de grande coalition. Compte tenu de ce que nous savons de cet électorat, c’est manifestement impossible : au moins le quart ou le tiers des électeurs de l’U.D.F. et, surtout, du R.P.R., feraient défection. Au sein de la grande coalition, la droite libérale-mondialiste ne pourrait donc peser plus de 25 à 30 % des suffrages. C’est suffisant pour donner la majorité à une telle alliance, mais cela n’autorise pas à en prendre la tête. La grande coalition peut donc permettre à une partie de la droite de participer de nouveau au pouvoir, mais sans autre perspective que celle d’un rôle de second plan.

Si donc on peut estimer, à court terme, qu’une alliance de grande coalition, englobant une partie de la droite serait viable, à plus long terme, la stabilité de cette alliance paraît fort problématique. Il y a à cela plusieurs raisons, dont certaines sont d’ores et déjà bien présentes ; d’autres raisons sont liées à des mutations en cours du paysage politique et vont prendre une importance croissante au cours des années qui viennent.
Certains facteurs d’instabilité des formules de grande coalition sont déjà présents actuellement. Le premier est la bipolarisation de l’élection présidentielle. En effet, une fois tous les sept ans au moins, il faut qu’il y ait une compétition entre deux candidats seulement au second tour, sans possibilité d’échange de bons procédés, comme ce peut être le cas dans une élection à circonscriptions multiples, où l’on peut parfaitement imaginer que deux courants politiques alliés se répartissent les candidatures dans les différentes circonscriptions, ou passent des accords de désistement réciproque. Il est évident qu’à l’élection présidentielle les choses ne peuvent pas se passer ainsi. Si un représentant du courant social-mondialiste souhaite devenir président de la République, et si un représentant du courant libéral-mondialiste a les mêmes intentions, ils ne vont pas se désister mutuellement l’un pour l’autre. Ils vont être obligés, d’abord, de tout faire pour être présents au second tour et, ensuite, de s’opposer l’un à l’autre au second tour, s’ils obtiennent plus de voix que les autres candidats. Et ils seront naturellement conduits par cette logique à insister sur ce qui les oppose plutôt que sur ce qui les réunit : nous voyons réapparaître ici le bon vieux clivage droite-gauche.
Un deuxième aspect à considérer, c’est la persistance de points de tension entre le courant social-mondialiste et le courant libéral-mondialiste. Et le principal de ces points de tension, c’est la question de l’immigration, sur laquelle les prises de position de ces deux électorats ne sont pas les mêmes.
Le troisième facteur d’instabilité d’une solution de grande coalition, ce sont les contradictions de l’électorat gaulliste, qui demeure très divisé sur les questions mettant en jeu l’identité nationale. Une forte minorité de cet électorat se rapproche des positions de l’U.D.F.. Mais une majorité, que ce soit au moment du traité de Maëstricht ou encore aujourd’hui, campe sur des thèses plus nationalistes.

Il existe d’autres raisons, moins immédiates, de douter de la pérennité d’une grande coalition. Pour que cette formule soit stable, elle doit s’appuyer sur un électorat stable ou, mieux encore, en expansion. Or, l’évolution prévisible de l’électorat de droite conduit à pronostiquer un rééquilibrage en faveur du courant national-libéral ou populiste. Considérons tout d’abord l’évolution de l’opinion sur la question de l’identité nationale. Il y a une quinzaine d’années, en France, on trouvait sur l’Europe ce que des analystes politiques ont appelé un consensus permissif : tout le monde était plus ou moins favorable à l’Europe, mais parfois pour des raisons qui n’étaient pas explicites, ou simplement par conformisme vis-à-vis d’une opinion largement partagée. Ce que nous voyons, depuis une quinzaine d’années, et surtout depuis 1990/1992, c’est la montée en France, comme ailleurs en Europe, de l’euro-scepticisme. Cette évolution est très nettement perceptible dans les sondages effectués dans les pays de l’Union européenne par la Commission elle-même, sous le nom d' »Eurobaromètre ». Nous voyons, de la même façon, l’opinion française se montrer de plus en plus hostile à une immigration jugée excessive. Cette évolution de l’opinion doit normalement favoriser, au sein de la droite, un courant plus national et défavoriser un courant moins national.
Un autre aspect à prendre en considération, ce sont les structures par âge des électorats de droite. L’électorat du centre-droit et de la droite parlementaire classique est, de façon très nette, un électorat plus âgé que l’électorat du courant national-libéral, et notamment l’électorat du Front national. Voyons, par exemple, un sondage effectué à la sortie des urnes aux élections législatives de 1997. L’U.D.F. et le R.P.R. ont rassemblé 31 % des voix au premier tour. Dans l’électorat de moins de vingt-cinq ans, ils ont obtenu seulement 29 % des voix et, dans l’électorat de vingt-cinq à trente-quatre ans, seulement 26 % des voix. Par contre, dans l’électorat de soixante-cinq ans et plus, l’U.D.F. et le R.P.R. représentaient 46 % des voix. Le Front national, de son côté, pesait 15 % des voix au premier tour, au niveau national. Chez les moins de vingt-cinq ans, son poids atteignait 16 % ; dans l’électorat de vingt-cinq à trente-quatre ans, 19 % et, dans l’électorat de soixante-cinq ans et plus, 12 % seulement. En d’autres termes, si l’on fait l’hypothèse, qui n’est pas absurde, que les jeunes électeurs d’aujourd’hui voteront à peu près de la même façon quand ils auront avancé en âge, il est clair que le rapport des forces au sein de la droite entre, par exemple, le Front national et le groupe U.D.F.-R.P.R., qui est actuellement de l’ordre de un à deux, à terme, pourrait devenir, sur la base de la structure actuelle de l’électorat par âge, environ deux à trois, ce qui n’est pas du tout la même chose. On observe le même phénomène en Italie, et de façon encore plus accentuée, entre Forza Italia et l’Alliance nationale. Sur cent électeurs de chacune de ces formations, il y a près de 20 % de jeunes de dix-huit à vingt-quatre ans chez l’Alliance nationale, et 11,5 % seulement pour Forza Italia.
Enfin, il faut tenir compte d’un phénomène européen, qui est l’émergence et la montée en puissance, un peu partout, de forces politiques de type populiste, qui développent des thèmes plutôt libéraux sur le plan interne, et plutôt nationalistes sur le plan externe. L’Alliance nationale, en Italie, en est un exemple, mais aussi les libéraux de M. Haider en Autriche, et d’autres encore. Si ce mouvement se poursuit, le courant libéral-mondialiste perdra de l’importance au sein de la droite par rapport au courant national-libéral. Et l’on verrait ainsi se rétrécir progressivement la base politique d’une grande coalition.

Quel que soit le cours que prennent les événements, il est clair que la droite politique française se trouve aujourd’hui, et se trouvera demain plus encore, placée devant un dilemme politique majeur. Dès lors qu’il lui devient de plus en plus difficile de gouverner, à cause de sa désunion, elle a en effet le choix entre deux solutions : ou bien une cassure complète, suivie de la constitution d’une alliance de grande coalition à laquelle ne participerait que l’une de ses composantes ; ou bien la reconstitution d’une union de la droite, que l’on ne voit guère se dessiner pour l’instant.
J’ai essayé de vous présenter les termes de ce débat, j’espère le plus honnêtement possible et sans prendre parti. Aux politiques et aux électeurs maintenant de décider.