La fin du monopole, ou la liberté dans l’assurance-maladie

par Jacques Garello

 Le passage à la liberté est sans doute plus délicat en matière de retraite, parce que le mal s’est accumulé depuis des générations et qu’il faut sortir de l’impasse à moindre coût, ce qui implique des calculs assez serrés et des méthodes inventives ; à l’inverse, dans le domaine de l’assurance-maladie, la liberté est facile à mettre en œuvre : le passage à la liberté n’est bloqué que par des considérations purement politiques, car, du point de vue technique, il est très facile d’imaginer ce que peut être un système libéral d’assurance-maladie, d’autant plus que ce système existe dans certains pays. Ce n’est pas faire preuve d’une imagination débordante que de supposer la santé régie par la loi du marché et les choix en matière d’assurance-maladie complètement libres. Cependant, comme nous sommes dans un pays où la tradition dirigiste et le service public de la santé sont anciens, il est bon d’expliquer à nos compatriotes comment les choses se passeront lorsqu’on en viendra à la liberté dans le domaine de l’assurance-maladie et, d’une manière plus générale, de la santé.

  Deux préalables cependant. Le premier est que la concurrence ne peut exister que si l’on donne la liberté aux consommateurs. Tout commence donc par une prise de conscience des Français. Il faut qu’ils se transforment d’assujettis, qu’ils sont aujourd’hui, en consommateurs, ce qui implique une certaine information.

  Le deuxième préalable concerne les Français qui ne pourraient être consommateurs, car ils n’auraient pas les moyens de leur consommation, et un certain nombre de protections sociales doivent être envisagées. Ceux qui n’ont pas les moyens de se payer une assurance-maladie doivent recevoir ces moyens dans le domaine de la solidarité et non de l’assurance. Il faut nettement distinguer ce qui appartient à l’assurance et ce qui appartient à la solidarité.

  Ces préalables étant réglés, comment ce marché de la santé pourrait-il s’organiser et que resterait-il de la sécurité sociale qui aurait perdu son monopole ?

  Quand on dit qu’on va instaurer la liberté de l’assurance-maladie et de la santé, cela s’entend bien sûr de la liberté du consommateur, mais aussi de la liberté des prestataires : au niveau de l’assurance elle-même, mais aussi des soins et des actes de santé.


  En ce qui concerne les assureurs, il faut imaginer que le marché soit librement ouvert, c’est la définition même de la concurrence. La concurrence n’est autre que la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté d’installation pour tous ceux qui veulent proposer de nouveaux services. Il n’y a dans ce domaine aucune restriction à introduire, aucune réserve à faire, peu importe le statut juridique ou la nationalité des prestataires d’assurance.

  Les problèmes sont un peu plus difficiles, s’agissant de la concurrence entre les prestataires de soins eux-mêmes. Tout d’abord, parce qu’il y a une première difficulté : dans un système de liberté, le malade gardera-t-il le libre choix complet de son médecin ou de son hôpital ? C’est ici une question de convention entre le malade et l’organisme dispensateur de prestations. Nous aurions vraisemblablement deux types de contrats : ceux dans lesquels le malade garderait la totalité de sa liberté, et choisirait son médecin et son hôpital ; seule cette première solution est conforme à une conception authentique de ce que l’on appelle une profession libérale, car la spécificité d’une profession libérale est d’établir un contrat de confiance mutuelle entre les deux parties. Rien ne remplace ce tête-à-tête entre le médecin et son client et, d’une manière plus générale, entre celui qui exerce une profession libérale et son client. Il fut un temps où, dans l’exercice des professions libérales, on se faisait un honneur de tenir compte de la fortune du client pour fixer le montant des honoraires. En matière d’avocat, on donne toujours en exemple Saint Yves, patron de cette profession, qui avait pour vocation de défendre la veuve et l’orphelin, c’est-à-dire les gens qui n’ont pas les moyens. C’est une façon d’imaginer les relations entre le prestataire et le client que de revenir à la déontologie de ce que l’on appelle les professions libérales.

  Mais pourquoi aussi ne pas imaginer des contrats, moyennant une prime évidemment moins importante, qui font perdre aux médecins et aux clients la liberté de ce contrat direct ? Ce système existe, ce sont tous les systèmes d’abonnement, les fameux H.M.O. ou les réseaux de soins coordonnés, R.S.C.. Qu’il s’agisse des H.M.O. ou des R.S.C., ce sont des formules qui sont privatives de liberté, puisque le malade s’abonne à un réseau de soins, sans savoir nécessairement quel est le prestataire ; mais c’est une restriction de liberté librement consentie, un contrat d’un autre type, qui n’est pas au même prix qu’un contrat laissant le libre choix du médecin. On connaît les avantages et les défauts de ce système. Nos amis Américains ou Australiens, pays dans lesquels ces pratiques sont courantes, font remarquer qu’on court le risque d’une certaine médecine d’entreprise. En effet, il semble qu’il y ait une certaine institutionnalisation de la profession et que l’on fasse un peu de la médecine à grande échelle. Les Américains ou les Australiens sont assez souvent réservés à l’égard de ces expériences. Cependant, j’estime qu’elles ne sont pas à rejeter et qu’il faudrait au minimum que ceux qui veulent tenter cette expérience puissent le faire.


  La deuxième difficulté concerne la liberté d’installation. Quand nous définissons la concurrence comme la liberté d’installation, en disant qu’on va laisser les prestataires de soins, qu’ils soient hospitaliers, médicaux ou paramédicaux, proposer librement leurs services, on invoque les problèmes de la démographie médicale. La plupart des professions médicales et para-médicales sont soumises, aujourd’hui, directement ou indirectement, à un numerus clausus. La profession se ferme, en vertu des exigences de démographie. Je m’oppose fermement à cette idée de la démographie médicale, parce que le nombre des gens qui peuvent proposer leurs produits sur un marché ne peut être indiqué que par le marché lui-même ; or, le marché de la santé n’a jamais fonctionné, alors comment savoir si demain il y aura trop de médecins ou pas assez ? Pour moi, il y a le nombre de médecins que le marché indique. Est-ce que cela sera 1 médecin pour 50 habitants ou 1 pour 5.000 ? On ne le sait pas, car on ne peut connaître à l’avance les résultats sur lesquels le marché va déboucher. Prenons un exemple : avant que la déréglementation des transports aériens n’intervienne aux États-Unis, il y avait un très grand nombre d’experts qui, eux aussi, parlaient de démographie. Ici, la démographie, c’était le nombre de compagnies aériennes, le nombre de sièges à offrir, la capacité des avions… Tous les experts qui avaient pronostiqué ce qui allait se passer une fois que le marché serait rendu à la liberté se sont trompés, ils ont conclu à la concentration et à la nécessité d’avoir de gros porteurs. Cela a été l’éclatement, la création d’un très grand nombre de compagnies, et le marché a évolué dans un sens que personne n’avait prévu. Il est d’ailleurs en train d’évoluer à nouveau, il se reconcentre, mais cette respiration du marché, il n’y a que le marché lui-même qui puisse la sentir, et on empêche la respiration si on impose un chiffre a priori.

  Je ne crois pas que la santé soit un marché d’excédent. Je pense qu’il y a une pénurie d’offre de prestations, car les budgets des ménages font une part de plus en plus grande aux dépenses de santé. Les gens qui ont satisfait leurs besoins d’alimentation, de vêtements, puis de loisir, vont entrer dans la phase des consommations religieuses. André Malraux a dit : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » Il avait bien senti que, quand on a satisfait la plupart des besoins matériels, reste l’immensité des besoins psychologiques, spirituels et moraux. Cela implique une reconversion de la fonction médicale, mais l’on retrouve ici une des dimensions de cette profession, qui est d’apporter une aide psychologique et morale aux gens. Pour dispenser des soins et faire des piqûres, les Bulgares et les Soviétiques réussissent très bien, mais ce qui manque sans doute, dans leur système de santé, ce sont des gens qui savent écouter les autres et leur donner des conseils. Ne nous enfermons pas dans ce problème de démographie médicale, pharmaceutique ou hospitalière : il faut laisser jouer le marché et le nombre de médecins, d’hôpitaux, la qualification, l’implantation seront indiqués par le marché. Il sait beaucoup mieux que n’importe quel bureaucrate, ministre de la santé ou ordre des médecins, ce qu’il faut ou non en matière de prestations de soins.


  Dernier acte de cette liberté, la liberté des prix et des rémunérations. Il est certain que le principe de la liberté des honoraires doit exister avec, éventuellement, l’exception pour ceux qui sont assujettis à la sécurité sociale. De la même manière, liberté des prix de clinique et d’hospitalisation. Aujourd’hui, il est extraordinaire de voir que l’hospitalisation privée, dont les coûts de fonctionnement sont de la moitié ou des deux tiers, selon les actes, inférieurs à ce qu’ils sont dans l’hospitalisation publique, souffre d’un contrôle stérilisant des prix, de la démographie et de l’implantation. Il faut leur rendre une complète liberté, supprimer la carte hospitalière, supprimer toute réglementation en matière d’hospitalisation privée. Une liberté fondamentale en matière de prix, c’est la liberté des prix des médicaments et l’on ne sait pas pourquoi le médicament a échappé à la vigilance libérale de nos dirigeants. De tout temps, on a libéré les prix, sauf ceux des médicaments, toujours en invoquant le prétexte que cela agrandissait le trou de la sécurité sociale, ce qui est ridicule quand on sait quelle est la part des médicaments dans les dépenses de santé et la part des dépenses de santé dans l’ensemble du déficit de la sécurité sociale.

  Donc, il faut que la liberté la plus grande puisse régner, liberté du choix du consommateur, liberté de l’assureur, liberté des prestataires de soins, liberté des prix et des laboratoires. Mais, dira-t-on, avec cette liberté, vous allez balayer la sécurité sociale ; vous donnez aux gens la possibilité de rester ou de sortir du système de sécurité sociale, mais, pratiquement, vous privez la sécurité sociale des moyens de faire son travail ; quand on laisse aux Français la liberté de rester ou de partir, si tout le monde part, ceux qui restent n’auront plus rien. Quel va être le sort de ceux qui restent et quel va être celui de la sécurité sociale, une fois qu’elle aura perdu son monopole ? Son sort changera. On a toujours vu que, passant du monopole à la concurrence, les entreprises devaient agir pour s’adapter ; c’est justement cette adaptation que nous voulons et je suis un de ceux qui ne pensent pas que l’on puisse modifier le système de l’intérieur.

  Il en est de la sécurité sociale comme de l’éducation nationale : ce n’est pas en faisant appel à la conscience, ce n’est pas en multipliant les contrôles que l’on va modifier quoi que se soit. D’ailleurs, les gens consciencieux sont toujours perdants dans un système de monopole public. Le médecin qui se dispense de remplir sa feuille de maladie parce qu’il va ruiner la sécurité sociale perd ses clients, qui vont faire signer la même feuille chez le médecin voisin ; l’appel à la conscience est une subvention pour les moins consciencieux, c’est donner raison à ceux qui abusent. Je suis contre l’appel à la conscience, parce que tout le monde n’a pas la même conscience. On ne fait pas fonctionner le système en spéculant sur la bonne tenue des gens, on fait fonctionner les systèmes en mettant de la responsabilité partout. Le monopole, c’est toujours l’irresponsabilité ; la concurrence, c’est toujours la responsabilité. Si vous voulez que les caisses aient une gestion responsable – les coûts de traitement d’un dossier peuvent varier de 1 à 9 en fonction des caisses -, ce n’est pas en faisant appel à des réformes de structure de la sécurité sociale, c’est en mettant en place la réforme fondamentale qui est la suppression du monopole, c’est en mettant la sécurité sociale, elle-même, en concurrence ; à ce moment-là, on fera la part des abus et la part des gaspillages.

  La critique la plus fréquente chez les gestionnaires actuels de la sécurité sociale, c’est : « Vous allez écrémer le marché, garder tous les clients intéressants et nous repasser ceux qui sont trop coûteux : vous nous laissez la liberté de nous ruiner. » A cela, il y a plusieurs réponses. Je ne sais pas ce qu’est un bon ou un mauvais assuré, car le bon assuré d’aujourd’hui pourra devenir le mauvais plus tard et inversement. « Un homme bien portant est un malade qui s’ignore », disait le docteur Knock, et un jouvenceau est un octogénaire en puissance. Les systèmes d’assurance sont conçus pour que l’on mélange les biens portants et les mal portants, les jeunes et les vieux, et il n’y aurait pas d’assurance s’il n’y avait pas de capitalisation, s’il n’y avait pas la possibilité d’étaler dans le temps la venue d’un certain nombre de risques. Tous les problèmes d’assurance doivent être vus en termes dynamiques, et on ne sait pas alors ce qu’est un bon ou un mauvais assuré.


  Deuxième remarque : dans les cas où des assurances privées ont été en concurrence avec le secteur public, elles n’ont pas pratiqué l’écrémage et, aujourd’hui, vous voyez de la publicité sur le thème : « Nous prenons tout le monde, nous prenons des gens sans examens médicaux. » Qu’on laisse faire les assureurs et, parce qu’ils voudront fidéliser une certaine clientèle, ils accepteront tout le monde dans le système. Ainsi, on peut avoir quelqu’un de malade dans la famille, et, si on accepte cette personne comme client, on peut avoir toute la famille ; c’est un problème de répartition des risques, car toute assurance est à la fois une capitalisation et une répartition.

  Enfin, s’il advenait que la sécurité sociale ait finalement un handicap très lourd, c’est-à-dire que le spectre de ses assurés soit radicalement différent du spectre d’une autre compagnie concurrente, on ne serait pas, pour autant, dépourvu de moyens et il y en a un qui a été pratiqué très souvent à l’étranger, c’est la péréquation entre les assureurs. Il ne faut pas aller trop loin dans la péréquation, sinon les assureurs ne prendront pas toutes les mesures de médecine préventive qui sont en l’état de faire diminuer le risque de leur clientèle.

  Cette péréquation peut se faire avec le système du bonus-malus : ce n’est pas très facile en matière de santé, parce que le risque moral est moins important dans le domaine de la santé que dans celui de l’automobile. Un automobiliste peut se corriger, un malade peut difficilement s’empêcher d’être malade. Le bonus-malus n’est donc pas la formule idéale en matière de santé, mais il n’est pas à exclure. Un autre système est celui d’une caisse de péréquation entre les assureurs eux-mêmes : ceux qui ont eu des excédents parce que leur clientèle a été moins risquée peuvent reverser à ceux qui ont eu des risques supérieurs aux prévisions, à charge de revanche dans un exercice qui serait plus favorable aux uns et plus défavorable aux autres. Ce système a été appliqué en Suisse, entre les différents cantons, qui ont d’ailleurs entre eux des systèmes d’assurance-maladie assez différents. Cela n’est pas non plus un système très agréable, parce que les assureurs ne sont pas tellement incités à la bonne gestion et se disent que, s’ils ont des « pépins », cela sera couvert par la caisse de péréquation. On a trouvé, en effet, que c’était toujours les mêmes qui étaient en situation débitrice, et toujours les mêmes qui alimentaient.

  Il reste une dernière formule, celle de la réassurance, qui permet toujours de répartir les risques des assureurs. Il existe certainement des compagnies privées qui pourraient réassurer les risques au-delà de la moyenne des différents assureurs, y compris de la sécurité sociale. Il suffit de trouver un réassureur qui accepte de couvrir les risques au-delà de la normale. Nous pouvons toujours imaginer dans quelle direction irait le marché, mais personne ne peut connaître à l’avance les formules concrètes qui seront finalement retenues. C’est justement la liberté qui va trouver les formules. Notre problème n’est donc pas de trouver des formules, mais de favoriser la liberté, qui fera le reste.


  C’est vrai qu’en dépit de la force du marché il restera sans doute des gens qui ne seront pas correctement couverts. C’est vrai que, quel que soit le système social de protection, il y a des gens qui passent au travers ; les nouveaux pauvres sont là pour attester que l’État-providence crée aussi de la pauvreté dans des sociétés surassistées, surprotégées : il y a des gens qui manquent de tout et qui sont dans une détresse financière et souvent morale considérable. Aucun système social, aucun système public ne peut apporter de remède. C’est le sens du libéralisme à la française que de laisser une large place à l’initiative privée et de se dire que ce que les systèmes publics peuvent faire, les particuliers sont là pour le prendre en charge. Ceux qui auront eu l’infortune de ne pas être suffisamment couverts par leur système d’assurance privée ou publique doivent pouvoir compter sur l’entraide. Seulement, nous sommes tellement habitués à ce que l’État ait nationalisé non seulement l’industrie, non seulement la finance, mais aussi les bons sentiments, la charité, la solidarité, que nous avons souvent perdu jusqu’au sens de cette solidarité privée. Je suis un des plus fermes partisans de ce qu’on peut appeler la privatisation de la protection, il faut passer bien souvent de la protection sociale à la protection privée, à celle qui s’exerce entre individus. Elle n’est pas seulement financière, c’est la main tendue, c’est le geste que l’on a vis-à-vis de l’autre et elle a un caractère autrement humain que les droits acquis, que la préposée au guichet de la sécurité sociale ; c’est autrement chaleureux que la feuille de maladie que l’on va remplir.

  Si nous voulons une société libérale, ce n’est pas seulement parce qu’elle est la plus efficace, c’est aussi parce qu’elle permet aux hommes d’exercer leur liberté et que cet exercice de la liberté doit aussi pouvoir se faire au service des autres.