La gauche après l’effondrement de l’U.R.S.S. : que reste-t-il du marxisme ?

par Claude Bramoullé

Que reste-t-il du marxisme ? C’est un sujet difficile, parce que le marxisme est une doctrine difficile, complexe, multidimensionnelle, sur lequel se développe, depuis quelque temps, un débat dans l’intelligentsia française, à travers le journal Le Monde.
D’un côté, certains pensent, même à gauche, qu’il ne reste plus rien du marxisme. Ils sont représentés par un historien décédé en 1997, François Furet. Dans Le Passé d’une illusion, celui-ci entend décrire l’évolution du marxisme au cours du siècle. Venant du marxisme, il est très critique, mais il ne cite jamais des auteurs libéraux qui ont dit la même chose que lui, un demi-siècle auparavant. Pas une fois il ne mentionne La Route de la servitude de Hayek, qui date de 1943, tout en reprenant une argumentation comparable : il explique que le marxisme et sa représentation en Union soviétique ont les mêmes racines totalitaires que le nazisme. Furet ne cite pas non plus Jean-Marie Benoist, qui déclarait plus récemment : « Marx est mort ». Le livre de Furet est d’ailleurs l’image française d’un livre plus international, celui de Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire. Selon cet auteur, l’effondrement de l’U.R.S.S. marquerait non seulement la fin de l’histoire, mais aussi la fin du marxisme. Il ne resterait plus que le capitalisme et le libéralisme.
D’un autre côté, dans Le Monde du 15 octobre 1997, deux universitaires nettement marqués à gauche, Daniel Bensaïd et Philippe Corcuff, signent un article intitulé « Fin de siècle », où ils prennent position contre l’idée de Fukuyama et de Furet, en annonçant, selon l’intertitre donné par la rédaction du Monde : « Contrairement à ce que semblait penser François Furet, l’histoire passée de la libération sociale n’est pas porteuse de catastrophes totalitaires inéluctables. De la lutte des opprimés affleurent des images d’une émancipation qui peut devenir effective dans de nouveaux contextes. » Donc, pour ces deux auteurs, il reste tout du marxisme. Et je voudrais développer une idée voisine, bien que je n’aie rien à voir avec eux, ni idéologiquement ni politiquement. Ma conviction profonde, c’est que l’on aurait tort de croire qu’il ne reste plus rien du marxisme, surtout en France.

C’est vrai qu’au niveau de la planète on peut trouver des arguments qui vont dans le sens de Fukuyama ou de Furet, mais il existe une exception française. Dans notre pays, le marxisme est bien présent, et il est en mouvement. Ce n’est pas une idéologie close. Deux éléments y concourent. Le premier, c’est que les partisans du marxisme sont libérés aujourd’hui du devoir de célébrer une barbarie à visage humain. Comme il n’y a plus d’Union soviétique, c’est beaucoup plus facile aujourd’hui de se dire marxiste qu’à l’époque où Alexandre Soljénitsine, par exemple, dénonçait le goulag et un système policier concrètement déduit de l’idéologie marxiste. Le deuxième élément, c’est que le capitalisme et le libéralisme, ayant « gagné un combat, sinon une guerre », ont une visibilité universelle qui les expose à une critique virulente. On peut faire flèche de tout bois, en regardant ce qui se passe dans tel pays, puis dans tel autre, et en cumulant les arguments.
Cela dit, je voudrais d’abord revenir sur le marxisme lui-même, qui est multidimensionnel, en rentrant dans des distinctions indispensables, avant de vous montrer comment aujourd’hui, en France, on vit dans une société largement marxiste. Le marxisme est multidimensionnel. Il doit être distingué du marxisme-léninisme. J’entends par marxisme la doctrine de Marx et d’Engels, que l’on trouve, notamment, dans Le Capital. Marx et Engels ne disent rien sur la construction du socialisme concret. Pour eux, la société communiste doit s’instaurer naturellement, grâce à la dictature du prolétariat, qui conduit à la fin de la lutte des classes. La bourgeoisie ayant disparu, l’histoire sera alors achevée et l’on sera dans une société sans classes qui sera, par définition, la société communiste. Le marxisme-léninisme essaye, quant à lui, tout en s’appuyant sur la doctrine de Marx, de donner une justification logique et cohérente à la construction d’un socialisme concret. Vous connaissez la formule de Lénine : « Le communisme, c’est les soviets, plus l’électricité. » L’expérience de Lénine, menée en Union soviétique, s’est terminée en 1991 avec l’explosion de l’ancienne Union soviétique. On peut dire que le marxisme-léninisme est mort.
Mais la doctrine de Marx et d’Engels eux-mêmes est toujours vivante. Cette doctrine comporte trois volets majeurs. Il y a d’abord un volet économique. Marx et Engels ont repris l’économie politique anglaise du milieu du XIXe siècle, celle de Ricardo notamment. Il y a aussi une attitude révolutionnaire, qui résulte du passage de Marx en France. Et il y a enfin une composante philosophique, qui plonge ses racines dans la philosophie allemande. Ces trois volets complémentaires sont rassemblés de façon synthétique dans la doctrine marxiste.
Le volet économique du marxisme est un échec scientifique total. Il n’y a quasiment plus aujourd’hui d’économistes qui se réclament de l’école classique anglaise, de Ricardo à Marx, et qui défendent la théorie de la valeur-travail, et celle de la plus-value, la paupérisation absolue ou même relative, la baisse tendancielle du taux de profit. C’est complètement dépassé, et même les économistes de gauche n’adoptent plus le schéma marxiste traditionnel que l’on trouve dans Le Capital.
Le deuxième volet, c’est l’élan révolutionnaire, qui a eu ses succès. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Plus grand chose. La Chine et le Vietnam sont en train de libéraliser leur économie. Cuba et la Corée du nord sont en crise.

En revanche, la partie à la fois philosophique et sociologique de l’analyse de Marx et d’Engels est encore bien vivante. Par ses racines allemandes, elle relève de la philosophie du werden (en allemand, werden, qui veut dire « devenir », est l’auxiliaire essentiel, le plus souvent employé, comme le « to get » américain). C’est une philosophie de l’évolution, qui s’appuie sur les thèses de Darwin. Cette philosophie allemande s’oppose à une philosophie plus latine issue d’Aristote. Marx s’intéresse plus à l’évolution du capitalisme, des sociétés libérales, qu’à leur fonctionnement, et il annonce le passage automatique au socialisme. La deuxième grande composante de la philosophie marxiste, c’est une philosophie de l’action, la praxis. Pour Marx, ce qui compte, dans les réflexions que les hommes portent sur eux-mêmes, c’est l’action sous-jacente. Enfin, l’action est moteur de l’histoire à travers la lutte des classes, et c’est ce qui conduit à la sociologie de Marx, sociologie simpliste fondée sur le clivage binaire entre possédants et non-possédants, entre opprimés et oppresseurs. Ces trois aspects : l’évolution vers le socialisme, la praxis et la lutte des classes, sont toujours très présents.

Je voudrais essayer de vous montrer cette présence effective du marxisme, aujourd’hui, notamment en France, à la fois chez les intellectuels et chez les hommes politiques de gauche.
De la synthèse marxiste, découle une conception déformée de la liberté. Dans son sens originel, la liberté du citoyen, la liberté formelle comme dit Marx, est une liberté négative et signifie que chacun est limité par la liberté de l’autre. Il vous faut les moyens d’exercer votre liberté formelle, et c’est cela que Marx appelle la liberté réelle. Mais ce n’est pas un concept de liberté, c’est un concept de pouvoir. Cette prétendue liberté réelle est la voie ouverte à des « droits à » , comme les droits qui sont énoncés, par exemple, dans la Déclaration universelle de l’O.N.U., les droits au travail, au logement, à l’éducation, etc.. Ces droits « à » sont de faux droits, car ce sont des droits sans créance. Les droits fondamentaux des individus sont des « droits de ». Je vous renvoie à une discussion que le Club de l’Horloge a menée longuement dans L’Occident sans complexes.
Il y a deux conceptions de la justice sociale. L’une, libérale, qui consiste à dire : notre société est juste socialement si les mêmes règles s’appliquent à tout le monde. Il faut que ce soient des règles abstraites qui ne résultent pas de l’adoption d’une loi faite pour un individu particulier, comme la loi sur la presse dirigée contre Hersant. Prenons le cas du Loto : il sera considéré comme juste, même s’il y a des gagnants et des perdants, à condition qu’il n’y ait pas de tricherie au moment du tirage. La vraie justice sociale est fondée sur des règles de juste conduite qui ne donnent de privilèges ni de pénalités à personne.
A cette notion de justice de règles, les marxistes contemporains opposent une justice de résultats. C’est la traduction de l’idée de liberté réelle de Marx, que l’on trouve, par exemple, dans un ouvrage fameux de John Rawls, Theory of Justice (théorie de la justice). Cet auteur imagine que les individus signent un contrat social en étant soumis à un « voile d’ignorance » : comme ils ne savent pas ce qu’ils vont être dans la société et qu’ils ont peur d’être les moins bien lotis, ils seront disposés à donner le maximum à ces derniers. Ce qui compte, d’après les marxistes, ce n’est pas la règle de juste conduite, c’est le fait d’obtenir un résultat identique, considéré comme juste pour l’ensemble des cosignataires du contrat social, c’est-à-dire pour l’ensemble des individus constituant la société. On est alors dans la ligne de l’égalitarisme, puisque l’on cherche, au nom de la justice sociale, à égaliser des résultats que la liberté d’action et d’interaction des individus aura créés. On veut modifier le comportement libre des individus pour construire un résultat défini a priori : c’est ce que Hayek appelle le constructivisme.

Un auteur de même tendance, Philippe van Pariijs, professeur de philosophie à l’université catholique de Louvain, vient de publier un livre érudit intitulé Freedom for all (la liberté pour tous), qui propose de donner la liberté réelle à tous les individus constitutifs d’une société. Ce livre se conclut sur une proposition tout à fait concrète, la création d’une allocation universelle. L’allocation universelle, qui est devenue le cheval de bataille des marxistes contemporains, doit gommer les inégalités produites par le fonctionnement libre du système et permettre à chacun de disposer au départ de moyens suffisants pour accomplir « sa liberté », c’est-à-dire son pouvoir. Le thème de l’allocation universelle est concocté maintenant dans les laboratoires intellectuels de la gauche et il va apparaître progressivement dans les programmes des socialistes français.
La notion de justice de résultats est ancrée dans la lecture de Marx. Il s’est opposé aux résultats du capitalisme, et il a voulu le combattre au nom de l’injustice des résultats de ce système, pas du tout au nom de l’injustice des règles du système.

Je voudrais être plus politique. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx énonce les dix mesures qu’il faut prendre pour sortir du capitalisme. C’est tout à fait concret, ce n’est pas un discours philosophique. J’en cite quelques-unes :
. Il faut un impôt sur le revenu fortement progressif.
. Il faut des droits de succession pour tendre à abolir l’héritage.
. Il faut centraliser le crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale. (Un capital d’État, un monopole exclusif et c’est notre banque centrale.)
. Il faut centraliser les moyens de transports entre les mains de l’État.
. Il faut multiplier les manufactures nationales, nous dirions aujourd’hui les nationalisations.
. L’éducation doit être publique et gratuite pour tous les enfants. (C’est un moyen fondamental pour sortir du libéralisme et du capitalisme.)
. L’expropriation de la propriété foncière était aussi prévue. (Quand vous regardez les règles d’expropriation du droit français aujourd’hui, on n’en est pas loin.)
Quand on relit ce texte, et que l’on se pose la question : que reste-t-il du marxisme ?, on a envie de répondre : presque tout, il ne nous manque que la confiscation des propriétés de tous les émigrés et rebelles… Tout cela est extrait du Manifeste du parti communiste de 1848.
Le livre trois du Capital se termine ainsi : « Le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité », et le paragraphe s’achève par : « La réduction du temps de travail est la condition fondamentale de cette libération. » On croirait entendre Martine Aubry. Selon Marx, le travail est fondamentalement aliénant et, pour libérer l’homme, il faut le libérer du travail. La volonté de libérer l’homme du travail conduit aux 35 heures. Les socialistes d’aujourd’hui ne se rendent pas compte qu’en s’accrochant au programme de Marx, ils conduisent nos économies à la catastrophe.
On retrouve dans les actes et les propos de nos hommes politiques de gauche de nombreuses références implicites à la doctrine marxiste. Voyez les lois Auroux ; elles visent à manifester la lutte radicale qui opposerait l’ouvrier, d’un côté, au patronat, de l’autre, dans l’entreprise. Or, la principale responsable de la rédaction des lois Auroux, ce n’est pas le ministre lui-même, mais celle qui était sa conseillère, la fille de Jacques Delors, Martine Aubry.

L’imprégnation marxiste est aussi apparue, à l’occasion de la dernière loi de finances, dans le discours du Premier ministre, qui a justifié l’augmentation des impôts et les réformes fiscales de deux façons différentes. Tout d’abord, il a expliqué que l’on prenait aux riches pour distribuer aux pauvres, en affirmant : « Nous protégeons les classes moyennes. » C’est un raisonnement de type holiste, qui porte sur des groupes, auxquels on prête une volonté propre, et non sur des individus. Je sais bien que l’on dit que la France a produit vingt millions de tonnes d’acier, mais ce sont des entreprises qui produisent des millions de tonnes d’acier. Je ne dis pas que la France a rasé ce matin vingt millions de mentons, même s’il y a vingt millions d’individus qui se sont rasés.
M. Jospin a dit aussi : « Nous protégeons les ménages. Ce sont les entreprises qui vont payer. » Je voudrais que l’on m’explique comment une entreprise peut payer des impôts sans que cela retombe sur les ménages ! Ce clivage représente, dans un contexte nouveau, le clivage exploiteur-exploité de Marx, qui opposerait les détenteurs du capital, des moyens de production, à tous les autres. On essaie de nous faire accroire que l’on va ponctionner les entreprises, les détenteurs de moyens de production, pour soulager et aider le prolétariat, les ménages. Mais, économiquement, c’est absurde. Quand une entreprise paye un impôt, il y a forcément un individu qui le supporte : ou le consommateur des produits de l’entreprise, qui va payer son produit plus cher, ou le travailleur de l’entreprise, qui aura moins de salaire, ou le propriétaire de l’entreprise, l’actionnaire, qui a moins de rendement. Pascal Salin a une formule heureuse : « L’argent public finit toujours dans des poches privées. » L’Etat prend à X pour donner à Y. Il n’y a pas d’argent public, il n’y a que l’argent des individus qui passe à d’autres individus.

Quand on pense à la réduction du temps de travail, à la référence aux classes sociales, on doit admettre que le marxisme est bien présent dans notre société contemporaine. De surcroît, les intellectuels marxistes ne sont pas découragés par la chute de l’Union soviétique. Ils reviennent sur le devant de la scène, avec des idées qui sont les mêmes depuis 1848 et au-delà. C’est une exception française, car, partout ailleurs, même en Chine ou à Cuba, le marxisme a du plomb dans l’aile. Mais l’exception française ne peut pas durer, car elle nous mène à la catastrophe.