On peut maintenant aborder le problème le plus difficile, celui du rapport de la nation à l’ethnie. Ethnie est un mot nouveau ; ce n’est pas un hasard s’il est apparu en France (23). L’Allemagne, comme les autres peuples qui se sont réclamés au XIXe siècle du « principe des nationalités », a tendance à confondre ethnie et nation, car un peuple qui voulait se constituer d’un seul coup en nation ne pouvait le faire qu’en s’appuyant presque exclusivement sur le critère ethnique. En France, nation forgée par une longue histoire, la situation est plus complexe. Si la nation française pouvait être identifiée à l’ethnie française, il faudrait que nous revendiquions la Suisse romande, la Wallonie, les îles anglo-normandes et le Val d’Aoste, et nous devrions restituer l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, la Corse à l’Italie, donner l’indépendance à la Bretagne, au Languedoc, à la Provence ! Cette chirurgie ethnique a été appliquée à l’empire austro-hongrois après la guerre de 1914-1918. Mais, justement, la France n’est pas un empire, elle est une nation.
Les deux concepts de nation et d’ethnie se distinguent dans la mesure où le premier est d’ordre politique et le second d’ordre scientifique. Il peut se faire qu’une ethnie ait si peu conscience d’elle-même qu’elle n’ait pas de nom propre en dehors de celui qu’il aura plu aux savants de lui donner. Tandis qu’une nation est, par définition, un mythe mobilisateur et ne peut exister en dehors de la conscience du peuple. Lorsque l’idéal de la nation s’empare d’une ethnie, c’est un phénomène politique qui, d’une masse inerte, fait un agent de l’histoire. L’ethnie ne disparaît pas, elle reste sous-jacente à la nation, et celle-ci réagit sur elle pour en modifier les traits culturels, comme la langue ou la religion… On pourrait ici reprendre la distinction marxiste de l’infrastructure et de la superstructure, à condition de ne pas oublier que les influences sont réciproques.
Par conséquent, même lorsqu’une nation est monoethnique, c’est-à-dire homogène, elle ne se réduit pas au fait ethnique. La nation est un être, alors que l’ethnie est une chose. Il ne s’ensuit pas qu’il y ait, à côté de « nations ethniques », comme l’Allemagne, une classe de « nations non ethniques », où figurerait la France. Qu’il s’agisse de la France, ou de l’Angleterre (Grande-Bretagne), de la Hollande (Pays-Bas), de l’Espagne (dont la langue est le castillan), sans oublier la Suisse, les nations les plus anciennes se sont constituées autour d’une ethnie prépondérante. L’ethnie française, qui ne se confond pas avec la nation française, est prépondérante en son sein, dans les deux sens du terme : d’une part, elle est majoritaire, d’autre part, elle est hégémonique. Comme les citoyens d’une nation doivent être égaux, l’hégémonie culturelle et politique d’une ethnie implique qu’elle soit numériquement prépondérante, puisque, si l’hégémonie fut d’abord imposée par les armes, elle est ensuite librement consentie, en vertu du poids du nombre et du prestige des élites. Paris est au centre des pays de langue d’oïl, où s’est formée l’ethnie française, et non au centre de la France. Le langage traduit la prépondérance d’une ethnie dans la nation par cette figure du discours qu’on appelle la synecdoque, qui consiste à désigner le tout et la partie par un même vocable. C’est ainsi que la France n’était tout d’abord que l’Ile-de-France et que l’on parle de l’Angleterre pour désigner la Grande-Bretagne ou de la Hollande pour les Pays-Bas (24).
Au demeurant, les ethnies sont des ensembles flous, qui n’ont d’existence ni légale ni politique. Entre les membres les plus caractérisés des diverses ethnies qui composent une nation polyethnique, on trouve toute une gamme de cas intermédiaires, qui rattachent au cœur de la nation ses parties les plus atypiques. Mais les liens tissés par l’idéal de la nation entre des groupes ethniques diversifiés ne sont solides que si la distance culturelle n’est pas trop grande entre ces groupes. L’assimilation des Italiens hier, ou celle des Portugais aujourd’hui, se sont faites assez bien, quoiqu’elles aient pris du temps, alors que celle des populations immigrées du tiers monde est irréalisable. Si on ignore les rapports de la nation avec une ethnie, on méconnaît son identité réelle, au risque d’accepter des politiques qui en sapent les fondements.
(23) Roland Breton, Les Ethnies, P.U.F., Coll. « Que Sais-je ? », 1981
(24) On notera cet exemple non moins révélateur de synecdoque inverse, qui consiste à dire l’Amérique pour les États-Unis.