La prolifération du droit et l’ère des économistes

Par Jean-Gaston Moore

J’arrive d’une assemblée d’élus du Calvados, où le préfet de région nous a fait part des conclusions de son enquête sur le chômage, en présence de M. Michel d’Ornano. Il nous a décrit l’inadaptation des offres et demandes d’emplois selon les secteurs d’activités : trop de demandes pour certains, pénurie pour d’autres. En l’écoutant, je m’interrogeais : y a-t-il trop de juristes ? Si l’on en juge par les demandes paraissant dans la presse spécialisée, il est préférable d’être un juriste à la recherche d’un emploi, qu’un cadre commercial, voire un ingénieur. Encore faut-il être compétent. Une maîtrise ou même un doctorat ne suffisent pas. Les jeunes doivent se convaincre que le diplôme doit s’accompagner d’une formation pratique appropriée. Avec le temps, ils perfectionneront leur savoir et leur manière de faire. Ils acquerront la finesse d’analyse nécessaire. Le savoir juridique, comme un vin d’un cru classé, se bonifie en vieillissant. A la différence de celui reçu par l’ingénieur, il se gagne avec le temps.
Le président Foyer s’est étonné de constater la disparition des juristes du Parlement. Les professeurs, les fonctionnaires, en un mot ceux qui devraient être les contrôlés, sont également en majorité les contrôleurs. La disparition des fortunes personnelles, le nivellement des conditions par l’impôt découragent les membres des professions libérales, à l’exception peut-être des médecins, de prendre le risque de ne pas retrouver leur clientèle. Ils ne bénéficient pas de la garantie de l’emploi… Leur absence se traduit dans la réalité quotidienne par une prolifération de lois, décrets et règlements dont la rédaction déplorable, la faiblesse d’analyse juridique sont à l’origine d’une insécurité dans l’interprétation, cause d’inquiétude, de contentieux et qui donne au juriste une place prééminente dans la vie sociale. L’influence qu’il a perdue au Parlement, il la retrouve dans la société.

Lorsque les juristes régnaient au Parlement, on était économe en nouveautés. Les lois étaient peu nombreuses, discutées passionnément, chaque mot avait un sens précis… Elles ne prêtaient guère à interprétation. Le bâtonnier André Toulouse s’adressant en 1950 aux jeunes avocats l’a fort bien dit : « Les débuts sont toujours difficiles… et vos anciens avant vous en ont fait une expérience plus sévère encore, à une époque où le nombre des plaideurs était moins grand qu’aujourd’hui. » En effet, « le code civil était clair, la jurisprudence constante, les conventions faisaient la loi des parties. Il fallait beaucoup de mauvaise foi pour faire naître des procès compliqués. Les lois d’exception n’avaient pas encore transformé en plaideurs professionnels la quasi-totalité des Français. » Depuis lors, les avocats « ont recueilli la clientèle merveilleuse qu’une législation de fée a créée comme par enchantement ». Au Parlement, les juristes travaillaient dans l’intérêt général pour nous prémunir d’un contentieux néfaste à la sécurité des contrats civils ou commerciaux. Ils consacraient à l’élaboration de la loi un culte où ils plaçaient leur ardeur, leur savoir et leur conscience. Ce monde où le pouvoir réglementaire était limité, où le juriste vénérait la loi, a disparu avec la crise de 1930, l’avant-guerre, la guerre et l’après-guerre. Il fallait, nous dit-on, agir vite. On leur reprochait leur juridisme… Peu à peu, le domaine réglementaire, les lois d’exception au langage imprécis ou obscur ont envahi notre droit.
En dépit de son imperfection, du contentieux qu’elle a entraîné, de la jurisprudence contradictoire qu’elle a provoquée, la prolifération législative a été justifiée au nom de la science économique, et nos aïeux étaient qualifiés de rêveurs, de poètes du droit. Peu à peu, les ministères techniques dépouillèrent le ministère de la justice de ses prérogatives. Ils élaborèrent seuls leurs décrets et règlements. Autrefois, les qualités d’un administrateur civil se reconnaissaient à la facilité de bien écrire un quatrain, de nos jours à la facilité de pondre des règlements…
De manière générale, notre législation est devenue un immense recueil de cas . Par méfiance du juge, de son pouvoir d’interprétation, le rédacteur s’efforce de réglementer tous les cas, sans y parvenir ; malheureusement, la nature se venge : c’est précisément celui qui n’a pas été prévu qui se présente. C’est sans importance, un règlement complémentaire y suppléera. Mais à force d’additions, de suppressions, de compléments, leur juxtaposition, faute d’une idée générale, rend l’ensemble incompréhensible… On décide alors une codification, mais, à peine promulguée, celle-ci est remise en cause. Voyez par exemple le code de l’urbanisme, le code général des impôts… « La loi doit correspondre à un besoin; à l’inverse tout besoin ne doit pas correspondre à une loi. Or, c’est justement ce que le législateur semble trop souvent oublier, ce qui constitue une grave erreur. » (Maurice Garçon, Lettre ouverte à la justice, pp. 16-17)
Certes, notre société industrielle est bien différente par sa complexité de celle du code civil. Nous ne nions pas que l’état économique et social de notre temps, dans tous les pays industrialisés, a entraîné une prolifération des lois et règlements. Mais nous pensons qu’il n’est pas contradictoire de souhaiter un développement économique qui s’appuie sur des textes qui auraient le mérite de la clarté… donc de l’efficacité. Par exemple, l’article 1.382 du code civil donne la solution des problèmes que posent les accidents de chemin de fer, d’automobiles, de ski, les implosions des postes de télévision, les incendies d’ascenseurs, d’escalators, etc., que ses rédacteurs n’ont pas prévus et ne pouvaient prévoir. Le droit est d’un autre ordre que le progrès matériel et l’économie politique. Ceux-ci, qui sont le mouvement et la vie et par conséquent la variété et le perpétuel changement, doivent se soumettre à des règles sans lesquelles une société civilisée ne peut durer. C’est pour avoir méconnu ces principes que nous sommes dans un état d’anarchie juridique, caractéristique d’un État décadent, comme l’Empire romain à sa fin.
Notre Législateur a substitué aux règles générales du droit, si remarquablement formulées par les articles du code civil, comme les articles 1.134 et 1.382, une législation de cas au langage flou, qui a créé l’insécurité dans les contrats, donc dans les relations commerciales. Il faut qu’une loi soit écrite en une langue précise, dans la rigueur d’un contexte juridique, et non, selon la mode, en langage ordinaire, ce qui permet des interprétations diverses où chacun invoque la volonté du législateur. Chaque discipline a son langage. Voici quelques exemples :

  • La législation sur les baux commerciaux. Il serait fastidieux d’en énoncer les vicissitudes. Citons parmi elles, à propos des locaux accessoires, la controverse sur les mots indispensable et nécessaire, ou encore, parmi son contentieux le plus récent, celui de l’article 8 de la loi de finances rectificative du 29 octobre 1976.
  • Sur la durée des baux et le plafonnement (Cass. civ., 25 juin 1975).
  • Sur le délai de contestation d’un congé (Cass. civ., 1er juin 1977).
  • On persiste à discuter, à propos du décret du 20 juillet 1972 (art. 47, alinéas 1 et 2) réglementant les caisses de garantie des agents immobiliers, sur le sens du remplacement du terme soit par en outre (trib. comm. Paris, 1ère ch., 28 mai 1979 – G. Pal., 3 juillet 1979).

L’obscurité de la loi, qui est un « hommage rendu par le législateur à la sagacité du juge », dit-on, est fâcheuse. Ses conséquences sont graves dans l’ordre économique et social – en particulier dans les relations du travail. La réforme du code du travail, inaugurée par le décret du 12 septembre 1974 et les pouvoirs conférés au bureau de conciliation du conseil des prud’hommes, qui n’avait jusqu’alors que des pouvoirs limités, a donné lieu à un contentieux inextricable, auquel il n’a été mis fin que quatre ans après, par un arrêt de la chambre sociale du 5 octobre 1978 (G. Pal., 6 février 1979). Citons encore en la matière la législation sur le droit de licenciement et ses conflits de compétence (trib. admin. Toulouse, 25 janvier 1979 – G. Pal., 13 novembre 1979). La réforme récente des conseils des prud’hommes, avec ses arrêts, les interrogations qu’elle pose avant même d’être entrée en application, n’augure rien de satisfaisant.
En agriculture, nous retrouvons les mêmes difficultés dans les relations bailleur-preneur, l’exercice du droit de préemption des S.A.F.E.R., les cumuls et réunions d’exploitations. Nous y retrouvons les mêmes conflits d’interprétation, les mêmes conflits de compétence, parfois à trois degrés : administratif, civil et pénal. La législation est touffue, si complexe, si contradictoire, qu’il arrive que le juge soit en présence du néant (par exemple : Rennes, 14 mars 1979 – G. Pal., 28 août 1979, à propos de l’application de la législation sur les S.A.F.E.R.).

On pense à la législation de l’urbanisme, compliquée encore par le décret sur la protection du littoral du 25 août 1979, mais on oublie son fleuron, la loi Spinetta du 4 janvier 1978. Elle est l’illustration la plus saisissante de la confusion des genres. M. Spinetta est probablement un excellent ingénieur des Ponts, mais il est un mauvais juriste. Polytechnicien de formation, il a le mépris du droit, des juristes et de leur juridisme. Il a voulu à l’occasion de la « réforme » de la législation sur le louage d’ouvrage leur donner une « leçon » d’efficacité. Il a substitué des termes d’ingénieur aux dispositions générales des articles 1.792, 2.270 et suivants de notre code civil. Lisez et comparez… Les vieilles notions, au sens précis, qu’une bonne jurisprudence avait rodée au fil du temps ont été remplacées par un langage barbare. Il n’est plus question, en trois mots, de menus ou gros ouvrages. Des phrases obscures et interminables sont substituées à ces expressions classiques. Avant même de recevoir une application, cette loi donne lieu à des controverses inépuisables. Elle attire un auditoire attentif désireux de s’instruire à son sujet. Il en repart déçu. Le professeur Lombois à Limoges (journée des avoués à la cour du 25 octobre 1979) nous en a démonté le mécanisme. Les travaux du salon de l’avocat (C.S.A., 5 décembre 1979) ne nous ont pas mieux éclairés. Le Conseil d’État, en annulant le 30 novembre 1979 l’arrêté d’application, n’a fait qu’en souligner les imperfections.
Ces dispositions législatives ou réglementaires ont les plus fâcheux effets sur la vie quotidienne du citoyen, mais également sur le développement de l’économie, qui a pour moule les relations contractuelles. Dans ce domaine, comme dans les autres, l’État moderne n’est pas plus heureux, que ce soit en matière de réglementation des prix, d’entente ou position dominante, de refus de vente, ou mieux encore, dans sa législation fiscale et douanière, qui a une incidence directe sur la vie économique et les investissements, et par conséquent sur notre prospérité. Dans cette discipline, où nous vivons sous le régime du bon plaisir, l’expert le plus savant est incapable de discerner une solution irréfutable qui trouve grâce aux yeux de la puissante administration des finances, dont l’humeur est changeante.
Cette prolifération de textes en matière économique faisant fi de la forme et de la rigueur du raisonnement est créatrice d’insécurité. Elle est fâcheuse pour la croissance de notre économie, qui a besoin d’ordre et de sécurité. Elle se traduit par un explosion contentieuse sans précédent, aussi bien auprès des tribunaux judiciaires que des tribunaux administratifs. Les discours de rentrée de nos cours et tribunaux, avec leurs mercuriales, leurs complaintes à notre garde des sceaux, en sont les témoins. Dans leur rapport annuel, les hauts magistrats de la Cour suprême s’en inquiètent. Certes, répétons-le, le développement de la législation est lié à celui de nos sociétés, et il entraîne celui du contentieux. Mais son explosion est anormale et résulte de l’imperfection des lois et règlements, rédigés de bonne foi par des économistes qui ne mesurent pas les conséquences de la mauvaise rédaction d’un texte. Lorsqu’une loi est bien faite, elle donne lieu à un contentieux réduit.
Cette explosion contentieuse est une cause de désordres dans nos tribunaux. La tâche de nos magistrats des deux ordres est insupportable. Ils parodient le baron Louis dans le secret de leur conscience, en se disant : « Faites-nous de bonnes lois, nous vous rendrons une bonne justice. » Les pouvoirs législatif et réglementaire se sont déchargés de leurs responsabilités sur les juges. « Si les choses vont mal, c’est la faute des magistrats. » Ils n’y sont cependant pour rien. « Les magistrats, qui sont les serviteurs de la justice, doivent trouver dans la loi un guide précieux dont ils ne peuvent s’écarter à moins de s’égarer dans l’arbitraire. » (Maurice Garçon)
L’économie politique étant la science des activités humaines en tant qu’elles ont pour objet la production et la consommation, n’oublions pas que celles-ci se manifestent par des échanges de biens ou de services qui résultent d’accords de volonté, de contrats, soumis aux principes du droit naturel et aux règles des lois positives. Ce sont précisément ces contrats, diversifiés à l’infini et indéfiniment renouvelés, qui forment la contexture de l’économie dans toutes les sociétés. Pour pouvoir comprendre l’économie politique, il faut d’abord connaître les phénomènes qui en constituent la base, et, peut-on dire, l’élément premier. Enseigner l’économie politique en se passant du droit, ce serait enseigner la médecine à des étudiants qui n’auraient pas étudié la cellule vivante. Si l’on veut donner à l’économie la place qui lui revient, il faut savoir à quelles règles, à quelles lois, à quelles coutumes sont soumis les accords de volonté qui aboutissent aux échanges.