La révolution conservatrice anglo-saxonne et les grands courants politiques de l’Occident

par Jaime Nogueira Pinto

Pour parler de la pensée conservatrice anglo-saxonne, je m’intéresserai surtout à l’évolution politique des États-Unis. Il y a des points communs avec la tradition européenne continentale et d’autres qui sont radicalement différents.
Une doctrine politique est conditionnée par les circonstances qui lui ont donné naissance. C’est très important, parce que justement la gauche et la pensée utopique ont établi un clivage entre le monde réel et les solutions politiques du meilleur des mondes. Un auteur allemand, Ritter, oppose la pensée continentale à la pensée politique insulaire ou utopique, et il fait la comparaison entre Machiavel et Thomas More : en 1516, More a publié L’Utopie, et Machiavel, Le Prince. La pensée de Machiavel est fondée sur la situation de l’Italie au commencement du XVIe siècle. C’était un grand commis de l’Etat, frappé par la faiblesse de la République de Florence dans une époque de fragmentation politique de l’Italie, face aux grandes puissances européennes qu’étaient alors la France et l’Espagne. On peut dire qu’il a une approche pessimiste, marquée par le problème de la décadence. L’idée même de raison d’Etat apparaît dans un pays en danger. Au contraire, More a écrit en Angleterre son Utopie, sa cité de nulle part, qui traçait les plans d’une société parfaite. D’ailleurs, elle n’était pas si utopique, puisqu’elle se situait quand même dans une île de l’Atlantique. L’idée de faire une société parfaite dans une île, isolée, sans frontières continentales, sans menaces extérieures, est importante pour comprendre la pensée anglo-saxonne. Parce que l’Angleterre est une île et les États-Unis une nation continentale, ils n’ont jamais connu les mêmes menaces extérieures que les pays de l’Europe continentale, ni les problèmes politiques tragiques qui en découlent. De là vient, je crois, l’absence de l’Etat, pour ainsi dire, dans la pensée politique anglo-saxonne. Nous, nous avons eu besoin de l’Etat pour nous défendre de nos ennemis extérieurs. La réflexion politique de l’Europe continentale est marquée par une histoire politique très différente.
L’esprit américain entretient des relations ambivalentes avec l’Europe. D’une part, les Américains se veulent les continuateurs des Anglais, comme on le voit, par exemple, d’après les noms de lieux, qui rappellent la toponymie de l’Ancien Monde, comme New-York, New Jersey, ou les personnages des dynasties anglaises, comme Géorgie, Virginie, Caroline. Mais, d’autre part, ils se considèrent comme complètement séparés, différents et, dans un certain sens, supérieurs. Les premiers pilgrims (pèlerins) étaient des dissidents religieux et politiques ; ils refusaient de vivre selon une règle qu’ils jugeaient tyrannique et qu’ils assimilaient à l’oppression de Babylone. Ils avaient voulu mettre l’océan entre eux et l’Ancien Monde. Cette dualité est importante aussi pour comprendre l’évolution politique des États-Unis, et surtout celle de la pensée conservatrice américaine.

De plus, les Américains n’ont pas eu de révolution, depuis l’indépendance. Ils ont toujours vécu dans le même régime politique, sous la même Constitution. Ils n’ont jamais connu de rupture de leur modèle social et culturel, même après la guerre de Sécession. Chez nous, en Europe, les relations entre la révolution et la tradition sont un problème majeur. Les États-Unis, au contraire, sont marqués par la continuité.
Deux auteurs européens, Burke et Tocqueville, ont découvert la singularité des États-Unis et ont profondément influencé la pensée conservatrice américaine. Burke a défendu les droits des colons d’Amérique contre les abus fiscaux de la Couronne anglaise et il justifiait leur insurrection, considérant que les impôts qu’elle avait institués allaient contre la loi naturelle. L’idée de loi naturelle, qui a des fondements religieux, demeure un élément important de la pensée conservatrice anglo-saxonne. Burke considère que la loi naturelle n’est pas un contrat entre des hommes bons et égaux, comme le prétendait Rousseau, ou entre des hommes mauvais, comme le prétendait Hobbes. C’est le Dieu créateur qui a institué la loi naturelle. La politique est l’art de découvrir la loi naturelle dans les manifestations historiques. Celle-ci n’est pas fixée pour toujours, car la pensée conservatrice américaine est évolutionniste, mais elle l’emporte sur les lois des hommes.
Alexis de Tocqueville a fait des observations remarquables. Il a relevé la grande contradiction des États-Unis, qui sont, d’un côté, une civilisation égalitaire et matérielle, mais qui, d’un autre côté, sont profondément religieux. Il a dit qu’aux États-Unis, s’il n’y avait pas la religion pour équilibrer les libertés civiques, ce serait le libertinage. On dit souvent que la démocratie est un régime où il faut de la vertu métapolitique. Même dans la tradition laïque, il y a des valeurs républicaines.
Les Américains avaient le sentiment d’avoir un système spécial, qui n’avait rien à voir avec l’Europe, et qui était supérieur. Quand le président Monroe a énoncé sa fameuse doctrine, celle de « l’Amérique aux Américains », dirigée contre les interventions de la Sainte-Alliance, il a dit que le méridien qui sépare l’Ancien Monde du Nouveau Monde n’était pas seulement géographique, mais aussi idéologique : il séparait ce qu’il appelait l’Ancien Monde de l’oppression, celui des régimes monarchiques, du Nouveau Monde de la liberté. Le manichéisme est une autre caractéristique de la pensée américaine. Pour qu’il y ait des bons, il faut des mauvais.

Les Américains ont toujours parlé de fraternité et d’égalité, mais, jusqu’en 1865, fin de la guerre de Sécession, l’esclavage existait dans une partie du pays. L’idée était que les bons pouvaient se permettre quelques petites illégalités. La guerre de Sécession a été faite, bien sûr, pour abolir l’esclavage, mais avant tout pour maintenir l’unité des États-Unis. Lincoln a même dit un jour que s’il fallait garder l’esclavage pour maintenir l’unité des États-Unis, il y était prêt, mais que c’était le contraire qu’il fallait faire. Les nordistes ont été d’une brutalité totale. C’est la première guerre moderne, où il y a une destruction systématique de l’infrastructure de l’ennemi. Le Sud a été annihilé du point de vue politique et culturel jusqu’au XXe siècle. Dans la mentalité américaine manichéenne, si vous êtes du côté des bons, vous pouvez tout faire. Comme pour nous, en Europe, la politique était le règne du mal, nous avions toujours de la compréhension pour nos ennemis. Nous n’avions jamais été manichéens, jusqu’aux guerres idéologiques de la Révolution. Les Américains ont bouleversé cela. Aussi, la victoire du Nord dans la guerre de Sécession a déterminé le triomphe d’une culture égalitaire, démocratique, très influencée par l’idée que le business, les affaires commerciales, sont plus importantes que la politique et que la politique doit suivre les intérêts des affaires. Le Sud était une société plutôt conservatrice. Les conservateurs américains, quand ils font l’histoire des États-Unis, disent que la victoire du Nord dans la guerre de Sécession a été l’éclipse d’une option conservatrice aux États-Unis. Selon eux, les valeurs qui ont triomphé après 1865 étaient des valeurs progressistes, des valeurs de gauche, dans le sens européen du terme.
Curieusement, l’affirmation de cet esprit égalitaire à l’intérieur des Etats-Unis est contemporaine de la naissance d’un certain sens de la raison d’Etat, à cause de la consolidation de la puissance américaine et de sa première expansion, à cause aussi de ce que les historiens gauchistes américains du XXe siècle appellent l’impérialisme invisible. Une démocratie pure ne peut pas avoir d’empire. Elle ne peut pas envoyer une armée occuper des territoires en invoquant la raison d’Etat. Si l’on y est poussé, on doit trouver de nobles justifications. On doit faire des croisades, il faut que la politique extérieure soit masquée de philanthropie. Et c’est ce qui s’est fait. Les Américains ont fait la guerre en 1898 pour libérer les pauvres Cubains et les pauvres Philippins de la tyrannie espagnole. C’est une idée qui a eu beaucoup de succès ensuite au XXe siècle.
C’est à cette époque qu’est apparue la géopolitique, dans une école de pensée de l’establishment militaire du sud des États-Unis. Cette science était très mal vue dans les milieux intellectuels, parce qu’elle affirmait la réalité masquée par l’idéologie.
L’intervention américaine dans la Grande Guerre a été dictée par une sorte de cosmopolitisme manichéen démocratique. Pour le président Wilson, l’Allemagne du Kaiser était un régime oppressif, et l’empire austro-hongrois un régime réactionnaire, qui n’avait pas sa place au XXe siècle. La politique française n’était pas de punir l’Allemagne, mais de la contenir. Mais Wilson voulait punir l’Allemagne et tenait le Kaiser et les Allemands comme coupables. Les Américains pensaient que certains peuples aimaient la guerre, et qu’il fallait les désarmer, pour qu’il y ait la paix perpétuelle. Mais la paix punitive et humiliante de Versailles a fait naître un désir de revanche qui a donné le pouvoir à Hitler.
Dans les années trente, aux États-Unis, ce fut l’époque de Roosevelt. Certains estiment qu’il a sauvé le capitalisme aux États-Unis, d’autres qu’il y a introduit le socialisme. C’était surtout un politicien pragmatique et opportuniste. Pendant la Seconde guerre mondiale, il a eu un sens extraordinaire des intérêts géopolitiques américains. Sous le masque d’une croisade démocratique, Roosevelt a toujours eu l’idée d’utiliser la guerre pour l’expansion des États-Unis. Le courant conservateur des États-Unis, issu de la pensée de Burke et, dans une moindre mesure, de celle de Tocqueville, n’a pu avoir un grand rôle jusqu’à la Guerre froide, qui va le réhabiliter. Le grand danger, à partir de 1945 ou 1947, c’est l’Union soviétique. L’ennemi étant à gauche, les conservateurs deviennent populaires, pour la première fois. L’anticommunisme est alors puissant dans l’opinion publique américaine et il s’enracine dans l’establishment, républicain ou même démocrate, car c’est avec Truman que les Etats-Unis commencent à riposter à la menace soviétique.

Un deuxième aspect très important de la pensée conservatrice après la guerre de 1939-1945, ce sont les économistes libertaires, qui font la critique des systèmes socialistes et social-démocrates, comme Hayek, qui publie La Route de la servitude. Ils disent : sans liberté économique, il n’y a aucune liberté.
La troisième contribution au renouveau conservateur vient des philosophes européens comme Leo Strauss, qui ont émigré aux États-Unis. Ils ont réhabilité la pensée philosophique traditionnelle, qui n’était pas très populaire, parce qu’elle était anti-égalitaire. Notez que les vrais conservateurs, les traditionalistes, sont catholiques pour la plupart, et assez isolés. La mentalité dominante continue à être égalitaire, progressiste ; bien que la direction bureaucratique de l’économie n’entre pas beaucoup dans la tradition américaine, on préconise l’augmentation des impôts et la centralisation à Washington de pouvoirs qui appartenaient aux États. La décentralisation est défendue par la droite et la centralisation par la gauche.
La pensée conservatrice a fini par rencontrer la politique américaine, du jour où elle a coïncidé avec les intérêts des États-Unis. Nixon était conservateur, dans un certain sens. Il a obtenu des résultats remarquables pour les intérêts américains. Il a définitivement séparé la Chine de l’Union soviétique et il a fait passer l’Egypte dans le camp occidental. Mais il a essayé sans succès, avec Kissinger, d’introduire le concept de raison d’Etat dans la politique extérieure américaine, en disant : les États-Unis ont des intérêts nationaux, comme tous les États, et ont le droit de les affirmer. L’opinion publique américaine n’a pas accepté cela, parce qu’elle restait attachée à la tradition manichéenne, celle de la croisade démocratique. La défaite des Etats-Unis au Vietnam a été le résultat d’une crise identitaire due à la mauvaise conscience, quand les Américains n’ont plus eu le sentiment d’être du côté des bons. Pour la première fois dans l’histoire, la télévision montrait l’effet des bombardements, et la bonne conscience de la population n’y a pas résisté. Je pense que si, pendant la Seconde guerre mondiale, la télévision avait montré les bombardements des villes allemandes, il y aurait eu le même type de réactions ; mais il n’y avait pas de télévision et, même s’il y en avait eu, personne n’aurait laissé passer ce type d’images à la télévision.
Puis il y a eu la crise du Watergate, et l’élection de Jimmy Carter. L’Amérique, à ce moment là, traversait une sorte de psychanalyse collective. Elle découvrait avec horreur que ses services secrets avaient essayé d’assassiner des chefs d’Etat étrangers. Dans les années soixante-dix, beaucoup de militaires publient des livres pour se justifier, en disant : ce n’était pas ma faute, c’était celle des hommes politiques. Et la puissance soviétique avançait, sous Brejnev ; c’étaient les années de la chute du chah en Iran, de la sotte « Révolution des Œillets » au Portugal, qui a mis pendant dix-huit mois mon pays dans une espèce d’anarchie.

Au commencement des années quatre-vingt, les Américains pensent que l’Union soviétique va gagner la Guerre froide. Et cela a contribué au succès de Reagan à l’élection présidentielle, alors qu’il était méprisé par l’establishment américain. Les think tanks, les fondations conservatrices, ont fait la liaison entre l’entourage de Reagan et une pensée politique et stratégique adaptée aux besoins du temps. Reagan et ses conseillers avaient des convictions très fermes. Ils pensaient que les individus et les entreprises dépensent mieux leur argent que ne le fait l’Etat. Ils pensaient que l’Union soviétique était vulnérable. C’est en France qu’ont été publiés, dans les années soixante-dix, des livres qui, pour la première fois, parlaient de la fin de l’Union soviétique, celui d’Hélène Carrère d’Encausse, L’Empire éclaté, et celui d’Emmanuel Todd, La Chute finale. Reagan, justement, a jugé que si l’on augmentait les crédits de la défense et que si l’on procédait à un réarmement moral et politique, l’Union soviétique pouvait être abattue. Il fallait aider partout les groupes armés qui combattaient l’influence soviétique. Les Soviétiques ont pris peur de cette puissance et ont essayé de réformer leur système. Gorbatchev a pensé qu’il pouvait gouverner l’Union soviétique sans la terreur et la police politique, mais, du moment où les Russes ont cessé d’avoir peur, ce fut l’anarchie. Voilà la cause profonde de l’autodestruction, du suicide de l’Union soviétique. Montesquieu disait que les États ont un ressort fondamental, un principe : les républiques sont gouvernées par la vertu, les tyrannies par la terreur. La peur était le fondement de l’ordre en Union soviétique.
La victoire des Etats-Unis dans la Guerre froide a eu des résultats pervers. C’étaient les conservateurs, avec Reagan, qui étaient les vainqueurs de la Guerre froide, et, comme celle-ci était terminée, on n’avait plus besoin d’eux. C’est ce qui est arrivé à Churchill après 1945. En outre, Reagan avait réussi à rassembler toutes les droites, l’establishment traditionnel des partis républicains, les libertariens, les populistes, mais aussi tous ces groupes religieux qui se sentaient menacés par le liberalism, le progressisme, et la disparition des valeurs de la société. Bush n’a pas été capable de maintenir cette coalition en 1992, lors de la première élection depuis la fin de la Guerre froide. Les Américains ont élu Clinton.
Aujourd’hui la pensée mondialiste et égalitariste a repris l’avantage aux Etats-Unis, et c’est elle qui s’exporte un peu partout dans le monde. En dehors des Etats-Unis, les gens se taisent, en dépit d’un grand nombre d’humiliations, mais l’hégémonie américaine finira par soulever beaucoup de réactions. Les conservateurs américains s’investissent dans la lutte contre l’avortement, contre l’agressivité des minorités sexuelles qui veulent imposer leur prétendue morale. Leur grande tâche, c’est de lutter contre le « politiquement correct », absurde aboutissement du relativisme qui est en contradiction avec le libéralisme américain traditionnel. Le slogan gauchiste, « il est interdit d’interdire », a trouvé son application aux États-Unis : une cour d’appel a révoqué la décision d’un tribunal local qui avait interdit de montrer des tortures d’enfants sur Internet, au nom du premier amendement de la Constitution.

La pensée conservatrice américaine affirme d’abord que la loi naturelle vient de Dieu comme créateur du monde : elle est un transcendantalisme politique et religieux. Elle croit aussi que la société est faite d’éléments variés et qu’il faut maintenir sa diversité contre l’égalisation et la rationalisation. Elle sait encore que la vie civilisée a besoin d’ordre et que l’égalité des hommes n’existe que devant Dieu et devant la loi. De plus, elle rejette le constructivisme des ingénieurs sociaux ; selon Burke, la tradition repose sur la prescription historique, et une institution qui a duré est présumée bonne ; peut-être peut-on la réformer, mais on ne peut pas en faire table rase. Et, finalement, la pensée conservatrice américaine soutient que la prudence est la grande vertu de l’homme d’Etat, idée que l’on trouve dans toute la tradition occidentale, de Platon à Burke, en passant par nos penseurs de l’époque baroque.