L’avenir du libéralisme en Amérique latine

Par Yves Montenay

Comme l’ont montré les chapitres précédents, le libéralisme a sans cesse butté, en Amérique latine, sur des obstacles qui l’ont empêché de se développer. S’il y a eu des milieux libéraux et des périodes libérales, ainsi que des gouvernants conscients de leurs responsabilités, dans l’ensemble les professionnels de la politique ont considéré qu’il était avantageux pour leur carrière de se rallier, bon gré mal gré, aux idées dirigistes. En effet, la culture traditionnelle des pays d’Amérique latine n’est pas favorable au libéralisme. Déjà, dans les civilisations précolombiennes – comme l’empire inca -, le pouvoir était extrêmement centralisé et paralysait les initiatives. Par la suite, les rois d’Espagne et du Portugal n’ont guère donné plus de liberté à leurs colonies, qu’ils ont assujetties à une bureaucratie tatillonne. On a d’ailleurs reproché à la Couronne espagnole d’avoir également stérilisé l’économie des régions qu’elle gouvernait en Europe, non seulement dans la péninsule ibérique, mais aussi dans le sud de l’Italie. Après l’indépendance, malgré une certaine vogue des idées libérales au XIXe siècle, rien n’a fondamentalement changé dans ces sociétés, si ce n’est qu’elles ont trop souvent connu le désordre et l’anarchie, quand l’État n’avait plus d’autorité. Or, l’ordre économique d’un nation libre implique le règne du droit. Rien n’est pire qu’un État qui ne remplit pas ses fonctions fondamentales – assurer la sécurité, rendre la justice -, tout en s’ingéniant à entraver la liberté d’action des individus.

Plus récemment, l’Amérique latine a été elle aussi victime, comme beaucoup de pays d’Afrique ou d’Asie, des illusions de l’idéologie tiers-mondiste – qui a été parfois inculquée à ses élites dans les universités parisiennes… Au reste, l’hostilité latente dans bien des milieux vis-à-vis des États-Unis les détournait des idées libérales, dans la mesure où elles étaient regardées comme un produit d’importation. Bref, beaucoup d’observateurs, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du sous-continent, sont devenus si pessimistes qu’ils seraient prêts, en désespoir de cause, à souscrire à la formule : « voilà des siècles que l’Amérique latine a l’avenir devant elle »…

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Mais le monde évolue, et l’Amérique latine ne peut échapper à cette évolution. Elle tire peu à peu les leçons de son expérience, après les échecs économiques des grandes réalisations comme Brasília ou la transamazonienne… La mauvaise utilisation de l’argent du pétrole, après 1973, a démontrée l’impéritie du secteur public (c’est aussi, toutes proportions gardées, ce qui est arrivé en France à la suite des excès de l’expérience socialiste en 1981-1982). Par comparaison, la réussite des États capitalistes d’Extrême-Orient – Corée du sud, Taïwan, Hong-Kong, Japon -, dont la culture est très différente de celle du monde anglo-saxon, montre que la solution capitaliste est ouverte à tous (1).

Aujourd’hui, le mouvement général des idées pousse au libéralisme et à la démocratie. En Amérique latine, malgré une forte résistance, le marxisme perd peu à peu ses lettres de noblesse et les intellectuels reviennent du modèle cubain. Les conditions de vie actuelles contribuent à la diffusion des idées libérales, du fait de l’amélioration de l’éducation et de l’influence des media. Les investissements étrangers jouent aussi leur rôle : quelques centaines de milliers de cadres européens, nord-américains ou japonais finissent par modifier le climat culturel autour d’eux. En matière politique, le changement est spectaculaire. Certes, le Sentier lumineux ou les guérillas colombiennes continuent à sévir. Mais la plupart de ces pays sont aujourd’hui gouvernés par les civils, sous un régime de démocratie, apparente ou réelle. La démocratisation de la vie publique va-t-elle conduire au libéralisme ? Oui, si l’État ne pèse pas trop sur la société, tout en restant assez fort pour faire respecter le droit.

En fait, ce qui est déterminant dans ce mouvement des idées, c’est la légitimité qu’il donne au fourmillement de la base. En Amérique latine, comme ailleurs, on assiste, notamment dans le commerce et l’artisanat, à une puissante évolution spontanée, que les économistes et les bureaucrates ont longtemps dédaignée. M. Hernando de Soto, directeur de l’Institut « Liberté et démocratie », à Lima, a décrit dans L’Autre Sentier (El otro Sendero) la vigueur de l’économie clandestine : 80 à 90 % des commerces et des transports de Lima sont assurés en toute illégalité par d’anciens paysans sans formation, tandis que les diplômés sont stérilisés dans des structures officielles parasitaires. Il faut dire que, pour créer légalement – sans payer de pots de vin et en accomplissant toutes les formalités – une petite entreprise de textile, il lui a fallu, explique-t-il, employer quatre personnes à temps plein pendant près d’un an et investir une somme égale à 32 fois le salaire minimal ! Ce livre, qui a eu un écho mérité, fera date, car le mouvement des idées peut seul donner une légitimité au fourmillement de la base, qui n’est rien d’autre que le libéralisme en action.

(1) Cf. Yves Montenay et le Club de l’Horloge, Le Socialisme contre le tiers monde, Albin Michel, Paris, 1983