par Jacques Garello
A première vue, le libéralisme semble être de gauche, puisque les gens de droite n’en veulent pas. C’est un syllogisme : comme les gens de droite ne sont pas libéraux, j’en déduis que le libéralisme doit être de gauche… C’est un jeu de mots, bien sûr, mais ce qui est important, c’est de savoir à quelle sorte de libéralisme on pense. Le libéralisme est-il de gauche ? Dans un pays comme les Etats-Unis, la droite s’appelle conservatrice et la gauche est dite libérale. En France, on nous a entraînés, il y a quelques années, et nous en portons encore les stigmates, dans une aventure qui s’appelait le libéralisme avancé, qui était la tolérance en faveur de tous les débordements, de l’avortement, de la libéralisation de la drogue, de l’union libre, de la société multiculturelle, etc.. Cela pourrait laisser croire que le libéralisme est au fond le laisser-faire, la négation de l’ordre social, public, moral, donc l’anarchie. D’ailleurs, ne parle-t-on pas, à propos de certains libéraux, des anarcho-capitalistes, et n’y a-t-il pas, au fond, une vieille tendance des libéraux à ne vouloir ni Dieu, ni maître, comme Joseph Proudhon ?
Plus grave encore et plus profond, il y a aussi le libéralisme philosophique, selon lequel il n’y a pas de vérité, tout se vaut : à chacun sa vérité. C’est un refus radical de toute valeur commune, qui propose une société sans finalités, sans valeurs, sans morale et sans ordre. Ce mouvement de pensée a été condamné par l’Eglise catholique.
Voilà autant de raisons qui ont pu faire dire à certains que le libéralisme pouvait se trouver à gauche aussi bien qu’à droite, et peut-être même plus à gauche qu’à droite. Dans un numéro de L’Esprit libre, le magazine de M. Sorman, on apprenait que MM. Strauss-Kahn, Rocard, Chirac et Juppé étaient libéraux. Dans un célèbre discours, Georges Marchais, en 1974, affirmait péremptoirement : « Je suis un libéral. » Le libéral peut être non seulement de gauche, mais même d’extrême gauche. Je pense que tout cela n’est qu’apparence et qu’il faut remettre de l’ordre dans le vocabulaire. Pour savoir exactement quels sont les liens entre le libéralisme et la gauche, il faut avoir en tête une version rigoureuse et complète du libéralisme, donc bien se rappeler ce qu’est le contenu du libéralisme. A ce moment-là, on s’aperçoit qu’il n’y a pas beaucoup de passerelles entre le libéralisme et la gauche. Et, réciproquement, il faut aussi se dire pourquoi, bien souvent, les gens prêtent à la gauche un certain nombre de vertus qui, en réalité, sont celles du libéralisme. On dit : celui-là est très libéral, il a le sens du partage, d’ouverture. Un homme libéral, c’est un homme qui fait des libéralités. La définition du libéral dans le Littré est extraordinaire : c’est quelqu’un de généreux, etc.. Or, comme la gauche est généreuse, bien sûr, le libéralisme serait de gauche. Mais, quand on a quelques indulgences pour la gauche, parfois même quand on a de l’admiration pour elle, ce que l’on admire, en réalité, ce n’est pas la gauche, c’est le libéralisme…
1. LE CONTENU DU LIBERALISME
Pour commencer, je voudrais revenir à une notion élémentaire du libéralisme et bien rappeler son contenu. Ce mot est à la fois accepté et déformé. Accepté, d’abord, si l’on en croit des sondages parus dans des journaux peu suspects de sympathie pour le libéralisme, La Croix et Le Monde, en avril/mai 1997. Dans les deux cas, quand on interrogeait les Français sur les concepts qui leur paraissaient chargés de promesses et qui attiraient leur sympathie et leur adhésion, le libéralisme venait de très loin en tête, avec 65 % d’opinions favorables. Le socialisme, par comparaison, était à 34 %, la droite à 25 % et la gauche à 22 %. Si l’on en reste là, on peut en conclure que le libéralisme est la voie de l’avenir. Si les Français ont voté à travers ce sondage à 65 % en faveur du vrai libéralisme, alors, réjouissons-nous. Je crains simplement que les personnes interrogées n’aient pas tout à fait compris ce qu’était le libéralisme, qu’elles en aient déformé le sens. En dépit d’un succès sémantique incontestable, je crois que le libéralisme souffre justement de ses ambiguïtés dans l’opinion : il ne représente pas quelque chose de très clair dans l’esprit de chacun. Il faut donc en préciser le véritable contenu.
Il y a plusieurs manières de le faire. Selon moi, le libéralisme repose sur trois piliers :
– Le premier est le respect des droits individuels et, notamment, des droits de propriété. Le libéralisme est d’abord une reconnaissance de la personne humaine et de sa dignité.
– Le deuxième pilier est le principe de la coordination des actions individuelles par des processus d’ordre spontané. Les individus qui évoluent chacun de leur côté ont besoin de coordonner leurs actions, de s’entendre ; ce ne peut pas être l’anarchie, le chacun pour soi, il y a un processus de coordination sur lequel Hayek, en particulier, a beaucoup insisté, et cela, beaucoup d’ennemis du libéralisme le nient. Ce processus n’est pas construit, ce n’est pas un ordre créé par quiconque, une organisation sociale imaginée par un homme ou par un parti, c’est, au contraire, un ordre spontané. Le libéralisme suppose une coordination décentralisée : le bon exemple est celui des choix économiques qui sont faits par le marché. Les choix économiques reflètent la liberté de chacun d’entre nous de produire et de consommer. Ces choix individuels, qui sont fonction d’intérêts si divergents, sont malgré tout rassemblés par un processus de coordination qui est le marché, au cœur duquel on trouve l’entrepreneur.
– Le troisième pilier est l’attachement à l’Etat de droit. La coordination, d’un côté, mais aussi le respect des droits individuels, de l’autre, supposent qu’il y ait des lois, un droit. Ce n’est pas n’importe quel droit, pas celui des juristes français d’aujourd’hui, pas celui qui est voté à l’Assemblée nationale, qui est un droit positif et sans valeur, ce sont des droits fondamentaux qui s’imposent surtout aux gouvernants. Ce n’est pas le gouvernement qui fait le droit, c’est la tradition juridique, et cela donne donc la double garantie des libertés individuelles et de la bonne coordination dans l’ordre social spontané.
Liberté individuelle, ordre social spontané, Etat de droit, voilà les trois dimensions nécessaires et suffisantes pour définir le libéralisme. Ces trois principes ne peuvent convenir à la gauche, qui n’a pas évolué sur ces points fondamentaux depuis le XIXe siècle.
Premièrement, la gauche est négatrice des droits de propriété. Elle ne reconnaît pas à l’individu, en tant que tel, la possibilité d’agir de façon autonome. Il peut recevoir éventuellement de la part de la société une délégation d’autonomie. Si l’Etat y consent, l’individu peut avoir une sphère d’action personnelle, mais il faut que les droits soient authentifiés par la société, pour qu’ils existent. C’est d’ailleurs un fort vieux débat et, de ce point de vue, les Grecs n’étaient pas libéraux. Ils étaient peut-être démocrates, mais pas libéraux, dans ce sens que, même chez Aristote, qui, pourtant, est le plus libéral des philosophes grecs, on trouve quand même cette idée que les droits ne peuvent naître que de la Cité. Ce n’est pas l’individu, en tant que tel, qui est porteur de droits ; les droits n’existent que si la Cité les reconnaît. Ce qui peut être lu de deux manières. Du point de vue de l’efficacité, on peut dire que des droits qui ne sont pas défendus par un appareil coercitif n’ont pas de sens. On peut admettre que le rôle de la société soit de faire reconnaître les droits, mais cela montre bien que les droits préexistaient. Ils ne deviennent efficaces que si la Cité intervient, mais ils existaient avant la Cité. D’un autre point de vue, qui est celui de la gauche, l’on n’a de droits que dans la mesure où la société le veut bien. La gauche pense que les droits sont distribués par la société.
La gauche traditionnelle nous explique, comme l’a très bien relaté Jean-Louis Harouel, qu’il y a une égalité devant la culture, qui elle-même n’est jamais que le prolongement de l’égalité devant l’intelligence, et l’on a fait référence à cette phrase de Tocqueville selon laquelle la démocratie part de l’hypothèse de l’égalité des intelligences. Il y a une gauche plus subtile, aujourd’hui, qui remonte sans doute à Rawls, mais qui s’exprime au travers de gens comme Taylor ou Harsanyi. Ces auteurs nous disent : « Oui, il y a des inégalités. Les gens ne sont pas égaux dans leur intelligence. Il y a des talents, des mérites, etc.. C’est vrai, nous ne nions pas cela, car ce serait nier la réalité, mais ces inégalités proviennent simplement de ce que, dans un genre de tirage au sort social, ces individus ont eu la chance de tirer le bon numéro. Il y a un stock de compétence, d’intelligence, de talent, socialement disponible et ceux qui ont eu au départ la chance d’être plus intelligents, plus beaux, plus travailleurs, etc., que les autres, ceux-là, au fond, ont pris quelque chose à l’ensemble de la société et c’est autant que les autres n’ont pas eu. La société a une créance vis-à-vis des gens qui font mieux que les autres, parce que, s’ils font mieux, c’est sans doute à cause de leurs talents, mais leurs talents ne viennent pas d’eux-mêmes, ils viennent de la société. » C’est une pensée typiquement de gauche, et de la gauche la plus moderne, consistant à dire que nous n’existons qu’à travers la société.
De même que les Grecs disaient : nous n’avons de droits qu’à travers la Cité, aujourd’hui, on va vous dire : vous n’existez que si la société vous le permet. Et c’est sur le droit de propriété que se cristallise cette négation de l’individualité. Nier le droit de propriété individuelle, c’est, en effet, nier l’autonomie de l’individu, car seule la propriété, comme Bastiat l’a démontré, est en mesure de garantir la liberté et la dignité personnelles. Qu’est que la liberté ? C’est pouvoir affirmer sa propre existence, son originalité par rapport aux autres ; c’est pouvoir faire la preuve de ses capacités. Or, le droit de propriété, cette merveilleuse machine sociale, permet de reconnaître à chacun ses capacités. Quand il n’y a pas de propriété, il n’y a pas de reconnaissance de ce que chacun a apporté, de ce que chacun a fait, de ce que chacun porte en lui-même, et il y a négation de l’humanité. Voilà pourquoi le pape Jean-Paul II a rappelé qu’en aucun cas le socialisme ne pouvait être conforme à la pensée chrétienne, parce qu’il nie cette possibilité, pour l’homme, d’affirmer sa personnalité à travers sa propriété.
En ce qui concerne le deuxième pilier du libéralisme, qui est l’ordre spontané, les socialistes sont des organisationnistes. Ce sont des utopistes, ils se rattachent à ce grand courant de pensée, que l’on trouve depuis Platon, qui avance l’idée de la société parfaite, bien organisée, où il n’y a plus d’injustices, plus de déséquilibres, des grands et des petits, des beaux et des vilains, où tout le monde a le bonheur et le bien-être… Platon situait cette société parfaite derrière lui. Il pensait qu’il ne pouvait pas y avoir de progrès, puisque l’idée pure se situe quelque part derrière soi et que tout l’effort de l’humanité est de la retrouver. Les utopistes postérieurs à Platon, qui s’inspirent toujours de la même recherche de la pureté et de l’idéal, imaginent la société du futur. Ce sont des constructeurs de futur, des bâtisseurs de société parfaite, ils détiennent les plans de la Cité. Les variétés en sont multiples. Dans la culture française, il y a le scientisme et l’industrialisme des saint-simoniens. On nous explique que le propre d’une élite, évidemment sortie de l’Ecole polytechnique, c’est d’aider les pauvres gens que nous sommes à vivre dans une société meilleure. Or, ce socialisme élitiste nous a conduit à la technocratie. Le règne des énarques, c’est cela, c’est une minorité éclairée de gens qui savent, qui agissent et qui décident à la place du bon peuple. Quand on a l’intelligence qui permet d’arriver en ces hautes sphères de l’intellect, pourquoi ne pas l’appliquer à la chose sociale ? On peut organiser scientifiquement la société, de la même manière que l’on peut organiser scientifiquement le travail, la mécanique, la physique, etc.. L’idée du scientisme et de l’organisation scientifique de la société a toujours été une idée présente dans la gauche française, et aussi bien au XXe qu’au XIXe siècle.
Il y a une autre forme d’utopie, celle dont Marx se moquait à propos des socialistes français. C’est l’utopie bucolique des socialistes qui ne sont pas « scientifiques » et qui imaginent la société parfaite comme une communauté d’harmonie. Ce sont les fouriéristes, c’est Owen, et ce sont les communautés de nouvelle harmonie qui sont fondées aux États-Unis au XIXe siècle, sur l’idée qu’en partageant tout, en mettant tout en commun, on va retrouver les vertus de l’homme primitif : « Tout le monde, il est beau, tout le monde, il est gentil. » Cet irénisme existe encore, mais il est plutôt militant aujourd’hui. Il ne faut pas croire que l’on va construire la société parfaite simplement en prenant les femmes, les enfants, en traversant l’Atlantique et en allant sur des carrioles fonder une communauté de nouvelle harmonie aux États-Unis. C’était bon pour les Américains, les Anglais, les Ecossais ou les Irlandais de la fin du XIXe, mais il s’agit maintenant de faire la Révolution et d’imposer l’esprit de partage et de communauté à ceux qui n’en veulent pas. Je ne doute pas, d’ailleurs, que dans certains cercles ecclésiastiques, on ait la nostalgie de ce socialisme communautaire, qui est tout aussi dangereux que le socialisme scientifique.
Qu’il s’agisse de socialisme scientifique ou de socialisme communautaire, on ne croit pas à gauche qu’en laissant faire les gens les choses puissent s’arranger. La gauche ne croit pas aux vertus auto-organisatrices des hommes. Elle ne pense pas qu’en se concertant, qu’en passant des contrats entre eux, en dialoguant, les individus soient capables de trouver les secrets de la vie en commun. Elle pense qu’il leur faut un architecte, des ingénieurs pour organiser tout cela. Et il faut évidemment aussi des gendarmes et des chars, parce que, quand vous construisez la société parfaite et que le peuple ne vous suit pas, c’est qu’il est aliéné. Alors, ou bien on le met dans des camps d’aliénés, dans des asiles psychiatriques, c’était la formule soviétique, ou bien il ne mérite pas de vivre et on le passe à la guillotine, c’est ce que Robespierre avait fait, car, lui aussi, il était un bâtisseur de société parfaite. Il avait même proposé une nouvelle religion, parce qu’il avait compris que le besoin religieux est au cœur de l’homme. Il proposait une nouvelle religion, non pas une religion obscurantiste qui se réfère à un Dieu qui parlerait du haut du ciel, non, une religion rationnelle, qui en appelle à l’Etre suprême, fruit de la raison de l’homme. L’homme, en se réinventant, reconstruit son propre Dieu. C’est un thème de la gauche, celui de l’homme prométhéen capable de trouver par lui-même, non seulement les plans de la société parfaite, mais aussi les plans de Dieu et enfin Dieu lui-même.
C’est exactement l’inverse de l’ordre spontané. Il y a une grande différence entre prendre les hommes tels qu’ils sont et prendre les hommes tels que l’on voudrait qu’ils fussent. La gauche imagine des hommes parfaits qui soient capables de rentrer dans les boîtes préparées pour eux. Et si l’homme ne rentre pas dans la boîte, ce n’est pas parce que celle-ci est mal faite, c’est parce qu’il est un peu tordu. On va le redresser pour qu’il puisse entrer dans la boîte. Il y a beaucoup de manières de redresser les gens. On peut commencer déjà à les dresser avant de les redresser. On peut commencer à les dresser à l’école ; on peut leur donner déjà une éducation, pour bien faire comprendre à chacun des enfants qu’il a une place dans la société, que quelque chose est prévu pour lui par l’État-providence, qu’il n’a besoin de s’occuper de rien. Il n’y a même pas à chercher un travail, parce qu’on lui en trouvera un. Donc, on est guidé jusqu’à la fin du séjour sur terre, et cela est une conception incompatible avec le libéralisme.
Enfin, le socialisme est le plus grand péril pour l’État de droit. L’État de droit, c’est la défense fondamentale des libertés individuelles et de la liberté des contrats, de la liberté d’entreprise, contre toute forme de coercition arbitraire de la part des pouvoirs publics. Or, nous avons inversé les termes du problème, peut-être même déjà avec Montesquieu, en imaginant que c’était aussi à l’État de faire la loi. Le peuple va, par l’intermédiaire de ses élus, faire la loi. Aujourd’hui, les analyses de ce que nous appelons le marché politique ou la théorie des choix publics expliquent bien qu’un Parlement ne fait jamais des lois dans l’intérêt général, mais toujours dans l’intérêt particulier ou majoritaire, et que le jeu normal de la démocratie n’est pas d’aller vers le bien commun, mais d’effectuer des transferts. Aujourd’hui, l’État-providence n’a plus d’argent, mais il lui reste la réglementation. Alors, à travers la loi, on va créer des privilèges ; certains pourront exercer un métier, certains paieront moins d’impôts, certains auront l’autorisation de produire ceci, d’autres n’auront pas celle de faire cela… Le législateur organisateur fait ce qui n’est plus du droit, mais de la législation, et il en fait toujours plus. Le président Mitterrand avait eu une formule extraordinaire, quand il a parlé de la « force injuste de la loi », ce qui s’applique fort bien à ce que disait André Laignel : « Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaires. » C’est une loi qui n’est pas le fruit de la tradition juridique, qui n’est pas née de l’ordre spontané, qui ne vient pas des formules que les gens trouvent naturellement entre eux pour vivre de manière harmonieuse, c’est, au contraire, une loi imposée d’en haut, une loi qui est faite des intérêts, sous l’influence des groupes de pression qui pervertissent la démocratie depuis fort longtemps.
La corruption que nous connaissons n’est qu’un sous-produit de cette fausse législation qui nous a été infligée par une gauche qui pense que c’est le peuple qui est législateur, comme disait Rousseau. On peut dire que le peuple est législateur, en ce sens que chacun concourt à l’élaboration de la loi, sans le savoir, de manière progressive, simplement par son attitude vis-à-vis des autres. Mais, si cela signifie que n’importe qui parlant au nom du peuple peut dire n’importe quoi et faire n’importe quelle loi, alors il n’y a plus d’Etat de droit. On reprochait un jour à Mirabeau de prendre la position inverse de celle qu’il avait prise la veille à l’Assemblée constituante ; il a répondu : « Ce que le peuple a décidé hier, il peut le remettre en cause et décider l’inverse aujourd’hui. » Le droit que nous avons n’est pas vraiment du droit, parce que la qualité du droit, c’est d’être général, durable, égal. Or, notre droit, aujourd’hui, n’est ni égal, ni durable, ni général.
2. LES FAUSSES VERTUS DE LA GAUCHE
Si l’on ramène le libéralisme à ce qu’il est vraiment et si l’on en a une définition sur laquelle aujourd’hui tous les spécialistes de la philosophie économique, sociale et politique, s’entendent, alors il n’y a pas de passerelle entre le libéralisme et la gauche. Et pourtant, cette gauche, que l’on devrait rejeter comme source de tous les totalitarismes, comme la négation des droits individuels, comme source de conflits sociaux permanents, cette gauche a encore une image de marque intacte et elle a traversé, surtout en France, les échéances électorales successives avec un visage tout à fait tranquille. Le sommet de la tranquillité étant d’ailleurs atteint vraisemblablement avec Lionel Jospin lui-même. Rappelez-vous aussi les affiches de M. Séguéla pour Mitterrand en 1981 : la force tranquille ; on voyait un village sur le fond de l’affiche, un coucher de soleil ; presque les glaneuses de Millet ; c’était bucolique, rassurant. Le programme commun de la gauche était camouflé. Quelques impertinents, comme M. Schweitzer et moi, ont décortiqué ce programme commun pour démontrer que c’était une catastrophe, mais les Français n’y ont pas cru. La gauche avait un aspect généreux et rassurant, ouvert et progressiste, qui demeure encore son image de marque, par opposition à une droite conservatrice, fermée, antisociale, etc.. Il faut voir comment on a commenté, dans les media, le fameux rendez-vous historique de la rue Pierre Ier de Serbie : le patronat de M. Gandois était présenté comme rétrograde, paternaliste, insensible, alors que les syndicalistes, MM. Blondel et Viannet, étaient parés de toutes les vertus de la générosité et de la chaleur humaine contenues dans la classe ouvrière.
La gauche se donne une image qui est, en fait, la véritable image du libéralisme. Je prends trois exemples. Le progrès social, c’est la possibilité pour des gens qui sont au plus bas de l’échelle de progresser et de donner une éducation à leurs enfants et d’espérer que les enfants vivront mieux demain qu’aujourd’hui. Je préside une association qui s’appelle Libertés économiques et progrès social. Nous estimons que le progrès social ne peut avoir lieu qu’à travers la liberté économique. Tous les peuples qui ont progressé socialement l’on fait parce qu’ils étaient économiquement libres. Pourquoi ? Pour deux raisons d’une portée inégale.
Première raison, la société libre est plus efficace. Quand les gens ont le droit de propriété, quand ils travaillent pour eux-mêmes, quand leurs mérites sont reconnus, quand leurs efforts sont récompensés, le gâteau à partager est plus large. Même si les parts ne sont pas rigoureusement égales, quand le gâteau est très gros, celui qui en a le moins en a plus que quand on répartit également un tout petit gâteau. Or, toutes les politiques de transfert et de redistribution ont pour effet de réduire la taille du gâteau. Donc, ce n’est pas du social que nous faisons actuellement en France, c’est de l’antisocial. Bientôt, les pauvres auront tout : ils auront tout de rien. Il n’y aura plus que des pauvres ; tout le monde ayant été appauvri, nous aurons la joie d’être égaux dans le partage.
La deuxième raison est plus fondamentale : quand on a la liberté, on travaille mieux, on se sent plus à l’aise, parce que l’on a la possibilité d’exprimer son sens de la création, de tirer parti du potentiel que l’on a en soi. On peut devenir quelqu’un, selon la fameuse formule de Saint-Jean de la Salle : « Deviens ce que tu es. » C’est cela la justice fondamentale du capitalisme, et c’était parfaitement démontré par mon collègue et ami, Israël Kirzner, de l’université de New-York, qui a dit : « Le capitalisme n’est pas juste parce qu’il est efficace, il est efficace parce qu’il est juste. » C’est parce que les gens savent qu’il y a une récompense, que leur action individuelle sera reconnue, que leur personnalité pourra porter ses fruits, que le capitalisme est fondamentalement juste. Les porteurs de justice ne sont pas les gens de gauche, ce sont les libéraux, parce qu’ils permettent le progrès social sous forme de progrès individuel.
Autre mérite que l’on prête à la gauche, c’est d’avoir le sens du bien commun, de la collectivité, du service des autres, etc.. Je ne crois pas qu’une société étatiste et collectiviste serve l’intérêt commun. Comme je l’ai déjà dit, l’étude scientifique de la démocratie conclut que l’intérêt général n’existe pas, que l’on ne sait pas le définir. On sait définir les intérêts de quelques catégories de gens, les intérêts de certaines professions ou l’intérêt intellectuel et moral que représentent certaines valeurs, mais certainement pas un consensus à l’unanimité qui nous conduira à l’intérêt général. Evidemment, il est possible que des gens aient eux-mêmes le sentiment qu’ils l’incarnent à eux seuls ; cela relève de la paranoïa ou encore de la mythomanie. Il se peut aussi que les gens aient l’habileté de faire passer pour intérêt général ce qui est leur intérêt propre ou catégoriel, ce qui est fréquent dans la démocratie, et l’on est ramené à cette phrase de Bastiat : « L’État est cette grande fiction sociale par laquelle chacun croit vivre aux dépens de tous les autres. » Il ne faut pas chercher l’intérêt général dans la législation socialiste, dans les redistributions fiscales ou dans le système de Sécurité sociale. Le sens de la communauté, on doit le trouver justement dans la liberté et, là encore, pour deux raisons d’une portée inégale.
La première raison, c’est que, si vous voulez réussir dans une économie de marché, dans ce que j’appelle un ordre marchand, vous devez tenir compte des autres. Dès le début de la science économique, dès Adam Smith, il a été clair que l’on ne peut pas conclure un contrat tout seul, sans tenir compte des autres, et non seulement pour des raisons de réciprocité, mais pour essayer de retrouver ce que les autres attendent. C’est ce qu’Adam Smith appelait le principe de sympathie. Le bienfait de l’échange, c’est qu’il incite chacun à essayer de se mettre à la place des autres, à travailler en fonction des autres. Une entreprise qui réussit a le sens du service du client, elle est capable d’aller au devant des besoins des gens – moraux ou immoraux, c’est une autre question. C’est au service des autres que l’on réussit dans l’ordre marchand, et c’est pourquoi il n’y a pas de conflit, contrairement à ce que pensaient certains théologiens, entre le droit de propriété individuel et ce que l’on appelle la commune destination des biens. La procédure des droits de propriété individuels nous fait retrouver cette grande idée de la commune destination des biens, à savoir que la création de richesses n’est pas faite pour quelques-uns, mais qu’elle est au service des autres.
La deuxième raison, c’est que ce service des autres, nous ne le trouvons pas seulement dans l’ordre marchand ; nous le trouvons aussi dans l’ordre communautaire. Les socialistes ont perdu de vue que les mécanismes de solidarité ou d’entraide ne sont pas le monopole de l’État. Au contraire, la solidarité publique, forcée, la redistribution obligatoire des revenus, qui consiste à prendre à Pierre pour donner à Paul, n’a rien de flatteur pour l’individu. Cela voudrait dire que, spontanément, il n’est pas capable d’aider les autres. Il faudrait commencer par laisser aux familles leur revenu, au lieu de le leur prendre pour le redistribuer. Des hommes et des femmes libres exercent la solidarité dans le cadre de cette communauté naturelle extraordinaire qu’est la famille. Il y a d’autres communautés, les Eglises, les paroisses, les clubs, les associations, et lorsque Tocqueville admirait la démocratie américaine, il admirait surtout le fait que les Américains étaient capables de s’organiser entre eux pour résoudre les problèmes humains, les misères matérielles et morales qui existaient autour d’eux. Et si, par hasard, on n’y arrivait pas au niveau local, on faisait appel à un cercle plus large, et on allait vers l’État et la Fédération en tout dernier recours : cela s’appelle le principe de subsidiarité. Commençons par laisser les communautés vivre par elles-mêmes, exercer leur vraie solidarité privée, volontaire, cette charité que l’on a tellement décriée – le recteur Durand a écrit un livre extraordinaire sur les œuvres caritatives au XVIIe siècle. L’organisation de la solidarité décentralisée est beaucoup plus efficace et humaine qu’au niveau central.
On prétend enfin que la gauche est au service du développement économique : qu’elle veut aider les peuples du tiers monde, réduire les écarts de revenus, etc.. Là encore, ce sont les tenants de l’économie de marché qui sont les véritables réducteurs d’inégalité et ceux qui peuvent faire en sorte que des peuples, hier dans la misère, parviennent à se développer. Les pays les plus libres sont ceux qui se développent le plus vite, comme Hong-Kong, Singapour, la Nouvelle Zélande, la Suisse, l’Angleterre, et les pays les moins libres sont les plus retardés, comme l’Algérie, le Zaïre, l’Albanie, la Corée du nord…
Je ne crois pas que ces vertus qu’on attribue à la gauche lui appartiennent réellement. Toutes les qualités que l’on peut prêter à des gens qui sont soucieux des autres, qui veulent une société de paix et d’harmonie de développement, sont intégrées, portées, réalisées par le libéralisme et jamais par la gauche. Quand la droite, comme la gauche, ne respecte pas les droits de propriété ; quand la droite, comme la gauche, investit l’État d’un rôle régulateur et accentue les prélèvements obligatoires, étend l’État-providence ; quand la droite multiplie les législations de circonstance et prétend faire la loi, elle tourne le dos au vrai libéralisme. Lorsque Jacques Chirac a rendu compte de son mandat, en 1988, il a dit : « En deux ans, nous avons fait 2.800 textes de lois, alors que Laurent Fabius n’avait réussi à en faire que 2.600. » Voilà le jeu auquel la droite française s’est livrée depuis des années.
Je n’ose pas dire qu’il y a une convergence entre la droite et le libéralisme, je dis simplement à la droite : connaissez le libéralisme et pratiquez-en les vertus. De mon point de vue, si l’on veut réinventer la droite, il faut commencer par redécouvrir le libéralisme.