Les deux Brésil

Par José Osvaldo de Meira Penna

ntre le pessimiste et l’optimiste, la seule différence, dit-on, est que le premier des deux est mieux informé que le second. Le Pr. Lambert, qui connaît bien le Brésil, ne me paraît pas très optimiste… Je voudrais, pour ma part, compléter brièvement son analyse pour tenter d’expliquer la situation du Brésil, avant de conclure sur une note d’espoir. Souvenons-nous qu’à la suite du traité de Tordesillas (1494) le Brésil appartenait à la Couronne portugaise avant même d’exister… Si, au Brésil, l’État est plus fort que la société, c’est que nous avons hérité de la culture politique du Portugal. Il ne s’agit pas seulement de l’étatisme que le marquis de Pombal a imposé au XVIIIe siècle, mais aussi de ce que Max Weber appelait le patrimonialisme. Dans un régime de ce type, qu’il ne faut pas confondre avec la féodalité, le pouvoir politique est considéré comme une affaire privée, qui relève en quelque sorte de l’économie domestique. Autrement dit, on ne distingue pas le privé du public.

La modernisation du Portugal voulue par Pombal n’a pas touché à la structure patrimonialiste de l’État ; elle a réussi, en revanche, à construire un énorme appareil centralisé, conformément au paradigme du despotisme éclairé qui était en vogue à l’époque. Le scientisme de Pombal a imprégné la culture politique brésilienne à la suite de la création des premières institutions d’enseignement supérieur et, après 1860, il a trouvé dans le positivisme d’Auguste Comte l’expression philosophique de ses tendances autoritaires et centralisatrices. Avec la proclamation de la République, en 1889, on assiste à la renaissance de ces idéaux « constructivistes », énoncés dans les termes de la rhétorique positiviste. Bien que le modèle de Pombal ait, à certains égards, contribué à la modernisation du pays, à l’occasion notamment des réformes de Vargas au cours des années 1930, de vastes secteurs de la société et de l’État sont restés attachés à la tradition patrimonialiste et ont servi de masse de manœuvre à la classe politique, qui a abandonné l’idée et la pratique du gouvernement représentatif.


Dans ce contexte, l’État avait reçu la mission de garantir la rationalité économique, par l’application de méthodes scientifiques, en même temps qu’il devait maintenir l’ordre public et la moralité privée. A l’époque du mercantilisme, Pombal appelait cela l' »arithmétique politique ». Sous le gouvernement de Getúlio Vargas, on se réclamait de la « résolution technique des problèmes », et, après 1964, l’intelligentsia militaire parlait d' »ingénierie politique » ou de « planification stratégique ». Mais il s’agissait dans tous les cas d’une économie dirigée, c’est-à-dire, fondamentalement, d’un État-entrepreneur, surtout après l’avènement du régime technocratique. C’est ainsi que le secteur public représente aujourd’hui plus de 70 % du P.N.B.. Une bureaucratie improductive et corrompue, affligée de mégalomanie, met la société en coupe réglée et a presque étouffé l’initiative privée. Avec dix millions de fonctionnaires, l’État brésilien est un dinosaure. Dans une ville de moins de 300 000 habitants, comme Maceió, capitale de l’État d’Alagoas, on en compte 35 000. Certains gagnent l’équivalent de 50 000 F par mois, ou davantage : on les appelle les maharadjahs.

Il y a donc deux Brésil. L’un, moderne, est tourné vers l’avenir ; l’autre est archaïque et perpétue des comportements dépassés. C’est malheureusement ce dernier qui gouverne actuellement, et ce n’est pas un hasard si le président Sarney est originaire de l’État de Maranhao, l’un des plus pauvres et des plus arriérés, où le revenu par tête est compris entre 300 et 500 dollars dans les agglomérations, alors que dans une ville de l’État de Saint-Paul (Sao Paulo), comme Ribeirao Prêto, l’ancienne « capitale du café », il s’élève à 5 000 dollars. L’État de Saint-Paul, qui compte 30 millions d’habitants, est l’une des premières unités économiques d’Amérique latine, après le Mexique, mais devant l’Argentine. Comme il entretenait les autres États de l’Union, on disait autrefois que c’était une locomotive qui poussait des wagons vides…

Mais il ne faut pas céder au découragement. Nous avons le droit d’être optimistes. Comme le Club de l’Horloge en France, la Société Tocqueville, à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir, contribue par son action à l’évolution des esprits au Brésil. Ainsi que nous l’avons écrit dans notre charte, « ce n’est pas seulement le Brésil, mais l’ensemble du monde occidental qui est engagé dans un affrontement dont l’issue se décidera dans l’esprit des hommes. Nous avons le choix entre une démocratie de liberté, d’ordre et de progrès, et le totalitarisme prévu par Orwell. Dans cette lutte, qui est d’ordre théorique et idéologique, nous devons agir par le canal des media, mais aussi, avant tout, par le livre. »

(1) Voir Michael Novak, Une Ethique économique – Les valeurs de l’économie de marché, Ed. du Cerf, Institut La Boétie, Paris, 1987

(2) Michael Novak, Will it Liberate ? – Questions about Liberation Theology, Paulist Press, Mahwah (New Jersey), 1986

(3) Voir German Arciniegas, El Continente de siete colores, Buenos Aires, Sudamericana, 1970 ; Biografía del Caribe, Plaza y Janes, Bogotá, 1980 ; Bolívar y revolución, Libro libre, San José, 1986

(4) Dans Laborem Exercens, le pape Jean-Paul II a repris l’argument de S. Thomas : « La personne qui travaille ne désire pas seulement la juste rémunération de son travail ; elle souhaite aussi que dans le processus de production des dispositions soient prises pour la mettre en mesure de savoir que dans son travail, même s’il s’applique à quelque chose qui est possédé en commun, il travaille « pour lui-même ». Il n’a plus conscience de cela dans un système de centralisation bureaucratique excessive, qui donne au travailleur le sentiment qu’il est un simple rouage dans une énorme machine dirigée du sommet… Selon S. Thomas d’Aquin, c’est la raison principale en faveur de la propriété privée des moyens de production. » (para 15)


(5) Alejandro A. Chafuen, « What St. Bernardine’s Ass Could Teach the Bishops », Raison, août-septembre 1987, pp. 43-44

(6) Roy P. Basler, ed., The Collected Works of Abraham Lincoln, 8 vol., Rutgers University Press, New Brunswick (New Jersey), 1953, IV – 168-9

(7) Lincoln déclara en 1859 devant l’Agricultural Society de l’État du Wisconsin :
« Il n’est nullement obligé que le journalier qui loue librement ses services demeure toute sa vie dans cette condition. La meilleure preuve, c’est qu’il se trouve certainement dans cette assemblée beaucoup de personnes indépendantes qui louaient leurs services il y a quelques années…
« L’homme sage, venu au monde sans un sou vaillant, loue ses services quelque temps, met de l’argent de côté pour acheter des instruments et de la terre ; il travaille encore quelque temps à son compte, et finit par employer, pour lui prêter main forte, quelqu’un qui commence à son tour. » (Ibid., III, 478-9)

(8) Voir Nathan Rosenberg et L. E. Birdzell, Jr., How the West Grew Rich : The Economic Transformation of the Industrial World, Basic Books, New York, 1986

(9) Comme l’a expliqué G. K. Chesterton, « chez le plus grand nombre des gens, l’idée de la création artistique ne peut s’exprimer que par une idée impopulaire dans les discussions actuelles – celle de la propriété. L’homme ordinaire ne sait pas donner à l’argile l’aspect d’un homme, mais il sait donner à la terre l’aspect d’un jardin ; et même s’il y dispose en lignes droites alternées des géraniums rouges et des plants de pommes de terre bleus, il est encore un artiste, parce qu’il a fait son choix. L’homme ordinaire ne sait pas peindre ce coucher de soleil dont il admire les couleurs ; mais il sait peindre sa maison à la couleur de son choix ; et même s’il l’a peinte en vert pomme avec des pois roses, il est encore un artiste ; parce qu’il a fait son choix. La propriété n’est rien d’autre que l’art de la démocratie. Elle signifie que tout homme peut avoir quelque chose qu’il pourra façonner à sa propre image, de même qu’il est façonné à l’image du Ciel. » (What’s Wrong with the World, Londres, 1910, p. 47)

(10) James Madison expliquait que la propriété, « au sens le plus large et le plus juste,… englobe tout ce à quoi on peut attribuer une valeur et avoir droit ; et qui laisse à tout autre un avantage semblable.
« …Un homme a la propriété de ses opinions et de leur libre communication.
« Ses opinions religieuses, la profession de foi et les pratiques qu’elles lui dictent sont pour lui une propriété d’une valeur toute particulière.
« …Il a également la propriété du libre usage de ses facultés et du libre choix des objets auxquels il les emploie.
« En un mot, de même que l’on dit qu’un homme a droit à sa propriété, on peut dire pareillement qu’il a une propriété dans ses droits. »
(The Papers of James Madison, vol. XIV, pp. 266-68 – souligné dans l’original)

(11) Le romancier Mario Vargas Llosa, dans son commentaire des études d’Hernando de Soto, écrit ceci à propos des entrepreneurs « clandestins » de leur Pérou natal : « Rien qu’à Lima, le commerce clandestin (sans compter l’industrie) donne du travail à quelques 445.000 personnes. Sur les 331 marchés de la ville, 274 (soit 83 %), ont été construits par les clandestins. En ce qui concerne le transport, il n’est pas exagéré de dire que les habitants de Lima peuvent se déplacer dans la ville grâce aux clandestins, puisque, selon les résultats de l’Institut (pour la liberté et la démocratie), 95 % du système de transports publics leur appartient. » (« Peru’s Silent Revolution : Despite Goverment Regulation, Entrepreneurs are Rolling Back a Feudal Economic Order », Crisis, juillet-août 1987, p.4)

(12) The Economist, de Londres, a publié presque chaque semaine des articles sur la dette de l’Amérique latine. Consulter en particulier celui de M. Martin Feldstein, particulièrement étoffé et intéressant, « Muddling Through Can Be Just Fine », 27 juin 1987, pp. 21-25.