La nation est un tout organique. En isolant l’un des trois éléments constitutifs du « corps » de la nation – le territoire, la langue, la symbolique -, on a donné lieu à une déviation de l’idée nationale.
Si, en effet, l’on ne retient de la nation que son territoire, on en conclura que tout résident a vocation à devenir citoyen. C’est ainsi que le parti socialiste et le président Mitterrand ont milité pour que le droit de vote soit accordé aux immigrés, souhaitant, il est vrai, qu’ils ne puissent en user que dans les élections locales. Le droit de la nationalité aboutit au même résultat quand il admet le jus soli à côté du jus sanguinis (29).
Si l’on ne retient de la nation que la langue, on va noyer la France dans la francophonie, ersatz d’un empire défunt où l’on incorpore pêle-mêle le Tutsi du Burundi, le Wolof du Sénégal, le « Cajun » de Louisiane et le Français de France, sans compter les Québécois, les Wallons, les Genevois… Rien n’est plus absurde que cette assimilation forcée. Le phénomène créole nous met en garde contre cette myopie qui ne voit pas qu’une langue peut être un vêtement d’emprunt, qui n’a guère d’influence en lui-même sur le caractère des peuples (30).
Quant à la symbolique du nom et du drapeau, c’est elle qui a pu nous faire penser que l’Algérie était la France, et qui nous fait croire encore que la Nouvelle-Calédonie, la Martinique… ou la Terre Adélie sont la France, alors qu’elles sont à la France et que, si nous sommes prêts à combattre pour les défendre, nous devons aussi considérer qu’en la matière c’est l’intérêt national qui nous guide.
C’est une autre erreur de confondre la nation avec l’ethnie sous-jacente. La nationalité ne relève pas de l’ethnologie, puisqu’elle est un produit de la politique et de l’histoire et que les limites des ethnies ne coïncident pas nécessairement avec celles de la nation. Tout en corrigeant Renan pour son approche trop subjective, nous ne devons pas adopter la théorie des Allemands de l’époque, selon laquelle l’Alsace appartenait à l’Allemagne quelle que fût la volonté de ses habitants. Nous devons réaliser une synthèse théorique « franco-allemande ». C’est le seul moyen de rendre compte des faits avec impartialité.
Au demeurant, quelles que soient les faiblesses de la définition de Renan, on ne saurait lui imputer les interprétations réductrices qui ont cours présentement. Pour Renan, dans sa définition célèbre, deux choses constituent la nation : l’héritage qui nous vient des ancêtres, d’une part, et la volonté actuelle de continuer la vie en commun pour léguer aux générations futures « l’héritage que nous avons reçu indivis », d’autre part. M. Alain Finkielkraut, quant à lui, réduit la nationalité à l’opinion ; pour être français, nous dit-il, il serait nécessaire et suffisant d’adhérer à des valeurs universelles, comme les droits de l’homme (31) ; c’est au fond l’équivalent de ce « patriotisme constitutionnel » que le Pr. Jürgen Habermas considère comme le seul possible pour l’Allemagne (32). A ce compte, Louis XIV ou Charles Maurras, entre autres, n’étaient pas vraiment français, tandis que tout étranger pourrait l’être sans connaître et sans aimer la France… Certes, les droits de l’homme font partie de notre histoire. C’est même en les considérant comme des traditions propres à l’Occident qu’on peut en découvrir la véritable portée. Mais la nationalité n’est pas une affaire intellectuelle, et l’on peut être un excellent Français sans professer les théories de M. Finkielkraut. La fameuse métaphore du plébiscite ne signifiait pas que les étrangers avaient le droit de devenir français selon leur bon vouloir. Un plébiscite ou référendum est une décision collective, et non individuelle. En outre, lorsque les Savoyards ou les Niçois ont opté pour le rattachement à la France, celle-ci était demanderesse : ils n’ont pas imposé leur choix à la nation française par une décision unilatérale.
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L’identité nationale de la France est gravement compromise. Pour la défendre, nous ne pouvons plus nous contenter de formules creuses et d’approximations vagues. En analysant l’idée de nation, nous avons voulu procéder avec objectivité, quitte à bousculer les idées reçues. En politique, comme en religion, c’est la vérité qui sauve.
(29) Cf. La Réforme du code de la nationalité, Études et documents du Club de l’Horloge, 1989
(30) Cf. Henry de Lesquen et le Club de l’Horloge, La Politique du vivant, op. cit., et « Culture et Société », Lettre d’information du Club de l’Horloge, n° 28, 1986
(31) Alain Finkielkraut, « Sur un Vers de Racine », Le Monde, 29 octobre 1987
(32) « Le seul patriotisme qui ne ferait pas de nous des étrangers dans le camp occidental est un patriotisme constitutionnel. » (L’Evénement du jeudi, 30 avril 1987) En rejetant « la figure d’une identité conventionnelle partagée de façon unanime et préréflexive », cet auteur demande à ses compatriotes, somme toute, de renoncer à leur histoire. Franz-Josef Strauss dénonçait cette attitude dans une conférence prononcée à Bonn le 12 juin 1985 : « On ne peut pas ignorer non plus que des courants (…) continuent à refuser à notre peuple le droit de vivre en Europe dans une situation normale. (…) Une politique qui refuse au peuple allemand ce qui appartient naturellement à tous les peuples, à savoir l’amour de la patrie, le droit d’avoir une identité nationale et le droit à un véritable sentiment national porte en soi le germe de malheurs futurs. (…) Nous ne devons pas nous laisser enlever (…) l’histoire et l’héritage culturel de notre peuple (…). » (Cité en annexe de l’ouvrage du Club de l’Horloge, L’Identité de la France, Albin Michel, 1985)