par le Dr. Jean-Pierre Estivals
1992 est l’aboutissement du Traité de Rome. Si on interroge les Français sur ce traité, on sera surpris. Ils sauront peut-être qu’on a voté une ou deux fois pour des parlementaires qui siègent à Strasbourg, à Bruxelles ou au Luxembourg, mais ils n’en savent pas davantage. Pourtant il s’est passé un événement important en 1985 : le fameux Acte unique européen qui défie la compétence de la plupart, car, en dehors du débat qui a eu lieu à l’Assemblée nationale, l’explication de cet Acte européen a été particulièrement négligée en France.
Depuis 1985, au lieu d’avoir besoin de voter à l’unanimité, il existe un vote à la majorité relative. En effet, l’Europe des six devenant l’Europe des douze, ce qui était possible à six devient bien difficile à douze, et il s’agissait de débloquer le système. On comprend le vertige des politiques et des économistes voyant arriver l’échéance de 1992, c’est-à-dire l’ouverture de ce vaste marché de 320 millions d’individus.
Comment se situe l’industrie du médicament dans cette perspective ? C’est une industrie en général peu connue et, lorsqu’on la connaît, on la connaît mal, si ce n’est pour dire qu’elle est responsable de tous les maux. Mais n’oublions pas qu’elle est le quatrième producteur mondial, troisième exportateur, et que l’Europe nous apparaît comme une chance, à moins que les conditions de sa faiblesse ne se révèlent brutalement, ce qui serait une remise en question de l’avenir industriel du médicament français. Est-il possible de réussir 92 ? Dans le cadre du livre blanc, Pour réussir 92, on a jugé qu’il fallait arrêter environ 300 directives. Sur ces 300 directives, à peine un tiers le sont à ce jour. Pour le médicament, il y en a eu treize : six sont rédigées, trois sont en discussion et les autres sont encore à l’étude.
En revanche il y a trois points dont nous devons évoquer les difficultés. Il y a un problème technico-réglementaire, un problème économique et un troisième, plus social.
Le domaine technico-réglementaire. L’industrie du médicament est peut-être une des rares industries qui soient bien préparées à affronter les contraintes technico-réglementaires qui peuvent se développer ou, tout du moins, être mises en place d’ici 92. En effet, dès 1965, une première directive donnait les grandes orientations qui devaient être celles de l’industrie pharmaceutique en Europe. Depuis, un certain nombre de directives importantes ont été votées et sont en application : par exemple, concernant la qualité, la sécurité et l’efficacité des médicaments ; les procédures de fabrication et de contrôle, la reconnaissance des études conduites dans les différents pays, les règles d’étiquetage, les notices et les colorants. Tout cela est déjà en place, selon deux orientations qui me paraissent très positives.
D’abord, l’assurance pour le malade d’avoir un produit de qualité et, ensuite, d’avoir un produit dont l’efficacité soit prouvée. Il demeure néanmoins quelques incertitudes, mais je n’insisterai que sur l’une d’entre elles : il s’agit de l’autorisation de mise sur le marché (l’A.M.M), qui est une décision administrative sanctionnant 8 à 10, parfois 12 ans de travaux, des investissements de 300 à 500 millions de francs et parfois plus, tels que ce médicament nouveau est l’élément capital de la vie de l’entreprise. Avant, il fallait, pour un nouveau médicament, que l’industriel dépose son dossier, pays par pays, et chaque pays, après des procédures d’examens plus ou moins longues, acceptait ou refusait l’autorisation de mise sur le marché. Vous imaginez les coûts de dépôt des dossiers, les délais qui pouvaient demander plusieurs années, si bien que, dès 1975, il y eut une première tentative pour essayer d’alléger cette procédure. Lorsqu’un médicament avait une autorisation dans son pays, et dans quatre autres, on considérait qu’il y avait accord pour l’ensemble et que ce produit était valable pour la communauté entière. En 1983, cette procédure a été allégée et, pour 1986, une nouvelle procédure a été mise en place, en particulier pour les produits de biotechnologie et les produits de haute technologie, car il n’existe pas, jusqu’à présent, de réglementation nationale.
Mais, pour l’avenir, il y a un vaste débat qui n’est pas encore clos : quel choix sera fait entre ce qu’on appelle la reconnaissance mutuelle et la structure de décision communautaire ? Ces deux termes renferment un véritable défi politique. La reconnaissance mutuelle se résume en ceci : lorsqu’une autorisation est donnée dans un État, par son gouvernement, elle est ipso facto reconnue par tous les autres. C’est l’hypothèse idéale, la plus simple et celle que soutient avec fermeté la France. A l’opposé, d’autres préféreraient une structure communautaire centralisée, où les eurocrates de Bruxelles seraient rois et feraient un peu ce qu’ils veulent. On recréerait une sorte de F.D.A. à l’américaine (Food and Drug Administration), dont on connaît la lourdeur et l’envahissement administratif. Sur ce premier point technico-réglementaire, le véritable défi des cinq prochaines années sera de savoir si l’Europe sera ou non capable d’avoir une autorisation de mise sur le marché avec une reconnaissance mutuelle. Si c’est oui, l’Europe sera suffisamment mûre et cohérente ; si c’est non, la cohérence et l’entité européenne seront remises à plus tard.
Deuxième élément, le domaine économique. Parler du prix du médicament est complexe. Les disparités entre les prix des médicaments dans les pays d’Europe sont importantes. Voici les chiffres des consommateurs, qui ne sont pas spécialement favorables à notre type d’industrie. Le Bureau européen d’Union des Consommateurs, le B.E.U.C., a observé que le prix des médicaments en Europe va de 1 à 2,5 et pour certains de 1 à 5, voire de 1 à 10. Sur la base 100 pour l’Espagne en 1986, les prix sont de 107 au Portugal, 113 en France, 119 en Italie, 139 en Belgique, 201 au Royaume-Uni, 230 aux Pays-Bas, 234 en Irlande et 251 en République fédérale d’Allemagne. Les différences sont manifestes. Dans six États de la Communauté Européenne sur douze (la France, la Grèce, la Belgique, l’Espagne, l’Italie et le Portugal), les autorités administratives fixent le prix des nouveaux médicaments. Ces deux observations démontrent qu’il n’y a pas une Europe, à ce jour, en matière de santé, mais deux : une Europe anglo-saxonne et allemande de type libéral et, au sud, un monde méditerranéen et latin, dirigiste, dans lequel nous nous trouvons.
La France est donc dans une situation inconfortable, en ce domaine, pour préparer 1992, et les conséquences en sont graves à deux points de vue. D’abord, en raison de l’insuffisance de moyens pour assurer la recherche, bien que l’industrie pharmaceutique française y consacre 12 % de son chiffre d’affaires – c’est la troisième industrie en France après l’aéronautique et l’électronique. Ensuite, en raison de l’insuffisance de moyens pour se développer et se déployer à l’étranger, d’autant plus que l’implantation à l’étranger, contrairement aux autres types d’industries, demande que nous nous installions plusieurs années à l’avance avant de commencer à vendre. Pour préparer nos implantations, il nous faut des sommes considérables. La France n’en a pas les moyens, puisque, lorsque la marge nette des entreprises françaises est entre 1 et 2 %, en face de nous se trouvent des entreprises aux marges nettes de 8, 10 et même 12 %.
En somme, si la France a une compétence reconnue sur le plan de l’innovation et de la découverte, il est bien évident qu’elle n’a pas la politique de ses moyens et, en particulier, de son expansion. Tout le monde reconnaît, même nos instances les plus à gauche, que le médicament français est environ 30 % au dessous du prix moyen européen. En 18 mois, presque deux ans, nous avons eu une augmentation de 1 %. Ne rêvons pas : les 30 % ne sont sûrement pas pour demain, tout au moins dans le système de protection sociale que nous connaissons.
Dans le domaine des prix, la politique européenne est incertaine ; cela explique que la directive de janvier 1983 sur la transparence des prix et du remboursement des médicaments, mélange effectivement prix et remboursement, c’est-à-dire qu’elle va tout à fait à l’encontre de la philosophie du Traité de Rome, qui avait précisément comme objectif la liberté des prix, alors qu’on voit très bien que cette directive va dans le sens du contrôle. D’autre part, la politique européenne ne comporte absolument aucun effet d’harmonisation, escamotant là aussi le danger qu’il peut y avoir venant de ses principaux concurrents, en particulier le Japon et les États-Unis, qui ont une tout autre politique sur leur territoire. Le Parlement européen, devant cette directive, et malgré les efforts d’un député français, M. Lataillade, a lui aussi choisi le régime des prix administrés. On est obligé, dit-on, d’aller vers les prix administrés, car les prix seraient impossibles à gérer dans trois pays de la Communauté : l’Espagne, le Portugal et la France.
Troisième et dernier problème, celui de la protection sociale. Tout ce que je viens de dire sur les problèmes technico-administratifs ou sur le problème des prix serait vain, si le problème de la protection sociale n’existait pas. Nous sommes encore en période de gestation sur ce point. En effet, la directive européenne de 1987 porte sur la transparence des prix et des remboursements, et le Parlement européen a donc ignoré cette incidence. Nul doute que les pesanteurs sociales joueront un rôle déterminant sur l’espace européen, que l’harmonisation se fera lentement dans le domaine de la santé et, plus particulièrement, du médicament. Quand je dis lentement, c’est presque un euphémisme, car certains responsables politiques, parmi les plus importants, parlent aujourd’hui d’une Europe de la santé pour 94, peut-être pour 95, sûrement avant l’an 2000…
Deux facteurs paraissent déterminants pour faire l’Europe de la santé et du médicament.
D’une part, un facteur économique. Tant que nos hommes politiques et notre administration ignoreront que la protection sociale, non seulement en France, mais dans l’ensemble des pays européens, est d’un poids beaucoup trop excessif dans le cadre de la compétition mondiale, à moins d’une révolution libérale de la protection sociale, nos politiciens, qu’ils soient à Bruxelles, à Strasbourg ou ailleurs, ne prendront pas d’initiatives courageuses.
A l’inverse, le domaine social ne relève pas des directives du Conseil de la Communauté. La Commission ne peut donner que des avis ou des recommandations. Autrement dit, dans le cadre du Traité de Rome et dans celui de l’Acte unique européen, les États n’ont pas su trancher entre la dimension économique et la dimension sociale.
Il reste donc cinq ans qui seront jalonnés d’incertitudes, d’espoirs et de déceptions ; cinq ans pour que 320 millions d’individus puissent réfléchir en toute connaissance de cause sur la contradiction suivante : la santé n’a pas de prix, mais la maladie a un coût.
Les industries de santé devant l’enjeu de 1992 :
Comment affronter la concurrence ? (II)
par le Dr. Jean Raphaël Notton
Les industries de santé sont l’outil indispensable pour soigner, rechercher et traiter l’ensemble des maladies. C’est peut-être une lapalissade de dire qu’une maladie ne coûte cher que dans la mesure où on n’a pas de traitement. Mais il suffit de considérer l’importance que peuvent avoir ces outils, dont la mise au point repose d’une part, sur le corps médical français, d’autre part, sur l’aspect industriel et de recherche qui est, dans le domaine des industries de santé, majoritairement une activité privée.
En effet, les industries de santé ont tout d’abord un certain nombre de cadres classiques, mais c’est également, au plein sens du terme, les nouvelles activités économiques qui étaient, jusqu’à présent, du ressort de la puissance publique et qui relèvent, peu à peu, de l’initiative privée. Je pense en particulier au système du H.M.O. ou son équivalent français, les réseaux de soins coordonnés.
Depuis 15 ans, le mouvement général de revalorisation de l’entreprise a touché à peu près à tous les secteurs, sauf un, celui de la santé. Il semblait hérétique de considérer qu’il pouvait y avoir une activité rentable et libérale dans ce domaine. Il fallait être forcément dispendieux, étatique, sans coût ni prix et, plus encore, sans aucune responsabilité. Il est temps que la santé, puisqu’elle est l’un des éléments les plus importants de notre vie, probablement le premier, puisse devenir la première entreprise privée de France. Ces industries de santé, dont on parle relativement peu, de quoi sont-elles constituées ?
Il y a d’abord l’industrie du médicament, qui est le seul bloc homogène. A côté de cela, il y a des activités que l’on appelle le génie biologique, qui n’existait pas il y a cinq ou dix ans. Il y a les biotechnologies, toutes ces technologies issues de la recherche sur la vie et qui sont en train de prendre des parts de marché considérables dans toute l’activité industrielle. Il y a ensuite tout ce que l’on pourrait appeler les services, car les industries de santé ne sont pas uniquement de la production de biens industriels, c’est également de l’organisation et je pense notamment, dans l’hôpital, qui est l’un des secteurs les plus dispendieux qui soit en France, à l’ingénierie hospitalière. Et puis nous assistons maintenant, par la loi du marché, à la naissance d’un certain nombre d’alternatives privées, qui ont en commun d’être partielles, optionnelles, qui sont des activités économiques et qui rejoignent de plain-pied les industries de santé.
Qu’ont en commun toutes ces industries de santé ?
Un certain nombre de points négatifs. Tout d’abord, on a longtemps cru que la pression de notre protection sociale et, en ce qui concerne l’industrie de santé, l’assurance-maladie, passaient, quoi qu’il arrive, avant les contraintes industrielles. Le but était, à court terme, d’essayer de limiter les coûts des produits issus de nos industries, de manière à limiter, en réponse, les coûts de notre protection sociale. Ce type de raisonnement, injustifié sur le long terme, a abouti à un certain nombre de conséquences.
Le domaine du bien-être en général représentera, en 1992, 20 % de la consommation des ménages. Il y a un autre chiffre qui est tout aussi important : la croissance de ce secteur industriel représente 10 points par an ; peu de secteurs connaissent un tel développement. Il est donc important de pouvoir disposer ici, en France, en obéissant aux règles du marché, d’une industrie de santé forte et exportatrice. Cela me semble un préalable indispensable aux exigences d’indépendance nationale par rapport à l’évaluation et au coût de la santé. Je ne citerai qu’un exemple : le S.I.D.A. est actuellement traité par une molécule américaine qui a subi, en situation de monopole, une augmentation de 350 % de son prix en six mois. Qu’a fait notre Sécurité sociale ? Notre assurance-maladie ? Allaient-elles laisser nos malades sans traitement ? Allaient-elles considérer que, quel que soit le prix du traitement, il fallait le fournir aux Français ? C’est cette dernière solution qui a été choisie, ce qui fait que l’argument d’économie touchant l’assurance-maladie fondait comme neige au soleil. Il y a donc, par rapport à la possibilité que nous avons de réduire les coûts de notre santé, un problème d’indépendance nationale.
La santé est, désormais, un enjeu économique considérable : 20 % du marché des ménages, 10 % d’augmentation par an, et à travers ces sommes, les emplois créés.
Un autre point commun entre toutes ces industries de santé, c’est l’Europe. On peut dire, de manière un peu schématique, « vivre ou mourir » ! Les industries de santé françaises seront européennes ou ne seront plus. Cela ne veut pas dire qu’il faille instituer d’urgence un certain nombre de mesures de protectionnisme, qui, de toute manière, voleront en éclats en 1992, mais se dire que nous avons peu de temps pour mettre à niveau, sur le plan des économies de marché, les industries de santé dont nous disposons encore en France.
Les industries de santé ont cette particularité de reposer presque entièrement sur la matière grise. C’est vrai que n’importe quel État du monde peut mettre dans des gélules un certain nombre de produits pharmaceutiques. Il est vrai aussi que, pour trouver ces produits-là, seules comptent la recherche et les hommes qui y sont investis. Nous n’avons pas besoin de matière première dans les industries de santé, seule notre intelligence peut être en mesure de nous faire développer ce secteur industriel. Nous sommes en pleine économie de marché, ou, du moins, nous devrions l’être. Il faut savoir que dans ce domaine, du fait peut-être de l’intérêt considérable qu’il représente, nous avons une compétition terrible, en particulier vis-à-vis de nos concurrents, qu’ils soient anglo-saxons, allemands, voire japonais, qui ont parfaitement compris l’enjeu que représentaient ces industries.
Ces industries ont un autre point commun : avoir subi les premières, et probablement les plus importantes, des contraintes qui ont été mises en place par notre protection sociale. Cela veut dire que c’est probablement, avec l’armement, le domaine le plus réglementé, pour les autorisations de mise sur le marché des médicaments, ou pour le tarif interministériel de prestation sanitaire, qui n’a pas été libéré non plus. Nous avons une surréglementation, qui peut être considérée comme un carcan complet par rapport à la mise en place des règles concurrentielles.
La situation est inquiétante et on peut considérer que les industries de santé luttent plutôt pour leur survie que pour leur développement. Sommes-nous complètement pessimistes ? Non, car un certain nombre d’arguments nous permettent d’espérer.
Les industries du médicament sont dans une situation un peu moins négative. Il faut savoir que, de manière générale, les industries de santé, en France, représentent un déficit dans notre balance commerciale. Il faut savoir également que, par rapport à l’ensemble des pays industrialisés, nous sommes les seuls dans cette situation. Les autres gagnent de l’argent. Il est donc temps de voir qu’il y a un secteur industriel à développer et il n’est plus hérétique de considérer que ce domaine se développera, quelles que soient par ailleurs les contraintes de la protection sociale.
Que faire en pratique pour favoriser cette concurrence d’ici 1992 ? C’est un saut dans l’histoire. En 1992, dans ce domaine comme dans d’autres, seront balayés tous les problèmes de protectionnisme et d’étatisme ; la règle du marché jouera à plein. Mais il faut savoir que, dès aujourd’hui, des mesures sont à prendre. L’Europe économique est déjà en plein mouvement.
Je citerai un exemple dans le domaine des industries de santé : en juillet 1988, la Thomson C.G.R. était rachetée par General Electric, principal concurrent dans l’imagerie médicale, concurrent américain qui, dès 1988, a pris position sur le marché européen. Dans cette affaire, ils ont eu le bon sens que nous n’avons pas réussi à avoir ou du moins l’initiative que nous n’avons pas su prendre.
Première mesure : il s’agit de la volonté politique de créer non pas une Europe de la social-démocratie ou de la planification, mais une Europe de l’économie de marché. Jacques Delors, qui est encore notre principal représentant à Bruxelles, disait : « Si par hasard mon retour aux affaires en France devait se concrétiser, je rétablirais immédiatement le Commissariat général au plan. » C’est bien parti pour une économie libérale !
Il faut donc, dès maintenant, une volonté politique forte, stable, ininterrompue et non restrictive. La protection ne s’exercera plus en 1992. Cette volonté politique doit être transmise à l’ensemble des rouages économiques de la vie française. Elle doit se traduire par deux types d’actions : une action communautaire et une action nationale. S’agissant de l’action communautaire, il faut savoir qu’à l’heure actuelle des dispositions réglementaires sont en train d’être prises et il ne semble pas inutile de rappeler que la raison d’être des ces dispositions est d’harmoniser l’ensemble des législations européennes. Encore faut-il y être présent, car ces dispositions favoriseront ceux qui auront le plus influencé leur rédaction. En d’autres termes, nous aurons l’Europe que nous méritons. Nous avons la chance d’être en France, contrairement à d’autres pays, assez sensibilisés à l’arrivée de l’Europe. Mais il y a un paradoxe : nous sommes sensibilisés à l’Europe, mais nous ne jouons pas le jeu. Comment se fait-il en particulier que les plus grandes entreprises françaises n’aient pas de représentants permanents sur place, à Bruxelles, agissant pour que les règles de concurrence soient les plus proches possibles de nos règles nationales, de manière à ne pas mettre en péril nos industries françaises par le biais d’une mise à niveau européenne qui serait trop dure ? Il est donc nécessaire que nous prenions conscience que l’Europe se fait et se fera telle que nous aurons mérité qu’elle soit, avec ou sans nous.
S’agissant de l’action nationale, il y a le rôle de l’État, mais c’est une mauvaise expression, car il ne devrait pas y en avoir du tout, ou pratiquement pas. Les industries de santé ont une dimension industrielle. On considère maintenant qu’il n’existe pas d’incompatibilité entre ce développement industriel et le coût de notre assurance-maladie. La vision à court terme a, semble-t-il, laissé le pas à une vision à plus long terme et même la Commission des Sages, sur laquelle on peut formuler un certain nombre de critiques, reconnaissait que la liberté du prix du médicament devenait inévitable et urgente.
Ce que demandent les industries de santé, qui ont été les principales victimes des retombées du carcan de la protection sociale en France, c’est un peu plus de liberté. Ce ne sont pas des subventions – elles n’en ont pas besoin -, ce qu’elles demandent, c’est, qu’il s’agisse des prix, de l’A.M.M., du tarif de prestation sanitaire, ou des règlements, qu’il y ait un vent de liberté qui souffle sur ces industries ; elles feront le reste. Savez-vous, par exemple, que les industries de santé sont gérées par huit ministères ? Les délais de mise en place d’un brevet ou d’un nouveau produit sont considérables. Or, en terme d’économie et d’industrie, le délai équivaut à de l’argent.
Deux mots sur la structure générale de ces industries de santé. Tout d’abord, il s’agit d’une activité éclectique et peut-être a-t-elle souffert de cet éclectisme. Qu’y-a-t-il de commun en effet entre le fil à suture et l’I.R.M. ? Rien. Et, jusqu’à présent, il n’y avait pas de structures représentatives professionnelles pour les défendre : c’est maintenant chose faite.
Le deuxième point, c’est que les structures des industries de santé sont avant tout de type familiale et P.M.E.. Cela veut dire que ces entreprises sont souvent coupées d’une certaine capacité d’exportation et surtout qu’elles n’ont plus les moyens nécessaires aux frais de recherche et de développement, qui deviennent de plus en plus lourds. Il est donc important de laisser le marché agir de lui-même et favoriser la formation de groupes qui atteignent un seuil critique qui leur permette de s’exprimer, non seulement en France, en Europe, mais également au niveau mondial. Car seul, désormais, le marché mondial compte, pour une raison simple : les séries sont trop faibles pour la France, voire l’Europe. Pour avoir quelque capacité de compétitivité, c’est donc sur les marchés lointains que nous devons nous implanter de manière privilégiée.
Certains disaient : « Nous avons des problèmes de structures industrielles, faisons faire à l’État ce que nous ne pouvons faire nous-mêmes ». Hérésie ! En effet, il n’est pas du rôle de l’État de défendre le développement industriel et, par ailleurs, il existe des initiatives privées de très grande qualité. Cela porte un nom : on les appelle les ensembliers. Il s’agit de sociétés intermédiaires de services qui prospectent, pour l’ensemble des P.M.E. de France, des marchés lointains. Bien sûr, la prospection de ces marchés, les expertises, la mise en œuvre d’études, et ensuite la fourniture du matériel – ce qui est le plus important – pérennisent la présence de nos industries, quelle que soit leur dimension sur les marchés lointains. Ce phénomène de l’ensemblier, qui est une initiative privée, qui sert des entreprises privées sans intervention de l’État, me semble, à ce titre, tout à fait caractéristique de ce que peuvent faire en elles-mêmes les industries de santé.
L’essentiel repose sur l’intelligence, dans les industries de santé. Cela se traduit par la croissance des frais de recherche et de développement. Le grand drame, en France, est d’avoir considéré, à un certain moment, qu’il était plus facile de fabriquer des produits inventés ailleurs. Il faut faire un effort de responsabilisation et de formation sur ce point-là et considérer que nous aurons les industries que méritent nos chercheurs, et que nous aurons les chercheurs que mérite notre formation.
Je passerai rapidement sur les moyens dont disposent les industries de santé pour avoir la manne nécessaire à leur développement d’ici 92, car le délai est court. Pas de subventions : le capital-risque est une forme de financement qui fonctionne très bien, et on peut d’ailleurs considérer que c’est probablement dans le domaine de la santé qu’elle fonctionne le mieux, parce que la santé représente 20 % des parts du marché, avec 10 % d’augmentation par an.
On peut considérer que les alternatives privées à la Sécurité sociale sont des industries de santé au plein sens du terme. Nous avons une chaîne dans laquelle la principale victime était l’entreprise ; il faut briser cette chaîne contraignante qui allait de l’individu à l’entreprise, et aux organismes paritaires, qui ne sont d’ailleurs pas responsables d’un éventuel déficit, et puis à l’État, offrant sa garantie en cas de déficit, mais sans prise sur la gestion. Ces alternatives à la Sécurité sociale ont ceci de remarquables qu’elles court-circuitent l’entreprise, qui, ainsi, n’est plus la « vache à lait » permanente de l’État-providence.
J’ai, depuis quelques années, un texte pratiquement en permanence sous les yeux : il traite du débat entre les exigences économiques et les exigences sociales au sein de l’entreprise. Je voudrais vous en livrer la conclusion. Elle a été prononcée par un Japonais, qui disait en 1983 : »Vos patrons sociaux, souvent gens de bonne volonté, croient qu’ils vont défendre l’homme dans l’entreprise. Nous, à l’inverse, croyons qu’il faut défendre l’entreprise par les hommes et que celle-ci rendra au centuple ce qu’ils auront donné. Ce faisant, nous finissons par être plus sociaux que vous. » N’est-ce pas là une belle définition du libéralisme ?
Nous avons une vision globale, selon laquelle la protection sociale et l’assurance-maladie d’un côté, les développements de l’entreprise de l’autre, sont complètement liés, et ces contraintes sociales pèsent sur le développement de l’entreprise. C’est la loi du marché qui, en 1992, nous fera développer nos entreprises ou nous les fera perdre. Il faut savoir que nous ne pouvons fonder notre développement que sur la liberté. Nous n’avons pas besoin de protection, ni de subventions, mais simplement de la liberté de s’exprimer et de se développer. Peu d’entreprises, peu d’industries ont en France un message aussi clair. Et puis, nous voulons avoir une vision à long terme. Pour mettre au point un médicament, un nouveau produit, il faut dix ans et on a ensuite dix ans pour le rentabiliser. Il faut gagner du temps, chaque fois que cela est possible, en supprimant les contraintes réglementaires.
C’est dès à présent que nous devons lutter pour les industries de santé, ce qui veut dire que la volonté politique de défendre les industries de santé dans une Europe libérale doit s’affirmer dès maintenant. Les industries de santé sont des industries stratégiques au plein sens du terme, car nous serons sous la dépendance d’autres que nous pour fournir, à quelque prix que ce soit, les médicaments, les traitements, la recherche dont nous avons besoin. Il est donc important que, dans des règles de liberté, ces industries soient développées.
Je crois que la France a une double responsabilité, celle de son développement culturel, et de son développement économique. Les industries de santé permettent l’un et l’autre. Notre rayonnement culturel va souvent de pair avec le développement de nos industries de santé, ce sont souvent parmi les premières industries françaises qui arrivent dans les marchés lointains et elles ont souvent cette particularité de drainer derrière elles d’autres marchés éventuels.