Les juristes sont-ils en voie de disparition ?

Par Jean Foyer.

Le Club de l’Horloge ayant le privilège de la jeunesse a, du même coup, le privilège de l’audace. C’est ainsi qu’il a demandé à une sorte de « brontosaure juridique » de venir vous donner son opinion sur la question de savoir si l’espèce animale à laquelle il appartient est, ou non, en voie de disparition ! Ma qualité « brontosaurienne » m’excusera d’adopter, pour traiter ce sujet, les méthodes de la scolastique médiévale. Lorsque Thomas d’Aquin se posait la question : « Dieu existe-t-il ? », il répondait par une première série de développements sous la rubrique : videtur quod non, il semble que non. Ce sera la première partie de mon exposé. La seconde commencera par la conjonction atque : mais… Et je conclurai en vous proposant une réponse à la question posée. D’abord, videtur quod non : il semble que non. Il semble que les juristes ne soient pas en voie de disparition et, sans reprendre la totalité des arguments qui pourraient être invoqués au soutien de cette première opinion, j’en retiendrai essentiellement trois.
En premier lieu, si la démographie de la France en général a préoccupé, à juste raison, le Club de l’Horloge en 1978, celle des juristes n’a absolument rien d’inquiétant et il semble que, tout au contraire, nous allions allègrement vers un état de surpopulation ! L’accès aux facultés de droit d’hier, aux unités d’enseignement et de recherche juridiques d’aujourd’hui, n’est pas réduit par je ne sais quelle pratique restrictive, « contraceptive », de régulation des vocations, comme l’est l’accès aux études médicales ou aux études pharmaceutiques. Durant l’année universitaire 1967-1968, 114.382 étudiants étaient inscrits dans les établissements qu’on appelait alors les facultés de droit et des sciences économiques. Depuis 1971-1972, on comptabilise distinctement les étudiants en droit et les étudiants en sciences économiques et, cette année-là, les juristes étaient déjà, à eux seuls, 105.381. En 1977-1978, dernier chiffre que j’ai pu obtenir, il y avait un effectif total de 131.659 inscrits dans les U.E.R. enseignant les disciplines juridiques.
Certes, au cours d’une « gestation » universitaire qui est longue – qui est très supérieure en durée à celle des éléphants ! -, des interruptions d’études plus ou moins volontaires se produisent-elles. Cependant, en dix ans, le nombre des licences en droit qui sont conférées a plus que doublé. En 1968, ont été conférées 3.881 licences en droit, y compris celles des économistes, et en 1978, 8.445 licences, qui sont exclusivement des licences en droit. Depuis qu’on a décomposé la licence en deux diplômes, la licence en son sens nouveau et la maîtrise, les chiffres démontrent que le plus grand nombre des licenciés postulent la maîtrise. En 1978, 7.331 maîtrises ont été conférées, pour 8.575 licences en 1977. La disparition de la caste des juristes ne semble pas être pour demain !

Les chiffres que j’ai donnés sont, du reste, loin d’être exhaustifs, car il faudrait ajouter – mais c’est une comptabilité qui est à peu près inconnue – les étudiants de tous les instituts – d’études politiques, par exemple – ou écoles supérieures au programme desquels figurent des disciplines juridiques qui y tiennent une place importante, et les candidats à tous les concours de recrutement qui comportent des épreuves à objet juridique. Ces établissements sont légion.
Tous ces juristes, à formation complète ou à formation partielle, exercent-ils ensuite des activités de nature juridique ? Cela est difficile, sinon à savoir, tout au moins à mesurer, tant sont diverses en ce bas monde les activités exercées par les juristes, et c’est ce que nous allons voir en second lieu : l’intensification, la multiplication, la diversification de ces activités.
Lorsque le Parlement a voté la loi du 31 décembre 1971, qui a fusionné les anciennes professions d’avocat et d’avoué, le jargon alors à la mode distinguait entre le judiciaire et le juridique pour caractériser les activités des juristes, disons entre l’application contentieuse, juridictionnelle du droit, et l’application non contentieuse; les mêmes personnes, d’ailleurs, participant souvent à l’une et à l’autre. Si l’on observe les statistiques judiciaires, pour ne considérer que celles-là, on s’aperçoit que l’activité judiciaire, loin de se rétrécir, est au contraire en dangereuse expansion. Je vais vous donner une douzaine de chiffres; excusez-moi de leur aridité, mais je crois qu’il est indispensable de les connaître pour mesurer l’ampleur du phénomène. Il s’agit du nombre des affaires jugées, en 1962 d’une part, il y a dix-sept ans – c’est l’époque à laquelle je devenais garde des sceaux -, et en 1978 d’autre part, dernière année connue, d’après les chiffres du compte général de l’administration de la justice publiés par la Chancellerie.
Pour les cours d’appel, les affaires jugées en matière civile avaient été de 44.407 en 1962; elles étaient passées à 77.990 en 1978. Les affaires pénales jugées par les cours d’appel, au nombre de 29.772 en 1962, étaient au nombre de 51.979 en 1978. Pour les tribunaux de grande instance, les affaires jugées en matière civile passent, de 1962 à 1978, de 136.639 à 357.700 et, en matière correctionnelle, de 243.694 à 541.962. Quant aux tribunaux d’instance, le nombre des jugements civils avait été, en 1962, de 180.733; il était de 265.172 en 1978. En matière de police, on est passé – c’est la progression la plus spectaculaire – de 861.675 affaires jugées à 4.403.645 en 1978 ! De telles progressions se passent de commentaires. Il n’est pas jusqu’à la Cour de cassation, représentée ici par d’éminents magistrats, qui n’ait manifesté dans la dernière période un « stakhanovisme » admirable, puisque de 1975 à 1978 le nombre des arrêts qu’elle a prononcés s’est élevé de 10.032 à 13.120, soit une augmentation supérieure à 30 % en quatre ans, d’autant plus remarquable que les effectifs de cette juridiction, entre temps, n’avaient pas augmenté d’une unité !

En effet, le nombre des personnes affectées à ces activités juridictionnelles a augmenté très insuffisamment par rapport à la progression du nombre des affaires. Les magistrats du corps judiciaire étaient à peu près 4.000 il y a vingt ans; ils sont un peu plus de 5.000 maintenant, augmentation sans commune mesure avec celle du nombre des causes. Quant aux avocats, leur nombre est passé de 8.399 – c’était leur nombre en 1971, lorsqu’a été promulguée la loi de fusion des professions d’avocat et d’avoué – à 14.163 en 1979. Sans doute y a-t-il, dans ce total, un certain nombre d’avoués qui ont ajouté une épitoge à leur épaule gauche, mais ils n’étaient pas en nombre tel que cela explique la progression. Il n’est guère que le nombre des charges d’officier ministériel, notamment celles d’avocat aux Conseils, qui n’ait pas connu d’augmentation pendant une très longue période. Je n’ai parlé que des tribunaux judiciaires. Quant aux tribunaux de l’ordre administratif, toutes les discussions budgétaires, d’une année à l’autre, sont l’occasion d’entendre des plaintes sur la lenteur et l’encombrement de ces juridictions, encombrement et lenteur dont, tout récemment, le Médiateur s’est préoccupé lui-même.
Si expansif, si débordant qu’il ait tendance à devenir, le contentieux porté devant les juridictions n’est que la partie émergée de l’iceberg juridique. Malgré ces chiffres étonnants, ce contentieux ne représente qu’une très faible activité ! Il y a tout le reste, dont est faite la vie de l’État, des administrations, des collectivités publiques, des établissements publics, des entreprises et celle des particuliers, un domaine qui est, pour les juristes, celui d’activités extraordinairement diversifiées, avec les tâches nobles de ceux qui, soit dans les ministères, soit au Conseil d’État, élaborent – en trop grand nombre, du reste – des lois, des règlements et des arrêtés, de ceux dont la fonction est de rédiger des contrats pour les entreprises ou pour les particuliers, de ceux dont l’activité journalière consiste à exercer les dispositions légales ou à en vérifier l’application, de ceux dont le métier est de consulter sur les questions qui leur sont posées, de ceux dont le rôle est de représenter les personnes devant des organismes qui ne sont pas juridictionnels, de ceux dont le métier est de s’entremettre dans le règlement non juridictionnel des litiges ou de suivre les affaires qui ont été portées devant les tribunaux.
Ces activités – les activités des hommes, des entreprises, de l’Administration, etc. – sont en effet enserrées, à l’époque contemporaine, dans un étroit réseau de règles juridiques contraignantes; personne ne sait plus trop comment s’y reconnaître, chacun craint, non sans raison, de se placer en état d’infraction ou de commettre un acte nul; et le « libéralisme avancé », contraire à tout cela, a beau être la doctrine officielle, il a été impuissant à y rien changer. La multiplication du droit est devenue un facteur principal, primordial, d’insécurité – c’est le paradoxe des temps modernes – et le juriste est devenu indispensable, en droit ou en fait. On pourrait dire, parlant le langage de la psychologie ou de la psychanalyse, qu’à l’époque contemporaine il est devenu « sécurisant ». Alors, faut-il s’étonner d’en trouver partout ?
Les uns exercent leur activité à titre de profession indépendante, de profession libérale, qu’ils le fassent individuellement, sur le mode artisanal qui était traditionnel, ou qu’ils le fassent regroupés en société. Aux 14.163 avocats qui sont bivalents, judiciaires et juridiques, s’ajoutent 6.400 notaires pour 5.400 offices, ce qui montre que le regroupement commence à se produire, et on a recensé 4.035 conseils juridiques, au sens de la loi du 31 décembre 1971, sans compter d’innombrables autres professions pour lesquelles l’application du droit se mêle de techniques diverses, qu’elles soient comptables – comme les experts-comptables – ou qu’elles soient techniques – comme les conseils en brevets d’invention.

Les autres, ceux qui n’exercent pas les activités juridiques à titre indépendant, sont ou bien des agents publics appartenant à des corps très divers et soumis à des statuts multiples, ou bien des juristes salariés, soit des professionnels juridiques eux-mêmes, soit d’administrations ou d’entreprises dont l’activité met en œuvre des règles de droit; il est certaines administrations dont on peut même dire qu’elles ne font que de l’application journalière de règles de droit – tels les services fiscaux – et des entreprises dont l’activité juridique est, en quelque sorte, leur langage, telles les entreprises d’assurances; et dans celles-là les cadres sont en majorité des juristes. Ailleurs, si ce sont les ingénieurs qui souvent dominent, les juristes peuplent les services juridiques et les services de contentieux, et plus d’un d’ailleurs, au bout d’un certain temps, révèle ses qualités de chef d’entreprise.
Il n’est aucun recensement de ces juristes répandus dans les administrations et les établissements publics, les entreprises nationales ou privées, les syndicats professionnels, les organismes d’arbitrage, les chambres de commerce, de métiers, d’agriculture, dans tout un tertiaire juridique qui est apparemment des plus florissants à l’heure actuelle. Et comme l’Europe et la France de notre temps s’appliquent – consciemment ou inconsciemment – à imiter le modèle américain, le phénomène ne peut que s’accentuer. Outre-Atlantique, on ne signera bientôt plus une lettre ou un contrat sans demander le nihil obstat d’un juriste, et l’on se fait accompagner d’un juriste pour toute négociation importante ! Comment gérer une entreprise sans juristes, à l’heure actuelle où il ne s’agit plus seulement de se soumettre à un droit commercial – qui posait comme principe la liberté des conventions -, mais à un droit fiscal, à un droit de la sécurité sociale, à un droit du travail, à un droit de la consommation, à un droit de la distribution, à un droit de la concurrence, etc., qui finissent par enserrer toutes nos actions et qui font que l’on ne sait jamais si l’on est du côté du licite ou de l’illicite, du permis ou de l’interdit ?
Car – et j’en arrive à ma troisième observation – c’est le droit moderne qui crée des besoins sans cesse accrus de justice ! Montesquieu a écrit jadis que les lois étaient faites pour des hommes de médiocre entendement. Nos contemporains, dans leur ensemble, n’ont plus la modestie de penser qu’ils sont bêtes ! Personne ne veut plus avoir tort et l’élargissement de l’aide judiciaire, la gratuité de la justice, ne peuvent qu’inciter aux procès et à l’exercice des voies de recours. Il y a là une piste pour les sociologues du droit ! Le droit contemporain est marqué de beaucoup de défauts, il faut le reconnaître. Tantôt, il n’en fait pas assez, et tantôt il en fait trop.

Tantôt, il n’en fait pas assez :
– soit que le Législateur s’abstienne d’intervenir dans des domaines où il aurait été souhaitable qu’il le fît, car, en n’intervenant pas, il abandonne les plaideurs à une jurisprudence fluctuante, indécise, incertaine, dont il est pratiquement impossible de prévoir quelle sera l’application aux cas particuliers et qui donne des raisons, notamment aux entreprises d’assurances, de faire un contentieux qui retarde souvent pendant fort longtemps l’indemnisation nécessaire des victimes. Une bonne loi sur la responsabilité délictuelle, sur la réparation des dommages causés par les accidents de la circulation, est attendue depuis plus de soixante ans et jamais le Législateur n’a eu le courage de la faire, car il craignait de heurter les intérêts particuliers ;
– soit, dans d’autres cas, qu’il ne veuille pas déterminer d’une manière nette ce qui est permis et ce qui n’est pas permis et qu’il abandonne l’absolu pour le relatif. On peut y voir une influence du droit anglo-saxon, qui se manifeste dans le droit de la concurrence, qu’il soit français ou communautaire.

Mais, dans beaucoup de domaines, le Législateur et les autorités investies du pouvoir réglementaire en font, hélas, beaucoup trop ! Il n’est pas de ministre qui n’espère attacher à son nom une gloire immortelle en remettant en question la législation que son prédécesseur avait fait voter, par un texte que son successeur n’aura lui-même que l’idée de faire remplacer ! Il n’est pas d’organisme, de groupe de pression – et Dieu sait si ce pays en regorge ! – qui ne s’efforce d’obtenir la reconnaissance d’une petite exception législative, d’un privilège et, malheureusement, non seulement le Parlement, dont ce serait presque la fonction d’être démagogique, mais même les départements ministériels, n’osent pas le refuser. Le Législateur et les autorités réglementaires sont atteints – excusez-moi de parler un peu grossièrement – d’une sorte de « diarrhée » législative et réglementaire, contre laquelle toute thérapeutique paraît impuissante. Le tout est aggravé par un pullulement d’incriminations pénales qui, pour la plupart, ne sont jamais appliquées, mais qu’un plaideur grincheux ou un magistrat du ministère public, engagé « d’un certain côté », est susceptible à tout moment d’invoquer à votre détriment. Il y a encore de beaux jours pour les juristes.

Atque… voilà ma deuxième partie. Ce tableau si brillant pour les juristes, sinon pour le législateur, n’a-t-il point des ombres ? Il me semble, et trois raisons vont me conduire à le penser.
Tout d’abord, la montée en puissance des juristes ne serait-elle pas une illusion et l’inflation n’aurait-elle pas eu ici aussi ses effets pernicieux ? Si l’espèce des juristes s’est enflée en nombre et en quantité, elle a finalement beaucoup diminué en poids, non seulement unitaire, mais – c’est le plus étonnant – en poids global, et des signes le montrent qui ne trompent guère. Durant près de quatre-vingts ans, sous la IIIe et sous la IVe République, la première magistrature de l’État a été à l’ordinaire exercée par des avocats et les deux présidents de la IVe République avaient été ou étaient encore avocats l’un et l’autre. Aucun des présidents de la Ve République n’a porté la toge. Dans les assemblées parlementaires des républiques précédentes, les avocats étaient nombreux. Avant 1914, ils avaient même la majorité absolue tant à la Chambre des députés qu’au Sénat et ils peuplaient les gouvernements. La majorité des présidents du Conseil de la IIIe République et de la IVe ont été des avocats. Aujourd’hui, il ne doit pas rester trente avocats au Palais-Bourbon et je crois, si mon compte est exact, qu’il ne doit y en avoir qu’un seul dans le gouvernement. Les « énarques » les ont chassés !
Ce qui est vrai au sommet de l’État l’est aussi dans les villes de province. La vieille société française était une société de clercs, de militaires, de robins et de paysans. Dans les villes, la bourgeoisie, c’était principalement le monde des robins, les magistrats de la cour, ceux du tribunal et leurs satellites, les auxiliaires de la justice, ces derniers étant ordinairement ceux qui administraient la ville. Sans doute, à la différence des gens d’Église ou d’épée, et à la différence des paysans, les juristes se sont multipliés alors que le nombre des autres diminuait pour diverses raisons qui vont du désir de se défroquer au dégagement des cadres… en passant par l’exode rural ! Mais les juristes n’en ont pas moins été relégués dans la cité à une place seconde, pour ne pas dire secondaire, cependant que le monde de l’enseignement, de la technique et des affaires prenait leur place. Les choses vont-elles mieux ? Je n’en jurerais pas.

Mais il y a plus grave, et c’est ma seconde observation. L’activité des juristes est-elle encore une activité d’ordre juridique et les juristes modernes ne s’occuperaient-ils point davantage de fait que de droit, si l’on y regarde de près ? Beaucoup de raisons conduiraient à le penser. Jadis, la fonction du juriste était de comparer un comportement ou un acte accompli ou projeté avec un impératif, afin de décider du caractère licite ou illicite de cet acte. En apparence, on pourrait croire qu’il en est toujours ainsi. Mais les choses ont beaucoup changé, et ce qui a changé, c’est la norme, c’est la nature du canon ou l’objet du canon auquel on va comparer l’acte ou le comportement, car, dans beaucoup de cas, ce canon ou cette règle n’est plus de nature juridique, il relève d’un ordre infrajuridique ou métajuridique. J’en ai d’ailleurs ma part de responsabilité, je le confesse humblement, car la législation contemporaine a accentué ce trait.
Désormais, on demande au juge de décider ce qui est conforme à l’intérêt de l’enfant quand il s’agit d’en attribuer la garde, si le changement de régime matrimonial est conforme à l’intérêt de la famille, si telle pratique restrictive de la concurrence a des effets économiques néfastes, et ne parlons pas du droit pénal, envahi tout entier par les sciences prétendument humaines, c’est-à-dire par un relativisme à peu près absolu-lu ! Le juge moderne occupe une part croissante de son temps à faire des évaluations. Il évalue la valeur locative de biens commerciaux, il arbitre des indemnités d’expropriation, il évalue des immeubles sur lesquels s’est exercé un droit de préemption, il évalue des préjudices corporels, il est devenu une sorte d’expert à pouvoir juridictionnel. Les questions de fait dont dépend l’application de la loi deviennent d’une technicité croissante – voir les affaires de construction qui fleurissent pour des raisons évidentes – et le malheureux juriste, juge ou praticien, est obligé de se faire psychologue, psychiatre, sociologue, économiste, architecte, ingénieur, avec beaucoup d’incompétence dans de nombreux cas !
Alors, et c’est ma troisième remarque, ce juriste se spécialise, ce qui est rationnel et inévitable. Mais l’organisation des études de droit l’oblige à le faire prématurément. Le point de départ en a été une réforme pernicieuse de 1954 qui, voulant tenir compte de la complexité croissante du droit, a cumulé deux procédés : l’allongement des études et la spécification des licences. Il semble que l’un des deux procédés aurait dû être suffisant. On enseigne aujourd’hui au jeune juriste des quantités de disciplines, non dépourvues d’intérêt en soi et qui l’intéressent même souvent beaucoup plus que le droit – car elles relèvent d’une sorte de « journalisme supérieur » bien plus que de la technique juridique ! -, mais ces disciplines n’ont plus rien du caractère juridique. Beaucoup de « nouveaux juristes » – pourquoi n’userions-nous pas de ce terme ? – n’ont rien en vérité de cette culture juridique générale qui s’acquiert par l’étude approfondie de trois disciplines : le droit civil des obligations, le contentieux administratif, le droit international classique, avec l’éclairage de l’histoire du droit et celui du droit comparé. Nous avons des spécialistes, qui sont d’ailleurs très bons pour beaucoup d’entre eux. Sont-ils encore des juristes ? C’est la question que l’on pourrait se poser.


Voilà le moment de proposer une conclusion. L’évolution du droit a multiplié le nombre des juristes, elle a transformé profondément leur fonction. Est-elle en voie de faire disparaître les juristes, non certes en les exterminant – car ils se multiplient -, mais en transformant leur rôle du tout au tout, en faisant d’eux d’autres hommes que des juristes au sens traditionnel du terme ? J’ai été frappé, il y a quelques jours, par une observation d’Alfred Sauvy, qui écrivait :
« Les hommes politiques d’hier étaient des avocats. Ils ne connaissaient rien aux questions économiques, commettaient des erreurs politiques énormes, mais savaient les faire passer. Il fallait suivre un discours de Briand sur la monnaie, domaine où sa compétence était bien modeste… Mais le verbe emportait tout ! Les hommes politiques d’aujourd’hui sont des professeurs, des « énarques ». Ils connaissent très bien les questions économiques, mais ne savent pas s’exprimer ! La peur ajoute à cette inexpérience. Le seul homme politique vivant qui s’exprime bien est François Mitterrand, mais il est justement de l’ancienne école : connaissance modeste des questions économiques, mais don de la parole juste… »
Il ne faut pas ramener les juristes à la rhétorique, même si la rhétorique, tout le monde le sait – et en particulier les élèves de la rue Saint-Guillaume – est en ce bas monde la condition du succès et conduit aux plus hautes destinées ! Les juristes ne sont pas seulement des rhétoriciens, ce sont des hommes qui ont la mission de contribuer, à quelque place qu’ils soient, à faire régner deux valeurs essentielles : la justice et la liberté. S’agissant de la liberté, mon espoir est que ce pays sache trouver une voie moyenne entre les défauts dont est marquée sa législation à l’heure actuelle : d’une part une permissivité excessive et dans certains cas abominable, d’autre part un esprit tatillon insupportable, parce qu’il est générateur d’insécurité et d’arbitraire. Cette voie moyenne, convions les juristes à l’ouvrir.