Les racines culturelles et historiques du dirigisme

Par Jaime Nogueira Pinto

Depuis le Siècle des Lumières, les Européens sont portés, par arrogance rationaliste, à une critique facile des systèmes d’autrui. Cette tendance n’a fait que s’aggraver au cours des trois dernières décennies, surtout parmi les intellectuels marxistes et extrémistes, qui ont transposé à d’autres continents leurs desseins révolutionnaires, en vulgarisant de fausses catégories analytiques, en travestissant les données historiques, en créant mythes et légendes noires. C’est ainsi qu’ils ont réduit à des clichés absurdes une région comme l’Amérique latine, formée de peuples très divers, qui possèdent une riche tradition culturelle. Les régimes politiques et les institutions sociales doivent servir l’indépendance et la puissance des nations, dans le respect des libertés et des droits des citoyens. Mais, sans tomber dans un pur historicisme, dans un hégélianisme tranquillement amoral qui prêterait au réel une rationalité totale, il ne faut pas oublier la force de la tradition, le poids de l’histoire, de la géographie et de l’économie. Sans répéter les fantaisies ethnologiques de certains maîtres à penser, qui finissent par réhabiliter les « cultures » de cannibales comme égales ou supérieures à la civilisation européenne, nous ne pouvons pas aborder des réalités complexes avec des idées toutes faites, encore moins les imposer par décret, en ignorant les valeurs et les structures en cause.

Pour analyser les tendances dirigistes des économies du centre et du sud de l’Amérique, il convient d’identifier dans leurs grandes lignes les traits culturels et institutionnels qui en expliquent la permanence : la centralisation coloniale castillane et portugaise, les pesanteurs bureaucratiques d’une civilisation urbaine pré-industrielle, les inconvénients d’une industrialisation tardive, l’interventionnisme des armées, qui ont repris les pouvoirs d’arbitrage de la Couronne.


Lorsque John Locke écrivait, dans son essai On civil Government, « in the beginning, all the world was America » (au commencement, le monde entier était une Amérique), il caractérisait comme une « table rase » ou un « état de nature » le Nouveau Monde découvert par les Européens. Cette idée d’un grand espace de conquête et de création fascinait les Espagnols, Portugais, Anglais, Français et Hollandais, qui, depuis la fin du XVe siècle jusqu’à la première moitié du XVIIe siècle, se sont fixés du Río de La Plata à la Nouvelle-Angleterre. Pour la première fois dans l’histoire, l’appropriation de grands espaces n’allait pas rencontrer d’institutions, de pouvoirs, de limites, ce qui permettait aux explorateurs et aux conquérants de les organiser ex nihilo. Une fois les grandes unités politiques locales militairement vaincues – les Aztèques en Amérique centrale et les Incas au Pérou – les Espagnols purent y réaliser ce que José Antonio Maravall appellerait les « incomparables prouesses de la faculté inventive de la Renaissance ». La monarchie put « organiser un État comme une œuvre d’art, un acte de création, conscient et calculé ». C’est ce que, parallèlement, les Portugais firent au Brésil.

Les puritains, ces dissidents religieux qui ont colonisé la Nouvelle-Angleterre, avaient, par les origines mêmes de leur migration, qui les détachaient de la mère patrie, réuni les conditions d’un projet autonome, inspiré de la fameuse « éthique protestante ». La culture, le travail, le commerce, étaient, pour eux, des valeurs en soi, qui privilégiaient l’individu et ses intérêts en face de toute construction politique. Mais, en Amérique latine, les tendances dirigistes s’enracinent dans la tradition des États péninsulaires.


La centralisation castillane

Lorsque Colomb arrive en Amérique en 1492, la monarchie espagnole des rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, est un État fortement centralisé où la Couronne maîtrise le pouvoir militaire, grâce aux guerres d’unification contre les musulmans, et ne rencontre pas d’obstacles féodaux. Une terminologie polémique et peu scrupuleuse a créé ici des malentendus. L’écrivain mexicain Carlos Fuentes, par exemple, attribue à la féodalité des pays conquérants les malheurs du continent : « Les États-Unis partirent de zéro, d’une société vierge, adaptée aux temps modernes, sans aucun poids féodal. Nous, au contraire, nous sommes nés comme un appendice de l’ordre féodal médiéval en crise… Le drame de l’Amérique latine provient de la persistance de ces structures féodales au long de siècles de misère et de stagnation… » Et il conclut : « La formule du capitalisme de libre entreprise a déjà eu sa chance historique en Amérique latine et s’est montrée incapable d’abolir la féodalité. » Dans la même ligne de généralisation hâtive, M. Régis Debray parlera de « révolution agraire antiféodale », en insistant à plusieurs reprises sur le fait que le « capitalisme latino-américain se trouve organiquement lié aux rapports féodaux ».

Cet emploi du terme « féodal », appliqué aux rapports politiques et économiques de l’Amérique latine coloniale et indépendante, est aussi une constante de la littérature marxiste, où la notion de « mode de production féodal », synonyme de structures précapitalistes, est source de graves confusions. Lorsqu’on parle de féodalité, on devrait se limiter au sens précis et daté d’une forme institutionnelle où les droits et devoirs publics et politiques deviennent des rapports privés à travers la tenue d’un fief. En ce sens, la féodalité ne s’est jamais établie dans les royaumes péninsulaires, le Portugal et la Castille.


Ce sont des monarchies centralisées qui ont dirigé la découverte, la conquête et la colonisation du Nouveau Monde. Ce n’était en rien une entreprise « féodale ». Nous ne devons pas nous laisser égarer par une vision romantique des explorateurs et conquérants espagnols, Colomb, Cortez, Pizarre, Valdivia. Derrière ces images d’Epinal, se cache toujours l’autorité incontestée du roi et du Conseil de Castille. Parmi les royaumes hispaniques de la Maison d’Autriche, c’est en effet la Castille qui, dès le début, détient le monopole du gouvernement des Indes, qu’elle ne partage ni avec Valence ni avec l’Aragon. C’est la Castille impériale, centralisée, bureaucratique, dont le monarque obtient du pape Jules II, en 1508, par la bulle Universalis ecclesiae regimini, « le privilège de fonder et d’organiser toutes les églises et d’offrir tous les sièges et bénéfices, dans tous les territoires d’outre-mer ». Cette administration directe produit 400.000 décrets entre la découverte de Colomb et 1635, soit 2 500 par an en moyenne !

Certains historiens ont contesté la centralisation castillane en alléguant que, indéniable en théorie, elle était toutefois illusoire. Dans la pratique, disent-ils, les autorités locales et les colons finirent par obtenir une réelle liberté, suivant l’adage : se obedece, pero no se cumple (« on obéit, mais on n’exécute pas »)… Mais cette analyse ne correspond pas à l’esprit du temps. C’est ce que révèlent, notamment, les conflits qui opposèrent les missionnaires aux colons, à propos des droits des Indiens. En 1511, le dominicain Antonio de Montesinos accusa les colons d’esclavagisme. Ceux-ci désignèrent un franciscain, le frère Alonso de Espinal, comme avocat auprès du roi. Tous deux vont plaider leur cause en Espagne, devant la Couronne. Ferdinand nomme une commission de fonctionnaires, de jésuites et de théologiens. Ses conclusions sont à l’origine des « lois de Burgos » de 1512, qui maintiennent le travail forcé des Indiens, mais posent leur liberté en principe – ils ne sont pas esclaves – et interdisent les mauvais traitements. Cependant, lorsque le dominicain Bernardino de Minaya fait appel au pape Paul III, qui, par la bulle Sublimis Deus de 1537, se prononce en faveur de la liberté et de la propriété des Indiens, même s’ils ne sont pas convertis, Charles Quint jette en prison Frère Bernardino et obtient l’annulation du document pontifical, qui empiétait sur les privilèges de la Couronne d’Espagne.

Un épisode plus éloquent encore se déroula au Pérou, au milieu du XVIe siècle. Un conflit avait éclaté entre le vice-roi Nuñez Vela, qui protégeait les Indiens, et les créoles, dirigés par Pizarre. Le vice-roi est vaincu et Pizarre le fait décapiter. Devant cette rébellion des colons, Charles Quint n’envoie pas une expédition, mais un fonctionnaire civil, Pedro de la Gasca, qui, arrivé seul, lève rapidement une armée, vainc Pizarre à la bataille de Xaquixaguana et lui fait couper la tête, en même temps qu’à ses principaux partisans. Ainsi le héros guerrier a-t-il été vaincu par le fonctionnaire bureaucrate. Rien à voir avec l’éthique féodale.

Or, la tradition de liberté de la culture euro-américaine est issue, en un certain sens, des institutions féodales, qui accordaient immunité et légitimité à des pouvoirs périphériques. Ici, elles ne sont pas présentes : l’État est le deus ex machina de l’activité sociale.

Les réformes et l’indépendance

La période dite de « décadence espagnole », qui débuta à la mort de Philippe II et s’aggrava avec la guerre de Trente Ans et l’hégémonie française en Europe, n’a pas remis en cause la centralisation. Certes, elle a affecté l’administration des Indes, en favorisant notamment l’ascension des créoles dans l’administration. Mais le dirigisme et le protectionnisme dominaient le commerce colonial, qui transitait obligatoirement par certains ports, désignés par la Couronne. Les colonies américaines exportaient des matières premières minérales et agricoles et recevaient de la métropole des produits manufacturés.

Influencée par l’esprit des Lumières, la monarchie espagnole a tenté plus tard de reproduire le « modèle français » de Louis XIV, dans une version régalienne, centralisée et mercantiliste. Sous Charles III (1759-1788), le système des « intendants » fut étendu à l’administration coloniale, afin de « centraliser et d’améliorer la structure du gouvernement, de créer un appareil économique et financier plus efficace, de défendre l’empire vis-à-vis des autres puissances et de restaurer le respect des lois à tous les niveaux de l’administration » (J.R. Fisher). Outre l’arrivée de ces fonctionnaires coloniaux, les réformes des Bourbons renforcèrent aussi la centralisation en élargissant les pouvoirs des vice-rois. Mais le commerce entre les colonies fut graduellement libéralisé.

Les événements européens de la Révolution et de l’Empire ont été l’occasion pour l’Amérique latine de prendre son indépendance. Contrairement à l’interprétation marxiste, il ne faut pas en chercher les motifs dans les difficultés économiques, ou dans une prétendue « exploitation » des colonies par la métropole, en conséquence du pacte colonial, car les mémoires des contemporains dressent un tableau impressionnant de la prospérité, de la stabilité et de l’ordre qui régnait à la fin du XVIIIe siècle. En fait, l’indépendance des Amériques a résulté essentiellement des vicissitudes politiques et militaires survenues dans la péninsule à partir de 1807. Les dirigeants américains se considérèrent comme déliés de l’obéissance aux nouvelles autorités de Madrid. C’est de cette époque que date l’ouverture des ports, sous la pression des intérêts agricoles. Les commerçants locaux résistèrent fortement et réussirent à limiter la concurrence étrangère. Cette attitude protectionniste des cabildos annonce la mentalité des élites futures, à qui il a manqué un véritable esprit capitaliste.


Libéralisme et exportations

Tout cela explique que la mentalité centralisatrice ait persisté en Amérique hispanique. La figure du caudillo, chef politico-militaire de type bonapartiste, va dominer l’histoire du sous-continent après la période anarchique qui a suivi l’indépendance. A côté de ces caudillos, se constituent des clans d’intellectuels urbains, qui rejettent la tradition hispanique et veulent imposer des réformes par décret. Et les bureaucraties des anciennes capitales continuent à pousser à la centralisation et cherchent à réglementer la vie des citoyens. Sous des dehors libéraux, les institutions demeurent autoritaires et centralisées. La vie économique va également subir l’effet des guerres d’indépendance, qui ont porté atteinte au droit de propriété. C’est ainsi que se forme un « nationalisme tourné vers l’extérieur », avide d’imiter les modèles français, américain ou anglais.

La conjoncture internationale favorise alors un interrègne libéral dans l’histoire économique de l’Amérique latine. L’Europe envoie vers le Nouveau Monde les personnes, les techniques et les capitaux. Tout cela voyage dans des navires anglais, qui rapportent le coton des États-Unis, les nitrates et le cuivre du Chili, la viande et le blé d’Argentine, le café du Brésil, le guano du Pérou. En échange, les capitaux de la City financent les chemins de fer du Brésil ou de l’Argentine, tandis que les commerçants et les comptables anglais prennent en charge les circuits bancaires. L’éclipse du protectionnisme, qui rejoint les intérêts des principaux groupes sociaux, a la faveur des plus modestes eux-mêmes. Cet âge d’or du libéralisme économique, ébranlé par la première guerre mondiale et interrompu par la crise de 1929, a coïncidé avec une forte croissance économique, une prospérité générale. Des auteurs comme Prebish et Furtado ont soutenu que le recul de l’Amérique latine date de cette époque. Mais les études du Pr. Delfim Neto ont montré que « les théories de l’exploitation économique des pays de la périphérie (producteurs des biens primaires) par les pays du centre (producteurs de biens manufacturés) doivent être abandonnées, car elles sont contredites par l’observation empirique ».


La grande crise et le retour au protectionnisme

L’interruption du trafic atlantique lors de la première guerre mondiale et les effets catastrophiques de la crise de 1929 ont compromis l’ouverture relative des économies qui avait été réalisée entre 1850 et 1914. Les conditions politiques favorisaient d’ailleurs des solutions révolutionnaires. Sous l’influence du communisme soviétique et des nationalismes européens, autoritaires ou fascistes, vont apparaître des chefs nationaux populistes comme Getúlio Vargas et Juan Perón. Les esprits étaient réceptifs à ces nouvelles doctrines.


En 1929, l’industrie est encore peu développée dans la plupart des pays du continent, à l’exception de l’Argentine (14,2 % du P.N.B. au Mexique ; 11,7 % au Brésil ; 7,9 % au Chili ; 6,2 % en Colombie ; mais 22,8 % en Argentine). Généralement liée à l’exportation, en dehors des activités artisanales, elle est concentrée dans quelques grandes villes. Face à la crise, les gouvernements ont jugé bon de revenir au protectionnisme. La politique d’industrialisation forcée, qui visait à remplacer les importations, a eu des effets pervers. L’État est devenu l’agent économique central : c’est principalement lui qui fournit des capitaux aux entreprises privées, tandis que le secteur public est si étendu que l’État a un monopole, de droit ou de fait, dans bien des domaines : pétrole et carburants au Mexique, au Chili et en Argentine ; acier au Chili et au Brésil, électricité dans presque tous les pays. Il joue également un grand rôle dans la banque, les transports, la pêche, les mines et l’agriculture.

En raison du rôle central des pouvoirs publics, l’industrialisation de l’Amérique latine n’a pas créé, comme en Grande-Bretagne, par exemple, une bourgeoisie indépendante de l’État ni une « classe ouvrière ». Comme l’écrit Hirschman, « l’industrialisation s’est réalisée en Amérique latine… sans les changements sociaux et politiques fondamentaux qu’elle a produit dans les premiers pays qui se sont industrialisés… ». Le clientélisme n’a pas permis à l’économie de se libérer de la politique.

Les modèles adoptés par l’intelligentsia n’ont fait qu’aggraver la situation. Les intellectuels marxistes cherchent, à partir des années soixante, de nouvelles théories d’action révolutionnaire et mythifient certains groupes marginaux, qui, donnant dans l’activisme, engagent la guérilla urbaine. Ils menacèrent presque tous les gouvernements démocratiques du continent au cours des années soixante et soixante-dix. On vit apparaître, par réaction, des solutions militaires, qui avaient l’appui des classes moyennes. Elles n’étaient plus du type « caudilliste », mais s’appuyaient sur une stratégie du développement et de la sécurité nationale. Les conditions étaient mûres pour une nouvelle vague de bureaucratisation.