Les valeurs de la droite dans la société actuelle

par Alejo Vidal-Quadras

Dans le langage politique des sociétés occidentales contemporaines, le terme « droite » revêt une connotation péjorative. La gauche l’utilise pour disqualifier ses adversaires et le fait retentir comme une injure. Attribuée à un gouvernement, un parti, ou une personne en particulier, l’étiquette « de droite » permet d’éviter l’effort d’analyser son programme et de débattre. Il est curieux de constater combien les victimes de ces agressions auxquelles se livre la gauche sont sensibles à la virulence de leurs adversaires. Elles-mêmes ont renoncé à se qualifier de ce terme infamant.
Si la droite existe aujourd’hui en Europe, c’est parce que la gauche désigne ainsi son adversaire pour le couvrir des pires accusations. Sur le terrain sémantique, le triomphe de la gauche est total. Devant l’inutilité de calmer la férocité du parti opposé en se définissant par des épithètes édulcorés comme « droite progressiste », « droite modérée », la droite, à la fin du XXe siècle, n’a trouvé d’autre moyen pour esquiver le feu de l’ennemi que de se rendre invisible, en adoptant le nom aseptisé et tranquillisant de « centre ». Si elle adopte une profil aussi bas, cela est dû au fait que la gauche, durant l’après-guerre, a fabriqué d’elle un cliché sans pitié. Selon elle, la droite représenterait la résistance à l’innovation et au changement, la tendance à l’immobilisme régressif, ce qu’on appelle généralement le « conservatisme », dans son sens le plus archaïque. En tant que conscience d’une classe, la droite incarnerait la défense de ceux qui jouissent de biens matériels face aux pauvres. Au plan des idées politiques, la droite ne ferait que représenter l’attachement à la tradition, c’est-à-dire le maintien des institutions et coutumes consacrées par l’usage séculaire et le culte de grands symboles collectifs : patrie, drapeau, hymne national, cérémonies militaires et religieuses et autres liturgies pompeuses.
Quant à sa doctrine en matière d’ économie, la droite serait la championne de la propriété privée des moyens de production, de la liberté du marché et de la libre concurrence. Elle serait indifférente au sort des plus faibles et des marginaux. A l’égard de ce qui n’est pas de droite, elle adopterait un comportement intolérant, serait imperméable à tout accommodement ou dialogue. Enfin, son attitude quant à la culture s’apparenterait à de l’indifférence, voire à un rejet exprès. Elle tiendrait le monde des arts et de la culture pour excentrique, décadent, voire dangereux pour les bonnes coutumes et la continuation pacifique des conventions établies.

La droite semble donc pratiquer un étrange masochisme qui lui fait accepter avec résignation d’être caricaturée et culpabilisée par la gauche. A l’inverse, elle accepte d’une façon angélique que les horreurs qui jalonnent la trajectoire de la gauche soient passées sous silence ou recouvertes du voile de la bienveillance. La droite se voit ainsi condamnée à assumer la lourde charge de toutes ses dictatures et de leurs abus, alors que la gauche s’arrange pour paraître sans tache. Tout se passe comme si la traînée de régimes totalitaires, de déportations massives, de pogroms sociaux et goulags qu’elle a successivement laissés derrière elle, faisait partie d’un monde de fiction. Cette asymétrie de traitement, aussi insolite que révoltante, est typique de l’Europe continentale, car les tories anglais ou les républicains américains sont dépourvus de ce genre de complexes et tiennent tête aux partis de gauche. On ne peut nier qu’à l’heure d’assumer leurs passés respectifs la gauche a su truquer l’écriture de ses antécédents d’une façon infiniment plus habile que la droite ne présente son passé. Ce qui étonne, à ce sujet, n’est pas tant le fait que la gauche réinvente l’histoire à sa convenance sans aucun scrupule, que la complaisance de la droite face à une telle tromperie.
En réalité, la droite a autant de raisons que la gauche, ou même plus, d’être fière de son passé . Elle doit donc s’affirmer comme telle et n’éprouver aucun doute, à l’heure d’assumer ses origines et son histoire. Mis à part quelques épisodes peu édifiants, elle n’y trouvera que des motifs de légitimation. Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l' »empire du mal », la gauche aurait dû sombrer dans un état dépressif et la droite se pavaner. On pouvait alors penser, comme Fukuyama, que la fin de l’Histoire était arrivée et que la mort du marxisme signifiait la défaite définitive de la gauche. L’illusion fut éphémère, car la gauche a digéré sa défaite aussi rapidement que sournoisement, pour redoubler son offensive implacable sur les terrains émotionnel et sémantique. Au milieu des froides étendues du monde conceptuel, elle a rentré son pavillon, mais continue de se mouvoir avec agilité dans la jungle luxuriante des instincts, des préjugés et des sentiments. La droite ne semble pas s’être aperçue du jeu, comme en témoignent les derniers résultats électoraux en Espagne, en France ou en Grande-Bretagne. Des victoires remportées de justesse, des défaites imprévues ou des effondrements fracassants montrent que si la gauche a perdu le combat des arguments et de l’évidence empirique, elle continue cependant d’envahir les esprits. Pour donner une illustration de la capacité de la gauche à exploiter les passions les plus basses des couches vulnérables de la population, on pourra citer une anecdote survenue dans un petit village appelé El Borge, situé dans la province de Málaga. Dans ce village, le conseil municipal se compose, pratiquement à parts égales, de communistes et de socialistes. Le maire a très bien compris quel était le chemin le plus court pour faire parler le cœur de ses concitoyens. A cet effet, il a provoqué un référendum demandant au millier d’habitants du village de se définir par rapport à la question suivante : « Êtes-vous pour l’Humanité ou pour le néo-libéralisme ? » Cette manière de poser une question est sans nul doute un modèle d’objectivité et de respect scrupuleux de la liberté de choix des personnes interrogées ! En réponse à l’objection, tout à fait de droite, selon laquelle la majorité des électeurs de ce village n’avaient aucune idée de la signification du mot « néo-libéralisme », notre maire progressiste répondit de manière irréfutable : « Ils ne savent pas ce que c’est, mais ils savent que cela peut leur faire du mal. » Il se chargea d’expliquer le plus brillamment possible à quel point ils pouvaient être affectés par cette chose mystérieuse. Inutile de dire que les personnes assistant aux débats et tables rondes organisés à cet effet étaient triées sur le volet et étaient toutes de fervents partisans du genre humain !
Alors que certains feignent d’aimer l’Humanité en la protégeant du terrible dragon néo-libéral, d’autres croient à la modération et au changement raisonnable. Mais entre un changement raisonnable et « sauver l’Humanité », une grande partie de l’électorat a choisi la seconde solution.

Ortega avait raison lorsqu’il exposa son fameux paradoxe, selon lequel les extrémismes ne triomphent qu’au moment où ils cessent d’en être. Sauf dans le cas d’exceptions tragiques, la démocratie accorde presque toujours un grand prix à la modération, à la volonté de conciliation et à la tempérance. En général, lorsqu’une idéologie messianique s’impose de façon démocratique devant le pragmatisme prudent, c’est le signe que la société qui subit un tel malheur souffre d’une dangereuse pathologie. Pour autant qu’on loue la tempérance, il ne faut cependant pas la confondre avec la pusillanimité. On se gardera de même d’identifier l’objectivité à l’ambiguïté. Un dirigeant modéré et prudent peut et doit avoir des convictions très nettes. C’est sa manière de défendre ses principes et ses opinions qui fera de lui homme politique modéré et non la faiblesse de ses idées ou un discours hésitant. S’il n’est pas convaincu de défendre une idée juste, la modération dégénère en fragilité et en opportunisme. La démocratie fonctionne sur la base du pacte, de l’équilibre et de l’accord. Cependant, les pactes ont leurs limites, qu’il est parfois difficile de définir de façon précise, mais qui ne peuvent en aucun cas dépasser la ligne marquée par la dignité ou par les doctrines de base de ceux qui les concluent. Aussi, prendre position au centre ne doit pas être un subterfuge pour éviter la confrontation idéologique ou une raison d’accepter tous les principes des autres. Perdre son identité en n’affirmant pas ses principes fondateurs est précisément le danger que court la droite, rebaptisée « centre ». Trop souvent, aujourd’hui, ses dirigeants semblent croire qu’une bonne stratégie marketing et du charisme sont suffisants pour former un projet politique.
Comment situer le centre par rapport à la droite ? Cela est-il seulement possible ? Une telle entreprise a-t-elle un sens ? Les travaux de Norberto Bobbio apportent de sérieux éléments de réponse. Sa classification du champ politique met en évidence quatre espaces sur les axes de la démocratie et de l’égalité. Cela donne : extrême-droite (anti-égalitaire et anti-démocratique), centre-droit (anti-égalitaire et démocratique), centre-gauche (égalitaire et démocratique), extrême-gauche (anti-démocratique et égalitaire). Cette typologie ne laisse aucune place au centre en soi. Celui-ci n’existe pas, car tout centre penche irrémédiablement à bâbord ou à tribord. Le centre, hésitant entre être une doctrine à la recherche d’une praxis, ou une praxis à la recherche d’une doctrine, pourrait bien n’être qu’une praxis sans doctrine. Sous cette étiquette de « centre », la droite laisse percevoir son manque d’assurance et sa mauvaise conscience. Au contraire, la gauche a toujours affiché sans complexes son étiquette.
Le centre partage avec les régimes totalitaires cette volonté de supprimer la dialectique droite/gauche. Certes, leurs moyens de nier la dichotomie droite/ gauche sont fort différents, selon qu’il s’agit d’une dictature ou d’un parti centriste. Dans le premier cas, c’est l’oppression qui permet aux dictatures de refuser la division de la scène publique en une droite et une gauche. Elle admet tout au plus une répartition en clans ou coteries de type familial, économique, dynastique ou ethnique, tous dépourvus d’idéologie spécifique. Ces termes de « droite » et « gauche » n’ont de sens ailleurs que dans le contexte constitutionnel et parlementaire. Dans le second cas, c’est une certaine conception du centrisme qui peut, par inanité anomique ou par un éclectisme mou, faire disparaître cette dialectique fondamentale.

Or, la politique est fondamentalement bipolaire : droite et gauche s’excluent et occupent tout l’espace politique. Le centre représente une tentative d’échapper à cette dichotomie exhaustive et, lorsque les circonstances font que la droite et la gauche sont démocratiques, le centre, faute d’occuper un espace idéologique, n’est qu’un stratagème électoral. En démocratie, la politique est un champ de bataille où les combattants renoncent à la violence et acceptent la règle du jeu. Un affrontement sans vainqueur ni vaincu n’a aucune fin. Apparaître en gris, entre le blanc et le noir, et s’appuyer sur la nuance et la précaution comme méthode de pensée n’a donc aucun sens éthique. Le centre, politiquement neutre, ne parvient donc pas à trouver sa place dans le jeu politique. Son désir aboulique de tout englober et de tout accepter est révélateur de sa volonté de s’introduire dans le jeu politique bipolaire avec le risque de le scléroser.

Il est un fait essentiel que, lorsque nous cherchons à situer la droite dans le contexte actuel, nous nous heurtons à la difficulté que recèle l’étude d’un objet qui ne veut pas être reconnu comme tel. A l’heure actuelle, les partis, toujours plus ouvertement, agissent comme des « all-season parties », c’est-à-dire qu’ils ajustent leur langage, leur stratégie et leurs propositions au gré de l’opinion et aux servitudes du pouvoir à court terme. N’ayant aucun recul, ils commettent des erreurs, contradictions et rétractations qui rendent leur comportement grotesque. Les électeurs finissent parfois par se lasser de tant de démagogie. S’apercevant que les gouvernants qu’ils ont élus ne tiennent pas leurs promesses, ils vengent leur déception dans les urnes, comme nous l’avons vu en France.
Aujourd’hui, il est capital que la droite s’appuie sur de vraies valeurs et qu’elle les réincorpore à son discours politique. Quels sont donc les valeurs essentielles qui établissent une discrimination entre droite et gauche ? Il apparaît que la liberté et l’égalité sont ces deux axes fondamentaux.

Un des caractères de la pensée de droite est le peu de sympathie qu’elle porte à l’égalité, ou tout au moins, à des types d’égalité déterminés. Par exemple, la droite n’a jamais vu d’objection à ce que nous soyons tous égaux aux yeux de Dieu. Mais la droite considère que les différences de revenus, d’intelligence, de beauté, de force physique, de volonté, d’effort, de connaissance, sont soit naturelles (et par conséquent inévitables), soit liées au mérite, donc justes. Selon sa vision du monde, certaines différences sont nécessaires pour la prospérité et la satisfaction générale. S’agissant de l’égalité, l’ombre de Nietzsche plane continuellement sur la droite, alors que l’esprit de Rousseau inspire en permanence la gauche. La droite, au nom de l’inégalité naturelle, observe avec méfiance et n’accepte pas la volonté de la gauche d’instaurer partout une égalité qu’elle juge artificielle. A l’inverse, la gauche s’oppose aux inégalités au nom de l’égalité naturelle. La droite, de son côté, a toujours soupçonné les égalitaristes d’être des incapables ou des paresseux qui, au moyen de leur discours, essaient d’obtenir ce qu’ils ne méritent pas, utilisant un code moral qu’ils ont taillé à leur convenance.

Un autre point d’achoppement essentiel entre droite et gauche est la question de la propriété. La droite considère que le droit à la propriété est sacré et qu’il représente une des bases inamovibles de la civilisation. Une atteinte grave et générale à la propriété privée serait certainement, d’ailleurs, un des seuls motifs pour lesquels la droite démocratique consentirait à collaborer avec des groupes politiques extrémistes et autoritaristes. La droite a la certitude qu’elle sait beaucoup mieux que la gauche comment créer la richesse. Elle pense que la manie égalitaire de celle-ci ne lui permet pas de comprendre le processus du développement économique. Elle estime, ainsi que l’expérience et les enseignements de l’école autrichienne paraissent l’avoir démontré, que l’égalitarisme entrave l’amélioration du sort des couches les plus pauvres de la société. L’attachement de la droite envers la propriété n’est pas dû, comme le rabâche la gauche, à l’égoïsme du possesseur de biens qui désire maintenir son avantage à tout prix. Au contraire, pour la droite, maintenir un niveau d’inégalité dans certains domaines est nécessaire au développement du bien-être général. Contrairement à la gauche, elle insiste sur la nécessité de récompenser le mérite afin de susciter l’effort, la créativité, le goût du travail et l’innovation. Elle croit que ces stimulants fonctionnent grâce au désir profondément gravé dans l’âme de tout individu, de pouvoir atteindre pour lui-même et pour les siens le meilleur niveau possible de bien-être matériel ainsi qu’une amélioration spirituelle et culturelle. La droite a toujours observé avec beaucoup de scepticisme la prétention de la gauche de faire appel à des moteurs altruistes comme la solidarité ou le désir de justice. Ceci explique évidemment l’incrédulité de la droite devant l’usage que la gauche fait des finances publiques.
La droite a tendance à donner plus d’importance au bien-être absolu des individus qu’à leur richesse relative. Contrairement à la gauche, elle ne voit aucun inconvénient à ce qu’une certaine partie de la société vive de façon luxueuse. Elle est convaincue du fait que, précisément, c’est grâce à certaines différences de fortune que, dans les sociétés libres, ceux qui aspirent à améliorer leur situation peuvent le faire. Si elle est hostile à l’égalitarisme en matière économique, la droite démocratique défend l’égalité des droits civils et politiques, ainsi que l’égalité des chances au départ. Enfin, à l’égard du droit de propriété, il est faux de dire que la droite refuse toute égalité. En fait, elle croit en une société inégale, mais mobile, alors que la gauche incline pour une égalité statique. En d’autres termes, la droite défend non l’inégalité en soi, comme le lui reproche la gauche, mais l’existence des inégalités et leur rôle dynamisant. La droite défend avec force l’égalité des possibilités, mais n’accepte à aucun prix l’égalité de résultats. Elle affirme à ce sujet, et non sans raison, que cette égalité ne peut être obtenue sans limitation des libertés civiles et politiques, qu’elle crée des sociétés totalitaires, uniformément pauvres. L’égalité de résultats signifierait une intervention constante dans l’activité des citoyens, une planification de leur vie, des impôts écrasants et même la privation du droit de posséder les moyens de production. Ce qui mène irrémédiablement à des dictatures intolérables. Les sociétés non égalitaires qui ont établi l’égalité de départ et la protection des plus déshérités sont beaucoup plus prospères que les sociétés qui ont imposé l’égalité de résultats. Mais, évidemment, cela ne veut pas dire qu’elles garantissent à chaque citoyen la réussite et l’abondance de biens, du simple fait d’avoir la même possibilité au départ. En définitive, la droite n’est pas égalitaire, ou, tout au moins, ne l’est pas de la même manière et avec le même enthousiasme que la gauche. Cela ne veut pas dire qu’elle ait mauvaise conscience de ne pas l’être, car elle est parfaitement convaincue qu’il est juste de reconnaître les différences, aussi bien naturelles que circonstancielles.

Passons donc au principe de liberté, que l’on peut définir comme la capacité des individus pour agir et posséder librement selon leur volonté. A ce sujet, la droite est très enthousiaste. Mais elle l’est plus pour certaines libertés que pour d’autres. Certes, toutes les idéologies se prononcent en faveur de la liberté. Cependant, le mot « liberté », lorsque la droite l’évoque, a le sens que lui donne Isaiah Berlin : celui de la liberté négative, c’est-à-dire la capacité dont jouit chaque individu de posséder un espace privé et inviolable dans lequel il puisse penser, parler, posséder, naître, se déplacer, croire et choisir sans qu’aucun pouvoir extérieur puisse intervenir, limiter sa volonté autonome. Telle est la liberté que la droite désire avec ardeur et pour laquelle elle se déclare prête à lutter. En concordance avec cette idée de la liberté, la droite fait sienne la cause des libertés civiles et politiques de résidence, de naissance, de culte, de propriété et d’entreprise, insistant surtout sur les deux dernières.
Faisant face à la fervente défense de ces libertés par la droite, la gauche s’interpose, objectant que pour être libre de voyager et de posséder une maison avec jardin, mettre en marche un ordinateur multimédia ou avoir la possibilité de choisir entre un manteau de vison ou un manteau de poil de chameau, il faut avoir l’argent nécessaire et dans certains cas en quantité exorbitante. La gauche, lors de toutes sortes d’assemblées ouvrières, meetings électoraux pleins de drapeaux rouges ou au cours d’assemblées pour des élèves de première année de faculté, pleins d’ardeur pour changer le monde, a répété, à n’en plus finir, qu’il était inutile d’être libre de dîner dans un restaurant cinq étoiles, si l’on ne pouvait pas payer l’addition. La gauche identifie en fait la liberté à l’égalité matérielle. En d’autres termes, le fait de promouvoir ces libertés spécifiques et d’établir le système légal qui les garantit sans s’occuper simultanément de faciliter les moyens de s’en servir n’est qu’une hypocrisie qui met en évidence le cynisme malin de la droite. La liberté, avertit la gauche, doit être positive et consister en un volume de liberté le plus grand possible pour se nourrir, s’offrir des moyens de transport, bénéficier de l’éducation et de soins médicaux, aller au ballet et à l’opéra, avorter à la charge de la Sécurité sociale, avoir une pension de vieillesse, un logement digne, pouvoir admirer les tableaux des grands maîtres et organiser de pacifiques piquets de grève bien équipés de battes de base-ball… Quid des libertés d’association, d’expression, de venir au monde, de propriété ? Il s’agit de deux versions de la liberté, pas spécialement compatibles. Plus de liberté « pour », moins de liberté « de », dirait la gauche.

La droite, elle, serait d’accord sans réserve pour admettre que l’importance donnée à la liberté positive tourne au détriment de la liberté négative. En revanche, elle n’admettrait pas le phénomène inverse. Le raisonnement de la droite sur ce point est le suivant : si, dans le but d’élargir les libertés sociales (logement, éducation, santé, retraite, élimination des fœtus d’onze semaines), on augmente d’une façon immodérée la pression fiscale, on crée des milliers d’emplois inutiles dans la fonction publique, on nationalise les services de base et on harcèle la société par des contrôles et des réglementations, les mécanismes réels de création de la richesse se trouvent bloqués. A la fin, tant d’ardeur et de solidarité redistributive se solde par de sérieuses difficultés pour la matérialisation de ces mêmes libertés sociales en faveur des citoyens, qui s’en trouveront en général appauvris. La gauche, inaccessible à des arguments aussi puissants, insiste sur le fait que les riches sont plus libres que les pauvres, si les libertés que l’on favorise sont les libertés civiles et non sociales. A l’inverse, la gauche se dit que si l’on accroît la sphère publique, les riches auront de toutes façons plus à perdre que les pauvres, et c’est pour cette raison qu’ils s’opposent aux mesures qui favorisent la liberté sociale. La droite réplique que, dans les sociétés mobiles possédant un degré adéquat d’égalité de départ et des lois justes, non discriminatoires, la liberté potentielle devient liberté réelle et que la manie de tout uniformiser de la gauche annule les possibilités de promotion de ceux qui font partie des couches sociales de faible revenu. Elle pense, somme toute, que ces dernières ne feraient pas mal de travailler un peu plus et d’exiger un peu moins.
On en arrive à la conclusion, évidente, que la droite aime passionnément la liberté mais, plus concrètement, la liberté civile et politique, restant réservée au sujet des libertés sociales que la gauche croit pouvoir invoquer. La droite ressent une prédilection non dissimulée pour deux d’entre elles : la liberté d’acquérir, de jouir, de transférer, de transmettre la propriété, et la liberté de créer, de diriger, de monter et de fusionner, de diviser et de mettre en faillite des entreprises et, si nécessaire, de réajuster les effectifs. La liberté de propriété et la liberté d’entreprise sont les deux libertés essentielles de la droite. Elles sont aussi celles qui irritent le plus la gauche, qui leur a continuellement fait obstacle, au moyen de nationalisations, d’impôts progressifs, de réglementations du travail, de contrôles d’impact sur l’environnement, d’occupations de grandes exploitations agricoles, de caricatures cruelles de capitalistes obèses écrasant des ouvriers faméliques, etc..
Entre-temps, le mur de Berlin est tombé et la droite a pu penser que cette défaite du socialisme condamnait définitivement les politiques de gauche. Pourtant, chaque année, quand arrive le moment de remplir sa déclaration de revenus, elle constate douloureusement que le triomphe fut sans conséquences. Sa frustration compréhensible augmente quand elle gagne les élections, car ses gouvernements ont l’habitude de rechercher à tout prix la paix sociale et la victoire aux élections prochaines. Ce qui les amène à des interprétations curieuses sur la liberté de propriété et d’entreprise, comme par exemple instituer l’impôt général de solidarité, imposer les grandes fortunes, garantir le pouvoir d’achat des pensions, se laisser intimider au bout de quatre jours d’une grève des camionneurs ou augmenter les cotisations sociales des entreprises.

Un des points forts de la droite, relatif à la liberté, est sa contribution à l’idée de démocratie. Sur ce terrain, la droite s’est toujours sentie forte, alors que la gauche ne peut s’empêcher d’avoir un air de nouveau venu. Les barons qui dictèrent la Magna Carta au roi Jean sans Terre au XIIIe siècle ne peuvent pas être considérés comme les prédécesseurs de la C.G.T.. Au fur et à mesure que l’éducation et la liberté de la presse (apport de la droite dans de nombreux pays) contribuaient à la diffusion de l’information et à la constitution des opinions, ce furent les gouvernements de la droite libérale qui élargirent le suffrage et le rendirent universel. La droite démocratique a défendu invariablement l’idée d’un gouvernement à l’abri de la ferveur populaire débridée ou de la tyrannie écrasante. Le principe de la division des pouvoirs, en vertu de laquelle les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire agissent dans des sphères séparées, se surveillant et se modérant l’un et l’autre, fut une contribution extraordinaire de la pensée de droite. La charte des libertés et droits qui garantissent l’individu dans son autonomie personnelle et dans sa dignité face aux pouvoirs publics, depuis les libertés médiévales jusqu’à la constitution nord-américaine, ne font absolument pas partie de l’acquis historique de la gauche, bien au contraire. La gauche, dans son désir de transformer la société, considère souvent les systèmes de contrepoids et de garanties comme des obstacles, alors qu’une démocratie en requiert pour protéger les citoyens des abus et procédés arbitraires que l’application aveugle et mécanique de la règle de la majorité est incapable d’éviter. Que Charles-Louis de Segonzac n’était pas de gauche est une évidence qui n’admet pas de contestation. La droite admet de bon cœur que la liberté doit être réglementée et délimitée, pour que nous soyons tous libres dans la légalité. Mais elle attend et attendra longtemps que la gauche admette à son tour que l’égalité doive être subordonnée à la liberté.

Risquons une définition de l’essence de la droite et affirmons : la droite est l’ensemble des idées et attitudes qui dérivent de l’élection de la liberté négative comme objectif moral primordial. Naturellement, la définition de la gauche serait la suivante : la gauche est l’ensemble des idées et attitudes qui dérivent de l’élection de l’égalité comme objectif moral primordial. Le corollaire de cette caractérisation est que l’égalité est la référence forte de la gauche, tandis que, pour la droite, elle reste subordonnée à la liberté, surtout dans l’acception, si chère à gauche, de l’égalité de résultats. Pouvoir disposer d’un indicateur fiable, puissant et légitime pour distinguer le visage de la droite à travers l’opacité des falsifications, des caricatures, des demi-vérités et des insultes que la gauche a coutume d’utiliser avec acharnement contre ses adversaires n’est pas inutile. Cela est d’autant plus vrai que le centrisme crée une grande confusion. Dès qu’il se définit en termes éthiques et conceptuellement fermes, le centre se transforme en ce qu’il est véritablement : un exemple de modération, de respect envers l’adversaire, de disposition au dialogue civilisé et de rejet de tout extrémisme agressif, applicable aussi bien à la droite qu’à la gauche démocratique. Encore faut-il que le centre renonce à l’exercice inutile de représenter une troisième option intermédiaire ou supérieure de la dichotomie réellement significative et orientatrice de conscience.
La droite et la gauche revendiquent le même but : obtenir le plus grand bien-être possible, tant sur le plan matériel que spirituel, pour tous les êtres humains sans exception. Mais elles diffèrent sur les moyens considérés comme idoines pour un si noble projet. L’élément qui les sépare et sur lequel elles sont en désaccord ne se trouve pas dans l’objectif final, mais dans le chemin à suivre pour l’obtenir. Et il s’agit d’une césure décisive. Si l’on devait condenser cette idée, il suffirait de dire que la droite recherche l’égalité à travers la liberté et la gauche la liberté à travers l’égalité. Egalité de possibilité et liberté négative dans un cas, liberté positive dans l’autre.
Cependant, la vérité politique n’est pas dans le compromis. La droite a déjà entrevu sa vérité, qui n’est pas l’égalité tempérée par la liberté, mais la liberté modérée par l’égalité. Le fond de la solution proposée par la droite est la liberté et, en conséquence, elle met l’accent dessus. Elle admet, certes, que l’égalité doit introduire des corrections, mais qui ne seront jamais que cela.

Si nous étions idéologiquement prédéterminés, un des aspects cruciaux de la condition humaine serait vide de sens. C’est la meilleure preuve de la primauté de la liberté : sans elle, être de gauche n’aurait aucun contenu éthique. En conséquence, la gauche se nourrit de la valeur antagoniste et palpite dans son atmosphère vivifiante. Il n’y a pas de symétrie entre l’égoïsme créatif de la droite et l’envie justiciaire de la gauche. La liberté est du côté de la droite, mais droite et gauche ont besoin l’une de l’autre. Elles ont appris à se respecter et à s’observer, avec l’attention que méritent les questions décisives. Après une apothéose de l’égalité, qui a duré plus d’un siècle, et qui a laissé derrière elle un héritage criblé de zones obscures, la droite, sans complexes, a l’obligation morale et matérielle de démontrer que la liberté n’a pas peur de l’avenir.