L’étatisme, le capitalisme et l’appauvrissement de l’Amérique latine

Par Enrique Gómez Hurtado

La pauvreté a beaucoup d’aspects. On est pauvre quand on manque d’espoir, d’objectifs concrets, faute d’un concept moral qui donne un sens à la vie, on est pauvre par comparaison avec la richesse des autres et, bien entendu, faute des moyens élémentaires de subsistance… Mais la forme la plus douloureuse et la plus dangereuse de la pauvreté, c’est l’appauvrissement. Nous, les Latino-Américains, nous avons, du Mexique à l’Argentine, le sentiment d’avancer avec acharnement sur un tapis roulant, en voyant nos perspectives se déplacer en sens contraire. Peut-être le cas du Brésil est-il différent. Saint Isidore de Séville disait qu’une nation est constituée des individus et des organisations qui ont un destin commun et qui participent aussi, aux yeux des autres, à ce même destin. Il est permis, en ce sens, de parler d’une nation latino-américaine. Nous nous sentons et nous sommes considérés comme des Latino-Américains. En Amérique, nous sommes mexicains, colombiens, argentins, comme l’est un Breton en Bretagne, ou un Bavarois en Bavière, mais à l’extérieur nous sommes aussi latino-américains que les Bretons sont français, et les Bavarois allemands.


La conquête avait réalisé l’unité politique et culturelle de l’empire espagnol. Mais en raison des distances considérables, des différences de climats, de populations, d’intérêts… chacun des pays d’Amérique latine a évolué dans un sens différent. Les colonisateurs portugais ont constitué au Brésil une nation côtière, à l’image de leur patrie. Les pays hispaniques, quant à eux, ont été construits sur le modèle messianique propre aux utopismes de l’époque. Les Espagnols avaient cru d’abord qu’en Amérique ils pouvaient réinventer la société, et ils y sont presque parvenus dans les missions du Paraná et de l’Amazonie, ces « royaumes de Dieu sur terre », qui furent finalement dissoutes par le roi Charles III. Puis, sous l’étatisme positiviste qui a suivi, les colonies espagnoles sont restées soumises à un régime paternaliste. La plupart des décisions étaient prises de loin par la Cour d’Espagne, qui envoyait jusqu’aux plans des nouveaux villages. Ce dirigisme est une des causes de l’unité relative de l’Amérique latine, mais explique également que nos pays aient été des « adolescents politiques » au moment de leur indépendance. Au Mexique et au Pérou, les Espagnols avaient trouvé les civilisations les plus avancées, ainsi que les populations les plus denses, en même temps que des richesses facilement exploitables. C’est là que les vice-royautés étaient les plus importantes. Mais c’est aussi là, paradoxalement, que l’apport de la culture européenne a été le plus faible, car beaucoup de fonctionnaires et de colons ne faisaient que passer. Pendant ce temps, des émigrants traversaient l’Océan pour s’installer dans les Caraïbes et dans le sud. Voilà pourquoi ce sont les gens du sud et les Colombiens qui ont engagé la guerre d’indépendance contre les armées du roi, lesquelles étaient composées essentiellement d’indigènes encadrés par des officiers espagnols.
Il faut connaître ces différences historiques pour comprendre toutes les nuances du conglomérat latino-américain. Nés à la vie indépendante dans la condition d’adolescents, nous avons d’abord adopté avec enthousiasme la vision libérale, parce qu’elle rompait avec le dirigisme bureaucratique de la Couronne. Mais le capitalisme moderne n’était pas encore vraiment formé et nous n’avons participé que tardivement à la révolution industrielle. Nos États, même quand ils étaient dictatoriaux, n’avaient guère de moyens d’agir et avaient, au demeurant, peu à intervenir dans des sociétés rurales, qui manquaient de ressources en capital. Pendant que les pays d’Europe se partageaient la maîtrise du monde, de notre côté, nous étions absorbés par des querelles de chefs et des luttes idéologiques. De nombreux Américains ont péri pour avoir été catholiques ou francs-maçons, fédéralistes ou centralistes, radicaux ou conservateurs. Mais, pendant la majeure partie du XIXe siècle, la dimension de l’État et l’essor du capitalisme ne préoccupaient pas le monde latino-américain. Nous vivions dans une pauvreté digne, empreinte de provincialisme.

C’est seulement au début du XXe siècle que le capitalisme apparaît vraiment, avec les chemins de fer, les grandes plantations, ainsi que le « néocolonialisme » industriel, commercial et financier, ce qui donna une forte impulsion à la croissance. Le Brésil et les pays du cône sud, bénéficiant d’un climat tempéré, reçurent de gros contingents d’immigrants. Le progrès économique des autres régions a été beaucoup plus tardif, à cause des maladies tropicales. Puis la grande crise des années trente a donné naissance au nouvel État interventionniste, comme en Europe et aux États-Unis. C’est alors que les conservateurs perdent les élections en Colombie pour laisser la place à un régime qui se dit libéral, mais qui est en réalité social-démocrate. Au Mexique, l’anarchie conduit à la dictature du « parti révolutionnaire institutionnel » – le PRI, qui gouverne encore. Au Brésil, d’abord grâce à des élections, puis par un coup d’État, Getúlio Vargas établit son hégémonie, que l’on peut qualifier de national-socialisme de gauche ; il domine la scène politique de 1930 à 1954. Au Venezuela, après la mort de Juan Vicente Gómez, c’est un régime de centre gauche qui succède à la dictature – mis à part la période où Pérez Jimenez est au pouvoir – ; mais, grâce aux ressources pétrolières, il peut financer les dépenses de l’État sans augmenter les impôts. Au Chili, il se forme une gauche socialo-marxiste assez similaire à celle que les Français ont connue durant la Troisième République. L’Argentine conserve un État libéral jusqu’à l’avènement du péronisme, peu après la fin de la seconde guerre mondiale.

Pendant les cinq années de la guerre, la croissance économique est considérable. Puis l’Amérique latine apparaît comme le jardin de l’espoir après l’hécatombe. Les grands courants d’émigration se reconstituent, mais les capitaux ne suivent pas, parce qu’ils sont mobilisés par la reconstruction de l’Europe. En revanche, l’épargne considérable qui s’est accumulée pendant la guerre exerce une forte tentation sur les théoriciens du capitalisme d’État, qui s’inspirent des conceptions de Keynes. En Amérique latine, nous avons éprouvé et nous continuons à éprouver les effets négatifs des idées de cet économiste.


Dans les années soixante, la gauche économique domine sans contestation. C’est l’un des moments dangereux de l’histoire où l’on sait apparemment ce qu’il y a à faire, et où l’on fait beaucoup de choses… qui, par la suite, se révèlent des erreurs. On nous a, notamment, inculqué la théorie de la redistribution des revenus, qui a saigné l’Europe et les États-Unis, et que nous sommes aussi en train de payer, avec cette différence que nos économies sont structurellement anémiques. Étatiser est à la mode. Tout nous conduit vers l’État égalitariste, rationnel, juste et « progressiste ». On nous a obligés à un égalitarisme que nous n’étions pas en mesure de supporter. Le capital, humain et financier, latino-américain ou international, s’est orienté vers d’autres lieux moins hostiles. Un homme d’affaires peut supporter par patriotisme certaines inégalités vis-à-vis de ses collègues étrangers, mais il a besoin d’une certaine condition de vie qui en fait un privilégié, ne serait-ce que par souci d’efficacité. L’égalitarisme, qui ne lui donne pas les moyens d’agir, aggrave la dépendance technologique du pays.

Nous continuons à souffrir de la pression des idées socialistes. Le capitalisme, encore prisonnier de son complexe de culpabilité, prête au marxisme sa collaboration pour construire ce Léviathan inefficace et clientéliste qu’est l’État. De nombreux théoriciens en chambre, enfants gâtés de l' »Alliance pour le progrès » de Kennedy, représentants dans notre monde de la révolution social-démocrate des années soixante et soixante-dix, se sont regroupés autour de la C.E.P.A.L. (Commission économique pour l’Amérique latine), organisme dépendant des Nations-Unies. Ils se sont faits les champions d’un nationalisme d’État fondé sur de grands projets dont, par principe, le capital privé, national ou étranger, devait être absent. Pour éviter l' »oppression capitaliste », on a étatisé l’économie en l’endettant. C’est la véritable origine de la dette extérieure qui nous étouffe.

C’est ainsi que, durant les deux dernières décennies, nous avons créé des monstres étatiques inopérants, des législations incongrues et souvent contradictoires. Nous vivons sous la pression de formulations théoriques ou volontaristes qui vont à l’encontre de la logique naturelle et ne cherchent qu’à satisfaire des populismes momentanés. Nous avons commis les mêmes erreurs que les pays développés, mais nous n’avons pas de quoi les payer. L’éducation étatisée est un désastre ; les impôts visent plus à punir et à égaliser qu’à financer les services de l’État. L’État est incompréhensible, il ne se comprend pas lui-même, ce qui suscite la résistance des contribuables et la fuite des capitaux ; le welfare state fait obstacle à la concurrence. Les réformes agraires ont freiné le développement de l’industrie agro-alimentaire. Bien que personne ne croie en son efficacité, on continue à demander que l’État prennent des responsabilités qui relèvent de l’initiative privée ; on a peur du capital, national ou étranger, parce que l’on se salirait à son contact.


Les auteurs de théories égalitaristes sur la distribution des revenus ne prennent guère le temps d’analyser ce qu’il y a à distribuer. Ils ne voient que ce qu’ils appellent, avec leur cœur de pharisien, les inégalités sociales. Certes, celles-ci existent objectivement. L’entrepreneur est un privilégié en Amérique latine, lui qui fait ce que les autres ne peuvent faire. Nous ne pouvons pas encore donner les mêmes moyens à beaucoup. C’est en cela que consiste le sous-développement. Mais nous avons besoin de ce chef d’entreprise… Et pourtant, s’il est du pays, on dira qu’il appartient à l’oligarchie oppressive ; s’il vient de l’étranger, que c’est un bureaucrate coûteux, un représentant de l' »impérialisme capitaliste » : voilà ce qu’on entend quotidiennement.

Selon une classification absurde, nos pays feraient partie du tiers monde. En fait, bien que nous soyons pauvres et en train de nous appauvrir, nous ne rentrons pas dans ce « fourre-tout » dans lequel on voudrait nous mettre. Dans l’ensemble, nous sommes plus avancés que n’étaient, il y a trois décennies, beaucoup de pays ou de régions du Marché Commun. Qui plus est, l’Amérique latine était au même niveau à l’époque. Notre problème n’est pas le sous-développement, mais l’appauvrissement. En 1929, le revenu per capita de l’Argentin était égal à celui du Français et, en 1960, celui du Colombien était égal à celui de l’Espagnol. Aujourd’hui, le revenu du Français et celui de l’Espagnol sont respectivement cinq fois plus grand que celui de l’Argentin et celui du Colombien. Il faut savoir que les revenus per capita du Mexique, de la Colombie, du Venezuela, de l’Equateur, du Pérou, du Chili, de l’Argentine et de l’Uruguay étaient en 1950 supérieurs à ceux de la Corée et de Taïwan, et que presque tous les pays latino-américains dépassaient alors la Grèce et le Portugal.

Cet appauvrissement relatif, et parfois absolu, est dû principalement au protectionnisme économique, à la phobie du capital étranger et à l’inefficacité d’un appareil bureaucratique centralisé. A l’époque où l’on croyait qu' »avancer » équivalait à « socialiser », nous avons appliqué, et continuons d’appliquer depuis, une formule invraisemblable de mercantilisme socialiste, qui nous a fait préférer l’endettement public à l’investissement privé, avec les conséquences désastreuses que l’on sait. Ce comportement nous a été dicté en grande partie par une caste politique internationale, dominante jusqu’à une date récente, qui assourdissait le monde du son de ses idées creuses. Quand on pense à l’étatisme latino-américain, on doit se souvenir que l’Europe démocratique ne s’est pas encore libérée de la tentation, et que des vents dangereux soufflent même aux États-Unis. Dans ce contexte, on comprend que certains hésitent à investir et à prendre des risques, quand un Alan García peut apparaître à tout moment. A mon sens, ce capital latino-américain que l’on dit « évadé » est plutôt réfugié, et pourrait être rapatrié dès que les conditions en seraient réunies. Il est assez important, bien que l’on ait beaucoup exagéré à ce propos.


Mais il n’est pas juste d’attribuer entièrement à notre propre étatisme la responsabilité du processus d’appauvrissement. Nous souffrons aussi d’un autre type d’étatisme, qui n’est pas toujours compris par ceux qui se croient libéraux. Je veux parler du protectionnisme mercantiliste qui prédomine dans le commerce mondial. Les pays développés pratiquent le libéralisme à l’intérieur et l’étatisme aux frontières. Il est impressionnant d’observer comment nos entrepreneurs sont considérés avec sympathie… jusqu’au moment où ils atteignent le succès : c’est alors que les portes se ferment, que sont institués les quotas, qu’arrivent les accusations de dumping, qu’on décide de défendre la main-d’œuvre nationale, que se multiplient les complications bureaucratiques. On nous accuse de donner parfois de faibles subventions sur nos pauvres ressources, pour accéder à certains marchés, alors que nous sommes confrontés, en Europe et aux États-Unis, au plus grand système de subventions qui ait jamais existé. Je ne peux oublier cette réunion à Paris, à laquelle j’ai assisté en tant que représentant de la Colombie, pays donateur, où les riches discutaient, en termes très charitables, de la manière d’aider les pays de l’Amérique centrale et des Caraïbes, pratiquement ruinés par le raz de marée du sucre produit en Europe avec de scandaleuses subventions.

Heureusement, l’Amérique latine commence aussi à se lasser de la phraséologie socialiste. L’expérience nous a coûté cher. Nous ne devons plus sacrifier au culte de l’État. On se rend mieux compte chaque jour que le progrès est plus rapide avec l’initiative privée, l’entreprise privée, l’épargne nationale ou étrangère, une fois l’État ramené au rôle subsidiaire et ordonnateur qu’il n’aurait jamais dû perdre.

Mais on pense souvent dans les milieux internationaux que la démocratie et la liberté d’entreprise ne sont pas possibles dans les pays en voie de développement – ou d’appauvrissement, comme nous l’avons vu – et l’on regarde avec sympathie le socialisme tropical, ce dont bénéficie notamment le président du Pérou, Alan García, lui qui disait récemment : « Nous nous proposons d’utiliser la dette comme moteur de nos exportations, de telle manière que si nous payons un montant quelconque à l’un de nos créanciers privés, il nous achète une quantité équivalente de produits péruviens. Nous nous proposons également d’amener nos créanciers à convertir leur dette en investissements neufs. » Et il ajoutait que ce nouvel investissement, bien entendu, serait sous le contrôle de l’État, et que les bénéfices devraient obligatoirement être réinvestis. Et pour qu’il n’y ait aucun doute sur la manière dont il comprend la liberté d’entreprise, il fait ce que les socialistes se sentent irrésistiblement obligés de faire : nationaliser le système financier. Le grand écrivain Mario Vargas Llosa livre un combat courageux contre cette mesure – qui est un pas important vers le totalitarisme socialiste.

Nous avons besoin de beaucoup de Vargas Llosa, mais ce combat ne pourra être gagné que si nous avons la crédibilité nécessaire. Pour ce faire, nous devons nous appuyer sur la culture occidentale, qui est la base de notre être. Nous n’appartenons pas au tiers monde. Nous sommes la partie appauvrie de l’Occident, et nous avons besoin de sa solidarité.