Par Robert Lozada
D’un côté, cet article du Financial Times de Londres : Le général Pinochet préside l’économie la mieux gérée d’Amérique latine. De l’autre, cet éditorial du journal Le Monde : L’obstination de Pinochet ; ou même, dans Le Figaro : Chili : inquiétude et tension. Rien n’exprime mieux sans doute que ces titres, relevés en septembre 1987, le contraste entre la perception que l’économiste a du Chili, quatorze années après le coup d’État militaire du 11 septembre 1973, et celle qu’en donne la grande presse d’information. A peu près au même moment où, au « Club de Paris » (lieu de renégociation de la dette du tiers monde), des fonctionnaires internationaux portaient une appréciation très positive sur la politique économique chilienne, une assemblée de journalistes, aussi voyante que celle du Club de Paris était discrète, jetait l’anathème sur le régime de Santiago, au cours de l’émission de M. Michel Polac, « Droit de réponse », sans la moindre nuance et sans l’ombre d’une allusion à l’évolution économique du pays.
Or, c’est l’impéritie de la politique économique menée de novembre 1970 à septembre 1973 par le gouvernement de l’Union de la gauche présidé par Salvador Allende qui l’a conduit à sa chute. Aucun régime politique ne résiste à une inflation de 1000 % en rythme annuel, comme celle qui sévissait à Santiago dans les semaines précédant le coup d’État.
Toutefois, l’étatisme, ce mal qui mine les républiques latino-américaines depuis leur naissance, n’est pas né au Chili avec Allende. Ce pays connaissait avant lui le protectionnisme industriel, une bureaucratie proliférante, une sécurité sociale trop lourde, l’inflation surtout : de 20 à 50 %, année après année, tout au long de son histoire. La cause de cette inflation a toujours été sans mystère au Chili, comme en Amérique latine en général : l’excès des dépenses publiques financées par la « planche à billets ». Les conséquences en ont toujours été des plus classiques : contrôle des prix et des changes suprêmement complexes, ce qui n’empêche ni la fuite des capitaux ni l’effondrement de la monnaie par rapport aux devises étrangères. Ces tendances étaient déjà manifestes sous le gouvernement de démocratie chrétienne présidé par Eduardo Frei, qui a précédé celui de Salvador Allende. C’était l’époque de l' »Alliance pour le progrès », réponse grandiloquente de Kennedy à la menace cubaine. Le temps, et le drame d’Allende, ont fait oublier cet épisode, auquel on avait prêté une haute signification historique. M. Marcel Niedergang, journaliste du Monde, voyait dans Eduardo Frei le « John Kennedy du Chili ».
A l’étatisme timide de la démocratie chrétienne succéda l’étatisme échevelé de « l’unité populaire ». Le gouvernement d’Allende renforça certaines des mesures de son prédécesseur : nationalisation des mines de cuivre (sur laquelle le gouvernement du général Pinochet n’est pas revenu) et accélération très marquée des expropriations agricoles (réforme agraire) ; il y ajouta de multiples nationalisations industrielles et bancaires et fit une distribution massive de pouvoir d’achat, alors que la production stagnait, puis s’effondrait. Dès le début, et tout au long des quelque trois ans que dura l’aventure, on pouvait voir qu’elle tournait le dos à tout bon sens sur le plan économique. C’est ce que j’exprimais dans les articles envoyés de Washington, publiés à Paris dans La Vie française entre 1971 et 1973.
On a tenté d’excuser l’échec de cette politique en invoquant la chute du prix du cuivre, les « complots » de la multinationale américaine I.T.T. et les « manœuvres » de la C.I.A…. En aucun cas, ces obstacles, réels ou imaginaires, ne peuvent expliquer l’ampleur du désastre de 1973. Comme nous l’avons un jour écrit au spécialiste du Monde pour les affaires d’Amérique latine, « le gouvernement chilien, et lui seul, avait le pouvoir de créer 1 000% d’inflation, pas la C.I.A. ». On ne peut pas soutenir que l’armée chilienne ait provoqué l’échec de la politique du président Allende. Selon Raymond Aron, « l’armée ne rompit finalement avec sa tradition et ses principes qu’à un moment où l’échec du président Allende était consommé. Elle n’intervenait pas pour arrêter les progrès du socialisme – le président, face aux passions déchaînées et à une économie dégradée, ne songeait plus qu’à durer -, mais pour prévenir une guerre civile. » (1)
Une armée renversant un gouvernement qui ne maîtrise plus la situation, le phénomène est fréquent dans l’histoire de l’Amérique latine. Généralement, l’épisode ne change pas les conditions de la vie économique du pays. A cet égard, le cas chilien a représenté et continue de représenter une exception. Après les résultats accablants de la politique menée de 1970 à 1973, un groupe de jeunes économistes de l’université catholique de Santiago gagné au libéralisme de l’université de Chicago a conduit, à partir de 1975, une politique économique opposée à l’étatisme traditionnel.
Depuis cette époque, le cap a été conservé pour l’essentiel. Certes, le Chili, après plusieurs années de succès entre 1976 et 1981, n’échappa pas, à l’image des autres pays d’Amérique latine, à une très sévère crise économique et financière en 1982 et 1983. Le « capitalisme sauvage », pour reprendre une expression de rigueur, semblait faire faillite. Les jours du général Pinochet à la tête de l’État étaient comptés, disait-on. En fait, les autorités chiliennes ont, depuis lors, redressé la situation. C’est ainsi que le taux de croissance a été de 5,5 % en 1986 et de 7 % au 1er semestre de 1987. L’inflation, qui s’était accélérée, est revenue à 18 ou 19 % l’an, performance correcte pour le continent latino-américain. A l’instar de la France et de la Grande-Bretagne, la privatisation est à l’ordre du jour à Santiago. A certains égards, les autorités chiliennes vont même plus loin qu’on n’ose le faire en Europe, puisque la sécurité sociale elle-même a été largement privatisée. Parallèlement, les comptes extérieurs se sont beaucoup améliorés et dégagent un excédent commercial qui permet de faire face aux intérêts de la dette. Les capitaux privés ont repris le chemin du Chili. Le pays a été à l’avant-garde de la méthode, très commentée dans les milieux financiers internationaux, qui consiste à transformer des créances détenues par des étrangers en participations dans l’économie nationale (equity swaps). C’est un signe que les investisseurs reprennent confiance dans l’avenir du Chili.
Le Chili n’est pas, et de loin, la Corée du sud ou Hong-Kong et peut-être n’atteindra-t-il pas leurs performances. Mais, si on le compare aux autres États d’Amérique latine, l’impression est bien plus favorable. Est-il besoin d’ajouter que, par rapport aux années folles du gouvernement Allende, la situation a changé du tout au tout ? De juillet 1970 à septembre 1973, la valeur d’un dollar des États-Unis est passée d’environ 13 escudos (la monnaie chilienne de l’époque) à 2 000 escudos, soit une multiplication par 150 en trois ans (imaginez le dollar s’élevant de 6 francs à 1 000 francs, en trois ans !). Entre septembre 1975 et septembre 1987, le dollar est passé de 6,40 pesos (nouvelle monnaie chilienne) à 230 pesos, soit une multiplication par 36 en douze ans. Nous sommes encore loin de la stabilité monétaire, mais ce n’est plus l’ahurissante plongée de la période Allende.
Toutefois, au delà de ces considérations économiques et les éclipsant dans les grands media, demeure l’image tragi-comique du général Pinochet. Certains se demandent si la publicité donnée à la politique d’un régime aussi décrié ne compromet pas le libéralisme dans l’opinion publique mondiale. Pourtant, il existe bien d’autres États non démocratiques, à Cuba, en Algérie ou en Yougoslavie, pour ne citer que quelques cas… Pourquoi ceux-ci sont-ils acceptés avec beaucoup de compréhension, voire d’amitié, par les socialistes, si sourcilleux sur les droits de l’homme lorsqu’il s’agit du Chili ? S’il faut comparer la dictature de Santiago à celle de Cuba, c’est la seconde qui nous paraît la plus menaçante. On peut à Santiago, comme M. Guy Sorman a pu le constater, après d’autres voyageurs, prononcer un discours public en faveur du retour à la démocratie libérale. Rien de pareil n’est encore possible à La Havane. De plus, le mouvement international dirigé par Moscou auquel participe le gouvernement de M. Fidel Castro est pour nos libertés un danger autrement plus grand que ce petit État lointain de 12 millions d’habitants. La dictature est condamnable à Santiago comme à La Havane. Mais elle l’est plus encore lorsqu’elle est pratiquée avec bonne conscience et qu’elle jouit de la compréhension et de l’indulgence des âmes nobles, qui s’érigent elles-mêmes en gardiennes d’une morale politique quelque peu sélective.
Il vaudrait assurément mieux que le Chili fût la Suisse, mais, les choses étant ce qu’elles sont, pour le moment le général Pinochet vaut mieux qu’Allende, en attendant le retour à la démocratie libérale, qui se produira tôt ou tard. Comme l’a rappelé le pape aux journalistes dans l’avion qui l’emmenait à Santiago en 1987, on ne peut pas en dire autant pour les pays de l’Est.
(1) « La Tragédie chilienne », Le Figaro, 14 septembre 1973