L’idéologie dominante est-elle compatible avec la science ?

par Henry de Lesquen

1. Le révélateur

Sokal Le livre d’Alan Sokal et Jean Bricmont, Les Impostures intellectuelles (Odile Jacob, septembre 1997), qui fait suite au fameux canular de Sokal , a dévoilé la charlatanerie des auteurs du courant « postmoderne » (Derrida, Lacan, Deleuze et Guattari, etc.), en montrant qu’ils font un usage aberrant des théories scientifiques.
Le courant postmoderne se caractérise par un relativisme généralisé, dont la formule principale est que « tout énoncé est relatif au groupe social dont il émane », ce qui veut dire qu’il n’y a pas de vérité objective. Tout discours d’apparence scientifique doit être compris en fonction de la sociologie du groupe auquel appartient l’individu qui l’énonce. Par conséquent, rien n’est absolument vrai, rien n’est absolument faux, et la science se dissout dans la littérature. Cette thèse est fausse, bien sûr, comme le montrent très bien Sokal et Bricmont, parce qu’elle consiste à soutenir que la nature n’a pas de réalité objective en dehors des individus qui sont en relation avec elle et qu’elle oblitère le critère de la science, qui est la possibilité de faire des prévisions vérifiables.
Sokal et Bricmont, qui sont des hommes de gauche, en concluent qu’il faut revenir à ce qu’ils appellent abusivement l' »épistémologie des Lumières ». Or, il ne s’agit pas seulement d’épistémologie. Il s’agit aussi de politique et d’idéologie. Ils n’ont pas compris que le développement du courant postmoderne, après la crise de 1968, témoignait de l’impasse où la gauche était engagée et qu’il était une tentative désespérée pour sauver les idées égalitaires, après la faillite du marxisme et des philosophies historicistes. Le courant post-moderne a cru sortir des contradictions qui sont apparues entre la gauche et la science par une plongée dans l’obscurantisme : en décrétant que la science n’est qu’un discours parmi d’autres, relatif au groupe social dont il émane, on immunise le discours idéologique à son égard. On renverse le rapport établi entre la connaissance objective et les jugements de valeur qui s’appuient sur celle-ci.
La situation a bien changé depuis le XVIIIe siècle ! On croyait alors que la mécanique newtonienne était le modèle de tous les savoirs et qu’il y avait une « physique sociale » dont un « despote éclairé » pouvait se servir pour gouverner selon la raison. L’affaire Sokal révèle que la gauche n’a plus d’issue intellectuelle, ni dans la science, ni en dehors d’elle.
Pour l’instant, je n’ai fait qu’affirmer ce que je vais essayer maintenant d’établir, en survolant de nombreuses disciplines.

2. La science contre la gauche

La gauche est l’expression politique et idéologique de l’utopie égalitaire et elle se définit par une certaine vision de l’homme, de la société et du monde, fondée, en particulier, sur l’idée de l’égalité de nature entre les hommes et sur celle de la bonté naturelle de l’homme. Je voudrais montrer, en distinguant de manière un peu trop méthodologique la conception de l’homme, puis la conception de la société, enfin la conception du monde, que dans ces trois domaines un certain nombre de disciplines scientifiques apportent des connaissances qui réfutent les positions de la gauche.

a) En ce qui concerne la conception de l’homme, les développements des sciences de la vie sont en contradiction avec l’égalitarisme de la gauche. L’anthropologie moderne s’éloigne toujours davantage des préjugés égalitaires, à mesure qu’elle assimile la théorie de l’évolution, les données de la génétique, les découvertes de l’éthologie, la biologie du comportement, et de la sociobiologie, l’étude biologique des sociétés animales et humaines. Nous avons consacré un livre à la question, La Politique du vivant . Je voudrais en rappeler ici les principales lignes de force.

Le postmodernisme est un produit de mai 1968. Il est issu d’une réaction, à l’égard de l’orthodoxie communiste, d’intellectuels gauchistes très sensibles aux modes du temps et aux débats qui agitaient l’opinion cultivée. En 1969, Jacques Monod, prix Nobel de médecine, le grand savant qui a découvert le code génétique, publie Le Hasard et la nécessité, où il explique que la biologie est contraire au marxisme, et spécialement à son noyau philosophique, le matérialisme dialectique, qui a l’ambition d’expliquer l’univers. C’est ce qu’a révélé l’affaire Lyssenko. Lyssenko était un agronome soviétique qui, dans les années 1930, déclarait que la génétique était incompatible avec les principes du marxisme et sa prétention de créer l’homme nouveau. Dans l’utopie égalitaire, il y a nécessairement un certain environnementalisme, c’est-à-dire que l’on suppose que l’homme est malléable. Il est une table rase sur laquelle la société, à condition d’être bien dirigée, peut inscrire ce qu’elle veut. C’est ce que résume la fameuse phrase de Marx : « Ce n’est pas la conscience de l’homme qui détermine son être, c’est son être social qui détermine sa conscience. » Cette formule est spécieuse, comme il arrive souvent chez Marx, car il parle d’abord de l’être, sans adjectif, puis de l’être social. On peut être d’accord avec la première partie de la phrase : en effet, ce n’est pas la conscience qui détermine l’être de l’homme, comme le croit l’existentialisme. Mais Marx soutient ensuite que c’est l’être social, c’est-à-dire les relations qu’un individu entretient avec les autres individus dans la société, sa « position de classe », qui détermine ce qu’il va penser, et que chacun est déterminé exclusivement par son environnement social. Ce raisonnement opère une réduction du déterminisme à l’environnement et ne retient que l’environnement social, en faisant abstraction de l’environnement physique. C’est la clé de l’anthropologie marxiste, qui est celle du socialisme en général. Elle conduit à penser que l’on peut créer un homme nouveau qui serait débarrassé des défauts de l’homme ancien, et adapté à une société communiste où la propriété privée et les autres institutions « bourgeoises » auraient disparu. Or, selon Lyssenko, si Mendel avait raison, s’il y avait une hérédité matérialisée dans les gènes, si cette hérédité se transmettait de manière purement physique, sans intervention de la société, cela voudrait dire que jamais le paradis communiste ne pourrait naître, que jamais l’État communiste ne pourrait transformer l’homme au point de créer un homme nouveau, parfaitement adapté à la société communiste. Comme le remarquait Monod, Lyssenko avait raison de trouver une contradiction entre la génétique et le marxisme ou le socialisme. Evidemment, ce n’était pas le marxisme qui avait raison, c’était la génétique. Si nous sommes ce que nous sommes d’abord en raison de nos gènes, si notre identité part de ce point du destin qui est la fécondation de l’œuf par le spermatozoïde et qui constitue notre patrimoine génétique, reproduit ensuite dans les milliards de cellules de notre corps, alors nous ne sommes pas indéfiniment manipulables. Bien sûr, nous subissons des influences, mais celles-ci trouvent certaines limites, car elles réagissent sur notre être premier, qui est génétique.
Lyssenko a persuadé les dirigeants communistes qu’il fallait prohiber la génétique, science bourgeoise et nazie. Il a joui non seulement de la faveur de Staline, jusqu’à la mort de celui-ci en 1953, mais ensuite de celle de Khrouchtchev, qui l’a défendu pied à pied, jusqu’à sa chute en 1964. Cependant, les progrès de la biologie ne cessaient de démentir les thèses de Lyssenko. En particulier, dans les années cinquante, Crick et Watson avaient découvert la double hélice de l’A.D.N., qui est le substrat de la génétique.
La génétique prouve que l’homme nouveau ne peut naître d’une transformation de la société, comme le croyaient les marxistes, elle démontre aussi que les hommes sont inégaux et que cette inégalité est irréductible. On est de gauche quand on croit à l’égalité naturelle des hommes, ce qui est différent de l’égalité des citoyens devant le droit. La doctrine de l’égalité naturelle des hommes soutient que les hommes sont égaux par nature, que les différences ou inégalités sont surajoutées par la société et n’existent pas dans la nature de l’homme. La doctrine de l’égalité naturelle est indéfendable devant la génétique, qui révèle la diversité originelle des hommes, et devant la théorie de l’évolution, qui fait de cette diversité génétique le matériau de l’évolution.
L’égalitarisme est aussi mis à mal par les études que les psychologues et les sociologues ont faites des différences entre les individus et les groupes. On connaît les débats passionnés qui ont eu lieu sur l’inégalité de l’intelligence. Pourquoi se focaliser sur l’intelligence ? Parce que, jusqu’à nouvel ordre, c’est le paramètre le mieux étudié, qui est mesuré par le quotient intellectuel. Et malgré le tir de barrage des nouveaux lyssenkistes, il est établi que les différences entre les individus, en ce qui concerne les performances aux tests de Q.I., s’expliquent principalement par des différences génétiques, à hauteur d’environ 80 %. Que cela plaise ou non, c’est un fait. Cela ne veut pas dire, au demeurant, que les 20 % restants sont dus à l’éducation ou à la société : l’environnement biologique, y compris l’environnement intra-utérin, peut compter pour beaucoup. Si un fœtus subit des agressions biologiques dans le ventre de sa mère, cela peut amener des différences considérables. Il peut aussi y avoir, au moment de l’accouchement, des dysfonctionnements cérébraux qui introduisent une certaine variance des performances intellectuelles.

Il y a un autre fait qui plaît encore moins, c’est que les différences de Q.I. que l’on observe entre les moyennes des groupes sociaux doivent être attribuées en grande partie à des différences génétiques et non à je ne sais quel facteur social, tel que la prétendue « aliénation culturelle ». On a beaucoup étudié, aux États-Unis, les différences intellectuelles entre les noirs et les blancs, qui est de 15 points de Q.I., c’est-à-dire d’un écart-type, ce qui est considérable, et plus généralement entre les divers groupes ethniques. Or, démonstration a été faite, notamment par Arthur Jensen et William Shockley, que la plus grande partie, les deux tiers sans doute, était due à des différences génétiques. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas donner une excellente éducation à tout les hommes, indépendamment de leur race et de leur origine, bien entendu. Il faut simplement savoir que les inégalités ne sont pas forcément dues à une mauvaise conception de la société, qu’elles ne sont pas toujours la conséquence d’une injustice ou d’une exclusion, comme on le dit stupidement ? à moins évidemment de considérer qu’elles sont dues à une injustice métaphysique et que le Créateur est mauvais. Mais si l’on écarte cette opinion blasphématoire, qui était celle des gnostiques, on est obligé de dire que les inégalités ne sont pas en soi synonymes d’injustice.
L’éthologie, la biologie du comportement, dont l’auteur le plus connu est Konrad Lorenz, a mis au jour le rôle des instincts dans l’activité humaine, ce qui a sapé les bases du behaviorisme . Le behaviorisme de Watson et Skinner, fondé sur le schéma stimulus-réponse et les travaux de Pavlov relatifs aux réflexes conditionnés, était la caution scientifique de l’environnementalisme, parce qu’il affirmait que les hommes étaient des nœuds de réflexes conditionnés, et que leur comportement était entièrement manipulable. Watson disait : « Donnez-moi n’importe quel enfant, j’en ferai, à ma guise, un Newton ou un Michel-Ange. » Or, Lorenz montre que le réflexe conditionné s’appuie sur une base instinctive et que l’on ne peut pas faire faire n’importe quoi aux hommes.
Je vous ai aussi parlé de la bonté naturelle de l’homme, hypothèse qui permet à la gauche de mettre en accusation les institutions sociales. Rousseau disait déjà : l’homme est naturellement bon, mais la société le corrompt. C’est une idée qui est issue du mythe du bon sauvage, que l’on trouve chez beaucoup d’auteurs, notamment chez Montaigne. On vous raconte que les voyageurs ont découvert les coutumes les plus variées aux quatre coins du monde ? ici, l’anthropophagie est considérée comme un crime, mais là-bas elle est admise, et ainsi de suite -, pour conclure que la morale est relative. Et l’on ajoute que, si les hommes d’ici sont pervers, ce n’est pas la preuve que l’homme est marqué par le péché originel, car, si l’on franchit l’océan et que l’on va chez les Patagons ou les Caraïbes, on rencontre des gens qui vivent nus dans le communisme primitif, qui ne connaissent ni l’Etat ni la famille ni la propriété, et qui sont sans péché : la bonté naturelle de l’homme serait démontrée par l’existence du bon sauvage.
L’ethnographie a depuis longtemps abandonné ces thèses aberrantes, elle a constaté que le « sauvage » n’était pas bon, mais qu’il était naturellement agressif, comme l’est tout homme. Selon l’anthropologie moderne, l’homme est un être d’instincts et l’on doit s’attendre à retrouver, dans toutes les sociétés, l’expression d’une gamme d’instincts diversifiés. Contrairement aux thèses de Freud, l’instinct sexuel est loin d’être le seul. Il y en a beaucoup d’autres et qui sont très puissants. L’un de ces instincts, qui a été bien étudié par Lorenz et les éthologues, c’est l’agressivité, qui, sous ses formes les plus brutes, aboutit à la guerre, à la destruction, à la haine, à la violence. Mais, comme l’a montré Lorenz, il est une source d’énergie. L’agressivité est aussi ce qui permet de combattre le mal, de se dominer soi-même, de créer des œuvres nouvelles, elle est la source de la créativité. Elle est à la fois source de la grandeur et de la misère de l’homme. L’instinct d’agressivité est spécialement ambivalent.

Le rôle des institutions est de canaliser les instincts, qui sont des sources d’énergie brute, et d’utiliser cette énergie vers des buts qui soient socialement utiles ou qui soient moralement appréciables. Notre personnalité est nourrie des valeurs, règles et traditions que nous recevons de la société et, plus spécialement au cours de notre enfance, de notre entourage familial. D’où ce jugement général qui est résumé dans une phrase d’Arnold Gehlen : « L’homme est par nature un être de culture », phrase qui avait été anticipée par le grand Edmund Burke, écrivant à la fin du XVIIIe siècle : « L’art est la nature de l’homme ». Cela ne veut pas dire que l’homme soit purement culturel, mais que, sur le socle de sa nature biologique et de ses instincts, les disciplines héritées de la culture et de la civilisation lui permettent de se forger une personnalité propre, de se doter d’une volonté, force d’intégration des instincts concurrents. La liberté est dans la volonté, et c’est l’énergie qui découle de nos instincts qui nous donne la capacité d’être libres. Encore faut-il que l’éducation nous apprenne à discipliner nos instincts.

b) Après ce tableau de l’homme lui-même, j’en viens à la conception de la société. Je voudrais aborder trois disciplines : l’économie, l’histoire et la sociologie, et je ne pourrai le faire qu’en donnant des coups de projecteur, sans développer.

D’abord, l’économie. Le marxisme, qui se voulait une science, est un économisme. Il prétendait apporter une nouvelle science économique, avec Le Capital de Karl Marx. Or, celle-ci est complètement réfutée par les progrès de l’analyse économique. Le malheur théorique de Marx, qui n’a rien ôté pendant longtemps à sa fortune politique, c’est qu’il a adopté la théorie de la valeur-travail de Ricardo, qui a été abandonnée presque aussitôt après, avec le développement de l’analyse marginaliste, vers 1870. Selon la théorie de la valeur-travail, si les prix, c’est-à-dire la valeur des marchandises, sont fixés par la loi de l’offre et de la demande, ce n’est pas l’utilité des choses qui détermine leur prix, mais le travail qui a servi à les produire et qui s’y trouve « incorporé ». Avec Marx, on baigne dans une conception animiste : le fait qu’une marchandise soit fabriquée par un homme lui donnerait une valeur intrinsèque, comme si un fluide magique passait de l’homme à la chose qu’il fabrique.
Schumpeter a dit que la valeur-travail était morte et enterrée, en faisant remarquer notamment qu’il n’y a pas de travail moyen, et que cette théorie ne parvient pas à expliquer comment s’établit la valeur des différentes forces de travail : le salaire de l’ingénieur par rapport à celui du balayeur. Tout le marxisme s’écroule avec la théorie de la valeur-travail, qui fondait la notion de plus-value, celle de l’exploitation et la prophétie de la paupérisation. Marx, écrivant dans les années 1850, annonçait que les ouvriers seraient toujours de plus en plus pauvres, jusqu’à la révolution. Il est évident que les faits l’ont démenti.

Quand les bolcheviques sont arrivés au pouvoir, ils ont supprimé la propriété privée des moyens de production, conformément à leur programme. Bien que la propagande eût longtemps dissimulé le fonctionnement réel des économies communistes, les auteurs libéraux avaient montré depuis longtemps, et surtout depuis 1920, avec un célèbre article de Ludwig von Mises, que la planification centralisée était impossible. Il y a eu un grand débat à ce sujet entre Mises et des auteurs socialistes, comme Oscar Lange, dans les années trente. Peut-on mieux diriger l’économie en supprimant la propriété privée et en ramenant tout au centre, de manière à supprimer les gaspillages inhérents au capitalisme, qui multiplie les lieux de décision ? Cette discussion avait des conséquences pratiques sur la manière dont il fallait planifier l’économie par le Gosplan en Union soviétique, et elle avait aussi une grande importance pour la philosophie politique, car le socialisme faisait la critique des ordres spontanés, des institutions traditionnelles comme la famille et la propriété, et demandait que l’on fît table rase du passé et que l’on éliminât les gaspillages du capitalisme, en confiant à l’autorité centrale, au despote éclairé comme on disait au XVIIIe siècle, le soin de gérer la société et l’économie dans le détail.
Mises a démontré qu’en l’absence d’un marché des capitaux le calcul économique était impossible en régime socialiste, car l’organisation centrale ne peut avoir connaissance que d’une infime partie des multiples paramètres qui déterminent la valeur des biens de production. Les deux expériences de socialisme intégral qui ont été réalisées jusqu’ici, en Russie, pendant la période dite du « communisme de guerre », et au Cambodge, après 1975, dans une économie fermée et pratiquement coupée du monde extérieur, lui ont donné raison. Lorsque l’on a voulu supprimer tout élément de capitalisme dans la société, l’économie s’est effondrée. Et le génocide cambodgien n’est pas, contrairement à ce que l’on dit, une extermination volontaire et planifiée de toute la population – il y a eu bien sûr beaucoup de massacres -, c’est une famine généralisée qui a résulté de l’application systématique que Pol Pot et consorts ont faite des idées qu’ils avaient apprises à la Sorbonne, dans la littérature de Marx et de ses disciples.
Aujourd’hui, le marxisme étant à peu près discrédité, la gauche s’est raccrochée au keynésianisme. Sur ce point, il faut reconnaître que la victoire des idées libérales n’est pas encore totale, bien qu’elle soit en bonne voie. Dans les années soixante, tout le monde était keynésien, sauf une minorité d’économistes libéraux membres de la société du Mont-Pèlerin. La croissance générale que le monde a connu pendant les « trente (années) glorieuses » avait paru confirmer les idées de Keynes, qui étaient en général appliquées. On aurait pu remarquer alors que les pays qui se développaient le plus étaient justement ceux qui n’étaient pas gérés selon les principes keynésiens, et que le pays qui a été le plus keynésien, la Grande-Bretagne, connaissait les plus graves difficultés économiques. L’analyse des faits a finalement remis en cause les idées keynésiennes.
Le débat porte sur la loi de Jean-Baptiste Say, qui est, je crois, une grande vérité économique, selon laquelle l’offre crée sa propre demande, c’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir de chômage permanent dans une économie libérale. Keynes avait dit, d’abord, une chose qui était tout à fait vraie et que ses adversaires libéraux avaient tendance à oublier : « Vous soutenez qu’il ne peut pas y avoir de chômage durable, à cause de la loi de Say, mais vous supposez que, lorsqu’il y a dépression, les salaires et les prix baissent indéfiniment. Or, je suis désolé, disait-il, et là il avait raison, les salariés et les ouvriers n’acceptent pas la baisse des salaires nominaux et ont les moyens de l’empêcher. » En fait, la théorie keynésienne propose un moyen de berner non pas les patrons, mais les salariés, en obtenant la baisse des salaires réels nécessaire, à court terme, au retour du plein-emploi, non plus par la baisse des salaires nominaux, mais par la hausse des prix. C’est expressément ce que dit Keynes. Dans la courte période où les équipements sont donnés, la loi des rendements décroissants fait que lorsque l’on veut augmenter l’emploi, il faut que les salaires réels baissent. Selon Keynes, s’il y a du chômage, puisque les salaires ne peuvent pas baisser pour des raisons institutionnelles, à cause des syndicats, du droit de grève, il faut augmenter les prix, soit par une politique monétaire inflationniste, soit par un déficit budgétaire. Les économistes libéraux de l’époque préféraient que l’on rétablît les conditions de la baisse des salaires nominaux, ce qui supposait une société sans syndicats, sans droit de grève, etc., donc une situation assez éloignée de ce que les gens veulent, et plutôt illusoire.

Le premier point de divergence entre Keynes et les auteurs classiques était ainsi d’ordre pratique et politique. Il y a une question plus importante sur le plan théorique, qui est de savoir ce qui se passe si les salaires nominaux peuvent baisser indéfiniment. L’argument central de Keynes est que, même si les salaires nominaux sont flexibles à la baisse en période de chômage, les prix peuvent baisser dans la même proportion, en sorte que les salaires réels et l’emploi ne varient pas et que le chômage n’est pas résorbé. La loi de Say serait ainsi mise en échec. C’est ce que l’on appelle la « trappe à liquidités ». Or, cette analyse, qui peut se révéler pertinente, à la rigueur, dans la très courte période (six à neuf mois, selon Schumpeter), en raison des délais d’ajustement, est inopérante à plus long terme, comme l’avait déjà montré, à l’époque de Keynes, l’économiste anglais Pigou. Car, dans l’hypothèse évoquée, les prix seraient indéterminés et devraient baisser indéfiniment. Il y aurait donc un effet de richesse qui conduirait au plein-emploi (c’est ce que l’on appelle l’effet Pigou). Serge-Christophe Kolm cite à ce propos une anecdote qu’il tient de Paul Samuelson : le Pr Leontieff, autre prix Nobel d’économie, brandit une pièce d’un cent et s’écrit : « Bien sûr que si, les chômeurs seront tous embauchés quand leurs salaires auront assez baissé, car je les emploierai moi-même avec ça. »
Il y avait donc un vice originel dans la théorie keynésienne, et ses défauts sont apparus de plus en plus nettement, ce qui a favorisé un nouvel essor des idées libérales, notamment de celles de l’école autrichienne de Mises et Hayek. Quoi que l’on en dise parfois, l’économie est une science expérimentale ; mais les expériences n’ont pas lieu en laboratoire, elles ont un effet sur le niveau de vie et le bonheur des gens. Quand on applique une théorie aberrante, on en paye les conséquences, comme les malheureux Russes s’en sont aperçus après 1917, ainsi que les Anglais, à un moindre degré, avant Madame Thatcher. Depuis une vingtaine d’années, les idées libérales s’imposent de plus en plus en économie, malgré la résistance acharnée de leurs adversaires socialistes. On nous parlait encore, il y a quelques années, des deux capitalismes, le capitalisme anglo-saxon et le « capitalisme rhénan », celui de l’Allemagne. Ce dernier, que l’on nous vantait, et qui était en fait une forme de social-démocratie, un mélange de socialisme et de libéralisme, n’est plus en vogue. Il en va de même pour le « modèle japonais », et plus généralement pour le « modèle asiatique », qui étaient censés apporter une autre solution. Après une période de très forte croissance qui a permis à ces pays de sortir de la misère, ils connaissent eux aussi de graves difficultés, quand ils arrivent à un certain niveau de développement et que l’effet d’imitation joue moins.

En ce qui concerne l’histoire, nous distinguerons l’histoire immédiate de l’histoire plus ancienne et de celle des origines. Au XXe siècle, le fait essentiel, c’est la révolution communiste de 1917. On a voulu longtemps occulter la vérité du communisme, pour ne pas désespérer Billancourt, comme disait Jean-Paul Sartre, mais, maintenant, surtout après l’effondrement de ces pays, les yeux se sont ouverts et rares sont ceux qui se font encore des illusions. C’est ainsi que François Furet, avec un grand retard sur d’autres auteurs, a montré que la révolution bolchevique n’était pas ce que l’on croyait autrefois, un espoir pour l’humanité, tout en admettant qu’elle était la conséquence de certaines idées de la gauche.

Le bicentenaire de 1789 a été l’occasion, semble-t-il, d’abandonner le prêt-à-penser qui avait cours en France et à l’étranger sur la Révolution française : celle-ci était présentée comme un bloc, selon l’expression de Clemenceau, alors que c’est plutôt un tourbillon d’événements et de tendances en partie contradictoires. Certes, la Révolution peut être considérée comme l’acte fondateur de la France moderne, mais elle n’a été socialiste que dans ses errances et, à beaucoup d’autres égards, elle est le prolongement des tendances centralisatrices de l’Ancien Régime. On ne peut plus opposer en bloc la Révolution à l’Ancien Régime ; on ne peut plus considérer naïvement que la Révolution est un acte eschatologique conduisant au salut de l’humanité, et qu’elle nous aurait fait sortir miraculeusement de l’aliénation des siècles passés. Les choses apparaissent plus complexes et moins tranchées.
Au troisième niveau, l’histoire lointaine, celle de nos origines, a pris aujourd’hui une figure entièrement nouvelle, grâce aux travaux des érudits comme Dumézil. Les découvertes de Georges Dumézil, Stig Wikander, Joël Grisward, complétées par celles des préhistoriens et des archéologues, et les analyses de Batany, Duby, Le Goff, démentent les philosophies évolutionnistes et les interprétations diffusionnistes, et contredisent la théorie marxiste selon laquelle le mouvement des idées reflète le développement des « forces productives ». Ces travaux sur les études indo-européennes, sur ce que Georges Dumézil a appelé l’idéologie des trois fonctions, ont montré l’existence d’une véritable infrastructure mythique, permanente depuis cinq mille ans au moins, et qui permet de mieux comprendre la réalité sociale et son évolution et notamment la genèse de la nation française à travers la réalisation des trois ordres au moyen âge, à partir du XIe siècle, jusqu’à leur fusion, achevée en 1789. En même temps, les travaux de Dumézil sur les anciennes sociétés indo-européennes ont démoli ce qui restait des thèses primitivistes, selon lesquelles toutes les sociétés, il y a un certain temps, vivaient dans un « état de nature » qui aurait été le même partout. L’humanité est en réalité diverse, et l’on constate la permanence de structures mythiques à l’état latent ? qui constituent sans doute des archétypes de cet inconscient collectif entrevu par Jung ?, dont la résurgence dans les moments critiques manifeste l’originalité profonde de chaque peuple.

La conception de la société, ou la sociologie en général, c’est pour la gauche ce que Hayek a appelé le constructivisme, pour ne pas lui laisser le terme de « rationalisme », qui tendrait à faire croire que c’est elle qui fait le meilleur usage de la raison. La gauche suppose que les institutions et les traditions sont des erreurs et des mensonges, que l’on peut et que l’on doit en faire table rase et que sur cette table rase on peut reconstruire une société meilleure, et même une société parfaite, en faisant un usage correct de la raison et en demandant à l’Etat, par la loi et par la contrainte, d’établir les règles nécessaires à sa réalisation. Tout ce que j’ai dit sur les échecs de la planification et sur le débat entre Mises et Oscar Lange, l’économiste polonais, est généralisable : Hayek a montré que la société était trop complexe pour être dirigée depuis le centre et pour que l’on puisse faire des lois efficaces, c’est-à-dire pour que l’on puisse atteindre les objectifs que l’on se propose, sans s’appuyer sur les traditions. Et il a fait une critique pertinente de la notion de justice sociale, en montrant que s’il y avait une justice dans la société, elle ne pouvait être qu’une justice de règles, que la justice en ce bas monde ne pouvait être que le respect intransigeant de règles de juste conduite définies et filtrées par la tradition et améliorées à la marge par la réflexion humaine, par la doctrine et la jurisprudence – je parle non seulement des normes juridiques, mais aussi des règles morales et des simples manières, donc des mœurs en général ?, et que la volonté d’abolir ces règles ne pouvait aboutir qu’à la destruction de l’ordre social et ne pouvait nullement permettre d’atteindre des objectifs. La justice par objectifs est impossible, elle doit donc être abandonnée ; elle est une illusion dramatique qui est au cœur du socialisme. Donc, au constructivisme de la gauche, il faut opposer ce que Hayek appelle la vision évolutionniste. Il faut s’appuyer sur les valeurs, les traditions, les institutions, non point de manière fidéiste ou passéiste, mais de manière critique, en sachant que l’ordre social dont nous héritons ne peut être amélioré qu’à la marge et que l’on ne peut pas en faire table rase sans provoquer des catastrophes.

c) J’ai encore à vous parler de la conception du monde. Celle qui était issue du prétendu rationalisme des soi-disant « Lumières » a été remise en cause depuis plus d’un siècle par des travaux qui ont porté sur les mathématiques et sur leurs fondements. Il y a, à ce propos, des débats, anciens maintenant, mais passionnants, sur la nature de la connaissance mathématique, qui remontent à l’essor des géométries non euclidiennes. Vous savez que le postulat d’Euclide, qui affirme que, d’un point extérieur à une droite, on peut tracer une parallèle et une seule à cette droite, était considéré comme un théorème en attente de démonstration, ou comme une évidence, selon les auteurs, jusqu’à ce que l’on démontre que l’on pouvait parfaitement élaborer des géométries non euclidiennes. Riemann et Lobatchevski ont établi, au siècle dernier, que l’on pouvait remplacer le postulat d’Euclide et supposer que d’un point extérieur à une droite on pouvait tracer plusieurs parallèles, ou bien aucune, sans jamais déboucher sur la moindre contradiction, et que l’on construisait alors une géométrie différente. Cette découverte a troublé les esprits, car le rationalisme naïf et pas assez critique du XVIIIe siècle, dont la construction intellectuelle la plus accomplie était certainement celle de Kant, supposait que le postulat d’Euclide ne pouvait être récusé et qu’il n’y avait qu’une géométrie possible.
Dans les années 1930, on a démontré qu’aucun système axiomatique ne pouvait être complet, c’est-à-dire qu’il y a toujours des propositions indécidables. Quel que soit le nombre d’axiomes que l’on aura posé, le théorème de Gœdel affirme que l’on trouvera encore des propositions, comme le postulat d’Euclide, qui ne pourront être ni réfutées ni démontrées et qui sont, par conséquent, indécidables, à moins que l’on n’énonce un axiome nouveau, qui conduira à d’autres propositions indécidables, et ainsi de suite. La raison n’est jamais complète.

Ce trouble qui naît devant les insuffisances de la raison est encore aggravé par les nombreux paradoxes que connaissent la logique et la théorie des ensembles. L’un d’entre eux, qui est d’ailleurs connu depuis les Grecs, est le suivant : « La phrase que je suis en train de dire est fausse. » Si cette phrase est fausse, elle est vraie ; si elle est vraie, elle est fausse… Il y en a beaucoup d’autres, comme le paradoxe de l’ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes, qui nous apprennent que, finalement, la raison n’est pas un corps de doctrine total. Au fond, et l’on aurait pu s’en douter dès l’origine, la raison ne peut pas démontrer la raison. Comme le remarque Jacques Monod, on ne peut pas se connaître soi-même. Cette vérité dénonce le caractère utopique d’une certaine philosophie, fondée sur le précepte grec : « Connais-toi toi-même. » Si c’était simplement une phrase de bon sens qui signifierait : « Sois attentif à tes défauts », ce serait très bien, mais si cela veut dire : « Tu peux avoir de toi-même une connaissance totale », c’est une impossibilité. Il n’est pas possible de se connaître soi-même, parce qu’un système logique ne peut pas avoir de lui-même une connaissance totale. Tout cela est troublant pour ceux qui croyaient que la raison et la science pouvaient nous donner une connaissance totale du monde et que, sur cette base, on pouvait réformer totalement la société.
Je ne voudrais pas oublier dans ce contexte de dire quelques mots de la théorie du chaos. C’est une théorie physique qui trouve son origine dans les limites de la mécanique newtonienne. On croyait au XVIIIe siècle que l’on pourrait résoudre toutes les équations du mouvement. Les lois de Newton permettaient de montrer pourquoi la Terre décrivait autour du soleil une belle ellipse. C’est un problème que l’on sait résoudre, parce que, comme les autres planètes sont petites par rapport au soleil et que les étoiles sont lointaines, on peut, en première approximation, considérer que le mouvement de la Terre par rapport au soleil est un problème à deux corps. Mais, si l’on introduit un troisième corps, on ne sait plus résoudre l’équation du mouvement. On a cru pendant longtemps que l’on y arriverait, mais le grand Henri Poincaré, qui est le fondateur de la théorie du chaos, redécouverte dans les années 1960, a démontré que le problème à trois corps n’avait pas de solution analytique. Il a révélé, à cette occasion, qu’il y avait, au moins dans un certain nombre de situations, une très grande sensibilité aux conditions initiales, c’est-à-dire qu’une toute petite différence au départ conduit à une différence énorme dans le résultat final. La sagesse populaire ne l’ignore pas : « A petite cause, grands effets. » On songe aussi à Pascal :  » Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » ; Antoine aurait gagné la bataille d’Actium et il aurait orientalisé l’empire romain… La théorie du chaos suggère que la très grande sensibilité aux conditions initiales n’est pas seulement un phénomène local, mais qu’elle est générale et il en résulte, en particulier, que l’on ne pourra jamais faire de prévisions météorologiques à plus de quelques jours. Le météorologue et mathématicien Edward Lorentz a appelé cela « l’effet papillon » , en proclamant : « Le battement des ailes d’un papillon au Brésil peut déclencher une tempête au Texas. » Comme on ne peut jamais avoir une connaissance parfaite de l’état du monde, autrement dit des conditions initiales, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer dans quinze jours sur le plan météorologique.

3. La réinformation nécessaire

La théorie du chaos nous enseigne qu’au moins en météorologie, mais probablement dans tous les phénomènes naturels et sociaux, il y a une limite absolue à nos connaissances, ce qui est la déroute finale des prétentions à la connaissance totale de l’utopie égalitaire et des idéologies dérivées. Il ne faut d’ailleurs pas s’en étonner, car la contradiction devait éclater. La gauche est l’expression de l’utopie égalitaire, et quand on plaque sur le réel des idées définies a priori, il n’y a pas de raison que la coïncidence soit parfaite. Quand ces idées a priori ne sont pas fondées sur la bienveillance, mais sur le ressentiment, la haine et l’envie, comme le sont les idées de gauche, il y a encore moins de raison que ce soit exact. De ce point de vue, l’utopie égalitaire est inférieure à la tradition, car la tradition, même si elle est souvent contredite par la science, a au moins la vertu de s’appuyer sur l’expérience des générations passées. Je ne dis pas que « Noël au balcon, Pâques aux tisons » soit une vérité expérimentale, mais il y a peut-être, après tout, quelques faits d’observation derrière cela, si ce n’est pas une pure superstition.
Depuis 1974, le Club de l’Horloge s’est toujours appuyé sur les vérités scientifiques pour combattre les erreurs et les mensonges de la gauche, en se fondant notamment sur l’histoire (Les Racines du futur, 1977), les sciences de la vie (La Politique du vivant, 1979), et l’économie (Le grand Tabou – L’économie et le mirage égalitaire, 1981). Nous avons créé en 1990 le « prix Lyssenko », qui est un antiprix, fait pour blâmer et non pour louer, pour utiliser l’arme de l’ironie contre ceux qui pratiquent la désinformation scientifique ou historique à des fins idéologiques et occultent le fait essentiel que la science condamne la gauche. Le combat pour la vérité nous appelle à de nouvelles batailles !