l’inflation et la crise de l’endettement

Par Pascal Salin

Les pays d’Amérique latine semblent frappés par deux maux terribles : l’inflation et une dette extérieure considérable. La première a été présente, à des titres divers, depuis les années quarante et tout au long des années de l’après-guerre. L’endettement est devenu un grave problème au cours des années plus récentes, essentiellement à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt. Nous ne prétendons pas décrire la totalité des expériences récentes du continent latino-américain. Elles sont d’ailleurs variées selon les pays et les époques. On n’en retrouve pas moins un certain nombre de traits communs caractéristiques et ce sont ces traits, essentiellement, que nous voudrions rechercher, de manière à expliquer les phénomènes. Nous ne chercherons pas à multiplier les chiffres et les exemples. Certains n’en sont pas moins ahurissants et peut-être exceptionnels dans l’histoire de l’humanité. Nous commencerons par en rappeler quelques uns, parmi les plus caractéristiques (section I), avant de passer à une analyse générale de la crise économique (section II). Celle-ci paraît explicable, essentiellement, par des erreurs de politique économique, dont nous donnerons quelques exemples (section III). Enfin, nous rechercherons dans quelle mesure les politiques de stabilisation et de libéralisation appliquées par certains pays ont été efficaces (section IV).

I – Présentation des faits

La simultanéité d’événements semblables dans plusieurs pays a, certes, quelque chose de troublant : faut-il y voir une fatalité qui s’abattrait sur ces pays ou l’implacable logique de mécanismes économiques aveugles qui transmettraient le mal à travers tout un continent ?

Il n’en est rien et la simple observation des faits en donne déjà l’indication. Si ces pays subissaient une situation qu’ils seraient incapables de maîtriser, soit parce qu’elle leur serait imposée de l’extérieur, soit parce qu’elle proviendrait de caractéristiques intérieures liées à leur commun état de sous-développement, comment expliquer, par exemple, que le taux d’inflation dans un pays puisse passer rapidement d’un taux élevé à un taux faible, ou qu’au même moment on trouve des taux d’inflation très différents selon les pays ?


La connaissance de la théorie économique, aussi bien que l’observation des faits, doivent conduire à l’abandon total des « explications » habituelles de cette situation. Ainsi en est-il de l’explication par le prix du pétrole. Le recours incantatoire au choc pétrolier – utilisé, il est vrai, aussi bien en France qu’en Amérique latine – dispense les « observateurs » de penser et les hommes politiques de se justifier. Ainsi, la Lettre de conjoncture de la B.N.P., loin de faire comprendre la situation, pratique la désinformation lorsqu’elle indique, dans son numéro de juillet-août 1986 : « Après avoir triplé en 1975 et quintuplé en 1976, sous l’effet du premier choc pétrolier, les prix en Argentine ont continué d’augmenter à un rythme élevé. Au cours des années 1975 à 1984, l’inflation a été en moyenne de 11 % par mois (+ 210 % par an). » Si le choc pétrolier avait de tels effets, comment pourrait-on expliquer qu’à la même époque l’inflation soit restée faible au Japon, pays importateur de pétrole ? Une fois de plus, on constate que les contempteurs de la théorie économique sont les plus mauvais observateurs des faits. Ils se contentent, en effet, d’observations impressionnistes entre lesquelles ils sont incapables d’établir des liens logiques, car ils sont dépourvus d’outils d’analyse.

De la même manière, il convient d’éliminer les prétendues explications qui veulent faire de l’inflation latino-américaine un phénomène « structurel ». Ainsi, d’après la thèse « structuraliste », répandue en particulier par la C.E.P.A.L. (Commission économique pour l’Amérique latine de l’O.N.U.), des rigidités spécifiques seraient à l’origine de l’inflation latino-américaine. D’après cette thèse, l’offre et la demande seraient très inélastiques, en particulier pour les produits agricoles. Il en résulterait une spirale inflationniste, de type « inflation par les coûts », renforcée par le jeu des anticipations inflationnistes. La structure du pouvoir conduirait à des conflits sociaux pour le partage de la richesse, qui exacerberaient l’inflation. Et la création monétaire n’aurait qu’un rôle presque passif dans le processus, la politique monétaire réagissant de manière à éviter la croissance du chômage.

Il ne peut pas être question ici de discuter en détail de cette approche et de rappeler le rôle de la création monétaire dans le processus inflationniste. Contentons-nous de souligner à quel point cette thèse paraît fausse quand on veut bien reconnaître la très grande variabilité des taux d’inflation, les écarts de taux importants entre pays ou la rapidité avec laquelle l’inflation peut être combattue. S’il existait des causes structurelles de l’inflation, on ne voit pas comment celles-ci pourraient apparaître et disparaître aussi rapidement.

Il est également absurde de présenter les pays d’Amérique latine comme les pauvres victimes d’un monde occidental qui les domine et dont ils importent nécessairement l’instabilité, non sans la démultiplier. En réalité, ces pays ou, plus précisément, leurs habitants, sont les victimes de leurs gouvernements. Ceux-ci ont suivi des politiques semblables à celles des pays développés, mais de manière amplifiée. En fait, il n’y a pas de mécanisme automatique de transmission de la crise économique. Il n’y a rien d’autre que la transmission des idées fausses. Parmi celles-ci figure évidemment et essentiellement l’idée que l’État est responsable de la croissance et de la stabilisation économiques. Des gouvernements toujours enclins à accroître leurs pouvoirs y ont trouvé d’extraordinaires alibis.


La théorie est susceptible de prouver qu’il n’existe pas de mécanisme de transmission automatique de la conjoncture. Et l’expérience confirme que certains pays ont su se protéger de la « crise économique mondiale ». Ainsi, la croissance du P.N.B. a été de 9,3% par an à Hong-Kong, de 8,2% à Singapour, de 7,3% en Corée du sud entre 1973 et 1983 et de 8,7% à Taïwan entre 1970 et 1982. Ces pays, pourtant, ne sont pas producteurs de pétrole. Par contre, le Mexique, qui, lui, est producteur de pétrole, s’il a eu quelques années de forte croissance, par exemple en 1979-1981, a été incapable de maintenir une croissance régulière et forte : son taux de croissance pour la période 1979-1986 a été de 3%.

Quant à l’inflation, son taux a été, au cours de la même période, de 9,9% à Hong-Kong, de 4,5% à Singapour, de 19% en Corée du sud (et il est même actuellement de – 4% à Taïwan) (1).

Ces pays, qui ne disposent pas de ressources naturelles abondantes, étaient parmi les plus pauvres du monde il y a seulement 25 à 30 ans. En 1983, le produit moyen par tête de ces quatre pays était devenu trois fois supérieur à celui des habitants de l’Amérique latine. A la fin des années quatre-vingt, la production totale de ces quatre petits pays – dont la superficie est inférieure à celle du Nicaragua – devrait être supérieure à celle de toute l’Amérique latine, y compris de grands pays comme le Brésil et le Mexique ! Comment pourrait-on sérieusement dire que les uns seraient dominés et pas les autres, que les uns seraient victimes de la crise économique mondiale et pas les autres ? (2)

L’explication est simple, car il existe une seule différence entre ces pays : ceux de l’Asie du sud-est n’ont pas jugé utile de se protéger, de décourager les investissements extérieurs, de contrôler les prix et les changes, etc.. Or, toutes ces mesures ont été présentées en Amérique latine comme des réponses nécessaires à la crise, alors qu’elles en ont été une cause essentielle. En réalité, la crise économique s’explique uniquement par l’interventionnisme étatique, qui détruit les droits de propriété et empêche l’initiative individuelle. Nous allons voir maintenant quels processus sont en cause.

II – Pourquoi la crise ?

Commençons par quelques propositions préliminaires :
– L’inflation n’est pas inéluctable ;
– L’endettement n’est pas inéluctable ;
– L’une et l’autre sont la conséquence de l’interventionnisme étatique ;
– L’une et l’autre sont des facteurs de sous-développement et non des caractéristiques « structurelles » du sous-développement.


Si l’inflation n’est pas inéluctable, c’est qu’elle constitue un phénomène monétaire. Elle résulte toujours d’un excès de création monétaire. Les exemples que l’on pourrait tirer des expériences latino-américaines pour illustrer cette proposition sont innombrables. Mais on peut se contenter d’un cas, par exemple celui du Brésil au cours des années récentes : la quantité de monnaie a augmenté 730 fois plus que la production (et les prix ont été multipliés par 488) au cours des huit années précédant 1987, 2060 fois plus en treize ans (et les prix ont été multipliés par 1700 en douze ans), 540.000 fois plus en 35 ans. On observe une évolution parallèle des prix et des variables monétaires (3). Au cours de la phase de gel des prix correspondant au « plan cruzado », on a pu autoritairement et artificiellement retarder l’évolution des prix, mais celle-ci a rejoint la croissance monétaire, dès qu’il a fallu mettre fin aux contrôles.

S’il est indubitable que l’inflation est un phénomène monétaire, il ne faut pas oublier qu’au XXe siècle la création monétaire est monopolisée par les hommes de l’État. Ce sont eux, et seulement eux, qui sont responsables de l’inflation. Autrement dit, les pays d’Amérique latine, dont les économies sont désorganisées par des processus inflationnistes à taux très élevés et très variables, ne sont pas victimes des pays plus développés ou d’une quelconque fatalité, mais de leurs propres gouvernements.

Quant au problème de l’endettement, il se situe, ainsi que nous le verrons, au point de convergence de la plupart des politiques d’intervention étatiques : fiscalité, réglementation, politique monétaire.

Pour essayer de mieux apprécier la situation latino-américaine, nous utiliserons un modèle théorique à titre de référence auquel comparer les situations effectives. Ce modèle de référence se caractérise par les traits suivants :
– Il n’y a pas d’inflation, ce qui peut résulter, par exemple, de l’existence d’un étalon-marchandise (or) ou de l’absence totale de création monétaire par suite de règles institutionnelles précises et efficaces.
– Le financement de l’investissement nécessaire à la croissance suppose une épargne (définie comme renonciation à une consommation présente pour une consommation future). Cette épargne peut être d’origine intérieure ou extérieure. Nous supposerons, dans le modèle de référence, que l’épargne est uniquement volontaire. Elle se traduit, en particulier, par l’existence de fonds propres, c’est-à-dire de droits de propriété qui incitent à bien utiliser les ressources.

Dans ce modèle de référence, il y a peu de raisons de penser qu’il puisse exister des chocs profonds conduisant à une croissance cyclique : on ne voit pas pourquoi les épargnants modifieraient brutalement leur comportement d’épargne.

Mais la réalité est malheureusement bien éloignée de ce modèle de référence. Elle se caractérise par toute une série de mesures étatiques – budgétaires et réglementaires – qui découragent l’épargne, aussi bien intérieure qu’extérieure. Et il faut ajouter que l’instabilité institutionnelle n’est pas non plus propice au développement de l’épargne volontaire, car elle introduit des incertitudes sur le contenu véritable des droits de propriété. A titre d’exemple, on peut signaler que le Mexique a connu 316 changements constitutionnels en 68 ans, 33 en deux ans. L’État, dans les pays latino-américains, est l’image inverse de l’État libéral, dont le rôle est essentiellement d’assurer la stabilité du cadre juridique et institutionnel. Or, sous prétexte de conduire des politiques économiques de stabilisation, l’État modifie les cadres de la vie économique. Cela est particulièrement vrai en Amérique latine.

Par ailleurs, cette épargne trop rare est sollicitée pour financer le secteur public (le déficit du budget et celui des entreprises publiques). Le déficit atteint, dans certains cas, un pourcentage du revenu national tout à fait fantastique (par exemple 76,40% en Bolivie en 1985). Il est évident qu’aucune épargne véritable ne peut financer de tels déficits. En conséquence, on doit trouver d’autres sources d’épargne pour financer le développement, aussi bien que les besoins publics. Il en existe deux :
– L’épargne forcée, obtenue par le crédit et l’inflation ;
– L’épargne extérieure, obtenue par l’endettement ou au moyen de l’aide extérieure, puisqu’on a refusé le plus souvent, en Amérique latine, les investissements directs ou en portefeuille, c’est-à-dire l’échange international de droits de propriété.

L’endettement est la conséquence très précise d’idées pernicieuses qui combinent la méfiance à l’égard du capital, d’inspiration marxiste, et un réflexe nationaliste superficiel sous le couvert de la défense de l’indépendance nationale. En réalité, à l’échange volontaire et international de ressources on substitue la dépendance des citoyens à l’égard de gouvernements arbitraires. L’endettement crée des obligations de remboursement à des États et des bureaucraties, qui, irresponsables, n’utilisent pas au mieux les ressources obtenues. L’aide extérieure renforce les bureaucraties locales en augmentant leurs moyens d’existence. Elle est une aide d’États à des États, de bureaucraties à des bureaucraties. Elle repose sur l’alibi de la bonne conscience, mais elle est un frein au développement.

On ne rappelle pas suffisamment, en effet, que la plus grande partie de la dette latino-américaine a été contractée par le secteur public. Et, de toutes façons, le marché intérieur de l’épargne était devenu insuffisant pour satisfaire la demande privée et publique. De son côté, le secteur privé a été incité à emprunter au cours des années soixante-dix, du fait de la faiblesse des taux d’intérêt réels. Cela résultait des politiques monétaires des grands pays, mais aussi de la réglementation des taux d’intérêt dans les pays latino-américains, empêchant l’ajustement des taux d’intérêt aux taux d’inflation anticipés. Parallèlement, il y a eu un phénomène mondial de création de crédit et de monnaie qui a été rendu possible parce que les systèmes monétaires sont en fait partout nationalisés.


C’est un système d’illusions : on ne peut pas indéfiniment remplacer une épargne volontaire par une épargne involontaire. Les individus qui subissent l’impôt d’inflation réduisent leur épargne volontaire et les hommes de l’État doivent pratiquer la fuite en avant : toujours plus de création monétaire, toujours plus de distribution de crédits. En même temps, on essaie de corriger les manifestations de déséquilibre, au lieu d’agir sur les causes. Les États les plus inflationnistes enregistrent ce qu’on appelle des problèmes de balances des paiements. En fait, il n’y a jamais de problèmes de balances des paiements. Il y a seulement des politiques déstabilisatrices.

Cela n’empêche pas Le Monde du 9 septembre 1987, citant un rapport de la Banque interaméricaine de développement, d’écrire que « les raisons de la situation financière « précaire » de l’Amérique latine… sont connues : née d’un surendettement souvent spéculatif, aggravée par une flambée des taux d’intérêt, rendue inextricable par une dégradation des termes de l’échange et le ralentissement de la croissance mondiale… cette crise a conduit tous les gouvernements à revoir leur gestion. » C’est l’image même d’une crise née de l’extérieur et des activités coupables d’un secteur privé spéculateur qui aurait obligé les gouvernements, dans leur sagesse, à rechercher des politiques stabilisatrices. Le Monde oublie de dire qu’en l’occurrence les spéculateurs ont été les gouvernements, mais que ceux-ci, contrairement aux particuliers, sont de mauvais spéculateurs.

Si la dette avait été bien utilisée par le secteur public et si le taux d’intérêt avait reflété de manière correcte la véritable rareté du capital pour le secteur privé, il n’y aurait pas eu de problème de remboursement : le taux de rendement de l’investissement en Amérique latine aurait été supérieur au taux d’intérêt accepté lors de l’emprunt. Le problème de la dette est le résultat de deux facteurs :
– Un mauvais choix d’investissements ou même l’utilisation des ressources d’emprunt pour la consommation,
– La diffusion de faux « signaux » concernant le taux d’intérêt, puisque des taux d’intérêt trop bas ne reflétaient pas la véritable rareté de l’épargne et du capital et incitaient à un « surinvestissement ». L’augmentation des taux d’intérêt qui s’est produite par la suite (au début des années quatre-vingt) n’est pas par elle-même un problème : elle ne vaut que pour les nouveaux contrats ou pour les contrats anciens à taux flottants. Mais dire qu’il y a de nouveaux contrats signifie que la rentabilité des projets financés avec les anciens contrats n’était pas suffisante pour payer les intérêts, même aux taux anciens, et qu’il a donc fallu réemprunter, ou encore que le taux d’intérêt apparent dans un pays avait été sous-évalué, parce qu’il s’agissait par exemple de prêts en dollars et que la monnaie nationale était surévaluée : lorsque le cours du dollar a augmenté, les taux sont apparus comme élevés – ce qu’ils auraient dû toujours être, décourageant ainsi de mauvais investissements – et les emprunteurs ont éprouvé des difficultés pour rembourser, d’où la nécessité de réemprunter. La surévaluation, pour sa part, est le résultat de l’inflation, mais aussi du refus d’adopter un système de change correct : on cache la réalité avec le contrôle des changes (exemple du plan cruzado), on prétend défendre la monnaie pour des raisons de prestige national, on maintient des importations peu chères, ce qui paraît favorable au niveau de vie, etc…. Ce sont des illusions.


III – Les politiques économiques de l’Amérique latine

La situation des pays d’Amérique latine ayant été ainsi brossée à grands traits, voyons maintenant, de manière plus précise, comment les politiques économiques mises en place par les gouvernements de ces pays ont provoqué les crises que l’on dénonce. Bien entendu, tous les cas ne sont pas identiques, mais bien des gouvernements ont utilisé les mesures suivantes :

– Contrôle des prix : censé protéger les plus pauvres, il a, au contraire, provoqué la raréfaction des produits de grande consommation.

– Politique de salaires : les augmentations arbitraires des salaires nominaux (suivies, éventuellement, de périodes de gel des salaires) et la fixation de salaires minimaux ont été des causes de chômage. La rigidité du marché du travail a été accrue par les mesures de « protection » des travailleurs et de l’emploi.

– La fiscalité a confisqué les richesses créées. Dans la plupart des pays d’Amérique latine, les taux maximums de l’impôt sur le revenu se situent aux environ de 50-70 % (seulement 17 % à Hong-Kong). Il en résulte une évasion fiscale et un accroissement du déficit budgétaire.

– Les réglementations : un exemple est bien connu, celui de l’expérience effectuée par Hernando de Soto au Pérou. Il a fallu 301 jours à temps complet pour un juriste et trois autres personnes afin d’obtenir les autorisations nécessaires pour ouvrir une entreprise de vêtements. En face de telles contraintes, l’économie souterraine est alors souvent le seul moyen de survivre pour beaucoup d’hommes en Amérique latine. Mais, se trouvant dans l’illégalité, ces activités ne peuvent pas dépasser une certaine taille. Dans l’économie officielle, compte tenu du poids de la bureaucratie et de la corruption, les entrepreneurs ont intérêt à obtenir des privilèges plutôt qu’à être efficaces.

– L’étatisation, soit des entreprises nationales, soit des entreprises étrangères, qui apportaient capital, technologie et savoir-faire. Ainsi, en Argentine, 70 % des dépenses publiques servent à financer les déficits des monopoles publics et 80 % des recettes de ces monopoles publics servent à verser des salaires. Au Mexique, la croissance de l’État a été rapide : les dépenses publiques représentaient 26 % du P.N.B. en 1970, 35 % en 1976 et plus de 50 % en 1982. En 1970, il y avait 86 entreprises publiques, 760 en 1976 et plus de 1 000 en 1982.


– Le contrôle des échanges extérieurs : la stratégie de substitution aux importations recommandée par la C.E.P.A.L. et Raul Prebish a été une ruine pour les pays d’Amérique latine. Ils ont protégé et subventionné de nombreuses activités non rentables au lieu de bénéficier des avantages de la spécialisation internationale. Le contrôle des changes est généralement la conséquence d’une politique monétaire expansionniste, en même temps que du refus d’ajuster le taux de change, soit pour des raisons de prestige, soit pour éviter l’augmentation des prix de certaines importations – biens de première nécessité et biens d’équipement – considérées comme « indispensables ». Ce contrôle des changes trouve par ailleurs une justification – erronée – dans le principe de substitution aux importations ou dans la vulgate keynésienne d’après laquelle un excédent commercial est un facteur de croissance.

Le contrôle des investissements rend difficile l’entrée et la sortie des capitaux étrangers ; au Venezuela, elles sont virtuellement interdites depuis 1974. Cela explique en partie que le crédit ait remplacé les fonds propres. Or, lorsqu’une entreprise à capitaux étrangers s’installe et se développe, il n’y a pas de problème de remboursement. Elle crée des richesses, des emplois, du savoir, des marchés et il n’y a de flux éventuels de sortie que si elle est bien gérée et donc bénéficiaire. Les entreprises prospères sont créatrices de richesses et une partie en est recueillie par les consommateurs et les salariés : leur activité n’est pas un jeu à somme nulle. Lorsqu’une entreprise est nationalisée, sa croissance est financée par le crédit et il y a un problème potentiel de dette : on doit rembourser la dette et payer les intérêts, quelle que soit la situation de l’entreprise. Or, le plus souvent, les entreprises publiques sont déficitaires : elles ne créent pas de nouvelles ressources, elles absorbent une partie des ressources créées par les autres. Et pourtant, il faut rembourser. Le problème de la dette est simplement la traduction du fait que le rendement des investissements est inférieur au taux d’intérêt auquel on a emprunté.

Quelles sont les conséquences de toutes ces pratiques ?

– L’économie duale, c’est-à-dire la coexistence d’un secteur « officiel » peu efficace, réglementé, écrasé de contraintes et d’impôts, et d’un secteur « libre ». Les entreprises du secteur souterrain ne peuvent pas se développer, bien qu’elles soient les plus entreprenantes, car elles risquent de tomber dans le secteur officiel si elles deviennent trop importantes. Comme on le dit au Brésil, « le gouvernement travaille le jour et l’économie progresse la nuit ». L’importance de l’économie souterraine – évaluée, par exemple, à 56 % de l’activité totale de l’Argentine – est un signe de vitalité et elle représente une déréglementation implicite. Mais on poursuit ceux qui essaient d’échapper à l’économie officielle, au lieu de s’attaquer aux causes de leur comportement, à savoir l’inflation, les déficits publics, etc….

– L’inflation : en 1984, quatre pays d’Amérique latine – Argentine, Bolivie, Brésil et Pérou – ont atteint un taux d’inflation annuel supérieur à 100 %, neuf un taux situé entre 20 et 100 % et seulement huit un taux inférieur à 20 %. La conséquence en est qu’il est difficile de faire des projets à long terme.


Un exemple, parmi beaucoup d’autres, celui du Mexique, permettra d’illustrer les remarques ci-dessus (4). Au cours des années cinquante et soixante, le Mexique, bénéficiant de la gestion rigoureuse du gouverneur de la banque centrale, Rodriguez Gómez, a eu pendant quinze ans plus de croissance et moins d’inflation qu’au cours des quinze années suivantes (de 1970 à 1985), où il a pourtant bénéficié du pétrole. Mais le pétrole a sans doute joué le rôle néfaste que joue l’aide extérieure, celui d’une manne pour le gouvernement, autorisant toutes les extravagances. Le mythe pétrolier des années soixante-dix a conduit à penser que le Mexique était sauvé grâce au pétrole : le gouvernement a dépensé, les banques étrangères ont prêté. Or, ce ne sont pas les ressources naturelles qui importent pour le développement, mais le processus institutionnel par lequel elles sont utilisées. Les prêteurs étrangers, au lieu de céder au mythe pétrolier, auraient été bien inspirés de se demander : « Le pétrole mexicain est-il exploité par l’État ou par des compagnies privées, mexicaines ou étrangères ? »

Au début des années soixante-dix, le Mexique a connu une politique « keynésienne » d’augmentation des dépenses publiques, de déficit budgétaire et de création monétaire ; il en a résulté un boom artificiel en 1973-1975. La crise a évidemment suivi en 1976 et on l’a interprété selon les normes traditionnelles, comme une crise de balance des paiements (inéluctable et subie), conduisant à faire appel au F.M.I. (Fonds monétaire international). En 1978, grâce au prix élevé du pétrole, le gouvernement a remboursé le F.M.I. par anticipation et il s’est cru dégagé de toute discipline budgétaire. On a gaspillé les ressources venues du pétrole dans des réalisations somptueuses ou démagogiques (sous prétexte de grands travaux créateurs d’emplois), et le Mexique a même emprunté aux banques étrangères, car il inspirait confiance à cause du pétrole.

En 1981, en dépit d’un maximum de ressources pétrolières, le gouvernement mexicain a emprunté 19 milliards de dollars pour soutenir le peso, qui était surévalué de près de 50 %, ce qui résultait évidemment d’un excès de création monétaire. En fait, on voulait éviter de modifier le taux de change pour maintenir l’image du président, la dévaluation de la monnaie étant considérée comme celle de sa propre personne.

De nouveau, en 1979-81, on a effectué d’importantes dépenses publiques et il s’est produit un boom de courte durée. Mais la crise revient en 1982, avec 100 % d’inflation, une faible croissance, un fort chômage et une forte dévaluation du peso. Les vraies causes de la crise n’ont pas été la baisse du prix du pétrole, les taux d’intérêt élevés ou la fuite des capitaux, mais des raisons internes, à savoir les politiques de dépense publique et de création monétaire.

De 1975 à 1983, la bureaucratie a augmenté de 85 %. En 1982, les banques ont été nationalisées et le déficit public a atteint 18 % du P.N.B. (8,3 % en 1983 et 7,4 % en 1984). L’austérité a reposé surtout sur les citoyens, non sur l’État : la demande de diminution du déficit présentée par le F.M.I. a été réalisée par augmentation des impôts et des tarifs publics, non par la diminution des dépenses. En 1983, prétendue année d’austérité, le gouvernement a créé plus d’emplois publics que pendant les six années précédentes. La croissance des salaires des ministres et hauts fonctionnaires a été de deux à trois fois supérieure à la hausse des prix, alors qu’il y a eu baisse du pouvoir d’achat pour les petits fonctionnaires et les autres travailleurs.

La nationalisation des banques a favorisé les prêts aux entreprises publiques et à l’État : 60 % des crédits bancaires ont servi à financer les dépenses du secteur public, au lieu de l’investissement productif.

IV – Les politiques de stabilisation

Sous ce terme, on trouve des politiques fort différentes. Certaines ont été des échecs et ne pouvaient être que des échecs : c’est le cas des plans austral et cruzado que nous évoquons ci-dessous. D’autres, au contraire, ont réussi.

Commençons par le « plan austral », décidé en 1985 en Argentine. Au premier semestre 1985, l’inflation était d’environ 40 % par mois. Le 14 juin, le plan austral, qui introduit une nouvelle monnaie, l’austral, prétend réduire l’inflation et stabiliser l’économie. Ce plan, comme le plan cruzado qui sera ultérieurement adopté au Brésil, repose sur l’idée que l’inflation résulte de manière plus ou moins mécanique des anticipations, elles-mêmes fondées sur l’inflation passée. En changeant les anticipations, on peut donc lutter contre l’inflation. Pour cela, il suffit d’introduire un gel obligatoire des prix et, éventuellement, des salaires.

Par ailleurs, on essaie de réduire le déficit budgétaire par l’augmentation des impôts et non par la réduction des dépenses, les privatisations ou la suppression des monopoles d’État. Ainsi, la ville de Buenos Aires a augmenté les impôts de 2 000 %, les impôts sur le foncier, le revenu et le capital ont été accrus, l’épargne forcée a été instituée. La très forte concentration des impôts sur un petit nombre de contribuables conduit à l’évasion fiscale et réduit l’activité économique. Le déficit budgétaire reste important, ainsi que la création monétaire. Il en résulte une inflation élevée, une croissance faible. Le plan austral n’a rien résolu.

Le plan cruzado, décidé au Brésil le 28 février 1986, fut appelé « plan d’inflation zéro » ou « choc hétérodoxe » (la politique orthodoxe étant la restriction monétaire). On y trouve le même type d’erreurs de politique économique qu’en Argentine, par exemple le gel des prix et des salaires, la suppression des indexations, d’où une rémunération négative de l’épargne, ce qui réduit l’épargne et donc l’investissement. Pour des raisons politiques, on a voulu tenir jusqu’aux élections et on a pu donner l’impression d’une victoire contre l’inflation ; mais, le ralentissement de l’inflation n’a été que transitoire.


Le gel des prix a été maintenu jusqu’en novembre 1986, mais, pendant ce temps, la quantité de monnaie a été multipliée par quatre en un an ! Ici encore, il y a eu production d’un système d’illusions : pendant quelques mois, on a eu l’impression que le plan cruzado réussissait, et tous ceux qui ignoraient la théorie économique ont salué son succès. Effectivement, les anticipations inflationnistes ont peut-être été momentanément atténuées, ce qui a permis d’ailleurs de maintenir le contrôle des prix sans que le système n’explose. Mais les illusions ne durent pas. La relative stabilité des prix a été suivie par une augmentation considérable, qui a permis aux prix de rejoindre la croissance monétaire. Il faut ajouter que la période de gel a eu des effets épouvantables, car le système des prix n’a plus joué son rôle : les ajustements étant plus ou moins faciles selon les secteurs, et en particulier selon que l’on se trouvait en économie souterraine ou en économie officielle, certaines activités ont sombré, du fait des distorsions entre la hausse de leurs coûts et celle de leurs prix de vente. Les investissements ont été stoppés, des pénuries sont apparues, provoquant des queues, des rationnements et l’accroissement de la corruption.

Ensuite, on a essayé la relance par la consommation et on a rétabli les indexations. Mais le système productif était déréglé. Au lieu de reconnaître que le pays avait vécu pendant un temps avec l’illusion d’un pouvoir d’achat trop élevé, c’est-à-dire avec de fortes importations et de faibles exportations, on parle d’un problème de balance des paiements, lorsque le réajustement s’impose.

Le F.M.I. a été à l’origine de plusieurs plans de stabilisations en Amérique latine, mais trop souvent il s’est contenté de recommander une diminution du déficit public – ce qui était nécessaire -, sans en préciser les moyens. La tentation est alors grande pour les gouvernements d’augmenter les impôts plutôt que de diminuer les dépenses. Et le résultat en est un ralentissement de la croissance. C’est probablement pour cette raison que les politiques de stabilisation sont appelées des politiques d’austérité, alors qu’elles pourraient permettre une relance de l’activité économique.

Le plan austral et le plan cruzado ont bénéficié d’une large publicité dans tous les journaux du monde, avides de sensationnel et sensibles à l’aspect purement spectaculaire et dépourvu de signification du changement de dénomination de l’unité monétaire. Mais on a moins parlé d’une expérience intéressante, celle de la Bolivie, appelée « nouvelle politique économique », qui a été inspirée par un jeune économiste américain, Jeffrey Sachs. Les caractéristiques de ce plan sont intéressantes : au lieu de contrôler les prix, on les a au contraire libérés, on a réduit à zéro, du jour au lendemain, le financement du secteur public par la banque centrale, on a augmenté les prix des biens produits par les entreprises publiques pour éviter le financement de leurs déficits, on a libéralisé le commerce extérieur (tarif douanier uniforme de 20 %), on a libéralisé le marché des changes par un système de vente aux enchères des devises ; mais on a aussi augmenté les impôts en introduisant la T.V.A. et de nouveaux impôts sur les autos, les maisons et le revenu.

Les résultats de cette politique sont frappants : le taux d’inflation, qui avait atteint un sommet de 8.171 % en 1985, est tombé à 12 % par mois, dans les trois mois qui ont suivi l’adoption du plan (octobre-décembre 1985), puis 2,2 % de janvier à novembre 1986 et 1 % en 1987. Et, en 1987, une légère reprise se manifestait. Cet exemple montre que l’on peut lutter contre l’inflation rapidement et efficacement, à condition de pratiquer des politiques monétaires très restrictives.


Le Chili offre un autre exemple intéressant de politique de stabilisation, où une politique monétaire restrictive a réduit l’inflation et où d’importantes politiques de libéralisation ont permis d’obtenir une des plus fortes croissances d’Amérique latine et de rembourser une partie de la dette extérieure. C’est aussi au Chili que se pratique le plus largement la politique de transformation de la dette en fonds propres.

En définitive, il apparaît bien que la crise des pays de l’Amérique latine est plus politique qu’économique. Elle résulte de l’action de gouvernements monopolisateurs et démagogiques. Cette crise – la faible croissance, l’inflation forte – n’est pas une fatalité. Ces pays pourraient être aussi développés que l’Amérique du nord ou l’Europe, avec lesquels certains d’entre eux ont bien des points communs. Mais il leur faudrait pour cela retrouver le principe de la limitation des pouvoirs et cantonner l’État dans son rôle de gardien des droits individuels.

(1) Les chiffres et les données ci-dessus sont extraits d’un texte de Vladimir Chelminski.

(2) Notons au passage que ces observations montrent combien est vaine l’idée habituelle selon laquelle la France ne pourrait pas sortir seule de la crise économique et que la coordination de ses politiques économiques avec celles des autres pays de la C.E.E. ou du reste du monde permettrait de retrouver le chemin de la croissance.

(3) Cf. Henry Maksoud, Inflation and the Cruzado Plan in Brasil, India-napolis (États-Unis), 1987

(4) Nous avons utilisé, en particulier, le texte de Luis Pazos de la Torre, The False Austerity Policies of the Mexican Government, Mexico, 1985.