L’utopie égalitaire, mythe fondateur de la gauche

par Pierre Millan

Au début de l’été 1997, le journal Le Monde s’interroge sur l’origine de la gauche et ouvre ses colonnes au professeur Le Roy Ladurie, aujourd’hui chroniqueur au Figaro Littéraire. Pour cet académicien des sciences morales et politiques, l’inventeur de la gauche, c’est Calvin. « Le coup de génie de Calvin, écrit-il, c’est qu’il a inventé la gauche et le monde moderne (…). Au niveau français, il n’y a une droite et une gauche que depuis Calvin… » Il analyse « le coup de génie » : le catholicisme, comme le communisme, écrit-il, est un système monarchique et centralisé… Calvin, selon l’auteur, a inventé la décentralisation, et, en outre, a radicalisé la doctrine qui opère, en Europe, une critique rigoureuse de l’institution romaine et de l’institution monarchique de droit divin. Sous-entendu : la gauche, ce n’est pas le communisme, c’est la liberté, la décentralisation, la laïcité, bref rien que du bien…
Pour Le Roy Ladurie, cette tradition radicale de la pensée française, née avec Calvin, va ensuite se développer avec la philosophie antichrétienne du XVIIIe siècle, puis, évidemment, avec la Révolution.
Ainsi serait née la tradition de gauche, elle viendrait du protestantisme et se serait perpétuée dans l’histoire politique, rubrique idées généreuses…
Aujourd’hui, après Michel Rocard, Lionel Jospin en serait l’héritier, héritier, selon le même journal, d’une montée du protestantisme de gauche modéré, tolérant, avec des figures comme celle de Catherine Trautmann.
J’avoue que présenter Catherine Trautmann comme la figure emblématique de la modération et de la tolérance, quand on se souvient avec quelle modération et avec quel esprit de tolérance elle a ameuté toute l’Europe du gauchisme et du cosmopolitisme contre les Français participants au congrès du Front national à Strasbourg, en avril 1997, m’a fait rire. Mais enfin, on ne plaisante pas avec l’esprit bien connu d’objectivité du « Monde » et encore moins avec un académicien des sciences morales et politiques…
Une fois encore, nous assistons à la déformation du réel, appliquée avec tant de bonheur par les relais médiatiques de la gauche.
Cette fois, c’est à l’euphémisation de ce qu’est véritablement le courant politique que l’on appelle, faute de mieux, la gauche, que l’on assiste. Il s’agit de le rendre encore plus honorable en le référant à une religion honorable, encore plus acceptable – en le parant des vertus de la modération et de la générosité. La gauche… ce terme si abstrait ou si réducteur qu’aujourd’hui nombreux sont ceux qui ne savent pas exactement quelle réalité il recouvre : le dictionnaire Hachette de la langue française, édition 1980, donne de « la gauche » la définition suivante : « Les députés et sénateurs qui, traditionnellement, siègent à gauche du président de l’Assemblée et qui représentent les partis désireux de changements politiques et sociaux en faveur des classes sociales les plus modestes ; l’ensemble des partis et des citoyens qui veulent ces changements. »

Si l’on se réfère à cette définition, qui, aujourd’hui, n’est pas de gauche ? Tout le monde désire des changements en faveur des classes sociales les plus modestes, M. Séguin autant que M. Jospin – ou que d’autres ténors politiques.
De fait, il est clair que les préoccupations sociales – au sens du développement exponentiel de l’assistanat de l’État – depuis les politiques de la ville jusqu’à l’assistance aux immigrés les plus démunis pour les insérer dans la société française – ont été, sont et seront sans doute l’alpha et l’oméga de la pensée politique pour de nombreuses années encore : les récentes déclarations de M. de Charette ou de M. Mazeaud, à propos du projet de loi socialiste sur l’emploi des jeunes, malgré son caractère évidemment démagogique et nuisible à long terme sur le plan économique, en sont encore un témoignage.

Il est vrai aussi, et cela a été déjà abordé par d’autres intervenants, que, pour beaucoup, en France comme dans le reste du monde, le clivage gauche-droite paraît relever des vieilles lunes idéologiques et qu’il serait temps de le dépasser : ne dit-on pas de M. Clinton qu’il a pris aux républicains de « droite » des idées qu’il applique sans remords ? Les Français, tout au moins certains d’entre eux cette année, ne croient-ils pas avoir fait preuve du plus grand esprit de finesse politique en imposant une cohabitation conçue pour être de longue durée, entre ce que l’on appelle la « droite » du pouvoir présidentiel et la gauche de la représentation nationale, parce qu’ils sont, pour beaucoup d’entre eux, persuadés qu’il n’y a entre les deux tendances que des nuances et qu’elles doivent être dépassées par la dialectique ?
Il est clair que l’ex-majorité a puisé son inspiration dans les besaces idéologiques de la gauche : Christian Bonnet, l’ancien ministre, s’en émouvait justement lorsqu’il écrivait, dans Le Figaro du 8 septembre 1997 : « La raison profonde de l’avalanche qui a emporté tant des élus (de l’ex-majorité) ne serait-elle pas dans l’attitude de ses dirigeants, avant tout soucieux de se situer dans le sens du vent du « politiquement correct » ?… Oublieux du postulat posé par Georges Pompidou : « Faites la politique des vôtres… ne faites pas celle des autres… »
Je ne crois évidemment pas que le clivage gauche-droite soit dépassé, je crois qu’il y a entre la gauche et la droite, s’agissant de l’idéologie, un fossé infranchissable.
Je vais essayer de vous faire partager ma conviction. Pour ce faire, j’articulerai mon propos en trois propositions :

I – La gauche est une forme d’hérésie de la religion chrétienne, qu’elle a parasitée.
II – Elle repose sur le mythe absurde de l’égalitarisme, dont elle se nourrit.
III – C’est une utopie dévastatrice pour les sociétés et pour les peuples.


I – LA GAUCHE EST UNE FORME D’HERESIE DE LA RELIGION CHRETIENNE

Comme le démontrait Jacques du Perron, dans un ouvrage dont M. Philippe Mortimer rendait compte dans la revue « Identité », la gauche, la pensée de gauche, va bien au-delà de la vision calviniste de la religion et du centralisme dont parle le journal Le Monde.
Elle se situe finalement sur la ligne de partage radicale entre la conscience religieuse, qui est essentiellement acceptation, et la conscience révolutionnaire, qui refuse de reconnaître l’ordre divin de l’univers, le sens religieux de la vie…

Elle y parvient par un cheminement tortueux qui prend ses racines dans la religion chrétienne, qu’elle parasite, pour aboutir à créer une sorte de religion de l’Homme révolté contre Dieu.


A) – C’est donc, d’abord, une religion de contrefaçon

Henry de Lesquen remarquait, dans une étude récente sur la relation entre le christianisme et le socialisme, que pour bien comprendre la nature du socialisme, cette religion séculière, il fallait le replacer dans la longue série des hérésies chrétiennes, dans cette agitation sectaire et fanatique que l’Europe a connu depuis le XIe siècle jusqu’à l’orée des temps modernes, avec ces mouvements révolutionnaires d’inspiration religieuse que les historiens qualifient d’un terme emprunté à la théologie : le millénarisme.
Les historiens et les ethnologues parlent de millénarisme pour qualifier de très nombreux mouvements, à la fois politiques et religieux, qui veulent réaliser le royaume de Dieu ici-bas.
L’historien anglais Normal Cohn explique que le millénarisme est une religion de salut, mais d’un salut bien particulier, qui est tout à la fois collectif, terrestre, imminent, total et miraculeux.

Pour eux :
1. Le salut n’est pas individuel, mais collectif ;
2. Il est terrestre, car il sera réalisé dans ce monde ;
3. Il est imminent et non pas lointain ;
4. Il est total, car le nouveau régime sera une société parfaite ;
5. Enfin, il est miraculeux, car il sera accompli par des forces que la volonté humaine ne peut infléchir.

Les millénaristes croient que le royaume de Dieu sera réalisé sur terre et, dans cette attente ardente, sont prêts à tout bouleverser pour en hâter l’avènement.
Au-delà de l’Eglise, les millénaristes mettent en accusation tout l’ordre social, comme intrinsèquement inique. Ils entendent faire table rase des institutions pour établir le nouveau règne. Alors, tous les biens seront en commun : suppression de la propriété. Les femmes également seront en commun : suppression de la famille. Les hommes seront tous égaux dans leurs rapports avec Dieu et il n’y aura plus de prêtres ni de sacrements : suppression de la religion organisée dans un culte.
Les millénaristes se réclament de l’Eglise primitive et du mode de vie apostolique, tels que les décrivent les Actes des apôtres, et ils s’opposent à l’Eglise catholique, qu’ils accusent d’infidélité au christianisme authentique. Ce trait les rapproche, jusqu’à un certain point, des divers mouvements de réforme qui, à l’intérieur de l’Eglise ou en dehors d’elle, ont plaidé pour un retour aux sources de la vie chrétienne. Mais que l’on ne s’y trompe pas ; les mouvements millénaristes sont révolutionnaires.
Une telle transformation ne peut avoir lieu sans violence. Celle-ci ne leur fait pas peur, eux qui rêvent au contraire de régénérer l’humanité dans un bain de sang. Th. Müntzer, un des plus féroces, insiste sur ce point : « Ne laissez point vivre les méchants. Il faut utiliser l’épée pour les exterminer ».

Comme le millénarisme dont il s’inspire, le socialisme ne peut pas être compris en dehors de ses rapports avec le christianisme. Selon l’expression d’un sociologue allemand, Spranger, reprise par Jules Monnerot et Raymond Aron, le socialisme est une « religion séculière ». Il ouvre des perspectives purement immanentes et terrestres, alors qu’une religion digne de ce nom aspire à la transcendance de l’au-delà.
Comme le millénarisme dont il est directement inspiré, le socialisme prétend apporter une satisfaction uniquement matérielle à des aspirations anciennes de l’humanité qui s’exprimaient dans le mythe de l’âge d’or.
Henry de Lesquen a démontré que la conception que les socialistes ont de l’histoire repose sur un schéma ternaire de l’âge d’or, de la « chute » et de la « rédemption », que l’on doit rapprocher de la vision chrétienne authentique, pour en faire ressortir les différences radicales tout en en comprenant les ressemblances extérieures.
L’âge d’or est un mythe universel, que l’on a trouvé pratiquement dans toutes les sociétés. L’homme était alors parfaitement heureux, parce que tous ses besoins étaient satisfaits. Les penseurs socialistes, comme Rousseau avant eux, en restent à ce point de vue matérialiste. Mais, pour un chrétien, le paradis terrestre est avant tout une réalité spirituelle : l’homme y vivait librement en harmonie avec la justice divine.
Même différence dans l’interprétation de la chute, qui nous a conduits dans une monde de souffrance. Pour les socialistes, l’homme subit cette catastrophe sans en être vraiment responsable, même si, de quelque manière, ce sont ses actes qui, involontairement, l’ont provoquée. Ce serait, en effet, l’invention très humaine de la propriété privée qui serait la cause première de la « déshumanisation de l’homme », de son aliénation dans une société contraire à sa vraie nature.
Au contraire, pour un chrétien, la chute est la conséquence d’un acte libre et volontaire, celui du premier homme, qui a consommé la rupture de cette harmonie parfaite que Dieu avait établie entre lui et son Créateur. De plus, et c’est là le point essentiel, le péché originel n’est pas seulement celui d’Adam, tous les hommes y ont mystérieusement pris leur part.
Les socialistes, comme les chrétiens, attendent d’être délivrés du mal. Mais les socialistes, à la différence des chrétiens, se font une conception étroitement matérialiste de la rédemption. Pour eux, le salut n’est pas une aventure personnelle et spirituelle qui se conclut dans un au-delà du monde, à laquelle chacun est mystérieusement appelé par la grâce. C’est un événement matériel et collectif. La Révolution ou, dans une version adoucie, le Progrès, donneront naissance à un monde radieux où l’homme vivra dans l’abondance, débarrassé de tout souci matériel. Ce sera la fin de l’histoire, ramenée à ses origines.
Cette analyse du schéma ternaire de l’utopie égalitaire des socialistes montre que leur conception de l’homme et de la société est antagoniste de celle du christianisme authentique.

Pour la gauche, le paradis est sur la Terre. L’âge d’or, le Paradis, est au bout du progrès linéaire de l’Humanité, à condition que cette dernière soit en constant progrès. C’est là que commencent les difficultés… car, pour atteindre le but ultime, il convient de procéder selon un plan rationnel préétabli, et d’imposer un schéma simplificateur à la complexité du réel.
En exonérant l’homme de toute culpabilité, les socialistes lui retirent du même coup toute responsabilité, soit pour le bien, soit pour le mal, donc lui dénient sa liberté, qui fait pourtant à nos yeux toute sa dignité.
L’utopie socialiste apparaît donc bien comme un substitut de la religion. Dans un monde où la régression des valeurs a accompagné la fuite des dieux, l’effondrement des repères moraux a suivi l’éclatement des structures civiques : pour les hommes sans Dieu ou oublieux du divin, le sacré a été transféré du plan divin au plan humain.
La logique de cette demande passe par une sorte de religion matérialiste de l’homme, révolté contre Dieu.

B) – Une religion matérialiste de l’homme, révolté contre Dieu

L’on perçoit mieux, dès lors, qu’une des premières manifestations de l’esprit de gauche, c’est de revendiquer, pour l’homme, l’égalité avec la divinité. C’est le mythe, par exemple, de Prométhée, qui commet le mal sciemment en se révoltant contre les dieux.
Se révolter contre les dieux, c’est déjà une façon de se rendre égal à eux. C’est rompre avec un ordre, créer la discontinuité. En ce sens, la notion de rupture est, pour la gauche, consubstantielle à sa revendication égalitariste.
L’idéologie socialiste, avant de devenir le « cri de révolte des masses », a été le discours de haine des élites, des élites dévoyées qui rejetaient en bloc la société constituée et, au-delà de cette société, le monde lui-même et Celui qui l’a fait : Dieu, le Créateur. C’est ce que révèlent les études de M. Michel Leroy et de M. Fernand Lafargue publiées dans l’ouvrage du Club de l’Horloge, « Socialisme et religion ».
Des citations blasphématoires des « grands auteurs » du socialisme (Proudhon, Marx, Blanqui…), il apparaît que pour eux, l’homme est une victime innocente d’un Dieu mauvais : notons d’ailleurs que, si Dieu est l’auteur du monde , il est aussi celui de la morale, et il est tentant de rejeter, avec le mal, la morale, qui vient du même auteur. Ce nihilisme pervers aboutit à une véritable inversion des valeurs. Les hommes « affranchis » prétendent se situer « par delà le bien et le mal ». Certains ne se contentent pas de dire qu’il est indifférent de faire le bien et le mal, mais estiment qu’il est nécessaire, pour affirmer sa liberté, de pratiquer ce que la morale réprouve : qu’il est bien de faire le mal. Et l’on comprend mieux, quand on pense à cette source où le socialisme s’abreuve, que les « intellectuels de gauche » aient si souvent pris le parti de criminels endurcis, présentés comme des héros qui défiaient une société inique : Goldmann, Mesrine, Knobelspiess, pour ne citer que ceux-là.

Cependant, on peut dire que le socialisme est matérialiste et athée : il n’imagine rien au delà du monde et la révolte contre Dieu a tôt mené à la « mort de Dieu ». Après avoir réduit l’être à la matière (première réduction), l’idéologie socialiste prête à l’Humanité, considérée comme un être collectif, un pouvoir illimité sur la nature, soit pour le bien, soit pour le mal. Ainsi, le problème métaphysique du mal se réduit à un problème sociologique : le monde, en tant que catégorie englobante extérieure à l’individu, fait place à la société et la philosophie devient praxis : l’action politique qu’inspire une vision du « sens de l’histoire » (c’est la seconde réduction).
La « projection » de l’humain sur le social lève toute contrainte : tout devient soudain possible. Les fausses motivations et la fausse conscience qui guident les actions des hommes d’hier et d’aujourd’hui ne sont somme toute que des conditionnements sociaux, que d’autres conditionnements sociaux sauront bien effacer : c’est le principe de base de la pensée égalitaire.
Le problème – et l’histoire ne cesse de le démontrer – c’est que le monde ou la nature humaine s’opposent nécessairement aux plans de la gauche, puisque celle-ci se fonde justement sur le refus du monde tel qu’il est au nom de ce qui, selon elle, devrait être. Comme l’homme de gauche se résigne mal au réel, il finit par user de violence pour forcer la nature des choses…
Nous sommes loin, déjà, bien loin de Calvin et des protestants : nous sommes devant une déviation, un pervertissement intellectuel fondé sur le désir de nivellement forcé. Il part du fond de l’Histoire et trace son chemin de sang au cœur de l’humanité.

II – LE CREDO DE LA RELIGION SOCIALISTE : L’UTOPIE EGALITAIRE

A) – Le corpus doctrinal de l’utopie égalitaire

La gauche nie, au fond, qu’il puisse exister une nature humaine différenciée selon les individus, au même titre qu’elle refuse le monde tel qu’il est.
De sa vision de l’homme, entendu comme produit de la société, découlent de multiples implications. D’abord l’homme apparaît comme irresponsable, en particulier lorsqu’il fait le Mal : c’est son milieu, son éducation, qu’il faut d’abord incriminer. Ensuite, l’homme est perçu comme dépourvu d’une véritable identité.
La notion qu’il puisse exister une nature humaine différenciée selon les individus a toujours paru suspecte à la pensée égalitaire. Celle-ci a au contraire cherché à définir l’homme par référence à une humanité qui se définit par son caractère indifférencié, c’est-à-dire par le plus petit commun dénominateur entre tous les hommes.
L’égalitarisme postule ainsi une égalité des hommes par nature, dont la manifestation serait masquée par la société (en particulier par des institutions comme la propriété privée, le mode d’organisation de l’économie, les classes sociales, etc.).
L’égalitarisme politique se fixe justement comme objectif de retrouver cette « nature minimum » masquée. Au XVIIIe siècle, il situait l’âge d’or dans le passé et se proposait de retrouver le « bon sauvage » d’avant la propriété. On songe à la fameuse formule de Rousseau selon qui l’homme serait bon par nature et corrompu par la société. Au XIXe siècle, il a situé l’âge d’or dans l’avenir, lorsque le socialisme aurait réalisé la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. Aujourd’hui, il situe cet avenir lors de l’avènement de la société multiculturelle mondiale.

Nous sommes donc en pleine utopie, c’est-à-dire dans un système ou projet irréalisable, dans la conception imaginaire d’une société idéale où les rapports humains sont réglés mécaniquement ou harmonieusement. (Ceux qui ont imaginé des utopies sont nombreux ; parmi eux, Platon, Thomas More, Saint-Simon, Fourier ; Ernst Bloch en a fait la théorie.)
Et puisque nous en sommes aux définitions, je constate que nous parlons de l’égalitarisme sans l’avoir défini. Le dictionnaire – celui que j’ai cité tout à l’heure – donne de l’égalité et de l’égalitarisme les définitions suivantes :
Egalité : principe selon lequel tous les hommes, possédant une égale dignité, doivent être traités de manière égale.
Egalitarisme : doctrine prônant l’égalité absolue de tous les hommes sur tous les aspects civil, politique, économique.
Vous avez déjà saisi la nuance, l’hérésie que représente la notion d’égalitarisme par rapport à celle d’égalité.
Dès lors que l’utopie, d’un mot grec signifiant « non-lieu » désigne un lieu imaginaire, elle apparaît comme une solution imaginaire aux difficultés du monde réel, comme je l’ai dit tout à l’heure. Ainsi, l’utopie égalitaire, c’est le refus d’accepter et d’admettre que le monde est, par essence, tissé de hiérarchies, d’inégalités et constitue un ordre, au sens le plus noble du terme.
Une fois posé un tel diagnostic, l’ordonnance est facile à établir : pour les pseudo-humains que nous sommes, égarés quelque part dans le temps entre l’homme originel et l’homme ultime, il ne saurait être d’autre remède que le déconditionnement et la rééducation. Telles ont précisément été les vertus thérapeutiques supposées des goulags russes, chinois ou cambodgiens – la mitrailleuse étant réservée aux cas désespérés.
Quelle que soit sa formulation, l’esprit égalitaire est négateur par essence : il traduit le refus d’accepter l’homme et le monde tels qu’ils sont. Il repose au demeurant sur une contradiction intrinsèque : au nom de sa quête de l’humanité en soi, il dénie tout caractère naturel aux différences biologiques, ethniques ou culturelles qui constituent pourtant la trame de l’identité et de l’histoire humaines. Il lutte en outre concrètement contre toutes les institutions qui procurent à l’homme existence et dimension (comme la famille, la propriété ou la nation). Ce faisant, il refuse de reconnaître que l’humanité n’existe qu’incarnée, et poursuit un objectif inaccessible : « l’homme nouveau » est en effet toujours hors d’atteinte, quelle que soit la dose de violence et de contrainte dont on use pour forcer la nature humaine.
C’est dire que la pensée et la politique égalitaires ne sont fortes que pour détruire un ordre existant, mais bien moins capables de réaliser leurs promesses.
Le caractère asocial de l’esprit égalitaire tient au fait qu’il ne s’est pas contenté d’affirmer que les différences n’étaient ni naturelles ni signifiantes, mais qu’elles étaient au surplus injustes ou résultant de causes injustes. Nous sommes saturés d’affirmations selon lesquelles les différences sont des inégalités injustifiables et qu’une situation différente est nécessairement une situation injuste. La revendication égalitaire a ainsi introduit la logique dissolvante du ressentiment dans les rapports sociaux, en particulier la dialectique victime-coupable (celle-ci est par exemple très perceptible dans le concept d’exclusion : l’exclu renvoie à ceux qui l’ont exclu. Voyez à ce propos notre livre Le Refus de l’exclusion, nouvelle expression de l’utopie égalitaire), en postulant que tous les phénomènes sociaux expriment une volonté humaine consciente.

« On forcera l’homme à être libre », prédisait Rousseau. L’égalitarisme est potentiellement et pratiquement liberticide et totalitaire. Pour l’esprit égalitaire, en effet, la liberté est toujours suspecte, car elle conduit les individus à des comportements, et donc des résultats, imprévisibles et différents. La différence l’est aussi, car elle contredit le projet égalitaire qui prétend justement fonder une société où tout le monde s’aimerait naturellement, également et indistinctement. C’est pourquoi dans la fable d’Orwell 1984 l’amour entre deux êtres qui se sont choisis est un délit.
L’analyse de l’idéologie égalitaire en fait ressortir les principaux éléments constitutifs : l’esprit d’utopie, la revendication égalitaire et la théorie du milieu tout-puissant. Ces éléments forment ce qu’on pourrait appeler le « triangle de fer » : chacun de ses sommets a donné, dans l’histoire, son impulsion et sa justification aux appétits les plus féroces.
L’esprit d’utopie engage à aller vite en écrasant au passage tous les obstacles, c’est-à-dire les opposants. En nourrissant le ressentiment, la revendication égalitaire prépare les vengeances impitoyables du Grand Soir. Quant à la théorie du milieu tout-puissant, elle donne à la tyrannie totalitaire le plus pur des prétextes en lui assignant de forger l’homme nouveau.
Chacune de ces trois affirmations constitue une condamnation des institutions en vigueur, quelles qu’elles soient : parce qu’elles ne ressemblent pas à l’utopie, qu’elles tolèrent des inégalités et qu’elles sont coupables de les avoir fabriquées.
Il s’agit donc de construire, de planifier, un monde nouveau où tous seraient absolument égaux. Mais comme cet avènement est impossible, parce que contraire à l’ordre naturel du monde, il dérape inévitablement vers la tyrannie.
La pensée égalitaire conduit ainsi à une pratique égalitaire, que l’on peut résumer comme suit :
– l’homme étant réputé produit de son environnement social, pour lutter contre les maux sociaux il faut agir à la fois sur l’homme et sur la société. La pratique égalitaire implique ainsi une éthique et une rhétorique de la compassion qui désigne ceux qui vivent une situation défavorable comme les victimes de la société, titulaires d’une créance sur leurs concitoyens ;
– la rhétorique de la compassion justifie l’interventionnisme de la puissance publique, réputée capable de corriger les défauts de l’organisation sociale et de promouvoir la justice sociale, entendue comme la répartition la plus égale possible des propriétés ;
– l’interventionnisme de l’État, devenu providence de la société (donc omniscient et omnipotent), implique de recourir, d’une façon ou d’une autre, à la redistribution forcée des propriétés et de réduire les possibilités de choix des individus, c’est-à-dire nécessairement, de limiter la liberté.
Nous venons de réciter, par ces trois affirmations, le credo socialiste, celui auquel ils ne renonceront jamais : l’utopie égalitaire est bien au cœur du socialisme, elle est son mythe fondateur et structurant.

B) – La calcification du mythe à travers l’histoire

Si l’origine du mythe remonte très loin dans l’histoire, son application politique est en revanche plus récente.
Certes, les thèses égalitaires ne datent pas d’hier. De Platon à Rousseau, en passant par Thomas More et par Campanella, l’histoire de la pensée économique et politique est jalonnée de théories prônant l’égalité, parfois de manière radicale : ainsi Platon étendit-il jusqu’au partage des femmes le principe de la communauté des biens. Mais, loin de constituer la règle, ces théories restaient constamment minoritaires et largement contestées.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles encore, l’inégalité reste pour la plupart des auteurs un fondement de l’ordre naturel. « Il est faux que l’égalité soit une loi de la nature, estime Vauvenargues. La nature n’a rien fait d’égal. Sa loi fondamentale est la subordination et la dépendance. » A la frugalité égalitaire prônée par Rousseau, Voltaire oppose un vibrant éloge du luxe. Et le Montesquieu de L’Esprit des lois est dans le droit fil de la pensée d’Aristote lorsqu’il affirme : « L’esprit d’égalité extrême (…) conduit au despotisme d’un seul. »
Jusqu’au XVIIIe siècle, les théories égalitaires se situaient dans un contexte essentiellement moral et religieux. N’est-ce pas d’ailleurs dans les règles de certains ordres monastiques qu’on en trouvait alors la plus rigoureuse application ?
Mais, précisément, la vie monastique avait pour but d’établir une coupure avec le reste du monde. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle, avec la naissance de la pensée économique, que l’égalitarisme va s’étendre à la société tout entière.
Philippe Baccou a démontré, dans Le grand Tabou, que le développement économique et commercial, avec l’essor de la première révolution industrielle, conduit les sociétés occidentales à privilégier de plus en plus les valeurs commerciales et marchandes au détriment des idéaux traditionnels. Dans la hiérarchie des valeurs sociales, l’argent est pour ainsi dire réévalué.
Avec le développement de l’esprit bourgeois se développe et croît le ressentiment contre les valeurs aristocratiques.
On s’étonne parfois que les penseurs égalitaristes soient généralement des bourgeois, les uns modestes comme Babeuf, d’autres très riches comme Engels. Mais il n’y a là rien de surprenant : c’est bien au sein de la bourgeoisie de cette époque que l’égalitarisme a pris son essor ; il s’agissait alors pour elle, essentiellement, de s’opposer aux aristocrates : « Ce furent des hommes d’extraction bourgeoise (…) qui, jaloux des seigneurs et de leur manière de vivre, aimant au fond la vie seigneuriale, mais s’en trouvant exclus pour des raisons d’ordre intérieur ou extérieur, s’en allèrent partout déclarant qu’il n’y avait rien de plus vicieux que ce genre de vie et prêchant une véritable croisade contre lui. »
On comprend mieux, de la sorte, pourquoi l’irruption de l’utopie égalitaire dans la pensée économique et sociale coïncide avec la montée en flèche des valeurs économiques dans l’échelle des valeurs et avec l’installation de la bourgeoisie aux leviers de commande de la société.
Ainsi, contrairement à une opinion fort répandue, l’idée d’égalitarisme n’est pas véritablement un produit de la Révolution française, même si elle l’a largement inspirée.

Elle n’en reste pas moins, certes, l’une des idées fondamentales du XVIIIe siècle finissant ? mais dans diverses acceptions qui ne se recoupent pas. Pour certains, disciples en cela de Rousseau, l’égalité fait partie de l’état de nature, l’inégalité n’apparaissant qu’avec l’organisation sociale et notamment la propriété ; cette thèse inspirera, entre autres, les Egaux de Gracchus Babeuf, et plus tard les marxistes.
Mais lorsque Rousseau pose l’égalité intrinsèque entre les hommes, il ne fait pas lui-même œuvre originale : il reprend simplement à son compte une idée largement répandue dans les pays anglo-saxons au XVIIIe siècle, et dont l’exemple le plus frappant est l’empirisme de Locke.
Pour John Locke, qui ignore toute forme d’hérédité psychologique, l’esprit est une table rase, une feuille de papier blanc (sheet of white paper). Dès lors, tous les hommes sont également aptes à devenir également intelligents ? la différence d’instruction faisant seule la différence des esprits.
Helvétius ira jusqu’à dire que « du plus petit pâtre des Alpes, on peut tirer à volonté un Newton ou un Lycurgue ».
Certains milieux intellectuels du XVIIIe siècle, croyant que l’éducation fait tout l’homme, donnent donc une base anthropologique à l’égalitarisme. Pour d’autres cependant, l’égalité résulte simplement du fait que la raison, selon l’expression de Descartes, est « la chose du monde la mieux partagée ». D’autres enfin, qui ne croient pas à la possibilité d’inscrire l’égalité dans les faits, veulent seulement instituer des règles sociales qui soient les mêmes pour tous. C’est plutôt à cette dernière conception que se rattachent les révolutionnaires français.
La notion révolutionnaire de l’égalité juridique renvoie à la revendication d’abolition des privilèges, dont le but est, selon la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, que les distinctions sociales ne soient fondées que sur l’utilité commune. La place de chacun dans la hiérarchie sociale ne sera plus fonction de son appartenance à un groupe ou à un ordre, mais seulement de son talent et de son mérite individuels.

Bien que les interprétations soient multiples, l’on peut avancer que, globalement, l’égalité, au sens de la Révolution française, est une affirmation de la valeur de l’individu. Comme l’explique le sociologue Daniel Bell, « l’individu (dans cette conception) est l’unité de base de la société. La société est faite pour donner à l’individu la liberté de satisfaire ses propres aspirations, à savoir acquérir du bien grâce à son travail, de satisfaire ses désirs grâce à l’échange, d’obtenir une place correspondant à ses talents grâce à la mobilité vers le haut. »
Les institutions de la société devaient, par conséquent, établir les procédures régularisant la concurrence et les échanges nécessaires pour satisfaire les différents désirs et compétences. Le principe de l’égalité, en ce sens, niait la préséance de la naissance, du népotisme, de la clientèle ou de quelque autre critère de ce genre, mais non pas la juste concurrence également ouverte aux talents et aux ambitions.

Une telle conception, qui fonde aujourd’hui encore la tradition de l’égalité républicaine, n’a que peu de choses à voir avec la doctrine de l’égalité niveleuse même s’il y a entre elles une relation linéaire, comme le montre l’article « Egalité naturelle » de l’Encyclopédie. L’auteur de l’article, le chevalier de Jaucourt, affirme que « l’égalité naturelle est celle qui est entre tous les hommes par la constitution de leur nature seulement. Cette égalité est le principe et le fondement de la liberté ». Et d’ajouter : « Cependant, qu’on ne me fasse pas le tort de supposer que, par un esprit de fanatisme, j’approuvasse dans un Etat cette chimère de l’égalité absolue… Je ne parle ici que de l’égalité naturelle des homme ; je connais trop la nécessité des conditions différentes, des grades, des honneurs, des distinctions, des prérogatives, des subordinations qui doivent régner dans tous les gouvernements ; et j’ajoute même que l’égalité naturelle ou morale n’y est point opposée. »
L’égalitarisme contemporain est donc le rejeton abâtardi de la Révolution, fruit des passions petites-bourgeoises qui n’ont pas manqué de fleurir au cours de cette période troublée.
Ainsi les théories de Gracchus Babeuf, qui dénonce l’égalité formelle comme une « belle et stérile fiction de la loi » et réclame pour sa part « l’égalité réelle ou la mort » : c’est d’ailleurs la seconde qu’il aura finalement.
Pour les « Egaux », l’inégalité est une sorte de mal absolu. Buonarroti écrit : « De l’inégale répartition des biens et du pouvoir naissent tous les désordres dont se plaignent avec raison les neuf dixièmes des habitants des pays civilisés. De là viennent pour eux les privations, les souffrances, les humiliations et l’esclavage. »
Le programme de Babeuf, dès lors, est clair : établir l’égalité par une organisation communiste fondée sur la suppression de la propriété privée et la mise en commun de tous les biens. « Il faut, affirme Babeuf, que les institutions sociales changent à ce point qu’elles ôtent à tout individu l’espoir de devenir jamais ni plus riche, ni plus puissant, ni plus distingué par ses lumières qu’aucun de ses égaux » : on croirait lire la définition socialiste de l’impôt progressif sur le revenu !
Babeuf, comme les communistes, espère transformer l’homme grâce à l’application rigoureuse de l’égalitarisme : « Ce Gouvernement fera disparaître les bornes, les haies, les murs, les serrures aux portes, les disputes, les procès, les vols, les assassinats, tous les crimes, les tribunaux, les prisons, les gibets, les peines, le désespoir que causent ces calamités, l’envie, la jalousie, l’insatiabilité, l’orgueil, la tromperie, la duplicité, enfin tous les vices. »
Corollaire de la Révolution française, le mouvement égalitariste appliqué au champ économique et social œuvrera sans cesse à ruiner les meilleurs acquis de celle-ci. La liberté de l’individu, la sanction du mérite et du talent, le dévouement prioritaire à la patrie, sont autant d’obstacles au nivellement. Et pendant tout le XIXe siècle, le mouvement égalitariste, dont l’avant-garde sera largement ouverte aux idées marxistes, va se développer.

III – UNE UTOPIE DEVASTATRICE POUR LES SOCIETES ET POUR LES PEUPLES

A) – Pour les peuples

Au début du XXe siècle, aura lieu une nouvelle avancée des idées égalitaristes. Le marxisme y jouera un rôle décisif.
Quel est le véritable discours de Marx sur l’égalité ?

La critique de Marx porte sur ce qu’il appelle la conception bourgeoise de l’égalité, qu’il qualifie d’hypocrite et de limitée, et sur les illusions que nourrissent certains sur la possibilité de réaliser l’égalité dans un contexte bourgeois. Position fort bien résumée par Engels au début de son ouvrage Socialisme utopique et Socialisme scientifique, où il juge en ces termes la portée de l’idéologie des Lumières : « Nous savons aujourd’hui que ce règne de la raison n’était rien d’autre que le règne idéalisé de la bourgeoisie (…) ; que l’égalité aboutit à l’égalité bourgeoise devant la loi. » Or, simultanément, poursuit Engels, « existait l’opposition universelle entre exploiteurs et exploités, riches oisifs et pauvres laborieux » ; dès lors, de nouvelles idées plus radicales ne pouvaient manquer d’apparaître : « La revendication de l’égalité ne se limitait plus aux droits politiques, elle devait s’étendre aussi à la situation sociale des individus. » Si donc l’égalité bourgeoise est critiquable, ce n’est pas en tant que telle, mais parce qu’elle est formelle et non réelle.
Dans l’analyse marxiste, l’accès au paradis socialiste est en deux étapes : dans la première, subsiste la notion d’inégalité, dans la mesure où, si le producteur individuel reçoit exactement la contrepartie de son quantum individuel de travail, l’inégalité des différents modes de travail, voire des travailleurs eux-mêmes, demeure postulée.
Mais, dans la seconde étape – celle que, bien entendu, aucun Etat qui se réclame du marxisme n’a atteint -, c’est véritablement le Paradis sur terre, comme en rêvaient les millénaristes les plus délirants du moyen âge.
Certes, cette phase supérieure de la société communiste n’est décrite par Marx que de manière très allusive, et nous apparaît à vrai dire plutôt « en creux » -par rapport aux phases précédentes. Mais il est indiscutable qu’elle se caractérise par un degré d’égalité extrêmement poussé – une égalité que Lénine, retrouvant les mots de Babeuf, qualifie dans L’Etat et la Révolution de « réelle », pour bien la distinguer de l’égalité formelle prévalant auparavant.
Le « droit bourgeois », qui rendait encore possible l’existence de rétributions inégales, même après la suppression de la propriété privée des moyens de production, y a disparu. De même doivent disparaître « la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel » – thème déjà évoqué en ces termes par Marx et Engels dans L’Idéologie allemande :
« Chacun (aura) la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain, telle autre chose, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon son bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. » Malgré ses prétentions scientifiques, le marxisme reste ici étrangement proche du lyrisme des « socialistes utopiques ».
Et de même que Babeuf envisageait la Révolution comme devant abolir tous les vices, Trotsky imagine qu’avec le communisme un homme nouveau apparaîtra : « L’homme sera beaucoup plus fort, beaucoup plus perspicace, beaucoup plus fin. Son corps sera plus harmonieux, ses mouvements plus rythmiques, sa voix plus musicale. La moyenne humaine s’élèvera au niveau d’Aristote, de Gœthe, de Marx ! »
Il est clair que l’inégalité persistante dans la première phase du communisme est bien plus un « défaut provisoire » (d’ailleurs de peu d’ampleur), lié au fait que subsistent encore les restes du droit bourgeois. Le projet de Marx se situe clairement dans la ligne de l’égalitarisme le plus radical.

Ainsi, Marx donne un élan nouveau à l’idée égalitaire : en révélant les voies d’accès à la cité communiste idéale, il transforme ce qui n’était auparavant qu’idéal utopique en possibilité – apparemment – réalisable. Et il est indéniable que la création d’un, puis de plusieurs Etats se réclamant du communisme, proclamant hautement leur fidélité aux idéaux de Marx, et prétendant mettre en pratique l’idée égalitaire, a puissamment contribué, en raison de l’effet de séduction exercé, et de l’ignorance dans laquelle se trouvaient les Occidentaux sur la réalité du système, à mettre l’égalité des revenus au premier plan des revendications. Dès lors que le paradis paraissait possible sur terre, comment pourrait-il être réservé à une petite poignée d’élus ?
Le coup d’envoi est ainsi donné. Au XXe siècle, l’idée égalitaire progresse et s’étend peu à peu à tous les secteurs, tout en débordant largement le marxisme orthodoxe. Parallèlement, elle évolue dans le sens d’un approfondissement et d’une radicalisation toujours plus grands.
On en voit aujourd’hui les effets sur les peuples victimes, les Russes, les Polonais, les Roumains, les Allemands de l’Est, les Coréens du Nord, les Cambodgiens, les Vietnamiens qui comptent leurs morts par millions et dont les souffrances infinies hurleront la peur et le dégoût à nos oreilles pendant tout le prochain millénaire ! A quand la contrition des évêques ? A quand le repentir des policiers pour ces crimes contre l’Humanité ?
On en voit aussi les effets dévastateurs sur les populations nanties de l’Occident.
Tel est, par exemple, le sens profond des débats théoriques sur l’égalité aux États-Unis au cours des années récentes, marqués par le glissement progressif de la notion d’égalité des chances à celle d’égalité des résultats.
C’est toute la mécanique intellectuelle de l' »affirmative action ».
Qu’est-ce donc que l’affirmative action, au nom de laquelle les universités américaines se voient imposer des critères raciaux d’admission, au nom de laquelle, au mépris de la concurrence des compétences, les résultats, les emplois, les débouchés ne dépendent pas du savoir-faire, mais bel et bien de l’appartenance à une ethnie ? Elle n’est rien d’autre que la forme contemporaine, repeinte Outre-Atlantique, de l’égalitarisme délirant des niveleurs d’antan. Les théories américaines à l’origine de cette politique ? comme celle de Christopher Jencks ? reposent sur un postulat égalitariste : pour Jencks, nous vivons dans une société compétitive. De cette compétition résulte un certain degré d’inégalité. Dès lors, dans l’hypothèse où l’on souhaite réduire cette inégalité, deux options sont possibles : on peut essayer de placer tous les individus sur la même ligne de départ, en espérant qu’ils seront par là même plus groupés à l’arrivée : le livre tout entier montre l’inefficacité de cette politique. Ou bien, on peut changer les règles d’attribution des récompenses en décrétant que, quel que soit l’ordre d’arrivée, les concurrents recevront des prix sensiblement égaux : c’est cette solution qui a la faveur de Jencks, et qu’il appelle « égalité des résultats ».
Dans la même logique : égaliser les salaires ou les revenus au lieu de donner à tout le monde les moyens de poursuivre des études ; ou encore, briser les hiérarchies sociales et professionnelles plutôt que d’égaliser les conditions d’accès aux dites hiérarchies.

Le débat américain reste certainement révélateur d’une évolution de l’idée égalitaire et de ses implications les plus radicales et les plus contestables, au nom de l' »égalité réelle », qu’il s’agisse du nivellement des conditions du développement individuel ou du nivellement des situations sociales. Implications au nombre desquelles il faut évidemment compter la politique du « busing » (transport obligatoire des élèves, afin d’homogénéiser la composition des classes) et l’introduction dans la politique de l’emploi et de l’éducation du principe de représentation (attribution des places au prorata de la proportion de chaque groupe social, ethnique, etc., dans la population), ainsi défini par Daniel Bell : « On demande maintenant qu’un individu donné reçoive tel ou tel poste parce qu’il possède les attributs de tel ou tel groupe. Sa personne elle-même disparaît. Seuls demeurent les attributs du groupe. »
A la limite, pour les plus « avancés » des égalitaristes américains, le simple fait que les règles de fonctionnement de la société puissent, comme certains l’ont souligné, conduire à favoriser les bénéficiaires d’une loterie génétique arbitraire suffit à disqualifier une telle société.
Pour rester encore deux minutes Outre-Atlantique – qui préfigure ce qui va survenir peut-être en Europe, donc en France -, sachez que, là-bas, l’évolution du concept égalitariste a suscité une véritable guerre des sexes.
Ainsi, dans les universités américaines, des organisations considérables, comme celles du Hard Feminism, ont imposé des relations entre sexes fondées sur la suspicion. Une police du sexe, tatillonne et impitoyable, recueillant et suscitant les dénonciations, fait condamner et bannir pour viol les étudiants qui ont fait l’amour sans exiger de leur partenaire un consentement explicite formulé pour chaque attouchement, pour chaque caresse. Comme dirait Georges Brassens, avant de partir en bacchanale, il faut présenter un devis…
La conscience du ridicule n’arrête pas les universitaires qui organisent cette réglementation. Cette police fait enlever des murs les nus académiques et censure les cours de toute allusion, même anodine, à ce qui peut passer pour une gauloiserie. Le motif invoqué pour mettre en marche cette machine répressive n’est pas la pureté de l’âme, mais l’égalité des sexes, menacée par le sexisme des mâles. Les enseignants vivent dans la terreur d’être montrés du doigt pour n’avoir pas manifesté la soumission nécessaire aux doctrines de la prétendue libération féminine.
Revenons en Europe, dans ce qui fut notre douce France.

B) – Pour les sociétés

L’évolution des partis de gauche et des syndicats « révolutionnaires », en France, est révélatrice de la logique interne de l’idée égalitaire. Le thème de la lutte contre les inégalités a envahi tous les aspects de la vie sociale. Dans cette nouvelle conjuration des Egaux, la lutte d’influence entre les tenants de l’utopie égalitaire, loin de refréner les ardeurs des uns et des autres, a débouché au contraire sur la généralisation des thèses les plus radicales, qui s’épanouissent naturellement avec le discours des professionnels de l’antiracisme.

Il est vrai qu’il se manifeste avec plus de force dans les domaines dits « sociaux »(le cosmopolitisme, l’antiracisme ; le nivellement par la fiscalité, l’assistanat, le nivellement scolaire et culturel, etc.) que dans le domaine économique, abandonné, par la gauche, en France, dès 1982, après une série d’échecs cuisants : tout récemment, M. Jospin ne vient-il pas, malgré l’opposition des communistes, de poursuivre les privatisations envisagées depuis M. Balladur ?
Il est vrai aussi qu’il se manifeste différemment selon les pays concernés : il est clair, à cet égard, que le gouvernement travailliste de Grande-Bretagne n’est pas égalitariste dans sa conception de la société : « L’Etat providence, a déclaré M. Tony Blair, dans son discours devant le congrès du Parti travailliste, doit encourager le travail et non l’assistanat… »
Le gouvernement français demeure cependant, aujourd’hui, dans tous les autres domaines de la politique, la lanterne deux fois rouge (la première fois, parce que nous sommes devant une politique « rouge », et la seconde, parce que nous sommes les derniers à évoluer) de l’Europe.
Il est navrant de constater que l’égalitarisme est devenu l’idéologie des pouvoirs institués, quelle que soit, hélas, l’appartenance partisane dont ils se réclament. Peut-être réside-t-elle là, la véritable confusion qui s’est établie dans les mœurs politiques et qui montre qu’il n’y a aujourd’hui, dans la pratique, plus de grandes différences entre les politiques de ce que l’on appelle la droite et celles de la gauche : l’égalitarisme est devenu la philosophie du pouvoir.
L’égalitarisme est la pensée unique de l’establishment, parce que les partisans de l’égalitarisme ont opéré depuis les années soixante la conquête du pouvoir culturel, en particulier en investissant l’Université, l’enseignement, les media, les associations et les « autorités morales ».
Les analyses et les solutions égalitaires se sont d’autant plus imposées qu’elles émanaient d’institutions prestigieuses et que la pensée contraire était progressivement marginalisée (que l’on pense, par exemple, à l’impact des « sciences de l’éducation » dans le développement de l’égalitarisme).
Et puis, le pouvoir médiatique s’est érigé en gardien des dogmes égalitaires, véhiculés par les intellectuels médiatisés et par les autorités morales. Disposant du pouvoir de faire les réputations et de taire les opinions, il s’est imposé comme le véritable censeur et donc le véritable tuteur de la classe politique. (M. Chevènement, qui a contre lui le lobby de l’immigration, en a fait l’expérience.) Et, à bien des égards, il exerce plus d’influence que l’électeur sur le personnel politique.
Enfin, l’égalitarisme est devenu l’idéologie officielle des principaux appareils et administrations publics ou reconnus par la puissance publique, qu’il s’agisse des centrales syndicales, ou d’administrations comme l’Education nationale, la Sécurité sociale ou la Justice. (Le ministre Allègre va en faire bientôt l’expérience, s’il continue…) En d’autres termes, il dispose d’un poids et d’une force de manœuvre ou d’inertie considérable dans la société. En effet, affronter l’égalitarisme revient à affronter ces institutions et ces appareils.
Les politiques d’inspiration égalitaire reposent toujours sur les mêmes mécanismes : les prélèvements et la redistribution d’une part, la réduction de l’espace de liberté des personnes d’autre part (des prélèvements sur la richesse réduisent d’ailleurs en eux-mêmes la liberté selon l’adage : « L’argent est de la liberté frappée »), en particulier en les empêchant d’exercer leurs préférences. En d’autres termes, l’idéologie égalitaire sert de justification à l’appétit de pouvoir.

Comme les politiques égalitaires échouent toujours, en outre, l’exercice de la contrainte se trouve sans cesse justifié : on n’en fera jamais assez pour prétendre assurer l’égalité des conditions d’existence.
Ainsi, par exemple, au nom de l’antiracisme, on s’efforce de mettre en tutelle non seulement la liberté de préférer, mais aussi d’exprimer sa pensée, voire de conceptualiser, c’est-à-dire de désigner les choses par leur nom. Nous avons largement débattu, dans d’autres lieux, de l’effet pervers du montage égalitariste de l’antiracisme.
L’égalitarisme, jusqu’au tournant du siècle, visait avant tout l’égalisation des conditions d’existence, entendue comme préalable à l’instauration de la justice.
L’utopie égalitaire, de nos jours, met plus l’accent, désormais, sur le cosmopolitisme que sur la solidarité entre les peuples ; elle préconise moins de changer l’ordre social que d’intégrer l’ordre économique mondial. Elle invoque moins les droits des peuples que le sort des migrants. Elle ne pose plus la question politique qu’en termes d’ingénierie sociale (la « lutte contre l’exclusion »).
Le discours et la pratique égalitaires actuels se veulent plus « différentialistes », si l’on peut dire : à l’opposé des socialistes des origines, les égalitaristes contemporains considèrent que des hommes qui ont des conditions de vie différentes doivent jouir des mêmes droits, même s’ils ne sont pas soumis aux mêmes obligations, cela au nom du « droit à la différence » justement. C’est en vertu de cela que les égalitaristes abandonnent le concept d’assimilation pour lui préférer celui d’intégration, par exemple. En d’autres termes, la pensée égalitaire revisitée tend à faire l’impasse sur l’idée d’une société homogène au profit du dogme de l’égalité des droits : c’est ce que l’on appelle, en français, la discrimination positive.
Que l’égalitarisme tente de se reformuler ne le rend pas cependant moins utopique.
Ainsi, il n’est pas une manifestation de la crise de la société française que l’on ne puisse rattacher aux conséquences de la mise en application de la pensée égalitaire de la gauche, la gauche des urnes ou celle des esprits.
Les institutions aujourd’hui en crise sont justement imprégnées des dogmes égalitaires. Ce n’est pas une coïncidence, mais l’un découle fatalement de l’autre.
L’école est aujourd’hui en crise, parce qu’elle poursuit, conformément aux présupposés égalitaires du plan Langevin-Wallon, le mythe de l’école unique et que l’on se refuse à traiter différemment des enfants différents.
L’institution judiciaire est en crise, parce que son inspiration est celle de la défense sociale nouvelle, qui considère que le délinquant est avant tout une victime qu’il faut réinsérer dans la société, plutôt qu’un être responsable qu’il faut empêcher de nuire.
L’ordre public est en crise, parce que ceux qui sont en charge des institutions croient qu’il suffit de repeindre les cages d’escaliers dans les immeubles ou de distraire les désœuvrés sans les éduquer pour faire disparaître les causes de violence sociale.
Les systèmes de protection sociale sont en crise, parce qu’ils reposent sur l’idée qu’il faut redistribuer les richesses et transférer à l’Etat-providence le souci de soi et des autres.

Les prélèvements publics sont en crise, car ils poursuivent un objectif de redistribution à vocation égalitaire, plutôt que de juste contribution aux charges et dépenses communes.
La famille est en crise, parce que l’Etat-providence lui a retiré l’essentiel de ses fonctions traditionnelles.
L’éducation et la morale publique sont en crise, parce que l’idéologie laxiste de la non-directivité a privé la jeunesse du soutien de véritables maîtres et de vraies disciplines.
La culture est en crise, parce qu’au nom du dogme de la table rase on a mis en suspicion la transmission des valeurs et des traditions communes.
L’emploi est malade de l’égalitarisme : malade du poids du salaire minimum et des prélèvements fiscaux et sociaux qui rigidifient le marché du travail, malade de la logique d’ingénierie sociale qui veut que l’on partage le travail et subventionne l’inactivité, plutôt que la recherche effective d’un emploi ou l’acquisition d’une formation.
Notre pays est incapable de lutter contre l’immigration illégale et de répondre aux défis de l’immigration, parce qu’au nom de l’idéologie des droits de l’homme on continue de considérer que « les étrangers sont chez nous chez eux » comme déclarait François Mitterrand, et que l’on postule que les différences ethniques sont susceptibles d’être surmontées au moyen d’un traitement social adéquat. Le rapport Weil, qui constitue la référence doctrinale de la loi Chevènement sur l’immigration, accentue encore cette tendance.

CONCLUSION

On pourrait poursuivre cette énumération longtemps.
Tout n’est certes pas réductible à la pensée égalitaire. Mais celle-ci occupe une place centrale dans la crise de la société française, d’abord parce qu’elle est devenue le conformisme des dirigeants : en d’autres termes, elle les isole confortablement des exigences du moment.
Mais il n’en demeure pas moins que la menace que fait peser l’utopie égalitaire sur l’homme libre demeure plus actuelle que jamais. Loin de la prétendue « mort des idéologies », l’utopie égalitaire de la gauche poursuit, sous d’autres formulations, son œuvre de destruction. La machine à tuer l’âme des peuples fonctionne à plein régime. Elle est la négation du sacré et de l’identité : la preuve est bien que l’on est passé, presque sans s’en rendre compte, de l’utopie de la société sans classes à celle d’un monde sans différences.
Alexandre Soljénitsyne, dans Des Voix sous les décombres, publié en 1974, nous le disait déjà : « L’époque de crise dans laquelle nous vivons souligne encore la profondeur et la complexité des problèmes auxquels se heurte l’humanité : une force puissante s’oppose à elle, qui menace son existence et paralyse en même temps son arme la plus sûre, la raison ».
Mais nous avons un devoir d’espérance. Pour moi, ce devoir d’espérance s’appuie sur les faits : j’ai nommé l’effondrement du communisme, j’ai nommé le réveil des aspirations identitaires et nationales, j’ai nommé l’immense soif de liberté que n’étanchent pas les discours usés du socialisme égalitaire. Un cycle historique s’achève, malgré les apparences. Espérons que l’ère nouvelle, celle de la liberté et de la responsabilité des individus, gage de la force des peuples, puisse s’épanouir. Alors, ce ne sera plus l’utopie égalitaire triomphante que nous aurons à analyser, mais le cadavre de la gauche qu’il restera à disséquer.