Que faut-il penser du « modèle brésilien » ?

Par Denis-Clair Lambert

UN EXEMPLE A SUIVRE ?

Dans le long terme, le Brésil a été un « modèle » de croissance inflationniste : 3% par an pour la population, 7% pour la production, avec 40% de hausse des prix, depuis 1940.

Dans un passé proche, au cours des dix années suivant 1964, les Brésiliens ont été placés devant le même dilemme qu’au moment du plan cruzado, en 1985 : pour vaincre l’hyperinflation qui sévissait à la fin du régime de Quadros, il fallait soit un traitement de choc, facilité par la « ligne dure » des militaires, soit composer avec l’inflation. Après trois années de réajustement douloureux, le Brésil a retrouvé une croissance rapide à partir de 1967. Cependant, le « gradualisme » de Delfim Neto ne résista pas au choc pétrolier de 1974.

Présentement, les économistes brésiliens ont cru inventer un traitement « hétérodoxe » de l’inflation, sans résorber les déficits, en bloquant les prix et non les salaires, en reportant le service de la dette pour l’acquitter en sous-main, en cherchant dans la réforme monétaire à éviter le traitement de choc, mais cette politique a échoué.

La prédilection pour les modèles néoclassiques ne suffit pas à convertir les économistes aux charmes du marché, dans un pays où les théories keynésienne et marxiste sont dominantes. Une confiance excessive dans les modèles économétriques, qui s’appuie sur la richesse des données quantitatives, a donné l’illusion de maîtriser les comportements et les anticipations. Cette transparence fait illusion. Dans l’hyperinflation, les barèmes de prix et les mercuriales, les salaires minima affichés, les statistiques du chômage ne mesurent pas la réalité de l’économie souterraine. Peut-on construire une prévision vraisemblable quand près de la moitié de la population vit en marge de l’économie officielle et cependant travaille, dépense, épargne et investit ?

L’imbrication de l’État et des entreprises a favorisé la technocratie. Le mythe de la planification est puissant dans toute l’Amérique latine. Il paraît pourtant difficile d’attribuer à celle-ci un rôle déterminant dans la croissance du Brésil. Les plans n’ont pas prévu la rupture des équilibres fondamentaux. Les macro-erreurs se sont accumulées. Ainsi, on a étendu imprudemment, aux dépens des cultures vivrières, les superficies de canne à sucre pour fabriquer de l’alcool, substitut onéreux de l’essence, alors que le cours du pétrole baissait et que le Brésil devenait exportateur net. Le mythe de l’État-entrepreneur s’est traduit, ici comme ailleurs, par la socialisation des pertes et l’éviction des centres de profit. Les entreprises assistées, publiques ou privées, ont été les principales responsables de l’endettement extérieur. De plus, le secteur public n’échappe pas au clientélisme, hier celui des militaires, et aujourd’hui celui des civils. Or, il est dangereux en période de réajustement de soumettre la gestion des entreprises aux aléas du « système des dépouilles ».

La cohérence fait défaut à la nouvelle politique. Se voulant hétérodoxes, les dirigeants brésiliens appliquent un pot-pourri de recettes populistes, keynésiennes et monétaristes, amalgame tiers-mondiste que l’opposition avait constitué dans l’exil. Que penser du « modèle » brésilien ? Il est marqué par les occasions perdues et la permanence du dirigisme.

Les occasions perdues
Cependant, pour saisir ces possibilités, il fallait une politique rigoureuse de réajustement, en vue de rétablir les équilibres fondamentaux. Le risque d’hyperinflation était préoccupant, à cause des besoins de financement du secteur public. En outre, de nombreuses branches d’activité, accoutumées à la protection et au dirigisme, restaient non compétitives. Un réajustement aurait impliqué des mesures impopulaires. Paradoxalement, celles qui seront adoptées seront quand même impopulaires, car elles finiront par détruire le pouvoir d’achat et l’emploi dans l’hyperinflation. Trois occasions seront ainsi perdues : une véritable réforme monétaire, la désétatisation et les reconversions.

LES OCCASIONS PERDUES

A la différence du plan austral des Argentins, les Brésiliens ont bloqué les prix dans le plan cruzado, mais non les salaires. Dans les deux cas, on n’a pas prévu le retour à la liberté des prix et l’on s’est contenté de changer l’unité de compte, sans opérer une ponction anti-inflationniste qui aurait ramené les moyens de paiement au niveau des flux réels de production.

Au moment où les Argentins connaissaient une réelle austérité, avec des salaires et des prix bloqués depuis dix-huit mois, les Brésiliens ont traversé une phase d’euphorie au début du plan cruzado. Non seulement ils avaient retrouvé la liberté de manifester et de voter, mais, sortant d’une inflation de 1 000 % avec des salaires revalorisés, ils ont libéré leur soif de consommation. Cependant, comme les prix restaient bloqués, des goulots d’étranglement se sont formés ; bientôt, les magasins ne furent plus approvisionnés et l’expansion se brisa. Le gouvernement, en juin 1987, se résigna à un nouveau plan cruzado, complétant le blocage des prix par celui des salaires.

Une véritable réforme monétaire, avec retrait des billets en circulation et blocage des avoirs bancaires, comme en Allemagne en 1948, n’est-elle pas le seul remède à la fuite devant la monnaie ? Faute de procéder à ce traitement de choc, la thésaurisation des valeurs réelles et l’achat de devises convertibles restent plus sûrs que des placements productifs et la lutte contre l’inflation n’est pas crédible, surtout en période électorale. Une véritable réforme monétaire favorise le travail et l’investissement et peut amorcer le retour à l’économie de marché, qui passe par la désétatisation.

La désétatisation
Le Brésil a été longtemps considéré à l’étranger comme un exemple de libre entreprise, de capitalisme flamboyant, voire de libéralisme outrancier. Les succès du « miracle brésilien » et l’expansion des grandes entreprises ont contribué à cette image. Cependant, la compétitivité extérieure est souvent artificielle. Sur le marché intérieur, les industries nationales bénéficient d’une forte protection douanière, et leur rentabilité est faussée par l’inflation et les aides publiques. Sur les marchés extérieurs, elles bénéficient de crédits bonifiés et de taux de change préférentiels, en plus des subventions. Bref, le Brésil est en économie dirigée, et cela depuis longtemps.

Les interventions de l’État dans l’économie ont atteint leurs limites. Pour arrêter l’hyperinflation, il ne suffit pas de bloquer prix et salaires, il faut contenir les sources du déficit public et de la création monétaire. Or, la décentralisation et la débudgétisation les ont disséminées. Les recettes publiques, faibles et déclinantes, représentent entre 15 et 20 % du P.I.B.. Les dépenses ordonnancées par les administrations fédérales, les États et municipalités, les organismes de prévoyance sociale et un vaste secteur parapublic dépassent la moitié du revenu national. Le besoin de financement s’élève au tiers du P.I.B. (1). Pour rétablir l’équilibre financier du secteur public, il faudrait réduire de moitié ses dépenses, en les ramenant au niveau de la Corée du sud (25 % du P.I.B.).

Les privatisations ont été jugées inéluctables ailleurs, devant les déficits, la dette extérieure et l’inflation. C’est ainsi que le gouvernement israélien a décidé la privatisation de 200 entreprises publiques (2). En Afrique, la Côte d’Ivoire et le Nigéria, puis la Tunisie et le Sénégal (3), et, en Amérique latine, les trois pays les plus endettés ont engagé une politique de ce type. Mais le nationalisme s’oppose à l’entrée des capitaux étrangers. Les experts, de leur côté, redoutent que des entreprises déficitaires n’attirent pas les repreneurs privés. Le Brésil n’a pas voulu privatiser, contrairement à l’Argentine et surtout au Mexique, où l’on a négocié avec les banques étrangères, sur le marché secondaire de la dette, la transformation de créances douteuses en participations dans les entreprises locales (4).

Il n’y a pas eu non plus de déréglementation. Les difficultés de l’industrie automobile montrent pourtant qu’elle est souhaitable (5). Créée il y a près de trente ans, cette industrie abritée, soutenue par les aides publiques, utilise à 95 % des composants locaux et représente avec ses sous-traitants le dixième du P.I.B.. Au début du plan cruzado, le prix des voitures neuves a été bloqué. L’industrie dut licencier. Le nouveau plan cruzado a autorisé une augmentation de 300 %. Mais la holding Autolatina, constituée par Ford et Volkswagen (60 % du marché brésilien), s’attend encore à de lourdes pertes. Or, la sortie du blocage est aussi incertaine à Buenos Aires qu’à Brasilia. En raison des considérations électorales, il est peu probable que les gouvernements prennent le risque de la libéralisation.

Les reconversions
De nombreux experts, pourtant séduits par le raisonnement « structuraliste », continuent d’interpréter les difficultés actuelles comme un accident conjoncturel d’origine extérieure : le diktat des pays créanciers et du F.M.I.. Selon eux, du fait de la spécificité brésilienne, le pays pourrait retrouver une forte expansion sans rétablir les équilibres fondamentaux et réduire les dépenses de l’administration. Ce refus de l’austérité témoigne de l’illusion de la modernité. En fait, l’économie du Brésil, si elle est déjà diversifiée, n’est qu’à demi moderne. Cela ne provient pas seulement des structures préindustrielles qui persistent. Pourquoi le Brésil, après un siècle de modernisation, échapperait-il au vieillissement économique que l’on observe en Europe et en Amérique du nord ? On dira sans doute que c’est un pays jeune, qui a bénéficié de la « désindustrialisation » des autres, et que la crise de la sidérurgie, de la chimie lourde, de la machine-outil ou du textile ne concerne que les vieilles nations industrielles. Mais cette hypothèse ne tient pas. Les entreprises qui sont parvenues à une bonne rentabilité, dans ces filières fortement internationalisées, ont su se reconvertir en réduisant leurs effectifs et leurs coûts administratifs et financiers. Au Brésil aussi, les reconversions sont nécessaires.

Le « modèle » dit d’industrialisation par substitution aux importations, qui remonte aux années trente, est une stratégie protectionniste. En fait, depuis la fin du dix-neuvième siècle, le Brésil n’a jamais connu le libre-échange et ses entreprises sont restées à l’abri d’un mur de protection douanière, aussi bien dans la prospérité que dans la dépression, qu’il s’agisse de l’industrie lourde ou des industries de main-d’œuvre. Certaines de ces activités, qui datent de la fin du siècle dernier, ont survécu sans suivre le progrès technique, en pratiquant des prix doubles ou triples de ceux des marchés étrangers, alors que les entreprises-mères d’Amérique ou d’Europe devaient opérer bien des restructurations. Cependant, l’âge d’une entreprise est moins déterminant que sa capacité de renouvellement. Les implantations les plus récentes des sidérurgies brésilienne ou mexicaine seraient-elles plus compétitives que celles de Fos ou Dunkerque, si l’acier japonais ou coréen entrait sans droits de douane ? A plus forte raison, le boom de la mini-informatique, protégée par une politique de réserve de marché, ne sera-t-il pas remis en cause dans cinq ou dix ans, si les techniques en restent au stade de 1985 ?

Le gigantisme des infrastructures et des équipements du Brésil, peut-être à la mesure d’un pays-continent, a été également un effet pervers d’une théorie économique. Moïse Ikonicoff souligne la concordance entre la conception « perrouxienne » des pôles de développement et la stratégie d’industrialisation de l’Inde ou de l’Amérique latine au cours des années de prospérité (6). Or, les effets d’entraînement supposés de ces industries « industrialisantes » (de Bernis) ont été surestimés. Elles ont ponctionné l’excédent des autres secteurs et ont suscité des besoins de financement qui ont contribué à l’endettement. Le surdimensionnement des projets brésiliens à partir de 1970 résulte en partie du mythe du développement à crédit, que pourfend Serge Latouche (7). Certes, l’endettement du Brésil a été moins improductif que celui du Pérou, de l’Argentine ou du Mexique, car il a moins alimenté l’évasion des capitaux (un tiers des fonds prêtés a cependant repris le chemin de l’étranger) (8). Les infrastructures et les usines qu’il a financées contribueront à la reprise. Mais le gigantisme rend la reconversion plus nécessaire que dans les pays voisins, du fait des coûts de congestion qu’il implique. Il est donc erroné d’attribuer à l’endettement en tant que tel tous les malheurs du tiers monde, comme le voudrait le dernier avatar du tiers-mondisme, qui n’est pas plus rigoureux que les précédentes versions du pillage du tiers monde.

LA PERMANENCE DU DIRIGISME

L’idéologie dirigiste ne connaît pas au Brésil le même discrédit qu’en Europe. Ce décalage est surprenant. Les échecs de l’économie planifiée à l’Est, la soif de liberté des Polonais, les réformes économiques de la Hongrie ou celles, plus récentes, de l’Union soviétique, le recul des partis communistes en Europe, ne parviennent pas à discréditer l’analyse marxiste ou keynésienne. Il est à la mode au Brésil d’aller faire du tourisme à Cuba, qui reste, avec le Nicaragua, une référence fort idéalisée.

L’étatisme et le dirigisme ont au Brésil des racines lointaines, depuis l’Empire et la « vieille république ». Le saint-simonisme et, plus encore, la révolution positiviste de la fin du siècle ont inspiré un « colbertisme » à la brésilienne. La pensée française alors influente n’est pas le libéralisme de Frédéric Bastiat ou de Jean-Baptiste Say. Pour « l’ordre et le progrès » – devise d’Auguste Comte et emblème du drapeau brésilien – on compte plus volontiers sur l’État maximum que sur l’État minimum. Plus tard, le régime autoritaire et populiste de Getúlio Vargas a renforcé le dirigisme, au moment où le Brésil s’industrialisait vraiment. Le « socialisme national » rejoignait une idéologie anticapitaliste, hostile aux États-Unis et à l’Europe. Enfin, la technocratie qui a géré l’expansion au cours des années fastes, sous l’autorité des militaires, a porté en quelques années les dépenses publiques à plus de la moitié du revenu national.

Ce dirigisme suscite actuellement des déséquilibres encore plus inquiétants qu’en Europe, en termes d’inflation, de chômage et de dette extérieure. Ses limites sont manifestes dans trois domaines : la bureaucratie, le nationalisme économique et la faiblesse de l’État.

Une bureaucratie coûteuse et inefficace
Au Brésil, pays à revenu intermédiaire, la bureaucratie est une lourde charge pour l’économie, d’abord parce qu’il faut la financer, et bien que le traitement des fonctionnaires soit beaucoup plus faible qu’en Europe. Mais, surtout, la complexité de la réglementation, fréquemment modifiée, contraint les administrés et plus particulièrement les entreprises à rémunérer un personnel spécialisé dans les relations avec l’administration. Les filiales des sociétés étrangères ont souvent sous-estimé ces coûts. Cette hypertrophie de la bureaucratie, fille de l’économie dirigée, fournit de larges débouchés aux intermédiaires de toutes sortes. La libéralisation de l’économie ferait apparaître de nombreux surnuméraires.

Le nationalisme économique
En apparence, le Brésil a davantage les moyens d’un développement introverti que les États andins ou centro-américains. Cependant, l’indépendance économique des nations est un concept relatif. Or, malgré son « décollage », le Brésil reste protectionniste et continue d’invoquer les clauses de non-réciprocité prévues pour les pays très pauvres. Et, alors que la plupart des nouveaux pays industriels facilitaient les entrées de capitaux à partir de 1980, le Brésil, lui, a conservé sa législation restrictive. Mais l’idéologie du secteur public est plus nationaliste qu’anticapitaliste.

La faiblesse de l’État
L’hypertrophie du secteur public et de la réglementation, loin d’accroître l’autorité de l’État, a pour effet de l’affaiblir. Les libéraux, qui souhaitent un État minimum ou du moins un État modeste, constatent en Europe la détérioration du service public, la montée de l’incivisme et de l’insécurité. Dans un pays en voie de développement, comme le Brésil, l’ordre public se délite. L’économiste suédois Gunnar Myrdal avait constaté en Asie, il y a vingt ans, que les États les plus autoritaires et les plus dirigistes étaient des « États mous », où, du fait de la corruption et de l’arbitraire, l’administration n’était pas en mesure de faire respecter la loi. Les pauvres, chômeurs ou marginaux, sont les premiers exposés à la violence.

Au Brésil, la crise rend aujourd’hui plus apparent l’affaiblissement de l’État. Cependant, dès l’époque du « miracle économique », quand les militaires ont abandonné la « ligne dure », la dégradation des services publics traditionnels (voirie, transports, courrier, éducation, électricité ou téléphone) s’est accélérée. La délinquance, l’alcoolisme et le trafic de drogue s’étendent depuis la fin des années soixante-dix. Par suite de l’explosion urbaine et de l' »autogestion » des grands bidonvilles, les agglomérations sont devenues des zones d’insécurité. Après la suspension des garanties juridiques sous le régime militaire, la police, la justice et l’armée ne bénéficient plus dans l’opinion d’un appui suffisant pour rétablir l’ordre public. Depuis que les civils sont au pouvoir, les Brésiliens sont passés de l’état de grâce à la déception en faisant l’expérience de coalitions impuissantes, ce qui fortifie les adversaires de la « démocratie molle ».

Il est difficile de savoir si le Brésil conservera longtemps une économie administrée ou s’il entrera en phase avec l’évolution libérale du monde actuel. Il n’en est pas moins évident que l’aggravation de l’insécurité compromet la démocratisation. Le Brésil contient plus de sources de dynamisme qu’aucun des pays voisins. Mais, à préférer l’utopie au réalisme, les Brésiliens risquent de rester une communauté déchirée par les affrontements, au lieu de devenir les Japonais du siècle prochain.

(1) D. Vernet, « Brésil, les affaires de la transition », Le Monde, 6 août 1987

(2) « Israel privatization program », Business Week, 3 août 1987

(3) « Tunisie-Sénégal, les privatisations à l’ordre du jour », Forum du développement, juillet 1987

(4) « L’Echange de créances bancaires contre participations industrielles », Le Monde, 26 août 1987

(5) R. Cohen, « Brazil auto-makers find road to profit is rough in nation’s regulated economy », Wall Street Journal, 1er septembre 1987

(6) M. Ikonicoff, « Trois Thèses erronées sur l’industrialisation du tiers monde », Problèmes économiques, 12 août 1987

(7) S. Latouche, « Le Mythe du développement à crédit », Eurépargne, juillet 1987

(8) « Les Fuites de capitaux dans le tiers monde », Le Monde, 5 septembre 1987