Robert Badinter, prix Lyssenko en 1992 pour sa contribution théorique et pratique à la lutte contre le crime

Dans un ouvrage collectif publié en 1976, Robert Badinter affirmait que l’humour était l’un des « signes par lesquels on reconnaît une société libre » . Il ne devrait donc pas s’émouvoir que des adversaires déterminés de la politique qu’il a incarnée comme ministre de la justice, de 1981 à 1986, tournent contre lui l’arme de la dérision, en prenant la liberté de le comparer à l’abominable Lyssenko… L’agronome ukrainien était adulé par Staline, puis par Khrouchtchev. Notre ancien garde des sceaux a été le favori du président Mitterrand. Lyssenko était vénéré en son temps par les communistes et leurs « compagnons de route ». Robert Badinter est considéré par les socialistes comme la « conscience de la gauche ». L’un comme l’autre, ils ont été le symbole d’une certaine idéologie. Si l’on veut bien se souvenir que le communisme et le socialisme sont les deux branches d’un même courant de pensée, qu’ils sont tous deux l’expression d’une même utopie égalitaire, on ne s’étonnera pas de découvrir que les idées de Lyssenko ne sont pas sans affinités avec celles de Robert Badinter, et qu’elles témoignent, au fond, d’une même conception de l’homme. C’est ce que nous allons démontrer. Le prix Lyssenko est attribué à une personnalité « qui a, par ses écrits ou par ses actes, apporté une contribution exemplaire à la désinformation en matière scientifique, avec des méthodes et arguments idéologiques ». Robert Badinter l’a mérité plus que quiconque. Il est vrai que sa « contribution théorique » à la politique pénale est dépourvue d’originalité. Mais l’ancien garde des sceaux a été l’avocat talentueux et le porte-parole éloquent, auprès du grand public, de la doctrine de la « défense sociale nouvelle », dont il n’a cessé de se réclamer. Il s’est même défini comme le « fils spirituel » du criminologue Marc Ancel, le chef de file de cette école, qui est mort en 1990 . R. Badinter a mis en œuvre les idées de la « défense sociale nouvelle » quand il a été au gouvernement, en faisant preuve à cet égard d’une obstination remarquable, d’un esprit de système inébranlable, que l’expérience n’est jamais parvenue à décourager. Les hommes politiques tiennent souvent des propos démagogiques quand ils sont dans l’opposition; en général, cependant, ils prennent la mesure de leurs responsabilités quand ils arrivent au pouvoir, tel Clemenceau qui avait prôné le laxisme judiciaire et qui, devenu ministre de l’intérieur, s’est métamorphosé pour devenir « le premier flic de France ». Avec R. Badinter, rien de tel. Utopiste et irresponsable dans l’opposition, il le demeure au gouvernement. Bien qu’il ne soit au fond qu’un modeste disciple de Marc Ancel sur le plan des idées, il a été tellement fidèle à la pensée de son inspirateur, comme ministre de la justice, qu’il est permis de qualifier désormais de « badintérisme » la doctrine de la « défense sociale nouvelle ». Celle-ci, au demeurant, ne mérite guère son nom. Elle est de moins en moins nouvelle, puisqu’elle remonte à 1954 ­ année où parut la première édition de l’ouvrage de Marc Ancel . Et surtout, elle usurpe l’appellation de « défense sociale », tant elle paraît vouloir défendre le criminel contre la société, plutôt que la société contre le criminel.

I – Origines et principes du « badintérisme »

1) Le « badintérisme » tel que nous l’entendons, autrement dit la doctrine de Marc Ancel, dite de la « défense sociale nouvelle », et qui existait bien avant d’être illustrée par Robert Badinter, est fondée sur une optique médicale du crime. Le criminel, le délinquant est un malade . Il ne doit donc pas être puni, mais soigné. Le juge est invité à se transformer en thérapeute. Sa fonction ne sera plus de fixer la peine qui est justifiée par l’acte délictuel, mais d’ordonner le traitement approprié à la personnalité du délinquant. Selon Marc Ancel, c’est « par son refus de s’enfermer dans un cadre exclusivement juridique que la défense sociale s’oppose d’abord au droit pénal traditionnel et à la doctrine du prétendu libéralisme néo-classique du XIXe siècle ». Et il ajoute que « le délinquant doit être « traité » par la sanction qui lui est appliquée et (que) cette sanction doit être individualisée, non plus d’après les antécédents judiciaires extérieurs ou d’après les circonstances objectives de l’infraction, mais d’après la nature et les besoins profonds du sujet considéré en lui-même et dans son milieu ». C’est ce que l’auteur appelle encore « la substitution du traitement à la répression ». Concrètement, ce badintérisme propose le triptyque : prévention, individualisation, réinsertion. La prévention est censée agir sur les causes sociales du crime. L’individualisation implique que le juge ait un pouvoir discrétionnaire pour décider du traitement approprié à chaque cas ; qu’il puisse choisir, par exemple, entre la prison, les travaux d’intérêt général, le retrait du permis de conduire, etc. ; et qu’il puisse mettre un terme à tout moment à la sanction, s’il estime que le délinquant est maintenant « réhabilité », en prononçant, par exemple, l’élargissement du détenu. Quant à la réinsertion, elle est l’objectif du « traitement » : lorsque celui-ci a réussi, le délinquant doit revenir dans le circuit normal de la vie sociale. Pour l’y préparer, il faut que la « peine » soit abrégée, allégée, et que le détenu conserve ses liens avec le monde extérieur. Il faut donc lui donner des permissions de sortie, lui accorder le régime de la semi-liberté (emprisonnement durant la nuit ou pendant le week-end) et améliorer le confort de la prison. Ainsi entendu, le traitement de réinsertion affaiblit la répression, en faisant en sorte que la peine soit moins redoutable.

2) Cette doctrine est fondée sur plusieurs postulats. Elle suppose tout d’abord que le traitement est possible, c’est-à-dire que la criminologie est une science assez perfectionnée pour déterminer les causes du crime et pour fournir des procédés efficaces de réhabilitation. Sur ce plan, Marc Ancel et son école sont les héritiers du positivisme des auteurs italiens du XIXe siècle, comme Lombroso et Ferri. Trois autres hypothèses sont admises plus ou moins clairement, dans ce système. En premier lieu, on estime que le crime est déterminé par des causes sociales, contrairement par exemple, à la théorie du criminel-né de Lombroso. En deuxième lieu, on postule que tout délinquant peut être « guéri » et qu’il n’y a donc pas de criminel incorrigible ou irrécupérable. En troisième lieu, on proclame que la peine n’est pas dissuasive. Dans ces conditions, la sanction doit obéir uniquement à l’optique du traitement, puisqu’elle n’a pas pour objet d’intimider les individus tentés par la délinquance et encore moins de neutraliser définitivement, d’éliminer, les criminels les plus dangereux. 3) Ces hypothèses sont-elles fondées scientifiquement ? Il n’en est rien. Un criminologue canadien, Maurice Cusson, les a passées au crible dans un remarquable ouvrage sur le « contrôle social du crime » . Il démontre tout d’abord qu’aucune des nombreuses formes de « traitement » de la délinquance qui ont été essayées n’a donné le moindre résultat : c’est ce qu’il appelle l' »effet zéro ». « Quelle que soit la nature de la mesure thérapeutique utilisée (…), dit-il, le niveau de récidive auquel nous pouvons nous attendre, compte tenu des caractéristiques initiales des sujets, restera pratiquement inchangée (…) : l’introduction de mesures thérapeutiques dans le système pénal n’a aucun effet sur la récidive. » Les autres hypothèses du badintérisme s’écroulent avec la première. S’il n’existe pas de traitement efficace en général, on ne peut espérer en particulier « guérir » les criminels les plus déterminés. Il faut en revenir à la distinction classique entre les « délinquants d’occasion » et les « délinquants d’habitude », au lieu de confondre, par égalitarisme, des catégories d’individus qui n’ont pas du tout la même propension au crime. De plus, si le crime est évidemment un phénomène social et si, par conséquent, le comportement criminel est nécessairement conditionné en partie par des facteurs sociaux, force est de conclure que ceux-ci ne sont pas encore connus avec précision. Maurice Cusson se plaint de l' »état lamentable de la théorie criminologique » . Le professeur Jean-Claude Soyer observe, quant à lui, que « la criminologie, science du crime, en ignore les causes, et risque de les ignorer longtemps encore » . Peut-on, dès lors, soutenir que l’étude du crime est une science ? On est frappé de la banalité des conclusions auxquelles parvient Maurice Cusson, après avoir écarté des théories aberrantes et contraires au bon sens : « La délinquance sera moins fréquente là où elle est blâmée énergiquement, affirme-t-il par exemple. Là où on réprouve le vol et l’agression, les interdits conservent toute leur vigueur et par conséquent suscitent chez les gens un plus grand respect de la loi. » En criminologie, plus encore que dans d’autres domaines, le travail exemplaire de Maurice Cusson montre que, si un peu de science éloigne du sens commun, beaucoup de science y ramène au contraire. C’est ainsi que les études empiriques démontrent que la peine est dissuasive. Conformément à une opinion déjà ancienne, qui remonte à Beccaria, au XVIIIe siècle, la « certitude » de la peine ­ c’est-à-dire la probabilité d’être puni ­ est, à cet égard, plus importante que sa sévérité. Cela se comprend aisément : le délinquant accepte plus volontiers de prendre des risques que le commun des mortels. S’il a peu de chances d’être pris par la police, ou bon espoir d’être relâché par la justice, il aura tendance à négliger la possibilité d’être puni, à moins que le châtiment ne soit d’une sévérité exceptionnelle. Certains auteurs américains ont effectué une « analyse économique du crime », en admettant que le délinquant procédait, comme tout un chacun, au calcul des avantages et des inconvénients de ses actes et que ses décisions étaient rationnelles. Ils ont évalué une « élasticité de l’offre du crime » par rapport à l’importance ou sévérité de la peine d’une part, à la probabilité d’arrestation et à la certitude de la peine d’autre part. Selon Philippe d’Arvisenet, « il est apparu que, d’une manière générale, la certitude de la peine (probabilité d’être appréhendé, puis puni) avait un impact plus fort que la sévérité de la peine elle-même » . En particulier, d’après les calculs d’I. Ehrlich, la peine de mort est fortement dissuasive, puisqu’une exécution supplémentaire réduirait de 7 ou 8 le nombre des meurtres commis au cours d’une année. Il ne faut pas sous-estimer, cependant, les difficultés méthodologiques qui sont inévitables dans l’étude du crime. Puisque la répression est considérée par l’opinion commune comme une réponse à la criminalité, on peut escompter un renforcement de la répression lorsque la criminalité augmente. Observant, par exemple, que la peine de mort existe aux États-Unis, mais non en France, alors qu’un Français a beaucoup moins de risques qu’un Américain d’être victime d’un meurtre, un « lyssenkiste » en conclura, par un impudent sophisme, que la peine de mort n’est pas dissuasive . De même, il est certain que le taux de récidive est d’autant plus élevé que le délinquant a passé plus de temps en prison. La raison en est que les délinquants les plus endurcis effectuent en général des peines plus lourdes. Mais le lyssenkiste, qui connaît l’art de faire mentir les statistiques, en déduira que la prison n’a pas pour effet de réduire le crime.

II – Une politique désastreuse

1) On peut dire que toutes les réformes intervenues depuis 1954 ont été inspirées par la doctrine de Marc Ancel, mis à part une courte parenthèse de trois ans, entre 1978 et 1981, lorsqu’Alain Peyrefitte a été garde des sceaux, et qu’il s’est appuyé, dans sa politique pénale, sur les conseils d’éminents spécialistes, comme les professeurs André Decocq et Jean-Claude Soyer. Ceux-ci ont été les inspirateurs de la loi « Sécurité-liberté », promulguée en février 1991, quelques mois avant le changement de majorité. Dans une étude remarquable publiée en 1982, Jean-Claude Soyer développait les analyses qu’il avait présentées dans ses éditoriaux du Figaro et poussait un cri d’alarme, que le gouvernement socialiste et son ministre de la justice se sont malheureusement refusés à entendre . Le nombre des crimes et délits avait déjà augmenté de plus de 50 % en vingt ans, de 1971 à 1981. Pour Paris et sa banlieue, notamment, les chiffres officiels étaient confondants : deux fois plus de cambriolages, quatre fois plus de vols avec violence, cinq fois plus de vols à la tire, etc.. Les socialistes ont coutume d’attribuer au chômage la montée de la délinquance. Ce n’est nullement vérifié par les faits. De 1967 à 1976, alors que le chômage était encore peu élevé, le nombre des crimes et délits commis en France a doublé, tandis que les vols à main armée étaient multipliés par cinq et les hold-up par vingt !

2) L’ouvrage du professeur Soyer dénonçait par avance, avec une lucidité exemplaire, ce qui devait arriver. Le nouveau ministre de la justice nommé par le président Mitterrand en 1981, Robert Badinter, allait en effet « pousser les feux », pour démolir les digues que la société opposait encore au crime. « L’impuissance a été forgée pièce par pièce, et comme allègrement, constatait Jean-Claude Soyer en mars 1983. La liste est longue des mesures qui sapaient toute force d’intimidation contre le crime : amnistie largement favorable à la violence, train de grâces spectaculaires, suppression des Q.H.S. (quartiers de haute sécurité), abolition de la peine de mort, anéantissement de la Cour de sûreté de l’État, réduction corrélative de six à deux jours de la garde à vue, même en cas de terrorisme, malaise entretenu dans la police, quasi-suppression des contrôles d’identités, mise en veilleuse de la loi « Sécurité-liberté », sans même attendre son abrogation légale. » Robert Badinter s’est comporté comme un véritable Attila judiciaire, détruisant tout sur son passage. Les résultats ont été à la hauteur de ses exploits. Le nombre des crimes et délits, qui était de 2.627.000 en 1980, avant R. Badinter, atteignait 3.681.000 en 1984, soit 1.000.000 de plus, après trois ans de « badintérisme aggravé ». Les chiffres officiels étaient en réduction pour 1985 : 3.579.000, mais cette baisse apparente était due à la diminution du nombre des procédures pénales engagées contre les auteurs de chèques sans provision. Mis à part ce poste, qui était statistiquement fort important, la criminalité continuait d’être en hausse en 1985. Elle n’a commencé à baisser ­ légèrement ­ qu’en 1986, après que M. Badinter eut quitté le gouvernement . L’ancien garde des sceaux voulait vider les prisons. Il les a remplies, au contraire. Et, tant qu’il a été en place, le nombre des prévenus ­ présumés innocents ­ a dépassé celui des condamnés ­ reconnus coupables ­ au sein de la population carcérale. Certains commentateurs en tirent argument pour conclure que le « laxisme judiciaire » est une légende . Il est vrai que les juges ont été obligés de réagir à la montée de la criminalité par une sévérité croissante : c’est ce qui peut expliquer la décrue relative de la criminalité après 1986. Mais, comme nous l’avons vu, l’incertitude de la peine réduit sa force dissuasive. Lorsque les jugements sont rendus, pour ainsi dire, « à la tête du client », on peut parler de laxisme judiciaire, si certains criminels ou délinquants bénéficient d’une indulgence coupable. « La clémence qui pardonne aux assassins n’est qu’une meurtrière . » (Shakespeare)

III – Un lyssenkisme judiciaire

1) Le badintérisme est donc une imposture, comme l’a fortement marqué le professeur Soyer . Il repose sur une série d’affirmations pseudo-scientifiques qui ne résistent pas à l’analyse. Il est, dans le domaine de la criminologie, l’équivalent du lyssenkisme proprement dit dans celui de la biologie : ce sont, l’un comme l’autre, deux expressions d’une fausse conception de l’homme et de la société : l’utopie égalitaire. L’égalitarisme impute à la société et non à l’homme la responsabilité du crime. La société est « coupable », en ce sens qu’elle est mal constituée. Robert Badinter écrivait ainsi, en 1976 : « Les causes profondes de la criminalité s’appellent chômage, désespérance des jeunes, villes-dortoirs, obsession de la consommation. Ces maux sont les sous-produits de la société de profit. (…) Les socialistes savent que la lutte contre la délinquance, c’est d’abord la lutte contre ses causes. On peut arrêter les criminels. On n’arrête pas le crime. On ne le réduit qu’en s’attaquant à ses racines. Et celles-ci sont enfouies au cœur même de notre société. » Et il en appelait à « une transformation radicale de la société, atteignant dans ses sources la criminalité ». Il rejoignait ici précisément la pensée de Marc Ancel, estimant qu’il faut, à notre époque, « construire rationnellement la Société moderne » . La théorie selon laquelle il est possible et souhaitable de construire une société idéale selon des vues arrêtées a priori et en faisant table rase du passé est au cœur de la pensée socialiste : c’est ce que Hayek appelle le constructivisme. Robert Badinter n’a pas varié sur ce point. Dans son dernier ouvrage, La Prison républicaine, où il étudie la politique pénale de 1871 à 1914 ­ en tentant de faire croire, par des procédés sophistiques, que la baisse de la criminalité à cette époque aurait été la conséquence d’un adoucissement de la répression ­, il dénonce les hommes d’État qui entendaient faire preuve de rigueur envers les récidivistes : « Plutôt que de s’attaquer en profondeur aux racines du crime, ce qui ne pouvait que déboucher sur la critique radicale de l’ordre social existant, il paraissait plus aisé de renforcer les défenses pénales opposées aux classes dangereuses. » Prétention dérisoire : R. Badinter aurait reconnu les vraies causes de la criminalité et les moyens d’y porter remède. Il a été pourtant au pouvoir, avec ses amis socialistes, depuis 1981. Et il ne semble pas qu’il ait su « s’attaquer en profondeur aux racines du crime »…

2) Le lyssenkisme judiciaire de R. Badinter est un scientisme. A ce titre, il élimine la morale et le droit. Il élimine tout d’abord la morale en diluant la responsabilité de l’individu. Marc Ancel a eu le talent de donner une allure respectable à des idées qui étaient, quant au fond, des utopies extrémistes. C’est ainsi qu’il feint d’accepter la notion de responsabilité. Mais il la vide de toute substance. Il paraît la réduire, d’un côté, au « sentiment de responsabilité » (est-ce à dire qu’un criminel endurci, qui n’éprouve aucun remords, n’est pas responsable ?). D’un autre côté, il admet que la responsabilité s’identifie avec la notion d’État dangereux… La criminologie sera peut-être une science, le jour où elle saura mesurer l’influence statistique que certains facteurs généraux peuvent exercer sur la criminalité. Mais il est exclu qu’elle puisse donner au juge ou au psychosociologue les moyens de prévoir avec assurance le comportement du délinquant. La connaissance des hommes relève nécessairement de l’intuition, de l’art, parce que nous sommes, fort heureusement, bien trop complexes pour nous laisser enfermer dans des formules scientifiques. C’est au demeurant dans cette incertitude que nous offrons aux autres ­ et à nous-mêmes ­ que réside notre liberté, et notre responsabilité. En faisant du juge un personnage tout-puissant, doté d’une capacité d’appréciation indéfinie, la « défense sociale nouvelle » élimine aussi le droit, dans la mesure du moins où celui-ci donne à l’individu des garanties contre l’arbitraire. L' »État de droit » (expression traduite de l’allemand Rechtsstaat) est sans doute une notion équivoque, puisque l’État est un phénomène politique, avant d’être une entité juridique. Mais elle a l’avantage de poser que les hommes de l’État, et les juges en particulier, ne doivent agir qu’en fonction de règles préétablies. Le système de l’arbitraire du juge qui est propre au badintérisme est contraire aux principes de l’État de droit et institue un mélange bizarre d’anarchie et de despotisme. Le laxisme judiciaire, qui laisse tant de criminels en liberté, ne résulte que des concessions accordées par le juge ou l’administration, selon leur bon vouloir. Il est révélateur que Marc Ancel tienne le juge des enfants pour le modèle de la justice . Privé de sa responsabilité, nié comme être libre et autonome, l’homme n’est plus qu’un éternel mineur, sujet obéissant de l’État-providence. Pour celui qui est passé sous la dépendance du juge, le système est objectivement totalitaire. Si l’on découvrait un jour un traitement efficace du comportement criminel ­ qui fait défaut à l’heure actuelle ­, faudrait-il en faire usage ? Nous ne le pensons pas. L’État n’a pas le droit de faire subir un « lavage de cerveau » à un être humain. Il dispose d’autres moyens pour mettre les criminels hors d’état de nuire. 3) Il n’y a pas de lyssenkisme sans terrorisme intellectuel, sans procédés d’intimidation. Le badintérisme ne fait pas exception. Sur ce point, Marc Ancel a donné le ton. Il ne répond pas aux objections décisives, d’ordre empirique, qui ont été opposées à son système : il préfère excommunier ses adversaires. « La défense sociale nouvelle, affirme-t-il, ne heurte que les idéologies enfermées dans un dogmatisme simpliste, et qui, expressément ou obscurément, tendent à l’asservissement de l’homme. » Il faut beaucoup d’impudence pour attribuer aux défenseurs du droit pénal et du libéralisme judiciaire l’intention secrète de « tendre à l’asservissement de l’homme », surtout quand on propose soi-même un système qui asservit le condamné à l’arbitraire du juge, au lieu de lui demander d’expier sa faute en accomplissant la peine qui a été fixée par la loi. Marc Ancel ajoute, plus loin, à propos des adversaires de sa doctrine : « L’objectif réel est un droit pénal autoritaire, sinon déjà totalitaire, exprimant une conception également autoritaire du pouvoir, qui ne s’embarrasse plus du respect des droits de l’homme, qui rejette l’humanisme de la tradition « judéo-chrétienne », et dont certains partisans sont prêts, comme l’était tel chef nazi, à tirer leur revolver dès que l’on parle de « culture ». » Cet amalgame est typique du lyssenkisme, qui dénonce toujours la science réactionnaire, « nazie », et qui se prétend, comme le marxisme lui-même, une expression de l’humanisme. C’est là une énorme contre-vérité : il n’y a rien d’humaniste dans ces doctrines qui refusent à l’homme sa véritable nature d’être responsable et ne veulent voir en lui qu’un nœud de relations sociales. Robert Badinter s’était attaqué, en 1980, avec l’ensemble de la gauche judiciaire, au projet de loi « Sécurité-liberté » présenté par Alain Peyrefitte. « La gauche cria à l’obscurantisme, au passéisme, indique Jean-Claude Soyer, alors que c’est elle-même qui en faisait preuve en la circonstance. Elle suivait ainsi l’exemple fameux de Lyssenko : pour que triomphe sa doctrine faussement scientifique et démentie par tous les faits, ce « savant » officiel de l’U.R.S.S. fit mettre en disgrâce ses ennemis, présentés comme rétrogrades et contre-révolutionnaires. Et, tout comme Lyssenko qui promettait des moissons fabuleuses, la gauche suscita l’espoir que sa politique garantirait le progrès des libertés et du droit. » Conclusion : responsables, mais pas coupables La gauche n’a pas de valeurs, elle n’a que des utopies. Et lorsqu’elle est fidèle à son idéologie, c’est-à-dire lorsqu’elle est vraiment elle-même, sa politique est désastreuse. En matière économique, le pouvoir socialiste avait dû renoncer, peu après 1981, à « rompre avec le capitalisme ». C’est ainsi que R. Badinter a été promu « conscience de la gauche », par un phénomène psychologique de compensation. Il symbolisait la « pureté » d’une gauche accrochée à ses chimères en raison de la volonté maniaque qu’il a mise en œuvre pour faire passer dans la politique pénale les théories aberrantes de la « défense sociale nouvelle ». Des millions de délits et de crimes auraient pu être évités par une autre politique. Celle-ci avait été définie dans la loi « Sécurité-liberté ». Il aurait fallu poursuivre dans la même voie. Au lieu de cela, le gouvernement socialiste et son garde des sceaux ont délibérément sacrifié la sécurité des Français à leur dangereuse utopie. Ils n’en ont eu apparemment aucun remords. Selon une formule justement célèbre, les socialistes se sentent quelquefois responsables, mais jamais coupables !