Sociologie de la droite : l’exemple italien

par Giulio Tremonti

La situation de l’Italie se caractérise, d’une part, par le chaos qu’on y observe actuellement et, d’autre part, par la restructuration qui est en cours.
Le système politique mis en place après la guerre persiste, mais on assiste à l’émergence d’un nouveau bloc politique qui reflète le mouvement social actuel. La vie politique est dualiste dans tous les pays européens, mais la caractéristique spécifique de l’Italie est l’importance quantitative de ce nouveau bloc social, sa structure, et son poids politique.
Quelle est la sociologie de cette force politique émergente ? En Italie, sept millions de personnes sont supposées payer la taxe sur la valeur ajoutée. Sept millions de membres des professions libérales, de commerçants et d’artisans. Ce chiffre doit être multiplié par quatre, si l’on prend en compte la famille et les employés des personnes en question. Telle est donc, présentée schématiquement, la sociologie de cette nouvelle force politique. Cette partie de la population produit 60 % de la richesse du pays. Elle est concentrée dans le nord de l’Italie pour 60 %, 30 % seulement se trouvent dans le centre de l’Italie, les 10 % restants dans le sud.
L’analyse de la structure sociale et politique italienne met en lumière l’existence de deux blocs : le bloc « traditionnel », étatiste, et le bloc libéral. Le bloc étatiste a une structure pyramidale, verticale ; ses mécanismes culturels et politiques sont fondés sur la philosophie cartésienne. Le bloc libéral, qui a une structure horizontale, n’est pas intégré, mais polycentrique ; son mécanisme politique n’est pas autoritaire, hiérarchique, mais contractuel ; il obéit à un modèle aristotélicien.
La structure politique italienne est celle du futur. On peut la qualifier de post-moderne. Pour prendre une image, on pourrait dire que la structure politique classique ressemble aux anciens ordinateurs. La nouvelle structure politique sera représentée par Internet.
Les intérêts des individus appartenant au pôle libéral sont opposés à ceux des individus du pôle étatiste, c’est-à-dire l’Etat, les grandes industries et les syndicats. Les premiers prônent la déréglementation, tandis que les seconds sont restés fidèles à leur idéologie interventionniste et étatiste. Les deux pôles s’opposent évidemment sur la question des prélèvements obligatoires. Les Italiens qui appartiennent au bloc libéral financent leur protection sociale en souscrivant des assurances privées. Leur propension à l’épargne est très importante et proportionnelle à leur méfiance par rapport à l’Etat. Le paradoxe de cette histoire est que ces gens, hostiles à l’interventionnisme, ont investi leur épargne dans les titres d’Etat. Par conséquent, si les taux d’intérêt baissent, on aggrave à nouveau la situation de l’épargne finançant la protection sociale. C’est un gros problème qui est sujet à débat en ce moment en Italie.
Sur l’échiquier politique, le bloc social étatiste est bien sûr majoritairement représenté par les partis de gauche, tandis que le bloc social libéral est substantiellement représenté par les partis de droite. Tout n’est évidemment pas aussi simple, mais ce schéma prédomine.
Pour se faire une idée de la situation actuelle en Italie, il faut prendre en considération le fait que, dans le nord, la gauche ne recueille pas plus de 30 % des voix. 70 % de voix vont à l’opposition, qui est divisée, mais rassemblée pour contester les propositions du gouvernement. C’est justement ce qui rend le cas italien particulier.
Quel est l’état des forces de la gauche et de la droite en Italie? La gauche italienne, tout d’abord, subit une crise culturelle et politique pour les deux raisons suivantes :
– Première raison : l’énorme recul de la misère depuis l’époque de Marx. L’idée originale de Karl Marx, qui fondait ses thèses révolutionnaires, était que la pauvreté n’est pas une fatalité, mais l’objet possible d’une action politique. Les forces du marxisme ont eu une énorme influence en Italie. Or, les besoins matériels élémentaires de santé et de confort de chacun sont désormais satisfaits en grande partie. Au point que l’on connaît des situations de surabondance, notamment pour les produits alimentaires. La révolution marxiste n’a donc plus lieu d’être.
– Seconde raison : la crise de l’Etat en tant que nation, très violente en Italie. Traditionnellement, l’Etat-nation est un thème fort de la gauche italienne. Il y a huit ans, j’ai expliqué dans un livre qu’on avait brisé la chaîne fondamentale qui régissait l’Occident, chaîne constituée par l’Etat, le territoire et la richesse. A l’origine, l’Etat avait la maîtrise du territoire. Cela lui garantissait la maîtrise des richesses, qui, à son tour, lui garantissait le monopole politique. Dans la nouvelle structure géopolitique du monde, avec la prépondérance des finances mondialisées, la richesse est dématérialisée, ce qui a brisé cette chaîne politique fondamentale. La prophétie de Gœthe s’est réalisée : les billets aux petites ailes voleront de plus en plus haut, plus haut encore que ce que la fantaisie, l’imagination pouvaient prévoir. A l’ancienne indépendance nationale se substitue une interdépendance globale. Il y a huit ans, quand j’ai présenté mon livre à Bologne, certaines personnes m’ont intenté un procès en sorcellerie. Actuellement, toutes sont au gouvernement de mon pays. L’objection, absurde, qu’elles ont soulevée était : « Puisque vous avez parlé de ces choses, cela veut dire que c’est ce que vous voulez. »
Face à l’évolution actuelle du monde, la pensée étatique est en crise. La structure mentale de la gauche jacobine, qui est de tendance bureaucratique, ne comprend pas ce genre de modèle, ne l’accepte pas. A l’opposé, la droite est tout à fait dans l’esprit des temps actuels. Elle est en bons termes avec le nouveau bloc libéral. Le problème pour la droite est de proposer une représentation politique correcte. Actuellement, et surtout pour le Pôle des libertés, il s’agit de définir et d’avoir une relation meilleure avec la Ligue du Nord. La Ligue du Nord a des positions en apparence excessives. Derrière le mythe de la Padanie, l’hypothèse d’une sécession se fonde sur les anciennes libertés municipales. Cependant, la Ligue du Nord peut accepter le modèle anglais ou espagnol de grandes zones d’autonomie, sans demander la rupture de l’Etat.

Concluons en disant que certaines choses unissent la droite et la gauche. Sur certaines valeurs civiles fondamentales, elles ne sont pas opposées. Je pense que, dans le nouveau panthéon des vertus civiques, on ne doit pas faire entrer monnaie, mondialisation, marché, mais les trois valeurs anciennes : liberté, égalité, fraternité, et qu’elles doivent perdurer.
Quels éléments divisent la droite et la gauche ? Deux points : l’idée du bonheur, le rôle et la fonction de la richesse. Lorsque la droite parle de bonheur, elle fait allusion à l’idée de bonheur selon la conception de la Constitution américaine. Tandis que, pour la gauche, le bonheur est un devoir, pour la droite, c’est un droit. Enfin, gauche et droite s’opposent profondément sur les questions matérielles : la gauche lutte contre la richesse, la droite lutte contre la pauvreté, ce qui est bien plus difficile.